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Cœur en détresse/5

La bibliothèque libre.
Victor-Havard (p. 135-178).

V

Jacques de Vesoule avait rêvé la paix harmonique consistant dans la quiétude d’un esprit qui ne refléterait plus que les beautés de la vie.

Puis, il avait voulu le grand épanouissement de l’amour, l’expansion exaltée de son être dans toutes les voluptés, dans la griserie infinie de sa chair.

Il n’avait jamais réalisé que de la souffrance.

Qui donc lui montrerait le chemin du bonheur ?

— Demande-le à ton âme, lui avait dit Gervel.

Il se confina dans la solitude de Mavesée rompant toutes relations. Mais il fut effrayé d’être face à face avec son âme si profondément troublée.

Et, de se contempler elle-même, sans trouver de contre-poids dans autrui, sa mortelle inquiétude s’exacerba. Car la douleur dans l’isolement s’autosuggestionne en quelque sorte jusqu’à s’intensifier au-delà de toute mesure. Le complet silence n’est reposant que pour les esprits pondérés, en lesquels existent des ferments de tranquillité.

Mais la sollicitude intelligente de Gervel avait prévu la crise par laquelle, un instant, allait passer celui qui, enfin, voulait se connaître. Et sa présence, non imposée, mais qu’habilement il savait faire désirer, neutralisa, partiellement du moins, l’action démoralisatrice d’un esseulement dangereux, afin que le fruit du recueillement ne fût pas perdu tout entier pour le comte.

Septembre revint ; ses journées douces et son soleil mellifluent, mettant au ciel des tons d’ambre, apportèrent leur baume au mal dont Jacques était rongé.

Ils erraient à l’aventure, Gervel et lui, dans le paisible « vinâve », où le feuillage déjà se polychromait et où déjà bruissaient, la soirée venue, des souffles annonciateurs de l’automne.

Des heures durant, ils se taisaient, leur imagination se plaisant à écouter les voix innombrables du silence et peuplant le site d’une multitude d’esprits, infinité de prolongements de leur âme qui s’extériorisait.

Nulle aventure ne marqua ce temps, qui embrassa toute la fin de cette année et le commencement de celle qui suivit.

Mais Jacques nota, dans un journal, les phases de sa convalescence morale. Nulle part, sinon en ces pages d’intime analyse, ne se décèle l’histoire exclusivement psychique, du comte, pendant ces mois d’été, d’arrière-saison et d’hiver.

Des passages sont décisifs pour préciser les progrès du relèvement qui allait lentement se faire dans l’esprit du châtelain de Mavesée, par suite d’un refleurissement de sa sensibilité, qu’il avait jadis tenté de tuer en lui-même, et d’un retour plein d’abandon et de simplicité vers la nature, dont volontairement il avait négligé le culte consolateur.

Fragments du journal de
Jacques de Vesoule

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13 août.

Journée brûlante, comme les dernières passées. Atmosphère de feu. Une oppression pèse sur la terre.

Sous les tilleuls, non loin de l’étang, il faisait presque respirable. Je n’ai pas quitté cette retraite ombreuse.

J’apercevais ce vieux castel, où je suis resté seul parmi les images de mes ancêtres. Le soleil mettait sur la mateur désolée des vitres, l’or fulgurant de ses glaives. Il me semblait que cet éclat insolent qui allumait toute cette vétusté, était risible et triste, comme l’amour dont parfois refleurit le cœur des vieillards.

Puis les verrières s’éteignirent, une à une ; les tourelles s’auréolèrent faiblement ; puis encore, les pointes seules restèrent un peu vivantes d’une lueur vacillante ; et c’étaient comme des cierges pauvreteux veillant un mort.

Quand l’homme se penche sur sa douleur, c’est comme s’il veillait, lui aussi, un mort : son cœur tout meurtri, son âme sans énergie.

Hélas ! mon âme… Elle récèle tant de rêves déçus, tant d’espoirs trompés, tant d’efforts perdus : reliques appendues en ses mystérieux recoins, redisant ses précédents avatars, tels des portraits de famille perpétuant dans le manoir la présence des aïeux…

18 août.

Toujours la canicule torride… Ce rond-point près de l’étang est décidément l’endroit où l’on échappe le plus sûrement aux morsures d’Ignivome…

Une fraîcheur montait des roseaux au milieu desquels l’eau doucement vient mourir. Le clapotis s’atténuait infiniment, de l’onde où les nuées céruléennes s’étaient comme délayées, de l’onde qu’on aurait dit pâmée sous les chauds baisers de flamme de Midi vainqueur…

Les arbres du bord de ce petit lac paisible se reflétaient en prolongements dans son miroir, dans lequel leurs teintes pâlies allaient s’indécisant et c’étaient, au fond, sous l’argenture atténuée que mettait le soleil, comme une floraison de vagues actinies. Des ajoncs aussi et des fleurettes simples, avec des gestes jolis, à l’envi s’y miraient. Presque joyeux béaient à la lumière quelques calices blancs de nénuphars, effeuillement, semblait-il, de la couronne d’une Ophélie…

Deux cygnes, lentement, sur la plaine d’azur et d’or évoluaient : friselis d’hermine, dont à peine était muée la tranquillité en laquelle l’eau se figeait ; lueur lunaire apaisante, tamisée à travers l’éclat d’un brasier…

Or (est-ce mirage ou songe simplement ?) voilà que, soudain, sur la moire à peine ridée, se profila une jeune femme vêtue de noir, qui ne me parut pas inconnue, bien que je n’eusse pu la nommer. Ses grands yeux verts se voilaient de larmes qui lentement tombaient. Elle glissait silencieusement au ras de l’eau ; et j’eus l’impression qu’elle me faisait signe et me saluait familièrement…

Mais bientôt comme sous l’impulsion de je ne sais quelle cause minime, mon esprit s’était ressaisi, je constatai que ma pensée s’était, en le nonchaloir de la contemplation, attardée aux tristes souvenirs qui me hantent, aux douloureux soucis qui m’obsèdent. Et c’était mon âme, cette jeune femme drapée comme une élégie ; c’était mon âme extériorisée en cet instant et devenue perceptible, s’étant personnalisée dans le paysage.

23 août.

Gervel affirme qu’il est heureux…

Voilà que son corps est vieux déjà ; mais son cœur est encore plein d’une ardeur juvénile et dispense d’inépuisables tendresses à l’amante qu’il s’est choisie.

Maîtresse sans volupté, la sienne, et par qui moururent tous ceux qui s’éprirent d’elle ! Car c’est à l’Humanité que vont les adorations de Gervel.

Mais ceux qu’elle attira ne jouirent jamais qu’en le don sans retour d’eux-mêmes…

C’est, peut-être, là le seul grand amour, ainsi fait d’abnégation, de renoncement…

31 août.

Mon âme me semble moins isolée que jadis, depuis qu’est mort en moi l’orgueil stérile, qui m’empêchait de communier avec la vie. Il me semble qu’à présent, je sens palpiter la nature autour de moi et que je perçois les battements du cœur de l’Humanité.

Ces deux impressions qui me furent toujours inconnues jusqu’ici, m’ont sauvé de la détresse de moi-même.

Mon refuge à moi vaut bien celui que prône Méphistophélès, quand il recommande « pour échapper à ce qui est, de se lancer dans les vagues régions des images et de se réjouir au spectacle du monde qui n’est plus ».

C’est là une parole d’indifférence — d’une ironie bien infernale, du reste ! — et un conseil d’égoïsme. Il n’est de plus inutile solitude que celle qui se complaît dans les nécropoles, fussent-elles belles par-dessus tout… Comment pareille retraite ferait-elle naître des idées généreuses et solidaires ?…

Mais si la nature possède une souveraine beauté, que l’humanité, hélas ! est pitoyable !…

7 septembre.

J’ai dû peiner Gervel tantôt. Des plaies anciennes, que recouvrait comme un baume d’apaisement, s’étaient, je ne sais comment, soudain rouvertes en moi, douloureuses, énervantes. Mon imagination rétrospective avait revécu des heures à jamais abolies, et réveillé des désirs que je croyais morts. Hélas ! si vulnérable encore, mon faible cœur ! Toujours si désarmée, ma pauvre âme !

Mon compagnon exaltait en paroles vibrantes la grandeur du vrai amour, qui n’est ni dans le sortilège des passions brûlantes, ni dans les enthousiasmes de l’amitié fervente des adolescents, mais qui s’étend impersonnellement à une infinie fraternité élective, à l’humanité tout entière.

Je me suis emporté à entendre ces affirmations.

— La belle folie ! m’écriai-je. Que pouvez-vous, philosophes impuissants, pour la multitude de vos semblables ? La leurrer éternellement par de fallacieuses promesses, hypnotiser par des discours ses souffrances ? Qui peut se vanter de faire le bonheur même d’une seule créature ? De quelles ailes, ô incorrigible rêveur, couvrirez-vous l’universalité de vos frères ? Nous sommes, hélas ! incurablement débiles. Ceux-là seuls ont compris le sens rationnel de la vie, qui se sont enfermés dans un strict égoïsme, au lieu de follement s’essorer vers un altruisme chimérique…

J’ai vu s’assombrir le regard de Gervel — Gervel est un peu le médecin de mon âme — je sens maintenant combien cet instant de vivacité fut regrettable, et combien fausses sont les théories que je formulais ainsi.

Quelles que soient les bornes que la destinée met à notre possibilité d’action bienfaisante, quelque étroit que soit le cercle dans lequel elle nous enferme, quelque insatiable, enfin, que soit notre désir d’amour salutaire, nous n’en devons pas moins tendre à réaliser du bonheur auprès de quelques créatures.

Qu’importe le nombre de ceux qu’atteindront les effets de notre sympathie active ? Le mobile seul qui la guide fait sa valeur.

16 septembre.

Je suis resté seul au château, ce soir. N’y suis-je pas toujours, comme si j’y étais seul ? Il est vrai que Gervel m’y frôle souvent de sa présence presque toujours silencieuse, presque trop discrète…

Mais lui aussi, tantôt, s’en est allé dans la même direction que mes serviteurs dont la bande joyeuse courait vers la kermesse.

Là-bas, au village, elle chante et grince et rit, la kermesse, dans un essaimement désordonné de violentes et plates réjouissances…

Sans doute, il va, apôtre ardent, pour semer en toute cette orgie des paroles de paix, et pour — oh ! le héros — préserver de la fraîcheur dangereuse de la nuit quelque ivrogne chu au bord du chemin…

Il est conséquent à ses principes : l’intention seule de l’Amour en fait la valeur, dit-il.

Oui, mais la foi dans son intention suffit-elle à créer le bonheur ? Hélas ! que de doutes encore et que d’hésitations ! Et comme mon âme a peur d’être bonne !…

17 septembre.

J’ai plaisanté mon vieil ami, sur sa sortie tardive d’hier. Cela lui a fourni l’occasion de développer son thème favori ; et de son cœur fervent ont jailli les paroles accoutumées, exaltant l’universelle Bonté.

— Combien d’hommes peuvent réaliser la bonté entière ? lui ai-je dit. Le dévouement qui se fait serviteur ou proviseur ou infirmier, l’abandon de soi-même jusqu’à l’humiliation acceptée, l’abnégation jusqu’au sacrifice, est-ce assez si leur âme néanmoins, n’est pas exempte de mépris, de rancune, de misère ou seulement de petitesse ?

— Ceux qui pleurent et qui gémissent, m’a-t-il répondu, ne scrutent pas les sentiments auxquels obéit la main qui les secourt. D’ailleurs il dépend de nous que nous soyons purs de haine, même au fond de nos âmes, si nous avons soin de n’arrêter nos regards que sur ce qu’il y a de beau dans l’homme, si nous ne regardons jamais que de profil ceux qui sont borgnes…

24 septembre.

Il a plu la journée durant. Une pluie lourde, énervante. Des heures, je suis resté le front collé aux vitres amaties ; et les souvenirs se sont abattus sur moi, déchirants, obsesseurs…

J’ai revu la pauvre Germaine, l’amoureuse au cœur simple que méconnut mon désir inquiet. Son ombre m’a paru douce et apaisante.

Et j’ai revu, grimaçantes, toutes celles par qui me fut enseignée la vanité des voluptés sexuelles…

L’horreur a rempli mes sens à leur aspect fantomatique…

Puis une image a traversé mon songe, inattendue et solennelle : celle de ma pieuse mère, dont la mort à peine m’a ému jadis, comme sa vie à peine m’avait intéressé.

Pourquoi cette récurrence d’un sentiment presque pas éprouvé jadis ? Car j’ai senti que mon cœur, un instant, s’échauffait comme d’une ardente affection ; et une mélancolie m’en est restée, presque bonne, étrangement calmante…

28 septembre.

Nous avons, Gervel et moi, détaché la barquette qui, depuis des mois, dormait amarrée au bord de l’étang. Quelques coups de rames nous ont menés près du médiocre jet d’eau dont se fleurissent, au milieu du plissé liquide, des roseaux métalliques.

Au fond de la nacelle, j’ai retrouvé un petit mouchoir oublié par elle, par Germaine. Oui, elle aimait le bercement de cette onde paisible. Annette tenait les avirons. Elles étaient belles toutes deux : l’une, pâle anémone que déjà décolorait l’automne ; l’autre, rose éclatante de pleine terre, qu’éclairait le printemps. Germaine a déjà abordé au havre d’éternel repos. Annette, sans doute, pleure…

Mon compagnon a lu ma pensée dans mes yeux.

— Ne ferez-vous rien pour soulager les alarmes d’Annette ? m’a-t-il dit.

— Que puis-je pour elle ? ai-je répondu fort troublé.

— Être bon, prononça-t-il, être bon, réparer…

Nous nous sommes tus, alors.

Ah ! ce calme de l’eau ! Ah ! ce calme… un peu de ce calme pour mon âme angoissée !…

29 septembre, matin.

La nuit, un horrible cauchemar m’a assailli et m’a tenu longtemps le cœur serré comme dans un étau. Annette était morte, morte de désespoir et de misère, tombée devant la grille du parc. Une foule de femmes entouraient ses restes, que le trépas avait faits hideux. Elles étaient toutes là, celles que j’ai jadis possédées, ne fût-ce qu’en de furtives et passagères rencontres. Et toutes étaient comme des furies tendant vers moi leurs mains menaçantes. Vainement je me débattais pour leur échapper. Déjà leurs gestes frôlaient ma figure crispée d’effroi…

Combien de temps dura cette torture ? Je ne sais ; l’insomnie, qui la suivit, me mit en face de mes pensées.

Être bon, a dit Gervel ; être juste, plutôt ! Car j’ai follement contracté une dette, lourde mais sacrée, une dette de protection et d’affection…

29 septembre, soir.

J’ai retrouvé un peu de calme. Gervel est allé au village porter, de ma part, chez les Bage, avec un secours pécuniaire, l’assurance que des dispositions seront prises en faveur de l’enfant qui naîtra de ma faute.

Je me sens le cœur plus léger, comme d’un pardon obtenu. Gervel est mon bon génie…

4 octobre.

Je pensais tantôt à ceci : les zélateurs de la charité chrétienne, les rêveurs de réformes sociales, les sacerdotes d’un altruisme plus ou moins large, tous ont singulièrement rapetissé le véritable concept de la Bonté.

Ils ont souvent restreint celle-ci aux œuvres de miséricorde, n’apercevant qu’une des faces d’un sentiment dont le domaine est infini.

Or, qui ne l’élabore pour sa part, ce sentiment ? Une part minime, peut-être ; mais qui ne l’élabore ?

Je ne sais si quelqu’un est sans bonté tout-à-fait ? Il y a tant d’actes qui seraient héroïques, s’ils n’étaient instinctifs ou inconscients !

Mais être bon intégralement et l’être jusqu’au fond de son esprit et de son cœur, au point d’en ressentir du bonheur : qui le sera ?

Heureux les instinctifs, qui, sans préméditation et sans choix, s’abandonnent aux courants de la Vie, ne connaissant nulles entraves, obéissant à la nature, accomplissant le rôle social que celle-ci leur a dévolu, en réalisant leur propre sensibilité, leurs désirs, leur volonté, leur égoïsme en un mot !…

Ah ! toutes les tortures de la pensée !…

9 octobre.

J’ai revu, encore une fois, en songe, cette nuit, la bonne figure un peu triste de ma mère. Il me semble qu’elle me manque maintenant, ma mère, que j’ai si peu aimée, que j’ai si mal connue…

Pourquoi cette douce image s’évoque-t-elle, à présent, si souvent pour moi ? Est-ce parce que je me sens entouré de vide, depuis que ma réflexion s’est appesantie sur moi-même ?

Aimer ! soupirai-je. Ai-je jamais su aimer, moi ?

Je me disais tantôt que les sources des sentiments tendres avaient dû être longtemps comme desséchées, comme taries en moi. Je n’étais qu’un esthète au cœur froid !

Je n’ai su ce que sont ni l’amour, ni l’amitié. Ma passion pour Germaine fut cérébrale et sensuelle, mais n’impliqua aucune tendresse. Gervel, lui, satisfit surtout le besoin d’assistance qui est en moi ; et sa présence me donna je ne sais quelle impression de quiétude, dont le charme difficile à définir, est cependant profond.

Étais-je égoïste !…

10 octobre.

Oui, par mon égoïsme tout amour fut tué en moi, avant même qu’il eût fleuri. Ce matin, tandis que, assis à ma table de travail dans ma bibliothèque, presque transi, je voulais lire, sans y parvenir, c’est Suzanne Barty qui est venue hanter ma songerie. Elle aussi ! Cette fleur du printemps parmi toute cette brume d’automne !

J’ai senti que son souvenir vaguait encore parmi les pensées qui m’assaillent comme d’obsédantes émanations du passé.

Je l’ai revue en sa beauté que l’éloignement semble hiératiser pour mon évocation. Elle m’apparaît, un peu nimbée de sévérité, telle qu’elle fut le jour où, si douce, elle m’éloignait d’elle pour toujours. Pour toujours !… Hélas ! elle était bonne et délicate. Elle aurait, peut-être, consenti à mettre sa main dans la mienne, et ses doigts de fée m’auraient, peut-être, conduit hors de ma vie dévoyée, vers un peu de lumière, vers un peu de bonheur…

Mes basses instinctivités seules se sont trahies à ses yeux Si elle avait pu croire que son amour eût pu m’arracher à moi-même, qui sait ? Mais elle n’a rien connu, que mon désir brutal…

15 octobre.

Je me demande parfois si je ne m’attache pas à résoudre un problème insoluble, à voir le cortège d’inquiétudes cruelles qui accompagne toute tentative de réaliser du bien.

N’est-ce pas un désir ambitieux, celui auquel ma vie présente a consenti ? Ne passé-je point à côté d’un peu de repos que me donnerait une existence simple, sans souci de fraternité humaine ?

Chaque jour, ma sensibilité s’accroît ; mais, hélas ! c’est pour que je souffre davantage des affreuses meurtrissures, dont ma jeunesse a laissé les empreintes en moi…

16 octobre.

« Votre impatience sert mal vos desseins — m’a dit Gervel — et vous n’appelez pas assez souvent, à côté de la pitié, qui commence de fleurir en vous, la raison, qui, seule, vivifiera vos bonnes intentions.

Il y a deux choses importantes que vous oubliez, à savoir qu’on ne refait pas facilement son âme, et que rien n’est plus décevant que le spectacle de l’humanité.

On croit l’avoir modelée, son âme, à l’image de celle qu’on rêve d’avoir ; on l’a trouvée malléable, et l’on croit pouvoir déjà s’enorgueillir ; mais à peine la pression a-t-elle cessé que des déformations déjà se manifestent ; les empreintes qu’on se figurait définitives s’effacent, et bien des fois il faudra recommencer le lent pétrissage…

Une grande douleur de l’homme généreux qui poursuit un rêve humanitaire, c’est d’apercevoir l’envers de la société si différente, malgré une prétentieuse civilisation, de celle éclose en son imagination. Oh ! le perpétuel blasphème de la Justice !

Mais une angoisse plus grande encore saisit celui qui, nourrissant des sentiments de miséricorde pour tant de souffrances imméritées, n’est point compris des êtres auxquels il se dévoue. La foule, dans les bourgades de la Judée, jetait des pierres aux disciples de Jésus-Christ. L’humanité est une maîtresse terrible, qui bafoua toujours ses amants, avant de les crucifier ou de les brûler. Il faut la chérir pour ses caprices mêmes et ses imperfections, et ne chercher le bonheur que dans l’étanchement illusoire d’une perpétuelle soif de Vérité et de Bonté. »

30 octobre.

Nous sommes allés, une fois encore, au bois, où, épuisés des sèves que le printemps avait mises en eux, les rameaux agonisent.

Le vent découronne les arbres de leurs dernières feuilles, frileuses attardées qui s’en vont rejoindre leurs sœurs et baiser la mousse roussie.

Le ruisseau court, plus furtif, sur les jaunes et rouges jonchées.

Les chênes et les hêtres dépouillés, en leur raideur grise, gesticulent comme pour de vagues adieux, et leur nudité crée d’inusitées perspectives sur le ciel bas, ouaté de brumes.

La nature semble prête déjà pour la mort de l’hiver qui s’avance…

Nous sommes rentrés tôt. Le froid brouillard qui d’abord planait au-dessus de la forêt, s’est abattu tout-à-coup avec une incroyable rapidité jusque sur nos membres, au point que nous avions l’air de nous mouvoir au fond d’une mer.

Pourtant toute cette tristesse des choses m’attire singulièrement. Longtemps je suis resté à la fenêtre, le regard perdu. À travers les vitres pleurantes, le parc aussi avait un aspect sous-marin.

Et, dans ce décor, mon rêve mettait des ombres.

Pour mon imagination se précisèrent alors des monstres qui n’étaient que les Désirs insensés dont fut empoisonnée ma vie passée. Puis je vis clairement un fantôme qui s’avançait lentement. Je le reconnus aussitôt : c’était la jeune femme, qui, naguère, glissait au ras de l’eau. Mais, cette fois, elle était tout de gris habillée, et, bien que ses yeux fussent encore un peu fatigués des récentes larmes, ils étaient déjà séchés ; et leur regard semblait dire l’espoir, bien qu’il fût toujours chargé de mélancolie…

Oui, mon âme s’élance, à présent, vers des horizons nouveaux. Elle vibre à l’unisson avec celle de l’humanité ; elle sent le tressaillement qui naît de la palpitation de la vie dans toutes les choses…

1er novembre.

La mort purifie ceux près de qui elle passe. N’ai-je pas, depuis le départ de Germaine, appris à vivre intérieurement, à vivre dans une gravité coutumière où mon âme s’est ressaisie ?

N’ai-je pas entrevu la seule beauté qui ne soit point stérile ? Il a fallu cette secousse pour me la faire voir.

Que j’étais loin de la sagesse !…

5 novembre.

Oui, mes sens semblent être calmés. Mais, à tort j’ai cru les désirs d’amour morts en moi : ils n’étaient qu’endormis, et déjà ils recommencent de bruire autour de mon recueillement.

Des désirs d’amour, dis-je ; oui, mais ici mon intelligence et mon cœur, seuls, ont encore une activité ; et mes visions revêtent une beauté supérieure et infinie…

12 novembre.

Être bon ! me répétais-je encore, comme tous les jours, comme à chaque heure… Et j’ai vu devant moi, une montagne énorme, dont le sommet vertigineux se perdait dans les nues et près de laquelle j’étais comme un nain…

J’ai eu l’impression que jamais je ne la gravirais entièrement, que nul homme ne pourrait la gravir.

J’ai vu des milliers de mortels qui s’ensanglantaient les mains à vouloir l’escalader : ils n’étaient encore qu’à quelques mètres du sol ! Pauvres fous ! pensais-je.

Soudain, j’ai aperçu, à une hauteur médiocre, une plate-forme où s’agitaient avec des gestes de soulagement et de joie, de nombreux voyageurs. Ils avaient planté une tente de repos ; des feux s’allumaient, et l’on entendait l’hosanna qui sortait de leurs poitrines.

Parmi ceux-là, j’ai reconnu Gervel. Il paraissait radieux, et je n’ai pu m’empêcher de répéter la parole de Faust : « Celui-ci de sa main avide creuse la terre pour chercher des trésors ; mais qu’il trouve un vermisseau, et le voilà content ! »

Qu’importe qu’il ne réalise que des bagatelles, si son cœur aspire à toute la bonté et la conçoit ? Ne sommes-nous point égaux, en grandeur ou en beauté, aux fantômes que crée notre esprit ?…

28 novembre.

… Ah ! nous sommes bien impuissants ! Et comme il est commode à Gervel et aux autres de traiter de chimère tout ce que nous ne pouvons atteindre !…

Agir ?… N’est-ce pas vivre moins intensément ? Car notre imagination nous avait transportés dans l’infini de l’espace et du temps et nous avait fait voir la clarté du ciel. Mais nos membres ne se meuvent qu’en une étroite carrière, tout près de la terre…

Et pourtant l’homme qui garde pour lui, au fond de son cœur, le fruit de ses méditations, n’a rien fait pour ses frères. Il faut se lancer dans l’action. Mais comme voilà toute la hauteur de nos désirs réduite à peu de chose !…

29 novembre.

L’action ! La bonté active ! Comment, comment ? Comment aimer efficacement l’humanité, si on ne l’a jamais regardée qu’avec dégoût, avant de se concentrer en soi-même ?

— Laissez-vous guider par votre cœur, m’a dit Gervel. Une seule chose importe : aimer ! Si vous aimez, l’inspiration se pressera hors de votre âme, et vos actes, comme des rayons bienfaisants de lumière et de chaleur, feront germer du bonheur autour de vous.

9 décembre.

C’est un paysage d’hiver qui m’apparaît à travers les vitres, transparentes maintenant sous l’haleine de l’âtre allumé, mais où s’inscrivent, la nuit, de mystérieuses végétations de glace frondaison duveteuse de givre et floraison polaire de fin cristal…

Sur le parc on dirait que la mort s’est appesantie.

Les arbres ne sont plus que des spectres dont la carcasse grince sinistrement. Ils s’érigent de leur hauteur éplorée sur le gazon noirci.

Autour du château, des vents ameutés, des vents qui bleuissent et gercent les épidermes, se lamentent aux jointures des châssis, se ruent aux croisées…

Tantôt, tous les nécessiteux de Mavesée sont venus dans le parc ; et sous mes fenêtres, je les ai vus, hâves et gênés — quelques-uns rougissants — s’approcher de Gervel qui présidait à une distribution de charbon et de grossières couvertures de laine. Car j’ai voulu que nul foyer ne restât sans feu, qu’aucun lit ne fût sans la douceur des chauds tissus.

Ils sont partis, rassurés, heureux. Les regards qui se levaient sur moi, étaient des regards de paix : ceux des mères pleins de gratitude ; et ceux des hommes semblant presque fraternels.

J’ai senti la joie de bien faire…

15 décembre.

Moi aussi, un instant, je me suis contenté d’un vermisseau. Illusion momentanée, qui n’a fait qu’exaspérer mes rêves orgueilleux de bonté.

Être tout à tous : l’admirable formule ! Mais hélas ! qui nous dira les vrais besoins et tous les besoins du genre humain et comment par l’harmonie de notre faible unité personnelle avec le tout social, nos efforts de charité pourraient se muer en un peu de bonheur créé ?…

— Comment transformer notre impuissance en force agissante ? s’est récrié Gervel. Notre vie sera toujours féconde en gestes inutiles et en mélancoliques lassitudes…

26 décembre.

Comme les hommes n’ont pas su trouver de beaux gestes d’amour ! Comme la vie sociale implique peu de beauté !…

Presque toutes nos paroles charitables sonnent la banalité ou le conventionnel ; et nos bonnes actions sont presque toujours sans élégance ou même grimaçantes.

Il ne faudrait les vivre que dans les livres, à travers les si jolies précautions de langage des poètes…

1er janvier.

Encore une année chue dans le gouffre du Temps ! Parmi les événements qui la marquèrent, combien déjà se sont voilés d’imprécision et disparaîtront bientôt sous les hautes herbes de l’oubli !

Quelques-uns cependant émergent dans la nécropole de nos souvenirs, comme de riantes stèles enguirlandées ou de petites croix funéraires. Mais tout cela se silhouette confusément dans le lointain sans que nulle lueur y mette un peu de netteté, comme en un paysage crépusculaire.

Que d’efforts morts, la plupart sans avoir porté de fruits ! que d’illusions abolies ! Nous avons fait quelques pas dans le chemin de nos rêves ; et aussitôt les lassitudes ont envahi nos âmes…

Mais voilà qu’une autre année a commencé de s’écouler régulièrement, placidement, de l’éternelle clepsydre. Le calendrier neuf érige devant nous le mystère de ses douze petites colonnes énigmatiques. Cette banale notation de la presque invariable marche des mois, des jours, quel champ impénétrable d’inconnu elle recouvre ! Trompeuse monotonie, que l’inattendue destinée de demain saura corriger.

Que m’apportera-t-il, cet indevinable demain ? Que sais-je ? Comment pronostiquer ? À peine si l’on peut prévoir la succession des saisons : la tiédeur de mai et les frimas de décembre. Mais les orages du cœur, l’hiver de nos âmes et les jours de sérénité ou de tempête pour nos esprits, qui pourrait les prédire ?

Oh ! le poids de ces trois cent soixante-cinq jours, comme il apparaît lourd à porter à mon indigence morale !…

10 janvier.

C’est bientôt, m’a dit Gervel, que sera cette réalité, grave infiniment, que je serai… père. Pourquoi ai-je, depuis longtemps, voulu taire ce secret à la feuille blanche, qui, chaque soir, reçoit mes confidences ? Souvent, bien souvent, je pense à cette très prochaine conjoncture.

Je songe parfois que j’aurai à élever l’enfant auquel, comme c’est justice, je donnerai mon nom. Que je l’élèverai, oui ; car dans mon rêve, c’est un fils… dont je voudrais faire un homme. Faire un homme, un homme libre et bon : le beau motif d’activité, pour le reste de ma vie !…

18 janvier.

Il me semble que je sens une paix plus grande, depuis que je me suis ainsi en quelque sorte confessé à moi-même. Ne suis-je pas plus digne de la vie, depuis qu’à celle-ci j’ai assigné un but déterminé et louable ?…

27 janvier.

Je suis jeune encore ! Je m’imaginais naguère que je ressemble un peu à un arbre tordu par l’ouragan. Sa beauté est perdue ; et nul espoir qu’il puisse revivre, sinon tronqué et difforme. Mais que voilà un tuteur parfait, si on le sacrifie à cet usage, pour ce jeune et vigoureux chêne, que les souffles printaniers font frémir dans le vallon !

Ainsi moi, devant l’irréparable de mon existence, pourquoi rêverais-je une chimérique résurrection ? Un être nouveau va sur terre tenter l’œuvre de la vie : qu’il s’appuie sur les débris de celle que je n’ai pu édifier solidement ; qu’il s’instruise de mes malheurs et se garde de mes errements !

Telle est la loi de l’humaine félicité : le sacrifice des uns et le garant de la sécurité des autres…

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