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Caliste ou Lettres écrites de Lausanne/Lettre 18

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DIX-HUITIÈME LETTRE


Nous attendons votre réponse dans une jolie maison à trois quarts de lieue de Lausanne, que l’on m’a prêtée. Les étrangers qui demandaient à louer la mienne, et qui l’ont louée, étaient pressés d’y entrer. J’y ai laissé tous mes meubles, de sorte que nous n’avons eu ni fatigue ni embarras. Il serait possible que, la neige ne se fondant pas, ou se fondant tout-à-coup, nous ne pussions partir aussitôt que nous le voudrions. À présent cela m’est assez égal ; mais au moment où nous quittâmes Lausanne, j’aurais voulu avoir plus loin à aller, et des objets plus nouveaux à présenter aux yeux et à l’imagination de ma fille. Quelque tendresse qu’on ait pour une mère, il me semblait que se trouver toute seule avec elle au mois de mars pouvait paraître un peu triste. C’eût été la première fois que j’aurais vu Cécile s’ennuyer avec moi, et désirer que notre tête-à-tête fût interrompu. Je vous avoue que, redoutant cette mortification, j’avais fait tout ce que j’avais pu pour me l’épargner. Un portefeuille d’estampes que m’avait prêté M. d’Ey** ; les Mille et une Nuits, Gil Blas ; les Contes d’Hamilton et Zadig avaient pris les devants avec un piano-forté et une provision d’ouvrage. D’autres choses qui n’étaient pas dues à mes soins ont plus fait que mes soins : Milord, son parent, un malheureux chien, un pauvre nègre… Mais, je veux reprendre toute notre histoire de plus haut.

Après vous avoir écrit, je me disposai à aller dans une maison où je devais trouver tout le beau monde de Lausanne. Je conseillai à Cécile de n’y venir qu’une demi-heure après moi, quand j’aurais offert ma maison et annoncé notre départ ; mais elle me dit qu’elle était intéressée à voir l’impression que je ferais. — Vous la verrez, lui dis-je ; il n’y aura que la première surprise et les premières questions que mon arrangement vous épargnera. — Non maman, dit-elle, laissez-moi voir l’impression tout entière ; que j’en aie tout le plaisir ou tout le chagrin. À vos côtés, appuyée contre votre chaise, touchant votre bras ou seulement votre robe, je me sentirai forte de la plus puissante, comme de la plus aimable protection. Vous savez bien, maman, combien vous m’aimez, mais non pas combien je vous aime, et que vous ayant, vous, je pourrais supporter de tout perdre et renoncer à tout. Allons maman, vous êtes trop poltronne, et vous me croyez bien plus faible que je ne suis. Est-il besoin, mon amie, de vous dire que j’embrassai Cécile, que je pleurai, que je la serrai contre mon sein ; qu’en marchant dans la rue, je m’appuyai sur son bras avec encore plus de plaisir et de tendresse qu’à l’ordinaire ; qu’en entrant dans la salle, j’eus soin avant tout qu’une chaise fût placée pour elle un peu derrière la mienne. Ah ! Sans doute, vous imaginez, vous voyez tout cela ; mais voyez-vous aussi mon pauvre cousin et son ami l’anglais venir à nous d’un air inquiet, cherchant dans nos yeux l’explication de je ne sais quoi qu’ils y voient de nouveau et d’étrange ? Mon cousin surtout me regardait, regardait Cécile, semblait désirer et craindre à la fois que je ne parlasse ; et l’autre, qui voyait cette agitation, partageait son intérêt entre lui et nous, et tantôt passait machinalement le bras autour de M***, tantôt mettait la main sur son épaule, comme pour lui dire : je deviens véritablement votre ami ; si on vous apprend quelque chose de fâcheux, vous trouverez un ami dans un étranger chez qui vous n’avez vu jusqu’ici que de la sympathie, un certain rapport de caractère ou de circonstance. Moi, qui n’avais songé tout le jour à votre lettre et à ma réponse que relativement à ma fille, qui n’avais songé qu’à elle et à ses impressions, je fus si touchée de ce que je voyais de la passion de l’un de ces hommes, de la tendre compassion de l’autre, du sentiment et de l’habitude qui s’étaient établis entre eux et nous, et de l’espèce d’adieu qu’il fallait leur dire, que je me mis à pleurer. Jugez si cela les rassura, et si ma fille fut surprise !

Notre silence n’était plus supportable : l’inquiétude augmentait, mon parent pâlissait, Cécile pressait mon bras et me disait tout bas : mais, maman, qu’est-ce donc ? Qu’avez-vous ? Je suis folle, leur dis-je enfin. De quoi s’agit-il ? D’un voyage qui ne nous mène pas hors du monde, pas même au bout du monde. Le Languedoc n’est pas bien loin. Vous, monsieur, vous voyagez, je puis espérer de vous revoir ; et vous, mon cousin, vous allez du même côté que moi. Nous avons envie d’aller voir une parente fort aimable et qui m’est fort chère. Cette parente a aussi envie de nous voir ; rien ne s’y oppose, et je suis résolue à partir bientôt. Allez, mon cousin, dire à Monsieur et Madame *** que ma maison est à louer pour six mois.

Il le leur dit. L’anglais s’assit. Les tuteurs de ma fille et leurs femmes accoururent. Milord, nous voyant occupées à leur répondre, s’appuya contre la cheminée, regardant de loin. Le Bernois vint nous témoigner sa joie de ce qu’il passerait l’été plus à portée de nous qu’il ne l’aurait cru. Ensuite vinrent les étrangers, qui louèrent sur-le-champ ma maison. Il ne restait que l’embarras de nous loger en attendant votre réponse. On nous offrit un logement dans une maison de campagne que des Anglais ont quittée en automne. J’acceptai avec empressement, de sorte que tout fut arrangé, et devint public en un quart d’heure ; mais la surprise, les questions, les exclamations durèrent toute la soirée. Les plus intéressés à notre départ en parlèrent le moins. Milord se contenta de s’informer de la distance de l’habitation qu’on nous donnait, et nous assura que de longtemps la route de Lyon ne serait praticable pour des femmes ; il demanda ensuite à son parent si, au lieu de commencer par Berne, Bâle, Strasbourg, Nancy, Metz, Paris, ils ne pourraient pas commencer leur tour de France par Lyon, Marseille et Toulouse. — Vous serait-il plus aisé alors, lui dit-on, de quitter Toulouse qu’à présent de n’y pas aller ? — Je ne sais, dit Milord plus faiblement et d’un air moins signifiant que je n’aurais voulu. — Après avoir été six semaines à Paris, lui dit son parent, vous irez où vous voudrez.

Cécile me pria de l’associer à mon jeu, disant qu’elle avait son voyage dans la tête, de manière qu’elle ne jouerait rien qui vaille. Après le jeu, je demandai à M. d’Ey** qu’il nous prêtât des estampes et des livres ; mon parent m’offrit son piano-forté ; je l’acceptai : sa femme n’est pas musicienne. Le Bernois, qui a ici son carrosse et ses chevaux, me pria de les prendre pour me conduire à la campagne, et de permettre que son cocher pût savoir tous les matins d’une laitière qui vient en ville si je voulais me servir de lui pendant la journée. — Ce sera moi, dit Milord, qui, toutes les fois qu’il fera un temps passable, irai demander les ordres de ces dames et qui vous les porterai. — Cela est juste, dit son parent ; de pauvres étrangers n’ont à offrir que leur zèle. Le Bernois nous dit ensuite qu’il n’aurait pas longtemps le plaisir de nous être bon à quelque chose, puisqu’il allait à Berne pour tâcher de se faire élire du Deux-cent, ayant obtenu pour cela une prolongation de semestre. Comme son père est mort et qu’il n’a point d’oncle qui soit conseiller, on lui demanda s’il épouserait une fille à baretly. Le Deux-cents est le conseil souverain de Berne ; le baretly est le chapeau avec lequel on va en Deux-cents, et on appelle fille à baretly celle dont le père peut donner une place dans le Deux-cents à l’homme qu’elle épouse. Non assurément, dit-il ; je n’ai pas un cœur à donner en échange d’un baretly, et je ne voudrais pas recevoir sans donner. On parla des élections. On s’étonna que M. de *** eût déjà vingt-neuf ans. Il en a trente. Le Baillif parla du Sénat et des Sénateurs de Berne. — Sénat, Sénateurs, mon oncle ! s’écria le neveu ; mais pourquoi non ? On m’a dit que les Bourguemaîtres d’Amsterdam étaient quelquefois appelés consuls par leurs clients et par eux-mêmes. Et vous, mon cher oncle, ne seriez-vous point le proconsul d’Asie, résidant à Athènes ? — Mon neveu, mon neveu, dit la Baillive, qui a de l’esprit, avec ces plaisanteries-là, il vous faudrait épouser deux ou trois baretly pour être sûr de votre élection. Madame de ***, la femme de mon parent, voyant tout le monde autour de nous, s’approcha à la fin, et s’adressant à son mari : Et vous, Monsieur, puisque ces dames partent, vous pourrez enfin vous résoudre à partir ; vous cesserez d’avoir tous les jours des lettres à écrire, des prétextes à imaginer. Il y a huit jours, a-t-elle ajouté en affectant de rire, que ses malles sont attachées sur sa voiture. Tout le monde se taisait. — Mais tout de bon, Monsieur, reprit-elle, quand partirez-vous ? — Demain, Madame, ou ce soir, dit-il en pâlissant. Et, courant vers la porte, après avoir serré la main à son ami, il sortit de la salle et de la maison. En effet, il partit cette nuit même, éclairé par la lune et la neige.

Le lendemain, qui était lundi, et le surlendemain, je fus en affaire, et ne voulus voir personne ; et mercredi dernier, à midi, nous étions en carrosse, Cécile, Fanchon, Philax et moi, sur le chemin de Renens. On avait bien donné l’ordre d’ouvrir notre appartement, de faire du feu dans la salle à manger, et nous comptions faire notre dîner d’une soupe au lait et de quelques œufs ; mais, en approchant de la maison, nous fûmes surprises de voir du mouvement, un air de vie, toutes les fenêtres ouvertes, de grands feux dans toutes les chambres qui le disputaient au soleil pour sécher et réchauffer l’air et les meubles. Arrivées à la porte, Milord et son parent nous aidèrent à descendre de carrosse, et portèrent dans la maison les boîtes et les paquets. La table était mise, le piano-forté accordé, un air favori ouvert sur le pupitre ; un coussin pour le chien auprès du feu, des fleurs dans des vases sur la cheminée : rien ne pouvait être plus galant ni mieux entendu. On nous servit le meilleur dîner ; nous bûmes du punch ; on nous laissa des provisions, un pâté, des citrons, du rhum, et on nous supplia de permettre qu’on vînt une fois ou deux chaque semaine dîner avec nous. — Quant à prendre le thé, Madame, dit Milord, je n’en demande pas la permission, vous ne refuseriez cela à personne. À cinq heures, on leur amena des chevaux, ils les laissèrent à leurs domestiques, et comme le temps était beau, quoique très froid, nous les reconduisîmes jusqu’au grand chemin. Au moment où ils allaient nous quitter, voilà un beau chien danois qui vient à nous rasant de son museau la terre couverte de neige, c’était un dernier effort, un monceau de neige l’arrête ; il cherche d’un air inquiet, chancelle, et vient tomber aux pieds de Cécile. Elle se baisse. Milord s’écrie et veut la retenir ; mais Cécile, lui soutenant que ce n’est pas un chien enragé, mais un chien qui a perdu son maître, un pauvre chien à moitié mort de fatigue, de faim et de froid, s’obstine à le caresser. Les laquais sont envoyés à la maison pour chercher du lait, du pain, tout ce qu’on pourra trouver. On apporte ; le chien boit et mange, et lèche les mains de sa bienfaitrice. Cécile pleurait de plaisir et de pitié. Attentive, en le ramenant avec elle, à mesurer ses pas sur ceux de l’animal fatigué, à peine regarde-t-elle son amant qui s’éloigne ; toute la soirée fut employée à réchauffer, à consoler cet hôte nouveau, à lui chercher un nom, à faire des conjectures sur ses malheurs, à prévenir le chagrin et la jalousie de Philax. En se couchant, ma fille lui fit un lit de tous les habits qu’elle ôtait, et cet infortuné est devenu le plus heureux chien de la terre. Au lieu de raisonner, au lieu de moraliser, donnez à aimer à quelqu’un qui aime ; si aimer fait son danger, aimer sera sa sauvegarde ; si aimer fait son malheur, aimer sera sa consolation : pour qui sait aimer, c’est la seule occupation, la seule distraction, le seul plaisir de la vie.

Voilà le mercredi passé, nous voilà établies dans notre retraite, et Cécile n’a pas l’air de pouvoir s’y ennuyer ; elle n’a pas eu recours encore à la moitié de ses ressources : les livres, l’ouvrage, les estampes sont restés dans un tiroir.

Le jeudi vient, les fleurs, le chien, le piano, suffisent à sa matinée. L’après-dîner, elle va voir le fermier qui occupe une partie de la maison ; elle caresse ses enfants, cause avec sa femme ; elle voit porter du lait hors de la cuisine, et elle apprend que c’est à un malade qu’on le porte, à un nègre mourant de consomption, que des Anglais, dont il était le domestique, ont laissé dans cette maison. Ils l’ont beaucoup recommandé au fermier et à la fermière, et ont laissé à un banquier de Lausanne l’ordre de leur payer toutes les semaines, tant qu’il sera en vie, une pension plus que suffisante pour les mettre en état de le bien soigner. Cécile vint me trouver avec cette information, et me supplia d’aller avec elle auprès du nègre, de lui parler anglais, de savoir de lui si nous ne pouvions rien lui donner qui lui fût agréable. — On m’a dit, maman, qu’il ne savait pas le français ; qui sait, dit-elle, si ces gens, malgré toute leur bonne volonté, devinent ses besoins ? Nous y allâmes. Cécile lui dit les premiers mots d’anglais qu’elle eût jamais prononcés : ce que l’amour avait fait acquérir, l’humanité en fit usage. Il parut les entendre avec quelque plaisir. Il ne souffrait pas, mais il avait à peine quelque reste de vie. Doux, patient, tranquille, il ne paraissait pas qu’il souhaitât ou regrettât rien : il était jeune cependant. Cécile et Fanchon ne l’ont presque pas quitté. Nous lui donnions tantôt un peu de vin, tantôt un peu de soupe. J’étais assise auprès de lui avec ma fille, dimanche matin, quand il expira. Nous restâmes longtemps sans changer de place.

— C’est donc ainsi qu’on finit, maman, dit Cécile, et que ce qui sent, et parle, et se remue, cesse de sentir, d’entendre, de pouvoir se remuer ? Quel étrange sort ! Naître en Guinée, être vendu par ses parents, cultiver du sucre à la Jamaïque, servir des Anglais à Londres, mourir près de Lausanne ! Nous avons répandu quelque douceur sur ses derniers jours. Je ne suis, maman, ni riche ni habile, je ne ferai jamais beaucoup de bien ; mais puissé-je faire un peu de bien partout où le sort me conduira, assez seulement pour que moi et les autres puissions croire que c’est un bien plutôt qu’un mal que j’y sois venue ! Ce pauvre nègre ! Mais pourquoi dire : ce pauvre nègre ? Mourir dans son pays ou ailleurs, avoir vécu longtemps ou peu de temps, avoir eu un peu plus ou un peu moins de peine ou de plaisir, il vient un moment où cela est bien égal : le roi de France sera un jour comme ce nègre : — Et moi aussi, interrompis-je, et toi… et Milord. — Oui, dit-elle, c’est vrai ; mais sortons à présent d’ici. Je vois Fanchon qui revient de l’église, je le lui dirai. Elle alla à la rencontre de Fanchon, et l’embrassa, et pleura, et revint caresser ses chiens en pleurant. On enterre aujourd’hui le nègre. Nous avons vu dans cette occasion la mort toute seule, sans rien de plus : rien d’effrayant, rien de solennel, rien de pathétique. Point de parents, point de deuil, point de regrets feints ou sincères : aussi ma fille n’a-t-elle reçu aucune impression lugubre. Elle est retournée auprès du corps deux ou trois fois tous les jours ; elle a obtenu qu’on le laissât couvert et dans son lit sans le toucher, et que l’on continuât à chauffer la chambre. Elle y a lu et travaillé, et il m’a fallu être aussi raisonnable qu’elle. Ah ! Que je suis contente de voir qu’elle n’a pas cette sensibilité qui fait qu’on fuit les morts, les mourants, les malheureux ! Au reste, je ne lui vois pas non plus l’activité qui les cherche, et j’avoue que j’en suis bien aise aussi. Je ne l’aimerais que chez une Madeleine pénitente : les Madeleines pécheresses, elles-mêmes, ne devraient faire du bien qu’à petit bruit, autrement, elles ont l’air d’acheter du monde comme de Dieu, non des pardons, mais des indulgences… Je me tais ! je me tais ! et j’en ai déjà trop dit. Qu’importe aux pauvres qu’on soulage l’air qu’on a en les soulageant ? Si quelqu’une des femmes dont je parle devait lire ceci, je dirais : ne faites aucune attention à mes imprudentes paroles, ou donnez-leur une attention entière ; continuez à faire du bien, ne vous privez pas des bénédictions des malheureux, et n’attirez pas sur moi leurs malédictions, ni la condamnation de celui qui vous a dit que la charité couvre une multitude de péchés. Je vous ai exhortées à faire l’aumône en secret : c’est l’aumône secrète qui est la plus agréable à Dieu, et la plus satisfaisante pour notre cœur, parce que le motif en est plus simple, plus pur, plus doux, moins mêlé de cet amour-propre qui tourmente la vie ; mais ici l’action est plus importante que le motif, et peut-être que la bonne action rendra les motifs meilleurs, parce que la vue du pauvre souffrant et affligé, la vue du pauvre soulagé et reconnaissant pourra attendrir votre cœur et le changer.