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Cœur en détresse/3

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Victor-Havard (p. 39-70).

III

Quand Jacques se leva, le lendemain matin, il avait pris une résolution imprévue, certes, pour lui comme pour les autres.

Décidément, avait-il pensé en s’endormant, je suis un personnage morose. Le spleen de plus en plus m’envahit l’être. Comment en secouer les ombres, ici, où si lentement s’envolent les heures, sans nulle distraction mondaine ?… Si j’allais à Paris !…

Paris ! Ces deux syllabes qu’à lui-même il se prononçait, firent à l’instant même passer dans son esprit un nom, qu’il dit tout bas : Xavier ! C’était celui d’un sien cousin, qu’il avait connu, assez peu, du reste, à l’époque de son enfance et au commencement de son adolescence, qui, depuis longtemps déjà, s’était fixé dans la grande capitale où il vivait parmi la jeunesse dorée, avec le faste que permettent cent bons mille livres de rente.

— À Paris ! pourquoi pas ?…

Et voilà que pour le châtelain de Mavesée, se leva le magique rideau du rêve sur un décor prestigieux et sur une scène inaccoutumée ; et il vit soudain en pensée la grande vie mondaine, à peine aperçue en de rares et courts séjours qu’il avait faits dans la moderne Babylone.

Il avait aussi souvenance de quelques folies amoureuses — presque les seules auxquelles il eût jamais goûté — qu’il avait commises à Paris. Or, depuis tout un temps, ce froid esthète, presque chaste jusque-là, était tourmenté de la curiosité de connaître enfin la femme, et cette curiosité âpre et mordante avait réveillé toute l’animalité latente chez ce prodige de continence.

Il partit donc pour Paris, hâtivement, dès le surlendemain, au grand émoi de Colas et de Maïanne que bousculait dans leurs habitudes de lenteur le soin de faire dare dare les malles de Monsieur, laissant aussi Gervel perplexe et rêveur à la réminiscence de ces paroles de Jacques : « Il me semble que les glaces de mon cœur commencent à fondre… »

Leur étonnement ne fit que croître quand ils virent le landau armorié du château emporter vers la gare du chemin de fer leur maître, sans que celui-ci eût donné le moindre détail sur la nature ni la durée probable de son voyage, sans qu’il eût manifesté le désir de se voir envoyer de Mavesée le maigre courrier quotidien, leur criant à peine, tandis qu’ils restaient presque abasourdis sur le perron, un banal « au revoir ».

Durant les jours qui suivirent, le battement de la vie, déjà si calme et si languissant d’ordinaire à Mavesée, se fit plus lent et plus rare encore, ne se réveillant momentanément qu’à l’heure où le facteur rural, matin et soir, apporte la très simple correspondance : quelques lettres, quelques journaux.

Une fois pourtant, une dépêche arriva à l’adresse de Colas, une dépêche laconique : « Faites aménager l’appartement dans la tour carrée. — Jacques de Vesoule ».

Cette fois-là, à l’heure du couvre-feu, Colas dut d’autorité couper court au bavardage assourdissant de sa moitié que la tiédeur des draps n’endormait pas, ce soir, son pauvre esprit se torturant à découvrir les événements à venir, et sa langue commérant les innombrables déductions auxquelles aboutissait son travail mental et les incroyables hypothèses qu’elle échafaudait.

Gervel aussi eut une insomnie, et il ne savait s’il devait se réjouir ou s’attrister.

Quand le comte de Vesoule mit le pied sur le quai de la gare du Nord, à Paris, il fut étonné de n’éprouver rien de l’émotion qu’il avait eu coutume de ressentir autrefois, au moment d’entrer dans la merveilleuse cité — celle qui lui avait jadis donné d’incomparables jouissances d’esthète. Le Paris fêteur, seul, l’attirait présentement.

Il se fit conduire Chaussée d’Antin, où Xavier de Pitez avait son logis de garçon, un de ces appartements si commodément installés avec deux escaliers et une sortie particulière sur quelque petite rue adjacente.

L’entrevue des deux jeunes hommes fut pleine de cordialité. Xavier, bien qu’il fût un peu blasé d’amours et passât une partie de ses nuits dans les salles de baccarat — le jeu n’est-il pas la passion des âmes lasses ? — comprit bientôt les tardives aspirations aux voluptés charnelles qui avaient poussé Jacques vers la grande ville pourvoyeuse des courtisanes expertes.

Il installa son hôte dans une partie de son appartement. Ils ne se lièrent de compagnie que pour quelques heures par jour, depuis celle du dîner partagé dans l’un des restaurants à la mode du boulevard, et jusqu’à minuit, chacun employant selon son désir le reste du temps. Ils ne se départirent pas une fois de ce programme.

Jacques vit des salons, des paradis d’aristocratie en de vieux hôtels tranquilles, où tout est de niveau, où les hommes et les femmes semblent être au sommet de la civilisation et du monde, par leur mise et leur goût, par leur rang ou leur culture : il s’ennuya de cette uniformité.

Il vit des bals, grotesquement bourgeois, dans les halls plaqués d’or, enluminés de peintures, historiés de statues, des millionnaires d’hier : il fut dégoûté des gestes vulgaires et du manque de grâce de ces gens qui, courant après la beauté, n’atteignent que l’éblouissement.

Il trouva plus gaies les salles publiques de danse et les théâtres populaires, où s’agite le demi-monde des impasses et des faubourgs. Au moins son sens esthétique était là brutalement heurté, et il éprouvait je ne sais quelle volupté vertigineuse à cette violence subie, à ce contact outrageant, à se plonger dans toute cette laideur, qui s’étend depuis l’horrible mobilier de velours usé et la misère des attifements, jusqu’aux figures de femmes toutes fripées, salies par le fard, au teint unique fait de cold-cream.

Il finissait par s’intéresser à de pauvres filles qu’il rencontrait au Casino ou à Mabille : ouvrières affichant des atours douteux, avec des disparates et de l’exagération, comme des marchandes à la toilette qui mettraient sur elles le fonds de leurs magasins.

Il détestait moins la souffrance de ce spectacle que celle éprouvée par lui au cours des rares passages qu’il avait faits dans le monde oisif, parmi les hommes élégants et les femmes pimpantes. Il les jugeait monstrueuses, ces jeunes filles du Paris aristocrate, qu’on voit au bois, au bal, au théâtre, faire la roue devant les hommes et rire languissamment à des plaisanteries louches ; il abhorrait les demi-vierges du Paris libertin et jouisseur, ces déflorées d’âme, blasées déjà sur les choses de l’amour, frôleuses trop expertes, incapables de jamais, un jour, se donner sans réserve. Combien il leur préférait les filles, franchement ribaudes et canailles, dansant dans les guinguettes par besoin d’excitation, usant de l’amour comme elles boivent le petit vin bleu, pour trouver l’ivresse, le tressaillement intense de la jouissance ! Des types caractéristiques et sans mélange, au moins, ceux-là, et combien variés ! pensait-il.

Je crois aussi qu’il devait priser leur peu de complication morale et que sa nouveauté de « noceur » devait mieux s’accommoder de la fréquentation facile des professionnelles, que de l’abord qu’il faut calculer, toujours lent et incertain, de leurs sœurs mondaines.

Enfin, il subissait l’attrait morbide, irrésistible même pour certains intellectuels, de la courtisane, l’attrait qui la fait aimer, aux heures de mélancolie, comme une victime, comme une résignée.

… Un soir, il emmena, presque fougueusement, du Mabille, une jolie brune, autour de laquelle un grand cercle mouvant de jeunes hommes allumés ne cessait d’ondoyer : c’était une belle fille, presque fraîche, bien gantée, charmante dans sa robe de coupe irréprochable, presque une dame.

… Les huit jours que Jacques de Vesoule passa encore à Paris, il les employa à hâter des emplettes, et à préparer, en même temps que son propre départ, celui de la femme avec laquelle nous l’avons vu quitter, l’autre soir, le pauvre bal lamentable.

Ils s’installèrent par un clair midi de mai, dans un wagon de première classe ; et le train bientôt les emporta vers la Belgique.

Longtemps un silence plana entre eux deux, un silence comme fait d’étonnement de part et d’autre.

Elle était élégante en une robe de drap loutre, avec la taille serrée dans une jaquette garnie de brandebourgs, avec un chapeau large ombrageant sa figure aux traits délicats, sous lequel bouffait négligemment sa toison fine et brune. Fréquemment elle levait vers Jacques deux yeux d’un violet opaque, velouté, deux yeux qui semblaient exprimer à la fois l’inquiétude et la joie.

N’avait-elle pas vécu dans un songe, depuis quelques jours ? Quelle vie décevante que la sienne depuis qu’avaient sonné ses seize ans ! Enfance sans douceur, sans caresses ; séduction brutale ; liaisons éphémères et odieuses ; puis la vie d’enfer de celles qui trafiquent d’elles-mêmes, non, pourtant, sans un peu de honte toujours, aux heures des sinistres accordailles, et non sans conserver, malgré tout, l’espoir d’un amour dont elle rêvait, vierge encore en son cœur…

Et voilà que quelqu’un était venu avec des façons parfaites, lui avait parlé sans morgue, avec presque de la timidité, et en bons termes lui avait demandé du bonheur. Elle lui fut reconnaissante de cette attitude, elle qui était accoutumée aux insolences ; et il lui sut gré de la sympathie qu’il lut dans ses yeux. Leurs nostalgies d’idéal communièrent à la faveur de la confiance qui était née entre eux.

Leur… entrevue s’acheva, cette fois, en confidences lentes, un peu douloureuses : lui, gagné de plus en plus ; elle s’étant ressaisie, après l’avoir véritablement touché au cœur, s’étant faite astucieuse et câline pour assurer sa victoire.

Ils ne se quittèrent plus guère, dès lors.

Leur libre union avait été ainsi conclue. Germaine Mirvel n’avait pas, un instant, eu la pensée de compliquer leur très simple et très doux mariage d’aucune cérémonie civile ou religieuse. Elle ne s’était pas, une seule minute, demandé si cette chose nouvelle durerait ou si ce ne devait être qu’une réalisation passagère de son rêve : elle allait confiante vers l’aube d’amour qui se levait…

Lui, pour ne pas troubler sa joie présente de vivre, refoulait des inquiétudes qui lui sourdaient au fond du cœur. Il s’exhortait lui-même à oser braver cette horrible collectivité qu’on appelle le monde, dont l’indiscrète malignité escalade trop souvent le mur de la vie privée et dont l’incoercible sottise a établi un ensemble révoltant de convenances mesquines.

— L’humanité a perdu la justesse du sens esthétique, pensait-il. L’amour n’est beau que s’il reste libre. Les gestes des époux ont toute l’aisance des choses habituelles, toute la banale assurance des choses profondes ; mais ceux des amants sont seuls estimables, parce que, seuls, ils sont imprévus et forts et trahissent le frisson de jeunesse et de vie, dans ceux qui les font…

Il se plaisait à ces ratiocinations, plaignant ceux qui cherchent l’amour dans le mariage, ne sachant pas que celui-ci, en somme, est souvent le plus favorable intermédiaire entre les amants, qu’il est la retraite, calme et douce, célant leur perpétuel renouveau et leurs toujours inassouvies caresses…..

Il aurait voulu jeter l’ancre de sa raison sur ces idées, se sentant en veine de philosophie et y trouvant de l’apaisement. Mais ses yeux détournèrent son attention ; il fut repris par sa manie d’analyser la plasticité des choses ambiantes ; et il souffrit aussitôt que Germaine ne fût pas la perfection de toutes formes.

Puis le silence où elle avait cru devoir le laisser, le poignait depuis un instant. Il lui dit une de ces mille choses que se disent les amoureux, et elle répondit avec empressement, semblant, elle aussi, heureuse de parler.

La voix de Germaine lui parut d’abord venir de loin, puis se rapprocher toujours, et l’onde un peu confuse de ses paroles lui fit l’effet d’un très lent et très doux attouchement, lui donna la sensation céleste d’une câlinerie de doigts aimés qui l’eussent frôlé.

Ils murmuraient des propos d’amour, des propos qui sont usés mais qui enivrent toujours, comme des vins capiteux, ceux qui les tiennent, quand ils sont échangés par deux êtres encore sans accoutumance l’un de l’autre, en des causeries lentes où un peu de timidité reste tapie. Ils proféraient des mots relatifs à d’enfantins projets : lui, faisant des trouvailles de futurs bonheurs qui le ravissaient ; elle, étonnée d’avoir des attendrissements d’ingénue, s’observant pourtant dans la crainte de locutions un peu canailles qui tentaient de revenir, obsédantes et furtives, en son langage d’ex-courtisane.

Jacques décrivait le parc de Mavesée, la pièce d’eau, la barquette amarrée sous les grands saules. Déjà, l’esquif les recevait tous deux, les berçait longtemps sur les eaux, mettant en fuite les peureuses sarcelles… Puis c’était le bois qui les appelait, le bois au tapis fleuri d’anémones et de campanules ; et c’étaient des lits de mousse, sous des dômes ombreux, qui les attendaient, où triompheraient leurs voluptés…

Il s’était grisé lui-même ; il aspirait, les narines dilatées, s’étant rapproché d’elle, la subtile fragrance d’héliotrope qu’exhalaient ses vêtements. Tout-à-coup il lui saisit la main qu’elle avait gantée, et mettant le poignet à nu, y colla d’inquiets baisers tout chargés de désirs.

Elle lui trouva, à cet instant, l’air grotesque avec ses yeux comme injectés, sa figure congestionnée, ses gestes violents et maladroits : elle eut un éclat de rire qu’elle ne réprima pas, un rire claironnant de fille qui s’ébaudit de l’inexpérience d’un adolescent.

Ce fut alors qu’il souffrit, pour la seconde fois, par elle.

Il la sentit si peu sienne, si distante, si étrangère !

— Pourquoi ris-tu ? dit-il par contenance.

— Parce que c’est drôle.

— Quoi… drôle ?

— Ce que tu dis… ce que tu fais… que sais-je ? Je pense que l’amour est toujours comique…

Mais elle sentit qu’elle avait attristé Jacques. Elle le voyait dans la pénombre où il s’était rencogné. Au passage, la clarté d’une gare le lui fit voir tout blanc, souriant amèrement. Elle lui offrit ses lèvres, sans parler ; il y but avec délice longtemps, retenant son souffle comme pour éterniser la sensation qu’il ressentait du fruit exquis de cette bouche.

— Moi, je prétends que l’amour enivre ! dit-il tout vibrant, les yeux encore noyés.

Ils n’échangèrent plus que des remarques insignifiantes, suivant l’éclosion fortuite des vulgaires impressions de chaque moment ; mais tous deux, ils écoutaient leur âme.

Et leur âme, à tous deux, était en suspens. C’était dans celle de Jacques une angoisse confuse de se retrouver toujours impassible et solitaire, de ne pas percevoir clairement encore ni la beauté désirée, ni la joie cherchée. Et Germaine, dont les aspirations idéales avaient durant son existence antérieure fait l’auréole et la force, se demandait, maintenant que son rêve se réalisait, si elle n’aboutissait pas à quelque froid abîme, si toute espérance d’aimer n’était point morte. Des images d’hommes qu’elle avait connus au hasard des galantes rencontres, lui repassaient dans la mémoire, se superposaient, se confondaient, et, en se dissipant, toutes semblaient emporter avec elles quelque chose de son être. Elle sentit une indicible douleur de l’impression, qu’elle eut soudain, que son cœur était incapable de se relever…

Ils se glissèrent hors du train — ils étaient à destination — pour lestement se blottir, un peu frileux, dans le landau qui les attendait. Les chevaux prirent l’amble, après qu’on eut hissé les bagages sur l’impériale, brûlèrent rapidement l’étape entre les deux rangées de peupliers de la grand route, et bientôt franchirent la grille du parc.

Les étoiles s’allumaient une à une, dans la nuit obscure.

Maïanne tendait une lanterne au-dessus de la rampe du perron ; Colas aidait les arrivants à descendre de voiture.

… Lorsque, le lendemain, ils s’éveillèrent à Mavesée, à travers les rideaux le soleil irrompait en dentelle fine d’or sur le parquet. Se soulevant sur leur séant, dans leur grand lit armorié, ils regardèrent gaîment le clair matin qui illuminait la cour seigneuriale. Une splendeur infinie s’épandait…

Mais leur gaîté s’envola tôt, devant leur pensée.

En s’habillant, Jacques songea qu’il ne trouverait, peut-être, jamais l’aboutissement de ses désirs. Car cette femme en son intime négligé, telle qu’elle venait de jaillir du lit tiède, lui était un spectacle presque désagréable. Il crut pressentir que des temps de dégoût et de regrets viendraient.

Pour Germaine, ses yeux pleins de sommeil encore, ses yeux habitués aux feux nocturnes des girandoles et des lustres souffraient de cette lumière laiteuse et nacrée, coulant du ciel avec la rosée ; et dans la grande chambre encore close, elle croyait ouïr, telle une musique lointaine, la complexe chanson de Paris. Une mélancolie lui étreignait le cœur : elle entrevit des jours longs, monotones, alternant avec des nuits de silence et de peur, dans ce manoir sépulcral.

Ils passèrent les premières semaines de leur séjour à Mavesée à visiter leur demeure, qui leur parut froide, presque lugubre, et le grand parc, où le printemps, à chaque pas, faisait éclore sous ses caresses les innombrables joyaux de la parure de l’été qui venait. Ils eurent de bonnes heures, auxquelles ils crurent s’aimer et être heureux.

Jacques conduisait Germaine en des sentiers joyeux qu’il se figurait retrouver, tant le souvenir de les avoir vus semblait remonter loin. Il fallait qu’il lui nommât chaque fleur dont, coquette, elle parait ses cheveux et son corsage, chaque oiseau qui voletait ou chantait tout près d’eux, chaque insecte qui bruissait. Il riait de ses ignorances, de ses naïvetés.

Alors, parfois, elle lui parut plus belle. Car tout s’esthétisait, en ces instants, comme d’un peu de beauté réfléchie de la nature qu’il n’avait jamais vue, pensait-il ; et, lui-même, se penchant sur le miroir des ruisseaux se plaisait à contempler sa propre image.

Ils se remplissaient, tous deux, l’âme et le corps de l’air neuf des bois, de tous les parfums des prés ; ils buvaient le soleil comme de grandes fleurs. Ils connurent d’ailleurs, durant ces jours, l’ivresse, presque pleine, des plaisirs amoureux, et ce furent des jours d’apaisement.

C’est alors que Germaine Mirvel écrivit à une amie, pauvre gouge, du reste, mais cœur bon et honnête, une lettre dont voici deux passages saillants, pleins d’ingénuité :

… « Le parc est infiniment joli. Tu sais si j’aime le bois et la campagne ! C’est bon de voir toujours du vert, et de courir et de ramer ! Car j’ai une barquette, une jolie petite, peinte en bleu et blanc… Je crois que Jacques, mon comte, entends-tu, m’aime vraiment. Moi, je ne sais… C’est égal, je tâcherai de l’emmener à Paris pour l’hiver. »

… « J’ai bien peur de le regretter, mon vieux Paris ! Et puis c’est bête de vouloir un grand amour : c’est parfois monotone ! Il aurait, peut-être, mieux valu de le rêver toujours… Mais suis-je sotte de t’écrire cela ? Je te jure que j’aime mon Jacques… »

Or, tandis que se trahissait ainsi l’ « état d’âme » de la jeune femme, celui de Jacques se décelait, non moins clairement, dans la conversation qu’il avait, vers le même temps, avec Gervel.

— Oui, disait le comte, je sens, à certaines heures, je ne sais quel déconfort qui m’accable, comme une inexprimable nostalgie vers une vie d’aboutissement où je n’atteins pas. Je n’ai point trouvé l’œuvre d’art irréprochable, et je ne parviens pas à aimer, ni surtout à jouir pleinement de l’amour. J’essaye les jeux de volupté ; mais je suis inexpert et manque d’entrain. Le gazouillement de Germaine passe sur mon âme, comme une musique très légère dont à peine quelque ritournelle reste, qui mélancoliquement s’y imprécise. Où trouverai-je la femme qui comble mes désirs, mon Idéal enfin ?…

— Ah ! votre Idéal, puissiez-vous le connaître ! interrompait l’ancien précepteur. Il vous leurre par diverses figures. Mais, sa face véritable, vous ne la discernâtes point encore à la cime de vos pensées toujours trop confuses. Il vous faudrait d’abord réformer le critère même de vos jugements. Car vous avez conçu un Beau qui est incapable de conquérir votre cœur et de devenir votre but, un beau, froid et vide, qui vous laisse sans volonté, parce qu’il est sans moralité.

— Et voilà le refrain de la ballade ! Vous prêchez, mon cher Gervel, pour votre chapelle ! Déjà j’ai entendu s’amener votre grand mot de « moralité », et derrière ce mot s’embusque, je le sais, votre théorie de la bonté efficace, de l’altruisme exacerbé. Croyez-vous donc que la vraie souffrance humaine ne soit pas celle de l’esprit ? Et que peut, pour me guérir de mon inassouvissement, de mes inclinations contradictoires, que peut, dis-je, votre religion, votre humanitarisme ?…

— Tout… en vous fournissant, enfin, un but suffisant.

— Mais qui donc peut discerner la suffisance ou l’insuffisance, en cette matière ? N’est-ce point chose fatalement relative aux aspirations de chacun ? Le beau réel et plastique m’attire ; je veux le créer ou, du moins, l’atteindre hors de moi. Vous, c’est celui de l’âme qui vous tente. Soit ! Il paraît que les formes de l’âme ont aussi leur volupté. Mon cousin Pirmez, du moins, le prétendait ; mais c’était un rêveur ! Votre façon à vous, Gervel, de pratiquer le Beau, que vous confondez, en somme, avec ce que les philosophes appellent le Bien, croyez-vous qu’elle soit plus morale que ma religion d’esthète, et honorez-vous plus que moi cela seul qui importe au bonheur de l’humanité : la Justice ?

— Que j’aime cette question ! Oui, certes, mon cher comte, c’est la justice qu’il faut souhaiter et que nous honorons, non celle, vaine et altière, qui a ses autels au pays d’Utopie, mais celle, efficace et ardente, qui n’a rien d’artistique et qui s’étend à ceux dont les traits parfois grimacent ! Je sais ce que disait Flaubert : « L’esthétique n’est-ce point une justice supérieure ! » Cela est un beau mot de tête, mais ce n’est pas une parole de cœur…

Jacques n’écoutait déjà plus. Ses doigts tournaient, fiévreux, les feuillets d’un album à fermoir d’argent : des souvenirs des musées d’Italie, reproductions de têtes giottesques, de figures vénitiennes, de fresques de Luini ou du Primatice. Mais il ne voyait pas, à cet instant, ce qu’il semblait contempler ; un pli contractait son front, d’habitude calme et sans rides.

— N’est-ce pas Gervel, dit-il tout-à-coup, lançant ses paroles à coupetées comme s’il avait hâte d’éclairer sa pensée inquiète, n’est-ce pas que Bœrne décidément avait tort de définir le public « une collection d’individus où chacun peut être une mazette, mais dont l’ensemble est raisonnable ? » Raisonnable !… Ah ! non… Qu’importe, en effet, ma façon de vivre aux gens de ce canton ? Est-il rien de moins sensé que leur maligne curiosité, que cet empressement grossier qu’ils mettent à m’épier, à me poursuivre jusqu’ici même de leur stupide charivari !…

Le comte de Vesoule faisait allusion à tout ce qu’il avait remarqué et entendu, depuis plusieurs jours déjà, à ce dont il tremblait de voir Germaine avertie, de peur de je ne sais quel ridicule. Il avait déjà entretenu Gervel de l’attitude hostile des gens du val de Burdinnale. C’étaient des sourires narquois de la part des gars et de la jeunesse en général ; mais c’étaient de la colère indignée et des renfrognements de visages de la part des honnêtes ménagères et des placides pacants. Il paraît, du reste, que le desservant de Mavesée avait, au prône, fait trembler ses ouailles à l’audition d’un virulent sermon dans lequel il stigmatisait — on savait pourquoi — les désordres de beaucoup de riches mécréants. Enfin, au crépuscule, un cortège grotesque avait rôdé, la veille même, sous les murs extérieurs du parc, pour d’ironiques sérénades au « faux ménage » du château, comme on disait dans la paroisse.

Gervel se contenta de hausser les épaules et de soupirer. Il trouvait les Maveséens absurdes ; mais il gémissait sur l’erreur en laquelle s’obstinait son disciple, et regrettait qu’il se fût acoquiné vulgairement et sans le profit d’une plus grande tranquillité d’âme.