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Cœur de sceptique/4

La bibliothèque libre.
Librairie Plon, Plon-Nourrit et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 158-199).


IV


Le courrier du soir était encore passé sans apporter les nouvelles qu’Isabelle attendait avec une impatience fiévreuse. Sur sa table, il y avait là les journaux que la femme de chambre avait apportés ; et des larmes de dépit lui montaient aux yeux devant son impuissance à empêcher que Robert et Lilian ne fussent chaque jour plus rapprochés l’un de l’autre par l’effet même de leur vie sous le même toit.

— Et c’est moi qui stupidement ai engagé Robert à venir ici ! pensa-t-elle mordant si fort la dentelle de son mouchoir qu’elle la déchira. Mais aussi pouvais-je m’imaginer qu’un sceptique comme lui s’éprendrait d’une fillette de dix-huit ans et serait capable de devenir fou d’elle, de l’aimer réellement ?

Elle connaissait trop bien Robert pour ne pas être certaine que quelque chose avait changé en lui depuis le jour où il lui avait dit adieu à Paris, pour ne pas avoir acquis la conviction implacable et très nette que jamais maintenant elle ne l’amènerait à elle comme elle l’avait voulu. Et la vanité blessée, l’orgueil l’affolaient de jalousie, la pénétrant du désir invincible de le séparer de Lilian à tout prix. Heureusement, Robert allait partir pour quelques jours à Genève, où il avait promis depuis longtemps de faire deux conférences pour une œuvre de charité, et elle profiterait de cette absence pour se rendre elle-même à Évian avec ses petites filles que sa mère souhaitait voir.

Par la fenêtre ouverte, la brise lui apporta tout à coup les premiers accords par lesquels préludait un invisible orchestre… Ah ! oui, il y avait concert ce soir-là dans les jardins de l’hôtel… Elle l’avait oublié depuis qu’elle demeurait là, dans son appartement, où l’avaient rappelée des ordres à donner au sujet de ses enfants. Et, pendant ce temps, Robert était en bas, dans le salon, auprès de Lilian ! D’un mouvement brusque, elle se leva du fauteuil où elle s’était jetée, examina soigneusement, dans la glace, son beau visage, afin de voir si ses larmes n’y avaient point laissé de traces. Puis, rassurée sur ce point, elle descendit.

La porte du salon n’était point fermée, et, du vestibule, elle distinguait nettement un groupe formé par Robert Noris et Lilian. La jeune fille était assise, la main posée sur un album entr’ouvert, les yeux levés vers Robert ; il semblait lui donner une explication, et elle l’écoutait la tête un peu renversée, dans une attitude confiante et jeune…

Si Mme de Vianne avait encore douté que Lilian aimait Robert, elle en eût acquis la certitude dans ce regard d’enfant qui cherchait celui du maître. Jamais non plus, sur le visage de cet homme hautain, elle n’avait vu pareille expression de douceur.

Son sang se mit à courir brûlant dans ses artères, et sans attendre plus, elle entra dans le salon. Mais son instinct de femme du monde était si puissant, la dominait si bien, que personne de ceux qui la virent traverser lentement la pièce, pour se diriger vers les deux jeunes gens, ne soupçonna la tempête qui grondait en elle.

— Eh bien, miss Lilian, dit-elle avec un sourire de sa belle bouche frémissante, vous ne sortez pas ce soir ?… Il fait si beau ! Ne venez-vous pas écouter la musique dehors ?

Lilian hésita… Pourquoi sortir quand elle était si bien dans ce salon, Robert près d’elle ? Mais le regard de la jeune femme errant avec insistance autour de la pièce presque déserte l’atteignit comme une insinuation malveillante. Elle se leva aussitôt.

— Volontiers, madame, je vous accompagnerai, si vous le permettez.

Robert intervint :

— Vous ne pouvez aller dans le jardin ainsi. Il faut vous couvrir.

— Est-ce bien nécessaire, croyez-vous ? Je ne suis pas frileuse du tout.

Pour toute réponse, très simplement, il prit l’écharpe de souple laine blanche jetée derrière elle sur le canapé, et l’en enveloppa avec autant de soin que l’eût pu faire lady Evans elle-même.

— Et maintenant, je vous rends votre liberté, miss Lilian.

— Vous ne nous suivez pas, Robert ? demanda Isabelle, qui, la physionomie impassible et dure, avait contemplé toute la scène.

— Excusez-moi, je suis obligé d’aller répondre à quelques lettres. Je vous rejoindrai tout à l’heure.

La jeune femme inclina la tête et prit le bras de Lilian pour sortir, comme si elle eût craint que sa compagne ne lui échappât. Elle ne chercha pas à se rapprocher des groupes déjà installés sur la terrasse ni des promeneurs qui arpentaient l’allée sablée, tandis que l’orchestre entamait un chant de valse, et s’assit avec la jeune fille presque à l’écart. Puis, d’un indéfinissable accent, elle commença :

— Vous m’en voulez beaucoup, j’en suis sûre, de vous avoir privée de la conversation de Robert, qui paraissait vous captiver fort ?

— M. Noris était assez aimable pour répondre à mes questions sur le sujet de ses conférences à Genève.

— Alors, miss Lilian, vous voici décidément en passe de devenir une vraie collaboratrice pour lui…

Lilian sourit.

— Moi ? madame… Oh ! je ne vois guère comment je pourrais jamais mériter un si beau titre !

— Ma chère, laissez-moi vous dire que vous le méritez déjà, et rendez même grand service à Robert.

Pour la seconde fois, un cri de surprise s’échappa des lèvres de Lilian.

— Je lui rends service ? moi ?

— Très grand service, je vous le répète, et je m’étonne même qu’il n’ait point songé à vous le dire et à vous remercier. En vérité, il est bien ingrat !

Les yeux noirs d’Isabelle étincelaient dans la nuit. Elle devinait, palpitante d’une joie secrète, l’âme de la jeune fille, devant sa révélation ; et elle fut envahie par une satisfaction cruelle, à l’idée qu’elle travaillait à éloigner Lilian de Robert… L’orchestre résonnait avec des accords éclatants et pressés ; elle pouvait parler sans crainte d’être entendue par d’autres que par la jeune fille. Dépliant son éventail d’un geste léger, elle poursuivit :

— Vraiment, Robert ne vous a point appris, dès le début, ce qu’il attendait de vous ?… Il est étonnant !… Car enfin, ne le connaissant pas, vous pouviez supposer… bien des choses… le voyant ainsi sans cesse occupé de vous !… Je crois qu’il sera sage à moi de réparer sa négligence… Donc, figurez-vous que Robert écrit un roman pour lequel il lui fallait un type de jeune fille étrangère… Vous n’êtes pas sans avoir entendu parler un peu de ses procédés de composition !… Vous savez qu’il étudie autant que possible ses caractères d’après nature, et met tout en œuvre pour bien observer les personnes qui lui semblent l’incarnation des héros ou des héroïnes qu’il veut créer…

Isabelle s’arrêta une seconde, cherchant à voir dans l’obscurité le visage de Lilian. La jeune fille n’avait pas bougé ; mais ses mains étaient jointes, très serrées l’une contre l’autre ; et ses grands yeux clairs demeuraient attachés sur ceux d’Isabelle avec une attention profonde.

— Alors, madame ? interrogea-t-elle.

— Alors, ma chère, au moment où Robert m’a mise au courant de ses nouveaux projets littéraires, je l’ai engagé à venir faire à Vevey ses études sur les jeunes filles étrangères… et il a été bien récompensé d’avoir suivi mes conseils… puisqu’il vous a trouvée sur son chemin !

— Voulez-vous dire, madame, que M. Noris m’ait fait la grâce de me considérer comme un modèle… à la disposition de sa curiosité ?

Un frémissement faisait trembler sa voix,

Isabelle devina qu’elle était atteinte dans son âme, dans sa dignité fière ; et, impitoyable, elle poursuivit :

— Dès le premier abord, M. Noris vous a considérée, ma chère miss Lilian, comme un charmant petit modèle bien confiant, qui se laissait pénétrer de la plus aimable façon, chose que notre auteur a fort appréciée, je vous prie de le croire ; il y gagnera, ce à quoi il tient le plus, un grand succès pour son livre.

— De telle sorte que les modèles se payant, si je suis bien renseignée, il ne me reste qu’à demander mon salaire ? fit Lilian se levant toute droite, avec la sensation qu’une invisible étreinte lui broyait le cœur, y brisant quelque chose qui, peu d’instants plus tôt, chantait en elle comme un oiseau joyeux.

Isabelle eut un haussement d’épaules ; une flamme méchante brillait dans son regard.

— Mon Dieu, quelle façon tragique, mon enfant, de prendre un fait bien simple et dont vous avez tout lieu d’être flattée… Vous serez tout bonnement immortalisée par ce prochain roman de Robert…

Elle s’arrêta encore. Peut-être attendait-elle une réponse, un mot de Lilian qui lui prouvât qu’elle avait bien commencé son œuvre de destruction. Mais la jeune fille s’était rassise, et Mme de Vianne distinguait seulement, découpé sur la nuit bleuâtre, son profil délicat, dont les lignes avaient pris tout à coup une rigidité étrange.

De sa voix un peu chantante, Isabelle reprit encore :

— Je serais désolée, miss Lilian, de vous avoir enlevé une illusion sur le compte de Robert… Mais un jour ou l’autre, vous auriez perdu la bonne opinion que vous avez de lui… Si vous l’avez pris pour un homme de sentiment, vous vous êtes bien trompée… Chez lui, le cerveau a absorbé le cœur… Voyez-vous, ma chère, il nous considère comme les petites filles considèrent les poupées qu’on leur donne… Et encore, certaines aiment les leurs !… Il nous étudie ainsi qu’il étudierait un jouet bien construit, plus ou moins original, amusant, dont il est intéressant de démonter le mécanisme… Mais voilà tout ce qu’il nous donne ; c’est du haut de ses observations qu’il nous contemple et nous juge… Il semble occupé de nous seules, attentif à nos moindres paroles, à nos gestes ; ses yeux ne nous abandonnent pas ; et, naïvement, nous nous persuadons que nous sommes devenues tout pour lui !… Quelle sottise !… C’est l’auteur prenant des notes qui ne nous quitte pas…, par métier ;… l’homme, chez lui, a disparu devant l’écrivain… Du jour où il n’attend plus de nous aucune révélation, quand nous sommes devenues banales à ses yeux, nous pouvons être sûres de ne plus le rencontrer sur notre chemin. Soyez tranquille, ma chère, quand Robert Noris vous aura suffisamment analysée, quand vous ne posséderez plus pour lui la saveur de la nouveauté, quand son roman sera en bonne voie, il ne songera plus à vous regarder vivre !

L’accent d’Isabelle résonnait plein d’une amertume sourde et violente, éveillée par la blessure de son orgueil féminin ; et il était si sincère que Lilian frissonna. Tout à l’heure, des mots de protestation indignée lui étaient montés aux lèvres devant les insinuations de la jeune femme. Elle les avait arrêtés par un suprême effort de volonté, soutenue par l’instinct qu’elle ne devait point trahir la violence de son émotion. Mais maintenant sa foi en Robert s’écroulait sous le coup des affirmations d’Isabelle, car elle jugeait la jeune femme à sa mesure, incapable d’un mensonge. D’ailleurs, Mme de Vianne connaissait Robert Noris de longue date ; mille fois mieux qu’une jeune fille étrangère, elle savait ce qu’il était… Et ce cruel jugement qu’elle portait sur lui devait être vrai, affreusement vrai !

Une révolte poignante grondait dans l’âme de Lilian, et le même frémissement l’ébranlait toute, que si on lui eût dit que Robert l’avait trahie… Ainsi, depuis deux mois, elle servait de modèle à cet écrivain ; et, croyant trouver en lui presque un ami, elle lui avait naïvement laissé voir toutes ses impressions, elle lui avait larges ouvert sa pensée et son cœur, lui avait bien souvent permis d’y lire… Et peut-être, lui si perspicace, il y avait, vu quelle sympathie irrésistible et chaude l’emportait vers lui… Alors il avait dû trouver amusant cet enthousiasme de petite fille, en suivre le développement…, y trouver le sujet de notes pour son œuvre…

Dans la nuit, une flamme lui empourpra le visage. Seulement aussi, en dépit de toute sa volonté, une larme glissa sous sa paupière alourdie. Mais il faisait trop sombre pour qu’Isabelle pût le remarquer.

— Il m’a menti !… Il n’a pas agi loyalement envers moi ! Oh ! que c’est mal ! murmura-t-elle avec passion, d’un insensible mouvement des lèvres.

Il lui venait une soif de s’enfuir, d’aller se réfugier dans sa chambre, de cacher son visage dans l’oreiller, et puis de pleurer jusqu’au moment où elle n’aurait plus de larmes, de s’abandonner à cette détresse qui s’emparait d’elle, l’accablant d’une affreuse sensation de vide.

— Comme vous êtes silencieuse, miss Lilian, fit la jeune femme, qui, du même geste distrait, continuait d’agiter son éventail.

Elle se raidit contre le chagrin qui lui étreignait le cœur.

— J’écoute la musique, madame ; l’orchestre est excellent ce soir, dit-elle lentement avec un courageux effort pour que l’accent de sa voix ne la trahît point. Mais elle comprenait bien qu’elle ne pourrait longtemps conserver ce calme apparent.

Heureusement quelques hommes s’approchaient et ils allaient rompre son douloureux tête-à-tête avec Mme de Vianne.

— Mademoiselle Lilian, fit gaiement l’un d’eux, un Français, Paul de Gayres, grande fête ce soir à l’hôtel ; l’orchestre nous promet autant de tours de valse que nous pouvons en souhaiter. Voulez-vous me faire l’honneur de m’accorder le premier ?

Danser ! quand elle se sentait la poitrine pleine de sanglots ! Pourtant elle répondit, trouvant même un faible sourire :

— Bien volontiers, je vais écrire votre nom sur mon carnet, en tête de tous ceux qui viendront.

Sa fierté, qu’Isabelle avait si habilement mise en jeu quelques instants plus tôt, la soutenait maintenant dans son angoisse. Ni Mme de Vianne ni lui ne devaient soupçonner ce qu’elle souffrait. Il fallait qu’elle demeurât la même ; qu’elle se montrât très gaie afin que cette Isabelle sans pitié ignorât qu’elle l’avait désespérée. Et aussitôt elle se leva pour suivre, dans le salon, le jeune homme qui s’inclinait devant elle, lui offrant son bras.

En traversant le hall, elle jeta dans la glace un regard furtif ; elle avait peur que son visage ne fût bien altéré et qu’il ne le remarquât. Mais elle était seulement très pâle, ayant à peine aux joues une frêle petite flamme rose, et ses yeux brillaient comme si un feu secret y eût brûlé.

Autant qu’il lui fut possible, elle dansa durant toute la soirée, pour échapper à la moindre possibilité d’une conversation avec Robert. Elle qui, d’ordinaire, eût tout sacrifié pour une minute de causerie ! Mais une fois cependant, comme, dans l’intervalle de deux valses, elle s’était assise, toute brisée par l’émotion éprouvée, elle l’entendit derrière elle qui l’interrogeait avec cet accent qu’elle avait tant aimé à lui entendre :

— Qu’avez-vous, miss Lilian ? Êtes-vous souffrante ? Vous aurez eu froid dans le jardin.

— Non, fit-elle brièvement, serrant ses lèvres l’une contre l’autre pour mieux retenir les mots qui lui venaient en foule.

Il l’enveloppait de son regard pénétrant ; elle ne put en soutenir la question et se détourna pour parler à l’un de ses danseurs… Ah ! si Robert avait su quelle souffrance la meurtrissait tandis qu’elle se levait pour valser, répondant par un petit sourire plein de fièvre aux paroles de son cavalier. — S’il l’avait connue, cette souffrance, il y eût sans doute trouvé matière à de nouvelles études !

Plus d’une fois, durant la soirée, elle rencontra ses yeux qui l’observaient toujours avec une expression qui la remuait toute, une expression triste. Mais, obstinément, elle tournait la tête ne voulant point le voir.

Oh ! comme c’était un bienheureux hasard qu’il partît le lendemain même pour Genève, de très bonne heure ! Quand il reviendrait, elle serait plus forte pour cacher la révolte douloureuse qu’il excitait eu elle. Soigneusement, elle veillerait sur elle-même, afin de lui enlever la pensée qu’il n’était pas un indifférent pour elle. Et puis, si le rôle lui semblait trop difficile à jouer, elle partirait, voilà tout !

— Oui, je partirai ! Mais comment ferai-je pour l’oublier ? murmura-t-elle passionnément quand elle fut enfin seule dans sa chambre, et des larmes, les premières, inondèrent son visage.

Elle s’endormit, lasse de pleurer. Quand elle ouvrit les yeux, le lendemain, il lui restait seulement l’impression vague que, le soir précédent, elle avait éprouvé un violent chagrin ; trop vite, elle se rappela… La journée commençait si belle qu’aussitôt habillée elle s’enfuit dehors, pensant bien qu’elle ne rencontrerait personne à cette heure matinale ; elle voulait retrouver dans les allées solitaires à travers lesquelles, la veille encore, elle marchait si joyeuse, quelque chose de son rêve fini. Tout de suite, elle se dirigea vers la terrasse allongée au bord du lac où, si souvent, ils avaient causé.

Elle s’assit là, songeuse, le cœur meurtri, insouciante des minutes qui s’écoulaient… Un pas broyant le sable de l’allée lui fit relever la tête, et un désir de fuir l’ébranla tout entière en reconnaissant Robert. Était-ce le hasard qui l’amenait, ou bien savait-il qu’elle était là ?… Alors que lui voulait-il ?

Elle s’était dressée, avec un mouvement pour s’échapper, mais il était trop près d’elle. D’ailleurs, sans qu’il lui eût dit un mot, elle avait compris qu’il ne la laisserait pas ainsi se dérober. Ah ! bien vite, il avait remarqué que, subitement, elle était devenue autre pour lui… Comment avait-elle pu espérer qu’elle tromperait sa clairvoyance !…

Elle n’eut pas un geste pour lui tendre la main et resta immobile, le cœur frémissant :

— Est-ce que réellement vous me laisserez ainsi partir pour Genève sans une parole d’adieu, avec la pensée que vous êtes irritée contre moi et que vous êtes résolue à ne point me dire pourquoi ?… Qu’est-il arrivé ?… Ne sommes-nous plus amis ?

Il avait dans la voix ces notes profondes qui avaient eu si grand empire sur elle, mais qui demeurèrent sans effet, tant le souvenir des paroles d’Isabelle était encore brûlant dans sa pensée. Et le cri de tout son être jaillit de son âme franche, emportée dans un irrésistible élan qui bouleversait d’un seul coup toutes ses résolutions de silence :

— Pourquoi m’interrogez-vous ? Est-ce encore une scène de votre roman que vous préparez ?… Dans ce cas, prévenez-moi afin que je joue mieux mon personnage !

— Votre personnage ?… De quel roman parlez-vous ?… Qu’y a-t-il ?

— De celui auquel vous travaillez ! Pourquoi feindre de ne pas me comprendre ? poursuivit-elle ardemment… Oh ! je sais qu’il y a des femmes qui seraient très orgueilleuses d’avoir été pour vous un… type à étudier… Moi pas !… Je ne puis accepter l’idée que depuis deux mois tous prenez soin de noter mes sentiments, mes idées, mes impressions… que sais-je encore ?… afin d’en faire des documents, comme l’on dit, pour vos livres ; que vous causiez avec moi dans ce seul but, que… Ah ! j’aurais mille fois mieux aimé vous entendre me dire franchement ce que vous attendiez de moi… Au moins, vous ne m’auriez pas prise en traître… Je ne vous aurais permis de voir que ce qu’il m’était indifférent de laisser connaître ! Je, me serais tenue en garde contre votre curiosité… Vous m’avez trompée… C’est mal, bien mal !

Elle s’arrêta net ; des larmes faisaient trembler sa voix, et elle ne voulait pas pleurer devant lui. Obstinément, elle considérait un massif d’héliotropes à ses côtés ; pour lui dérober son visage, elle se pencha et cueillit une des branches parfumées. Elle ne vit pas qu’il était devenu très pâle et qu’un pli d’amertume douloureuse soulignait sa bouche.

— Alors vous pensez, dit-il après quelques secondes de silence, que je ne me suis pas comporté envers vous comme un honnête homme ?… Vous êtes dure, très dure… C’est Mme de Vianne, n’est-il pas vrai, qui a pris soin de vous édifier de la sorte au sujet de mes intentions ?… J’aurais dû prévoir qu’elle ne vous emmenait pas sans motif, hier soir, et vous retenir, vous garder…

— Afin de pouvoir continuer votre étude sans être troublé ! acheva-t-elle avec une vivacité douloureuse, froissant entre ses doigts tremblants la petite branche d’héliotrope. Je ne regrette pas d’avoir appris la vérité par Mme de Vianne. Il vaut toujours mieux savoir ce qui est…, dût-on en souffrir !

Il ne releva point cette exclamation échappée au cœur même de Lilian et reprit d’un ton grave et contenu :

— Alors vous partagez l’opinion de Mme de Vianne en ce qui me concerne ?… Vous croyez que, par pure curiosité de dilettante, je prenais plaisir à causer avec vous, je souhaitais vous quitter le moins possible, je m’intéressais à tout ce qui vous touchait ? Dites, répondez-moi…, je vous en prie, Lilian.

Elle frissonna à ce nom de Lilian qu’il venait soudain de lui donner. Il eût parlé ainsi dans un salon de l’hôtel que, peut-être, elle lui eût répondu hautaine et se fût dérobée ; mais, dans ce parc solitaire, inondé d’une pure clarté matinale, l’idée ne l’effleura même pas de n’être pas entièrement sincère.

— Oui, j’ai cru tout ce que vous dites, fit-elle les yeux perdus vers les lointains bleus du lac.

Sans s’en apercevoir, elle avait parlé au passé ; on eût dit que les paroles d’Isabelle avaient tout à coup perdu pour elle de leur valeur. Elle écoutait seulement Robert debout devant elle et qui maintenant poursuivait, du même accent qui la dominait :

— Écoutez ma confession, Lilian et tenez-m’en compte, puisque vous aimez tant la franchise. Mme de Vianne vous a dit vrai… Je suis venu à Vevey pour travailler, pour observer, en quête de caractères originaux… Elle vous a dit vrai encore en vous apprenant que, dès notre première rencontre, — en wagon, vous souvenez-vous ? — j’avais entrevu en vous l’incarnation même du type de jeune fille qui me paraissait le plus charmant… Pour cette raison d’abord, en effet, j’ai désiré me rapprocher de vous…

Il s’arrêta, et le vol bourdonnant des abeilles arriva très fort aux oreilles de Lilian, dont l’âme même écoutait, apaisée soudain et envahie par un calme délicieux…

— Puis, pour un autre motif, Lilian, j’ai ensuite continué à vous rechercher sans cesse… Cela, Mme de Vianne ne vous l’a pas dit ; et c’était pourtant la seule vérité qu’elle eût désormais à vous révéler… En apprenant à vous connaître, Lilian, j’avais appris à vous aimer…

— À m’aimer ! mon Dieu !

— Est-ce que vous ne voulez pas me le permettre ? dit-il d’un accent bas qui monta vers elle comme une prière.

Et aussi simplement, aussi ardemment que l’eût pu faire l’homme le plus dénué de mérites aux yeux d’une femme, il poursuivit :

— Je sais bien que je suis d’une extrême audace en vous parlant ainsi… ; que je ne possède rien de ce qui peut plaire à une enfant comme vous, et pourtant je n’ai pas le courage de me taire… Lilian, avez-vous confiance en moi, maintenant, pleine et entière confiance ?

Elle inclina la tête, incapable de parler. Elle ne sentait plus que le rayonnement du regard qu’il attachait sur elle ; et toute sa vie semblait immobilisée dans l’impression d’une douceur exquise qu’éveillait en elle ce regard. Il y eut entre eux un imperceptible silence ainsi que dans les moments où les âmes se recueillent ; puis Robert continua d’une voix qui tremblait :

— Lilian, avez-vous assez grande confiance en moi pour devenir ma femme ?

Il regardait, suppliant, la jeune fille qui l’écoutait enveloppée par un souffle d’allégresse infinie… L’avait-elle bien compris ?… Était-il possible qu’il voulût faire sa femme d’une petite fille comme elle, qu’il l’aimât autant qu’elle l’aimait en dépit des réflexions méchantes d’Isabelle, oubliées maintenant comme un mauvais rêve ?

— Mon enfant chérie, murmura-t-il, emprisonnant les mains effilées dans les siennes, vous ai-je trop demandé ?… Pourquoi ne répondez-vous pas ?

— Parce que j’ai trop de joie dans le cœur, fit-elle levant enfin sur lui ses larges prunelles sombres que des larmes soudaines voilaient. Elle éprouvait une si intense impression de bonheur que cette impression même en devenait douloureuse.

— Lilian, je voudrais entendre vos lèvres chères dire que vous consentez à vivre auprès de moi toujours…

Elle répéta, employant les mots mêmes du rituel anglais :

— Oui, toujours, dans la joie et dans la peine !

— Enfin !!! dit-il. Est-il donc vrai que je puisse dire enfin de vous, ma Lilian ?

À cet instant, dans son souvenir passait la vision de cette fin d’après-midi, en mai, où Isabelle de Vianne l’avait engagé à partir pour Vevey. Était-il possible que l’écrivain sceptique, le pessimiste qui écoutait alors la jeune femme, fût le même homme qui se sentait en ce moment au cœur une joie de rêve, parce qu’une enfant venait de prononcer pour lui la promesse d’éternel amour.

Il ne se rappela jamais combien s’étaient écoulées de ces minutes inoubliables quand, brutalement, l’idée lui revint qu’il allait partir.

Le temps avait marché depuis qu’il était auprès de Liban. Il fit un mouvement et elle devina sa pensée au coup d’œil qu’il jeta vers le lac, sur le sillage d’un vapeur.

— Mon Dieu, j’avais oublié !… Est-ce qu’il est déjà l’heure du départ ?

Ainsi qu’une réponse, à ce moment même tintait la cloche de l’hôtel, celle qui chaque matin avertissait les voyageurs prêts à s’éloigner. Il s’était levé ; elle aussi, devenue très blanche, et une plainte lui échappa.

— Oh ! pourquoi me laissez-vous ?… Si vous vous éloignez, il me semble que nous ne nous retrouverons plus… Ne vous en allez pas.

Il hésita, ayant lui aussi la tentation profonde de rester, de ne point abandonner le trésor qu’il possédait enfin, de ne pas quitter sa jeune fiancée avant d’avoir entendu lady Evans lui promettre aussi que Lilian deviendrait sienne.

Mais l’impossibilité de manquer à la parole donnée à Genève lui apparut en même temps.

— Je suis attendu, ma Lilian, et il est trop tard maintenant pour que je puisse me dégager de ma promesse… Mais je serai bien vite de retour… Vous comprenez, dites-le-moi, que ce m’est un très dur sacrifice de vous quitter au moment même où je vous ai enfin conquise… J’ai peur que vous ne m’échappiez si je vous abandonne à vous-même !

Elle secoua la tête avec un rayonnant sourire.

— Vous avez peur de cela vraiment ?… Oui, je comprends qu’il faut que vous partiez ; mais… je voudrais être déjà au moment de votre retour !…

Il reprit la petite main tout imprégnée d’un parfum d’héliotrope ; une lumière nouvelle éclairait son visage pensif et lui donnait un caractère inattendu de jeunesse.

— Dès mon arrivée à Genève, reprit-il doucement, je vais écrire à lady Evans pour lui dire quel bien j’ai acquis ce matin et recevoir d’elle, au plus vite, l’assurance que vous êtes bien à moi, mon enfant chérie.

Machinalement, ils s’étaient rapprochés de l’hôtel dont ils distinguaient maintenant, entre les massifs, la majestueuse stature ; sous la véranda, plusieurs silhouettes se montraient ; mais sur cette terrasse abritée par la voûte verdoyante des arbres, ils étaient encore bien l’un à l’autre ; et ces minutes de solitude semblaient si exquises à Robert, qu’il eût voulu n’en voir jamais la dernière… Quoi que l’avenir lui réservât, il ne pourrait en oublier l’infinie douceur…

Le dernier tintement de la cloche d’appel résonnait, Robert s’arrêta :

— Dans un instant, fit-il devant tout le monde, je vais adresser mes adieux à miss Evans… Mais, maintenant, c’est de ma fiancée que je me sépare… Vous ne me refuserez plus votre main comme tout à l’heure, n’est-ce pas, Lilian ?

— Oh ! non ! dit-elle, lui jetant ses deux mains.

Il l’attira vers lui… Mais il aimait cette enfant d’un amour si différent de celui qu’il avait éprouvé pour d’autres femmes qu’il n’eut pas même la tentation de chercher les lèvres chaudes pour y mettre le baiser des fiançailles, et sa bouche effleura seulement les doigts fins qu’il tenait jalousement emprisonnés…

Quand, une demi-heure plus tard, le vapeur passa au pied de la terrasse, Robert aperçut, dans le sombre encadrement des arbres, une mince forme claire, couronnée de cheveux blonds dont le soleil faisait une auréole ; et ce fut la dernière vision qu’il emporta. Lilian resta penchée sur la balustrade de pierre jusqu’au moment où le bateau ne fut plus qu’un point blanc, pareil à ceux que formaient, sur l’eau bleue, les oiseaux qui voletaient à la surface du lac.

Alors, elle revint vers l’hôtel. À cette heure, elle pouvait, sans scrupule, pénétrer dans l’appartement de lady Evans et tout lui dire. Lady Evans était à son bureau, écrivant. À la vue de la jeune fille, elle repoussa le buvard ouvert devant elle, et sourit :

— Comme vous venez tard me trouver, aujourd’hui, enfant… Quelle longue promenade aviez-vous donc entreprise ?… Je pensais que vous m’oubliiez…

— Tante, chère tante, pardonnez-moi… Tant de choses se sont passées ce matin, et je suis si heureuse !

Lady Evans regarda la belle et fraîche créature qui se tenait droite devant elle, une rayonnante clarté de soleil baignant sa tête blonde. Dans le cadre d’une fenêtre, la taille souple se découpait sur le fond lointain du lac criblé de nappes éblouissantes ; et c’était vraiment un mystérieux chant de joie qui s’élevait des choses, comme du regard, du sourire, de tout l’être de cette enfant.

— Vous êtes si heureuse que cela, chérie ? Que vous est-il arrivé ?

La voix jeune s’éleva soudain presque grave.

— M. Noris m’a demandé d’être sa femme…

— Sa femme ? interrompit Iady Evans, avec un tel accent que Lilian la regarda surprise, — un accent indéfinissable, rempli de tristesse ou de joie, elle n’eût pas su le dire.

— Et vous lui avez répondu ?

— Que je lui donnais toute ma vie…, fit-elle du même ton.

— Votre vie !… Lilian, vous aimez M. Noris ?

— Je l’aime comme je ne croyais pas que l’on pût aimer, dit-elle simplement, et son regard bleu, si clair, sembla venir de très loin, du fond même de son âme.

Lady Evans passa la main sur son front, avec l’air de vouloir chasser une pensée importune. — Mais ses beaux traits sévères ne reprirent point leur habituelle expression de calme.

— Pourquoi M. Noris ne m’a-t-il pas parlé avant de vous adresser sa demande ?… Étant Français, il eût dû se conformer aux usages de son pays…

— Mais je suis Anglaise, moi !… Tante, j’étais tellement heureuse, ne troublez point mon bonheur, je vous en supplie.

Elle s’était agenouillée devant lady Evans dans une attitude de prière caressante. Lady Evans abaissa sur elle un regard d’inexprimable tendresse, quoique son visage restât pensif, altéré par un souci.

— Mon enfant, personne plus que moine souhaite votre mariage ! mais… tout cela est bien soudain… Vous connaissez si peu M. Noris.

— Si peu !… chère tante, voici deux mois que nous nous voyons chaque jour !

— Oui… vous avez raison… Et pourtant, les uns pour les autres, nous ne sommes, en réalité, que des étrangers.

Et si bas que Lilian devina plutôt qu’elle n’entendit ces paroles, elle acheva :

— Je prévoyais bien ce qui arrive, c’était fatal… Lui ou un autre…

Elle se tut quelques secondes, puis reprit doucement :

— Dites-moi comment M. Noris a été amené à faire de vous sa fiancée ?

Assise aux pieds de lady Evans, Lilian se prit à raconter. Sa tante l’écoutait, la tête un peu penchée en avant, le visage plus pâle encore que de coutume. Et quand la jeune fille se tut :

— Je crois, en effet, que M. Noris vous aime, mon enfant ; et j’espère que vous serez sa femme, oui, je l’espère, dit-elle, baisant le front de Lilian.

On eût dit qu’elle gardait cependant un doute secret sur la réalisation de l’espoir que formulaient ses lèvres. Mais elle ne prononça plus un mot qui pût troubler l’enfant.