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Cahiers personnels, Adélaïde de Brunswick/Notes sur Monsieur de Sade

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APPENDICE.
NOTES
SUR
MONSIEUR DE SADE
par L.-J. Ramon,


interne de la maison de Charenton
à l’époque de la mort du marquis.


NOTES SUR M. DE SADE

Entré à la maison royale de Charenton le 11 novembre 1814, je n’ai eu aucun rapport ni aucun entretien avec le marquis de Sade, qui a succombé le 2 décembre suivant à une maladie que je n’ai pu étudier que pendant quelques heures et qui ne m’a laissé d’autre impression que celle d’un engouement pulmonaire accompagné peut-être d’épanchement séreux dans la poitrine, avec respiration difficile et sifflante, comme il arrive dans les accès d’asthme.

Je ne connaissais M. de Sade que parce que l’on me l’avait signalé. Je le rencontrais fréquemment se promenant seul, d’un pas lourd et traînant, mis d’une manière fort négligée, dam le corridor avoisinant l’appartement qu’il habitait ; je ne l’ai jamais surpris causant avec personne. Passant à côté de lui, je le saluais, et il répondait à mon salut avec cette politesse froide qui éloigne toute idée d’entrer en conversation.

M. de Sade était pour moi un des personnages curieux de l’époque de la dernière moitié du dix-huitième siècle ; curieux par ce que j’en avais entendu dire, car je n’avais pas encore lu ses livres, quoique je les connusse, fort imparfaitement il est vrai, par tradition. Mais certes, je dois le dire, rien ne pouvait me faire soupçonner en lui l’auteur de Justine et de Juliette ; il ne produisait en moi d’autre effet que celui d’un vieux gentilhomme altier et morose.

Le Ier décembre 1814, l’état de M. de Sade s’aggravant, on le transporta dans un autre appartement composé de deux pièces, où il fut confié à la garde d’un domestique.

Dans l’après-midi, un de ses fils vint le voir. C’était un homme d’un âge au moins mûr, ayant servi, pendant l’émigration, en Russie, soit dans l’armée de terre, soit (ce que je crois) dans la marine[1]. Ce monsieur me pria de veiller son père (ce à quoi mes fonctions de premier élève ne m’obligeaient en aucune manière). Je pris donc ce service à la fin du jour. Mes fonctions se bornèrent à lui faire prendre quelques gorgées de tisane et d’une potion qui avait été prescrite. La respiration, qui était bruyante et laborieuse, s’embarrassa de plus en plus. Vers le milieu de la nuit, et peu de temps après avoir fait boire M. de Sade, n’entendant plus aucun bruit, et surpris de ce calme, j’approchai de son lit et je pus constater qu’il était mort.

Avant de prendre mon service, j’avais rencontré, sortant de chez M. de Sade qu’il visitait d’ailleurs depuis plusieurs jours, l’abbé Geoffroy, aumônier de la maison de Charenton, ecclésiastique éclairé qui avait été secrétaire de l’archevêque de Paris à la révolution de 1789. Cet excellent homme me parut, sinon édifié, mais au moins satisfait de sa visite, et il me dit que le moribond lui avait donné rendez-vous pour le lendemain matin.

C’était chose connue à la maison de Charenton que tous ceux qui y mouraient étaient soumis à l’autopsie, et comme premier élève interne j’étais chargé de cette opération. J’avoue que l’examen du crâne et du cerveau de de Sade me paraissait d’un grand intérêt. Mais voici ce qui se passa : M. de Sade fils, qui m’avait prié de garder son père, vint avec instance demander à M. le directeur une exception à la règle, c’est-à-dire que le corps de son père fut inhumé sans examen ni dissection.

Le cadavre de de Sade, qui est peut-être le seul que je n’aie point ouvert de fin 1814 à 1817 inclus, fut enterré dans le cimetière de la maison de Charenton, à l’extrémité orientale droite, presque au bord du Saut-de-Loup séparant le cimetière du bois de Vincennes ; la fosse fut recouverte d’une pierre sur laquelle aucun nom ne fut gravé et qui n’eut d’autre ornement qu’une simple croix.

Quelques années après — je ne pourrais assigner l’époque — un bouleversement ayant dû être opéré dans le cimetière, et la fosse de de Sade se trouvant comprise parmi celles qui entraînaient exhumation, je ne manquai pas d’assister à l’opération, et je me fis remettre le crâne de de Sade, sans qu’il puisse s’élever aucun doute sur l’authenticité de cette relique. J’étais d’ailleurs accompagné de personnes qui connaissaient aussi bien de Sade et le lieu de sa sépulture que moi.

Je me disposais à préparer ce crâne, quand je reçus la visite d’un ami, Spurzheim, célèbre phrénologiste, disciple de Gall. Je dus céder à ses instances et lui laisser emporter le crâne, qu’il me promit de me rendre avec plusieurs exemplaires du moule qu’il en ferait tirer. Mon ami Spurzheim a été faire des cours en Angleterre et en Allemagne ; il est mort au bout de peu de temps, et jamais je n’ai revu le crâne[2].

Le crâne de de Sade n’a cependant pas été en ma possession pendant plusieurs jours sans que je l’aie étudié au point de vue de la phrénologie dont je m’occupais beaucoup à cette époque, ainsi que du magnétisme. Que résulta-t-il pour moi de cet examen ?

Beau développement de la voûte du crâne (théosophie, bienveillance) ; point de saillies exagérées dans les régions temporales (point de férocité) ; point de saillies exagérées derrière et au-dessus des oreilles (point de combativité — organes si développés dans le crâne de du Guesclin) ; cervelet de dimension modérées, point de distance exagérée d’une apophyse mastoïde à l’autre (point d’excès dans l’amour physique).

En un mot, si rien ne me faisait deviner dans de Sade se promenant gravement, et je dirai presque, patriarcalement, l’auteur de Justine et de Juliette, l’inspection de sa tête me l’eût fait absoudre de l’inculpation de pareilles œuvres ; son crâne était en tous points semblable à celui d’un père de l’Église.

*

Je n’ai dit dans ce qui précède que ce que j’ai vu ou observé relativement au marquis de Sade. Ce qui suit n’est que le résumé de ce que j’ai pu recueillir dans ce qui se disait à la maison de Charenton, où de Sade, personnage célèbre, était certainement aussi personnage fort important et très influent dans l’établissement.

De Sade, prisonnier à la Bastille, avait pu avoir, je ne sais comment, peu de temps avant le 14 juillet 1789, connaissance de ce qui se préparait. Il s’était fait un des harangueurs du peuple, par la meurtrière ou la fenêtre de son cachot donnant sur les fossés ; il se servait pour cela d’un tuyau de poêle dont il faisait usage comme d’un porte-voix.

Mis en liberté, il fut quelques années après regardé comme suspect, en sa qualité de noble, par les rigides républicains de la section des Piques. Il est à croire que, connu déjà à cette époque par ses œuvres, le bénéfice des circonstances atténuantes lui fut attribué, car, plus heureux que la plupart de ceux qu’on arrêtait à cette abominable époque, il ne fut point envoyé à l’expéditif tribunal révolutionnaire.

Remis en liberté, il remplit encore des fonctions administratives dans sa section, et peut-être même à la commune de Paris, car on m’a dit que ce fut à la suite d’un rapport auquel il avait pris une grande part que les pauvres malades des hôpitaux eurent chacun un lit et ne furent plus couchés deux ou trois ensemble, comme cela avait lieu depuis longtemps[3].

Voici encore ce qui se disait :

Après le Directoire, à l’établissement du Consulat, le premier consul, voyant je ne sais sur quelle pièce (je ne dis que ce qui m’a été dit) le nom de Sade, témoigna la plus vive indignation de ce que cet homme n’eût point été séquestré. Il ordonna la réclusion de de Sade dans les prisons de Bicêtre, fermées en 1790, je crois, à l’époque de la suppression des ordres religieux. Ce ne fut, m’a-t-on dit ; qu’après beaucoup de démarches et de sollicitations qu’on obtint pour lui, et comme une très grande faveur, qu’il fût transféré à la maison de Charenton, qu’il ne quitta plus.

À cette époque, les aliénés n’étaient l’objet d’aucun soin. Seule, la plus profonde ignorance sur leur maladie pouvait, sinon justifier, au moins expliquer l’indifférence, pour ne pas dire plus, à laquelle, au mépris de tout respect pour l’humanité, ces malheureux étaient livrés.

Bicêtre et la Salpêtrière furent alors ouverts comme asiles d’aliénés, le premier aux hommes, la seconde aux femmes ; c’était, je crois, en 1794 ou 1795. Les soins de ces pauvres malades furent confiés au vénérable et illustre Pinel, qui devint alors pour les fous un véritable Vincent de Paul et fit, de l’aliénation mentale, une médecine, je dirais presque à part de la médecine en général.

Mais ces deux maisons furent bientôt insuffisantes ; restaient encore les fous des Petites-Maisons et ceux de l’Hôtel-Dieu. On avait, il est vrai, établi pour ceux-ci une salle commune, mais où rien de convenable n’avait été organisé, salle dont je puis parler, puisque je l’ai vue dans ma jeunesse. M. de Coulmiers, ancien supérieur des Prémontrés et ex-membre de l’Assemblée Constituante, homme influent par son esprit et par ses hautes relations, ayant obtenu que la maison de Charenton, dirigée autrefois par les religieux de la Charité de Paris, fût mise à sa disposition pour être érigée en établissement d’aliénés, eut bientôt à recevoir ceux qui restaient encore à l’Hôtel-Dieu et dans l’hospice dit des Petites-Maisons.

Instituée d’abord comme succursale de Bicêtre et de la Salpêtrière, la maison de Charenton ne tarda pas à prendre une destination nouvelle. Des pensionnaires bourgeois y furent admis ; les militaires et les marins en activité de service, ainsi que les invalides frappés d’aliénation y furent envoyés. Un service administratif et un service médical comportant un nombreux personnel furent organisés. M. de Coulmiers régna despotiquement sur le tout, mais ce despotisme n’avait rien d’austère ni de dur, et, on peut le dire, M. de Coulmiers était chéri de tous ses administrés, employés et pensionnaires. C’était, en un mot, un gouvernement paternel, mais un peu relâché. Des réunions, des bals, des concerts, des représentations théâtrales furent organisés. C’est dans cet état de choses que de Sade devint un personnage important dans la maison de Charenton ; réunions, fêtes, bals, spectacles, tout était organisé par lui. Il choisissait les pièces, parmi lesquelles quelques-unes étaient de sa composition, assignait les rôles, présidait et dirigeait les répétitions.

Tout se passa ainsi pendant plusieurs années, durant lesquelles, il faut bien le dire, certains esprits moroses trouvant que, pour sa destination, la maison de Charenton était conduite avec un peu de légèreté, adressaient de temps en temps des rapports au ministre de l’Intérieur ; mais ces mémoires ou rapports n’arrivaient jamais à leur destination.

En 1812 ou 1813, il arriva qu’un officier de cavalerie, dont je ne saurais désigner le régiment, ayant été envoyé à l’école d’Alfort pour étudier l’hippiatrique, s’était lié avec un homme remplissant des fonctions honorables dans la maison de Charenton depuis son organisation. Un projet de bouleversement de cette maison fut ourdi par les deux hommes. Le premier, qui avait toute liberté d’accès et de parcours dans l’établissement, y observait avec sagacité, mais aussi peut-être avec un peu de malveillance, les différentes branches de l’administration : finances, économat, et tout ce qui s’y rattache, moralité, etc. Aidé de documents qui lui étaient donnés par le second, il fit bientôt un mémoire fort long et fort détaillé, lequel, n’ayant pu être soustrait en route, fut mis sous les yeux du ministre de l’Intérieur qui était, je crois, M. de Montalivet.

Je ne mentionne ici ce rapport que pour ce qui regarde la constitution morale de la maison de Charenton. Les mœurs y étaient fort légères et, à ce qu’il paraît, tant soit peu décolletées ; ce n’était, comme nous l’avons dit, que festins, bals, concerts, représentations scéniques, auxquels étaient invités un grand nombre d’étrangers, quelques hommes de lettres et beaucoup de célébrités théâtrales prises surtout parmi les acteurs et actrices des théâtres du boulevard. Le héros du bal était surtout le fameux Trénitz, illustration chorégraphique de l’époque, qu’on affublait de beaux habits qu’il n’était pas toujours facile de lui faire quitter sans résistance et même sans lutte.

De Sade était l’organisateur de ces fêtes et spectacles. Aussi n’est-il pas surprenant qu’au nombre des griefs imputés à l’administration de la maison de Charenton figurât la liaison du directeur et de de Sade. Ce qui se passait à la maison de Charenton était loin d’être d’accord avec l’appareil de discrétion qui doit entourer un établissement de cette sorte, et, à la Restauration qui suivit de près le mémoire ci-dessus mentionné, M. de Coulmiers fut révoqué de ses fonctions.

Pour de Sade, il redevint pensionnaire aussi obscur dans la maison qu’il l’était à la fin de 1814, quand j’eus l’occasion de le voir.

De Sade avait adopté quant aux livres que, disait-il, on lui imputait, un système de dénégation absolu. Cependant, affirmait-on, il résulta de plusieurs investigations faites par la police la découverte d’écrits ejusdem farinae que ceux dont il prétendait avoir été calomnieusement accusé d’être l’auteur.

Ce système de dénégation suivi avec tous les personnages importants qui, venant visiter la maison de Charenton étaient mis en rapport avec lui, n’eut jamais de succès. Un vénérable prince de l’Église[4], M. le cardinal de Beausset, étant venu à la maison de Charenton, fut mis en rapport avec de Sade qui le harangua, dit-on (ce que je ne crois pas) : mais ce qu’il y a de certain, c’est qu’après une longue conversation qui eut lieu, sans témoin, dans le vaste jardin de l’établissement, le cardinal, fortement ébranlé sur la culpabilité de de Sade, fut mis à même de consulter plus tard le dossier de celui-ci à la préfecture de Police et de reconnaître qu’il avait été trompé[5].

Je dois déclarer en terminant que je n’ai jamais entendu rien dire sur M. de Sade, qui jouissait d’une grande liberté de communication avec le dehors, qui pût, en aucune manière, justifier la réputation que lui avait attirée ses écrits et les faits dont on l’accusait.

J’autorise la publication de ces Notes.
L.-J. Ramon.
Décembre 1867.
  1. (Note de l’éd.)
    
  2. « Sur les indications du Dr Ramon, nous avons fait une démarche auprès de M. Dumontet, ancien prévôt de salle et préparateur des cours de Spurzheim, pour obtenir un renseignement précis au sujet du crâne de M. de Sade. M. Dumontet nous a dit qu’il pensait que Spurzheim l’avait laissé en Amérique. Ce crâne a dû être moulé, comme le dit le Dr Ramon, et ce moulage doit être dans le commerce. » (Note d’Alfred Bégis.)
  3. (Note de l’éd.)
    
  4. « Le docteur Ramon se trompe sur la qualité de M. de Beausset. Il confond le cardinal de Beausset avec M. le baron de Beausset, préfet du Palais sous Napoléon Ier. C’est auprès de ce dernier que le marquis de Sade invoquait un degré de parenté ou d’alliance. » (Note d’Alfred Bégis.)
  5. (Note de l’éd.)