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Cœur en détresse/1

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Victor-Havard (p. 1-21).

I

Quand Jacques de Vesoule, vêtu avec une extrême recherche, parut sur le seuil du petit salon où l’attendait Léonard Gervel, son ancien précepteur, celui-ci ne put se défendre de songer à certains types d’élégance, tels qu’en décrivent les psychologues du roman mondain.

Il ne découvrit pourtant guère de beauté physique dans la personne du comte, estimant que celui-ci était trop mince bien qu’il fût musclé et grand, et remarquant que sa moustache duveteuse était chétive au prix du casque irréprochablement lissé de cheveux très noirs, que le jeune homme portait longs « à l’artiste ». Gervel était encore choqué par la rigidité du nez, qui donnait à toute la figure une expression presque dure, en dépit de la douceur et de l’indécision de ses grands yeux bleu-clair de fleur de lin, qu’on eût pris pour ceux d’une femme, saphirs germains dans un teint mat de gallo-romain.

Et, comme, alors, Gervel revit dans sa mémoire, durant une seconde seulement, la tête bouclée du petit Jacques, à qui — peu s’en fallait qu’un quart de siècle ne se fût écoulé depuis lors — il avait enseigné les éléments de ce qui constitue l’habituelle culture, il éprouva un peu de désenchantement. Car, depuis trois semaines qu’il avait décidé de tenter la démarche dont, juste à l’heure où nous sommes, il n’avait encore accompli que les préliminaires, il s’était plu à faire, dans son esprit, s’éclore en une figure d’homme, le minois de bambin dont il avait gardé l’image vivante en son souvenir, à la faire soudain s’épanouir dans son ensemble, sans se soucier du travail lent de la nature, qui ovalise ou arrondit le faciès, accentue ou amenuise les traits et rend plus ou moins nets les méplats d’un visage.

— Gervel !

— Jacques !… Monsieur le comte !…

Cela n’avait duré que le temps d’un geste qu’on réprime aussitôt. Aussi bien, n’était-ce que l’effet d’une effusion momentanée, ce croisement de salutations où se heurtaient, chez l’un, la surprise et comme un reste mal dissimulé d’antérieure cordialité, et, chez l’autre, la réminiscence subite d’une appellation jadis coutumière, avec, aussitôt, l’intelligence d’une maladresse commise.

Et, tandis que le vieillard balbutiait je ne sais quelle formule polie pour excuser son intrusion dans le château de Mavesée, il sentit toute la distance à laquelle on entendait le maintenir, quand ces mots tombèrent un à un, cérémonieux et se faisant visiblement froids, de la bouche de son interlocuteur :

— Que désirez-vous, Monsieur Gervel ?…

Ce qui amenait l’homme ainsi interpellé, c’était une chose extraordinaire.

Il y avait vingt-cinq ans, Léonard Gervel était venu pour la première fois au château de Mavesée.

Cette demeure seigneuriale qui avait, de temps immémoriaux, appartenu à l’ancienne famille, aujourd’hui complètement disparue, des comtes de Vesoule, est située en terre wallonne sur un plateau dominant le val joyeux de la Burdinnale, laquelle est ruisselet limpide d’Hesbagne. Le toit du castel en ardoises d’un bleu noir d’hirondelle, éclate au soleil des midis à travers un massif de peupliers et de hêtres, ou s’estompe dans l’ombre des crépuscules ; et de trois côtés les fondements trempent dans une pièce d’eau dormante, envahie par les joncs et plaquée de nénuphars jaunes. C’est un beau et commode manoir, un peu vétuste et patiné par les hivers.

À peine à l’époque où il y survint, Gervel avait-il atteint la trentaine, et Jacques, dont il devait être le précepteur, courait son dixième printemps.

L’homme et l’enfant s’étaient bientôt pris l’un pour l’autre d’une vive affection. Or, ce lien qu’une efflorescence inexpliquée de mutuelle sympathie établissait entre eux, ne fut pas un mince adjuvant pour hâter le développement de l’intelligence de l’élève et pour faire plus rapide son acheminement vers la possession d’une instruction solide et variée.

Du reste, les méthodes du professeur ne procédaient point des dissolvantes pédagogies qu’on a érigées en systèmes ; et nul programme asservissant ne limitait maladroitement le champ ouvert et libre de son enseignement.

Le cerveau juvénile de son disciple, Gervel le pétrissait à sa guise, étant seul à en aiguiser l’activité, seul à en éveiller la sensibilité. Pendant un lustre, Jacques grandit, échappant à cette pitoyable « étuvée d’âmes » dans laquelle se diluent tristement les caractères, qui s’appelle la « pension ».

Et déjà, dans toutes les irritations de sa chair bruissait son adolescence, au milieu de ce parc silencieux, dans ce fier château, entre sa mère, veuve inconsolable, d’esprit faible et veule, et Gervel, pour lui véritablement le maître.

Ah ! celui-là avait su le conquérir.

Un être étrange, cet homme, concernant le passé duquel on ne savait rien de certain, sinon qu’il était « de bonnes mœurs », ainsi que l’avéraient des certificats produits par lui, quand il avait offert ses services à Madame la Douairière de Vesoule. On avait bien, un jour, « discrètement » fait savoir à la noble châtelaine que le précepteur par elle pris à gages avait été autrefois dans les ordres, qu’il avait dû s’en retirer ayant perdu la foi, ayant même été accusé, ajoutait-on, de magie ou de satanisme, on ne savait quoi au juste. Mais dans tout cela, rien de probant ; des calomnies intéressées, pensa la comtesse, et dont il ne fallait faire nul cas. Car Gervel assistait régulièrement, les dimanches, aux offices célébrés dans la chapelle de Mavesée !

Et pourtant cela était vrai, en partie du moins. Oui, le professeur de Jacques était mage à sa façon.

Il avait passé ses premières années dans le port tranquille et sûr des âmes, bercé, nourri, élevé même aux honneurs dans l’Église.

Mais, un jour, il avait voulu comprendre. Car, jusqu’alors, il n’avait fait qu’écouter le verbe sans en avoir nulle intelligence. Il s’était enfin heurté au mystère ; il avait senti sa croyance chanceler et son orgueil s’exaspérer d’impuissance même.

Puis, juste en ce temps-là, pour la première fois, il avait remarqué tous les compromis que la foi tolérait tiède, accommodante, si mondaine et si flottante, de la plupart des âmes pieuses au milieu desquelles il vivait ; et il avait trouvé fade cette religion facile, dont l’atmosphère tempérée suffit, sans doute, aux foules, mais qui le laissait, lui, plein de désirs inassouvis.

Pris entre le doute tenaillant et les attirances de la mystique, il s’était débattu longtemps, cherchant à repérer la paix, vainement. La souffrance que son âme endurait l’avait découragé et fatigué jusqu’au dégoût.

Il n’avait pu surtout se résigner à éteindre son imagination, à anéantir ses facultés, et, dans ce désarroi de tout son être, il s’était enfui, se dépouillant de ses insignes sacerdotaux, espérant échapper à lui-même, recommencer une existence morale…

Or, il s’était mépris sur la psychologie de sa propre douleur. Ce n’était point le servage de croire au surnaturel qui le poignait au cœur et l’angoissait ; car son âme, malgré ses révoltes, avait au fond d’elle-même d’impétueuses aspirations vers « la nuit obscure », qui est, à ce qu’on dit, « l’état mystique préparatoire à la lumière absolue de Dieu ».

En réalité, dans l’apeurement de la crise traversée, il avait détesté surtout ce que sa religion avait, dans ses formes ordinaires et vulgaires, de mesquin, de banalement « bourgeois », enfin de laid. Il avait détesté le laid !

Il n’avait pas compris l’élévation du dogme, n’avait point senti le sublime de la loi de charité et de la loi de renoncement, et n’avait pas été ému par la grandeur troublante et par l’imposant attrait du mystère.

Car son cerveau était un prisme étrange à travers lequel la beauté décomposée n’apparaissait que dans ses éléments plastiques, et dans lequel s’éteignait tout ce qui n’était ni forme, ni couleur.

Lorsqu’il s’était ainsi repris à une religion, dont l’esthétique est presque exclusivement d’ordre spirituel et moral, Gervel — mû, sans qu’il s’en rendît compte, par une soif immodérée de choses depuis longtemps souhaitées et possibles enfin — s’était mis à s’instaurer pour lui-même un culte païen et despotique, du beau selon son âme, du beau formel et marmoréen.

Au cours de voyages entrepris, ses yeux et son esprit s’étaient saturés de la contemplation des sculptures et des architectures antiques, des immenses richesses picturales amassées par les siècles. Tous ses sens s’étaient laissé bercer à des sons et à des rythmes, aux harmonies toutes externes, en musique et en littérature, où il ne s’arrêtait à rien au-delà. Il avait adoré la ligne, vénéré le relief, dressé en son cœur des autels à des ciels de Vernet et à d’irradiantes carnations de Rubens, communié, enfin, de sculpturales polyphonies et de mélodieux poèmes.

Mais il n’avait senti rien de la vie des œuvres, ne la soupçonnant même pas, cette vie, ne cherchant que la froide jouissance de la plasticité des choses.

Ainsi il s’était impassibilisé de plus en plus, au point de mépriser toute poésie pénétrante, profonde et toute pensée émue, de ne voir plus dans les hommes et les êtres en général, que des formes toujours, réalisant partiellement et inégalement son étroit concept de la beauté.

Il s’était aussi fait une philosophie et une morale adéquates à l’inouïe et exclusive latrie qu’il avait instituée en l’honneur de toute forme.

Il aimait ses semblables en raison directe de leur puissance respective à pourvoir à ses joies égoïstes d’esthète. Il trouvait toute douleur choquante et toute misère laide, sans y compatir, comme si son cœur s’était figé en sa poitrine. Il estimait que le travail était chose presque toujours disgracieuse ; et les sueurs du prolétaire l’écœuraient, sans qu’à son dégoût se mêlât la moindre pitié.

Les plus nobles actions le laissaient indifférent, à moins que ceux qui en étaient les héros ne l’intéressassent par leurs performances ou que leurs gestes ne fussent beaux.

Car le beau — et quel beau ! — voilà désormais l’unique recherche de son intelligence ; c’était pour lui le motif et l’excuse de tout, et dans son cerveau, il n’y avait, semblait-il, plus de place pour les notions du bien et du vrai, ou, plutôt, ces deux-ci s’y étaient confondues avec celle-là et avaient été absorbées par elle.

Tel avait été Gervel : un intellectuel, mais un intellectuel anormal, chez qui la minime émotivité native s’était comme atrophiée, et qui avait érigé en système quasi-religieux sa monstrueuse insensibilité.

Tel était l’homme qui, cinq ans durant, avait éduqué par sa parole et sa continuelle influence préceptorale, l’héritier des seigneurs de Mavesée.

Jacques de Vesoule avait correspondu à souhait à son enseignement ; mais la personnalité du professeur et son caractère avaient déteint rapidement sur le jeune homme, à la faveur de l’accord d’âmes qui s’était vite révélé entre le disciple et son maître. Rien, du reste, que la pesée fatale d’un état mental, adulte et dans lequel la volonté entrait pour une grande part, sur la cire molle d’un cerveau d’enfant inemployé encore.

Ainsi s’était façonné ce nouveau « moi », copie étonnante de celui dont il procédait, mais dans lequel s’accentuaient, par un effet coutumier de l’imitation spontanée et libre, tous les traits qui particularisaient celui-là.

Quand Gervel était parti — congédié de manière un peu brusque, coïncidemment avec la survenue au château d’un oncle, soucieux fort tardivement de ses devoirs de tutelle vis-à-vis de Jacques — l’élève avait eu le temps de subir une suffisante et indélébile initiation. Son âme était un jardin où allait lever et fleurir la plante morbide de la forme déifiée, de la vie étroitement esthétisée jusqu’à la cruauté, l’égoïsme et la manie.

Le jeune de Vesoule avait à peine souffert de la mort de sa mère bientôt après survenue. Cette pauvre et faible femme n’avait jamais tenu beaucoup de place dans les affections de l’élève de Gervel.

Jacques vécut désormais très esseulé en son manoir, avec deux bonnes gens qui l’avaient vu naître et pour lesquels il avait avoir de particuliers égards, faits, peut-être, seulement d’accoutumance.

Colas et Maïanne avaient, du reste, pour le « jeune comte », comme ils l’appelaient, d’attentives prévenances, presque désintéressées, leurs gages étant minimes, n’ayant pas été majorés depuis trente ans qu’ils « servaient » au château.

Gervel, après son départ de Mavesée, n’avait guère connu de jours heureux, perpétuellement étreint entre l’âpre difficulté de vivre et les inquiétudes de sa pensée inapaisée, de son âme que sa foi en la beauté formelle ne remplissait plus tout entière. Voilà que bientôt s’était peu à peu effondré l’oratoire qu’en son cœur il avait érigé, somptueux, aux arts plastiques et à l’intellectualité froide, après qu’il avait voulu tirer de ses dogmes les dernières conséquences et avait voulu les réaliser. Il n’avait pu opérer la conciliation entre elles et la morale humanitaire. Il s’était senti hors la loi ; et comme il avait persisté quelque temps dans sa poursuite d’une impassible félicité, la société lui avait bien fait voir qu’elle le tenait pour un insurgé et l’avait traité comme tel.

Pour la seconde fois, le doute s’était rendu maître de son esprit et l’avait délivré de sa religion. Son néo-paganisme lui était apparu alors d’une grande vanité, d’une injustice monstrueuses ; et des années transitoires s’étaient écoulées, des années de scepticisme et de regret, durant lesquelles il avait vu avec effroi le passé.

Ce qui le frappait surtout, c’était d’avoir pu souscrire à un aussi noir égoïsme et de n’avoir pas compris qu’il y a une splendeur immatérielle, mais sensible pourtant, jaillissant des bonnes actions et auréolant ceux qui les commettent.

Tout doucement, il s’était acheminé vers une foi nouvelle, celle dans le Bien qui est en même temps le Beau par excellence, et dans le Vrai, dont le Beau n’est que l’éclat. Il s’était instauré un culte d’Amour, d’amour large, embrassant tous les hommes, mais dressant des autels aux héros, à ceux qui pratiquent la Vertu sublime, à savoir la charité ou l’altruisme.

Mais il ne pouvait s’en tenir là. Excessif toujours et ne faisant rien qu’avec enthousiasme, il avait voulu être le missionnaire de l’évangile nouveau d’Amour et il avait porté en tous chemins la bonne parole.

Or, il s’était ressouvenu de Jacques, qu’il avait aimé, et à qui il avait enseigné l’hérésie ; et il avait senti soudain peser sur lui une lourde et inéluctable responsabilité. Il avait triomphé autrefois, lorsqu’il pétrissait l’âme du jeune comte. La voulant impassible, il l’avait faite dure, et sans doute ignorait-elle encore la vraie lumière qu’il avait, lui, enfin aperçue.

Gervel avait senti qu’il n’aurait pas de repos avant d’avoir ramené à lui l’homme qu’il avait perverti, et s’il ne lui avait prêché le nouveau Testament de la compatissante solidarité et de l’efficace bonté. Il avait compris d’autre part que cette tentative nécessiterait de longs efforts et qu’il fallait investir l’âme sur laquelle il convoitait un nouvel empire. Enfin, il était sans ressources, son apostolat l’ayant induit à partager avec des frères nécessiteux ce que chaque jour lui apportait. Il tâcherait donc d’émouvoir son ancien disciple et de rentrer, en qualité d’intendant, fût-ce de serviteur, à Mavesée, dont celui-là était à présent seul propriétaire.

Et voilà ce qui amenait Gervel chez Jacques de Vesoule, en cette après-midi de novembre où des troupes affamées de corneilles criaient la mort près des tourelles du manoir et des grands arbres, déjà dénudés, du parc.