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Caractères et Portraits du temps — Hector Berlioz

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Caractères et Portraits du temps — Hector Berlioz
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 80 (p. 1006-1021).
CARACTERES
ET
PORTRAITS DU TEMPS

HECTOR BERLIOZ

Tout idéalisme a son évangile de la passion, et les choses continueront ainsi jusqu’à la fin des siècles. Aspirer, tendre vers les hauteurs sera toujours le fait d’une minorité ; quiconque s’en va par les rues criant excelsior commence par effaroucher la clientèle. Les articles de mode, à la bonne heure ! Quant à l’idéal, il faut en prendre son parti, c’est une marchandise peu goûtée, dont la production reste pour compte à ceux qui la fabriquent, l’offre sur le marché dépassant de beaucoup la commande. Tous les arts sont soumis à cette loi ; tous en souffrent, et particulièrement la musique, qui, par suite de conditions spéciales, éprouve une plus grande difficulté d’être. Le peintre et le statuaire ont les expositions, à défaut des expositions la devanture du marchand de tableaux, où les refusés trouvent asile pour en appeler du jury aux passans. Le musicien ignore ces aubaines. S’il écrit des opéras, on sait ce qui l’attend dans le cabinet des directeurs de théâtre. S’il en veut à la musique instrumentale, libre à lui de symphoniser tout à son aise, à la condition qu’il aura de quoi payer les frais de copie, l’orchestre, la salle, tout un personnel de concert, et recommencera le jeu par intervalle, car ne livrer qu’une bataille, autant vaut rien. Une œuvre symphonique a des secrets qu’au premier abord elle ne livre pas ; il y faut revenir, y pénétrer. Qu’est-ce qu’une première audition ? A peine a-t-on pu se rendre compte de l’ensemble ; que de détails omis, de beautés perdues dans la rapidité de l’exécution, et dont un nouvel essai ne saurait manquer de révéler le sens à la critique. Après une seconde épreuve viennent la troisième et la quatrième ; il ne s’agit plus que de nourrir sa martingale ; comment faire ?

On demandait un jour à Berlioz pourquoi il écrivait si peu. « Parce que je suis très-pauvre, répondit-il. » Ce mot contient toute la tragédie de son existence. De telles natures ne se refont pas, ne rompent pas avec leurs dieux. La force d’âme leur faillirait, qu’elles n’auraient en réserve aucune aptitude pour ces petits métiers où les habiles trouvent gloire et profit. Héroïsme ou don quichottisme, il leur faut lutter pour le grand idéal, et ce n’était pas un lutteur ordinaire que Berlioz. Ame honnête, simple et virile, esprit hautain, convaincu, ne transigeant sous aucun prétexte, l’existence n’aura guère été pour lui qu’une suite de combats pour l’idée, où, si la victoire se fit toujours rudement payer cher, la défaite au moins ne fut jamais sans gloire. C’était un réformateur, le vrai musicien d’une période archi-critique comme la nôtre. Tout ce qu’on peut savoir, il le savait, et cela non-seulement dans les questions particulières à son art. Le monde de l’intelligence n’a pas une province qu’il ne se soit donné le plaisir de parcourir à son heure, en touriste, en poète, en philosophe, en étudiant voyageur, scholasticus vagabundus, comme on disait au temps du docteur Faust. Il fut, après Weber et avant Richard Wagner, une de ces plumes militantes grâce auxquelles ont prévalu bien des principes dont le public n’aurait jamais eu communication par le théâtre, où, la question des recettes étant forcément l’argument définitif, la conception la plus ordinaire faisant 13,000 francs l’emportera toujours sur le chef-d’œuvre. C’est donc en dehors des salles de spectacle que ces discussions doivent s’agiter. Avant de mettre une théorie sur la scène, il faut la mettre dans le public. À ce compte, Berlioz a rendu de vrais services. Sa longue campagne, fournie au journal des Débats, tout en n’ayant point nui à ses propres intérêts, aura surtout profité à la cause des idées. Sans être un écrivain, il avait un style, et sa langue, Dieu merci, ne fut point celle que parlent beaucoup d’honnêtes gens toujours dressés sur les ergots de ce qu’ils appellent très plaisamment leur compétence, comme si c’était une raison de se mettre à écrire sur la musique que d’en avoir jusque-là obscurément composé de mauvaise. Berlioz n’était pas ce musicien manqué qui se fait littérateur. Sa place au soleil, il l’avait hardiment et dès le début conquise. A partir de sa cantate de Sardanapale, ses œuvres la lui assuraient ; s’il la voulait plus large, cette place, c’est qu’il avait quelque chose à dire, et que la haine de la vulgarité le passionnait à l’égal de l’amour du beau. Cette faculté d’admirer, qui de plus en plus va se perdant, Berlioz la possédait en plein. Les ennemis ne lui déplaisaient pas : il savait haïr, mais surtout admirer. Il y a des artistes qui par l’intelligence restent au-dessous de l’œuvre qu’ils produisent, Bellini par exemple, d’autres qui lui sont supérieurs. Berlioz me paraît de ce nombre, et si belle que soit la part due à son œuvre, celle qui revient à son intelligence la passe encore.

Gluck, Beethoven, étaient ses dieux ; sur Mozart, il montrait des réserves, et ne s’agenouillait que devant la Flûte enchantée ; ensuite venaient Weber et Spontini. Sur le tard, le Théâtre-Italien l’avait conquis, seulement lorsqu’il eut cessé d’être journaliste ; il le fréquentait en amateur, en désœuvré, tout heureux de se montrer bon prince, de se laisser amuser, charmer et ravir même, — ces natures-là ne font rien qu’à l’excès, — par des choses que sa critique eût réprouvées, et goûtant je ne sais quel voluptueux raffinement à ce dilettantisme clandestin. Il connaissait comme pas un Virgile et Shakspeare surtout. J’ai vu des Anglais le consulter sur leur poète. Virgile lui valut d’écrire cette partition des Troyens, cause de tant de soucis d’abord et plus tard d’un si profond découragement, tandis que Shakspeare n’a jamais fait que lui porter bonheur. La symphonie de Roméo et Juliette et ce délicieux petit opéra de Béatrice et Bénédict, tout de suite applaudi sans conteste, sont les meilleures preuves de cette influence. En dépit d’un certain manifeste lancé par lui sous forme d’article de foi, et dont s’émut beaucoup dans le temps l’Allemagne philosophante, ce qu’il pensait sur Richard Wagner, il ne l’imprimait pas : tout ce grand bruit autour du maître de Leipzig l’ennuyait, l’agaçait. Il y a au fond de la conscience humaine une voix qui ne se tait jamais et qui dit tout, une voix qui, même dans le silence de l’individu, proteste contre les injustices du sort. Berlioz avait une vraie complexion d’artiste. Susceptible à tous les froissemens, à toutes les intempéries, ce qu’il a dû souffrir reste un secret. Il avait poussé l’orchestre aux grandes sonorités nouvelles, et de ce mouvement imprimé par lui, un autre recueillait la gloire. On disait bien : Wagner et Berlioz ; mais son nom ne venait qu’en second, et lorsque les journalistes allemands, s’imaginant de changer en trio ce duo déjà déplaisant, inscrivirent sur leur drapeau : Wagner, Berlioz et Liszt, sa mauvaise humeur n’y tint plus. À ces vexations douloureusement ressenties, de pires amertumes, de plus cruels chagrins, se mêlèrent. Ses Troyens, qui peut-être à l’Opéra eussent triomphé, furent défaits au Théâtre-Lyrique ; l’an passé, il perdait un fils, officier de marine, et ce deuil dont il ne s’est pas relevé le prenait au retour d’un voyage glorieux en Russie et en Allemagne, au lendemain des succès les plus consolans décernés par l’étranger.

La cantate de Sardanapale, écrite à l’Institut sous le feu des canonnades de la révolution de juillet", valut à Berlioz d’aller passer quelques années en Italie. Déjà son cœur, qu’il avait très sensible, comme on disait au temps de l’Héloïse, et son imagination très ardente, s’étaient épris d’une jeune tragédienne étrangère, la Juliette et l’Ophélie d’une troupe de comédiens anglais qui jouait Shakspeare aux applaudissemens de toute la jeunesse parisienne. S’il est vrai, comme dit Goethe, que la poésie soit une délivrance, c’est dans sa. première symphonie, intitulée Épisode de la vie d’un artiste, que Berlioz s’est délivré de toutes les agitations, de tous les rêves, de tous les délires factices ou réels dont cette passion l’enfiévra. Lorsqu’après une assez longue absence il revint, la fière demoiselle se laissa fléchir, et il l’épousa.

En 1831, il fit exécuter sa symphonie au Conservatoire. Lui-même conduisait l’orchestre ; le dernier morceau terminé, comme ses amis s’empressaient pour le complimenter, un homme pâle et d’une maigreur de squelette, avec de longs cheveux noirs gras, un nez crochu et des yeux d’oiseau de proie, perça la foule, et d’une voix presque mourante : « Vous commencez, lui dit-il en l’embrassant) par où l’autre a fini. » Cet homme, c’était Paganini ; l’autre, celui auquel il faisait allusion, était Beethoven, et Berlioz en rentrant chez lui recevait un pli renfermant un bon de 20,000 francs sur la maison de Rothschild, que sa nouvelle connaissance le priait d’accepter en témoignage de sa parfaite admiration. Il y a des êtres que le fantastique accompagne partout, ce Paganini, par exemple, qu’on disait alors si avare, et qui, de l’air d’un personnage d’Hoffmann, vient là généreusement et le plus délicatement du monde mettre sa bourse à la disposition du talent aux prises avec les difficultés les moins fantastiques de l’existence. À cette première œuvre, d’autres bien autrement remarquables à divers titres devaient succéder avec le temps : j’ai nommé la symphonie d’Harold, celle de Roméo et Juliette, la Symphonie funèbre pour les victimes de Juillet, la Damnation de Faust, les ouvertures de Waverley, du Roi Lear, de Rob-Roy, du Carnaval de Venise, une Messe, trois opéras, Benvenuto Cellini, Béatrice et Bénédict, les Troyens, enfin, parmi tant d’autres compositions vocales et instrumentales d’une importance moindre, l’orchestration de l’Invitation à la valse, de Weber, et les récitatifs ajoutés au Freyschütz lors de la mise en scène du chef-d’œuvre à l’Académie royale de musique.

L’Allemagne devint tout de suite une patrie pour Berlioz, et cette fois encore ce fut Weimar qui prit l’initiative. Une œuvre de première jeunesse, écrite alors qu’étudiant la médecine il chantait dans les chœurs au Théâtre des Nouveautés, l’ouverture des Francs Juges, enlevée d’enthousiasme par l’orchestre, produisit sur le public un effet électrique. A dater de ce temps, il se mit à promener sa musique par l’Europe entière, visitant tour à tour l’Allemagne, l’Angleterre, la Russie, improvisant à chaque étape de ces voyages des compagnies instrumentales qu’il échauffait aussitôt de sa propre flamme, car jamais pareil chef d’orchestre ne se verra, par cette raison toute simple qu’en faisant ce qu’il faisait il n’exerçait pas une profession, ne tenait pas un de ces emplois dont la pratique engendre à la longue la somnolence des facultés. A l’acuité des perceptions, au respect de la lettre, à la plus complète intelligence de l’esprit, Berlioz joignait l’autorité du mouvement, cette force inspirée et communicative qui parle aux masses, les gouverne, et, quel que soit le champ de bataille, constitue le véritable chef. Ces promenades à travers l’Europe vengèrent bien souvent l’artiste de ses mécomptes parisiens, et cependant, même en Allemagne, la trace qu’il laissait n’était point durable. Dès le lendemain du succès, la contestation reprenait de plus belle ; ce fut ainsi jusqu’à la fin un éternel recommencement à la manière du travail de Sisyphe. « Si Berlioz, écrivait il y a quelques années M. Richard Wagner, a continué Beethoven, c’est en suivant une direction où celui-ci avait sagement renoncé de s’engager plus avant. Les coups de plume irréfléchis, les tons aigres et criards auxquels on reconnaît le Beethoven en quête de nouveaux moyens d’expression sont à peu près le seul héritage que le pétulant disciple ait recueilli du grand maître. Je mets en fait que la principale vocation de Berlioz et le plus beau de son enthousiasme lui viennent d’avoir tenu ses yeux passionnément fixés sur ces coups de plume vraiment barbares. » Ici j’avoue que la patience m’échappe :

Quis tulerit Gracchos de seditione querentes !


Reprenons la citation, elle en vaut la peine, car c’est de l’excellente critique ; mieux eût convenu seulement la laisser faire à d’autres. Il est vrai que d’autres n’eussent peut-être pas eu cette perfide justesse d’appréciation et ce meurtrier coup de griffe du rival qui sait où prendre sa victime. « Une surexcitation voulue, un tournoiement vertigineux, voilà l’inspiration de Berlioz ; s’il en sort, c’est pour retomber dans l’anéantissement d’un mangeur d’opium, et, pour surmonter cet état d’insensibilité désastreuse, il ne lui reste alors qu’à réchauffer son délire par toute sorte de moyens factices, et qu’à s’épuiser en efforts, qu’à mettre en avant tout son arsenal d’artillerie. A vouloir de la sorte accoucher des monstres de son imagination épouvantablement tourmentée, à les vouloir faire vivre et toucher par tous les incrédules de son public parisien, Berlioz a poussé son énorme intelligence musicale à un degré de puissance technique dont jusqu’à lui on n’avait pas eu l’idée. Ce qu’il avait à dire était si insolite, si renversant, si parfaitement anti-naturel que les simples paroles ordinaires ne lui suffisant point, il dut appeler à son aide tout l’exorbitant appareil de la plus compliquée des machines, et faire rendre sa pensée par une mécanique dont il savait comme pas un gouverner les ressorts mille fois ingénieux et puissans, les choses qui lui passaient par l’esprit n’étant point humaines et ne pouvant dès lors être exprimées par un organe humain, » Faut-il prononcer ici le mot d’envie ? On l’oserait presque. « Tout ce qui est divin est envieux, » dit Hésiode. Platon, il est vrai, combat cette opinion dans le Phédon et le Timée, et déclare que l’envie est reléguée hors du cœur des olympiens ; mais Platon ne parle que des dieux antiques, et nous autres, c’est aux dieux modernes que nous avons affaire. Quoi qu’il en soit, cette lutte pour les règles entre les deux hommes qui se sont le plus moqués de la syntaxe restera comme une des plus amusantes comédies de notre âge. Tant de bile et de colère pour des dissonances, quand on n’a fait soi-même toute sa vie qu’abuser outrageusement de ces moyens extrêmes ! Un Cherubini ne s’exprimerait pas autrement que M. Richard Wagner dans sa critique. D’autre part, écoutez le Credo de Berlioz, ou, pour mieux dire, son Non Credo. « Si l’école de l’avenir vient vous dire : — Il faut faire le contraire de ce qu’enseignent les règles ; on est las de la mélodie, on est las des dessins mélodiques, on est las des airs, des duos, des trios, des morceaux dont le thème se développe régulièrement ; on est rassasié des harmonies consonnantes, des dissonances simples, préparées et résolues, des modulations naturelles et ménagées avec art. Il ne faut tenir compte que de l’idée, ne pas faire le moindre cas de la sensation ; il ne faut accorder aucune estime à l’art du chant, ne songer ni à sa nature ni à ses exigences. Il faut dans un opéra se borner à noter la déclamation, dût-on employer les intervalles les plus inchantables, les plus saugrenus, les plus laids. Il ne faut jamais s’inquiéter des possibilités de l’exécution. Si les chanteurs éprouvent à retenir un rôle, à se le mettre dans la voix, autant de peine qu’à apprendre par cœur une page de sanscrit ou à avaler une poignée de coquilles de noix, tant pis pour eux, on les paie pour travailler, ce sont des esclaves. Les sorcières de Macbeth ont raison : le beau est horrible, l’horrible est beau. Si telle est cette religion, très nouvelle en effet, je suis fort loin de la professer. Je n’en ai jamais été, je n’en suis pas, je n’en serai jamais. Je lève la main et je le jure ; Non credo ! »

On croirait entendre parler un Lesueur : De qui se gausse-t-on ici ? Du public ? Je le crains. De semblables incartades, par malheur bien souvent renouvelées, ont fini par donner à cet art de l’avenir un caractère de charlatanisme qui n’excuse que trop tous les méchans sarcasmes du présent. Encore, dans toute cette polémique de mauvais goût, Berlioz ne nomme-t-il personne. Libre à chacun de deviner quel est l’Achille que ce fougueux Hector s’efforce d’atteindre de ses traits : toujours est-il que l’apôtre Richard Wagner ne figure pas nominalement dans ce manifeste qui peut également s’appliquer à l’abbé Liszt, à M. Hans de Bulow et à tous les membres de la paroisse. On a prétendu que Berlioz aurait fulminé cette bulle à la suite d’une conversation très animée au bout de laquelle un enragé partisan se serait écrié, lui parlant de Wagner : « Vous aurez beau faire, il est plus fort que vous ! » L’anecdote court l’Allemagne et suffirait pour motiver l’accusation d’envie. Berlioz, Wagner et l’abbé Liszt, le Père, le Fils et le Saint-Esprit, la trinité sous ces espèces n’eût peut-être point tant déplu. L’ironie du sort voulut que ce nom fâcheux de Wagner vînt toujours en première ligne : inde iræ. Carlyle dit que l’homme appelé par la nature à produire de grandes choses est incapable de n’être pas sincère ; il lui faut exprimer à tous risques et périls la vérité comme il la sent. Berlioz était trop cet homme pour n’avoir pas de ces sincérités contradictoires ; il avait tant fait crier après lui qu’il ne s’imaginait pas qu’un autre pût jamais lui disputer cette spécialité, et quand il vit dans Richard Wagner surgir ce nouveau messie du scandale, sa rage n’y tint plus, il se fit classique !

Et maintenant qu’est-ce que Berlioz ? Faut-il d’après Paganini voir en lui un génie, ou selon M. Richard Wagner le prendre simplement pour un esprit dénué d’imagination, et qui n’a guère jamais fait que chiffrer ses songes creux avec des notes ? Berlioz a-t-il dépassé les limites absolues de son art, ou n’aurait-il par hasard franchi que les simples bornes du convenu ? Dans l’histoire de l’art, tout se tient, tout s’explique. Berlioz peut être une énormité ; mais, pas plus que M. Richard Wagner, il n’est un de ces météores qui tombent du ciel inopinément sans qu’on en puisse donner la raison. Berlioz, comme son confrère et ami, l’auteur de Tannhäuser, est le résultat d’une tendance poussée à l’extrême, la conséquence nécessaire et fatale du développement graduel de l’art musical à travers le temps. Que de semblables apparitions marquent une ère de progrès, je ne le veux pas dire : assez d’autres ont soutenu et soutiendront encore cette thèse, assez d’autres l’ont combattue et la combattront pour qu’il me soit permis de n’y pas insister. La question n’est point de savoir si personnellement cet art nous plaît ou nous répugne, si nous l’envisageons comme une décadence ou comme l’accomplissement idéal des choses ; il s’agit tout simplement d’en constater la raison d’être. Le même fait s’est produit dans l’histoire de la peinture sans que la gloire des Raphaël et des Léonard en ait souffert la moindre atteinte. Les naturalistes et les maniéristes du XVIIe siècle existent pourtant. Ils existent comme expression suprême et conséquence des mouvemens antérieurs, comme dernier terme révolutionnaire de l’émancipation qui commence avec Cimabue, insufflant la vie nouvelle au cœur ligneux du bysantinisme, avec Giotto secouant les vieux types consacrés et peignant les hommes comme ils sont. Qui jamais fit un crime à Gluck de ne s’être pas contenté de l’orchestre de Lulli et de Rameau ? Qui viendrait aujourd’hui lui reprocher ses clarinettes et ses trompettes ? En veut-on à Beethoven d’employer le contre-basson dans la Symphonie en ut mineur, à Mendelssohn de déchaîner l’ophicléide dans l’ouverture du Songe d’une Nuit d’été ? Libre à ces maîtres d’employer des moyens nouveaux pour de nouveaux effets que l’art approuve. Berlioz n’agit pas autrement, et, s’il manie les cuivres comme personne, du moins n’a-t-on guère à craindre avec lui cette erreur où tombent aujourd’hui la plupart des musiciens, et qui consiste à mettre dehors toutes les voix de l’orchestre sans tenir compte de la différence des sentimens et des situations. Sur ce point, l’art de Berlioz reste inattaquable. Il sait, quand il le faut, ouvrir l’outre aux tempêtes et, quand il le faut aussi, la fermer. Jamais de contre-sens : dans son orchestre, la tendresse ni l’élégie ne font explosion. Si la violence de l’émotion commande les grands moyens, il renforce les violons pour étouffer la rudesse des cuivres, et c’est à cette entente des ressources techniques, à cet art d’opérer la fusion entre le quatuor et les instrumens à vent, à cette manière inouïe de raviner et d’estomper, que l’auteur de la Symphonie de Roméo et de la Symphonie fantastique doit cet honneur de passer, même au pays de Richard Wagner, pour le plus grand sonoriste contemporain. « La théorie défend cela, disait un critique à Beethoven. — Et moi je le permets, répondit le maître. » C’est qu’en effet rien n’est moins sérieux que la théorie de la musique, si ce n’est la théorie de l’art des vers. Par ce côté disciplinaire, toutes les poétiques se ressemblent, toutes sont également précaires.

On aurait de la peine à trouver un homme de génie dont les premiers pas n’aient point transgressé les règles et fait crier au scandale. Le premier qui essaya de l’accord de septième fut jugé digne de la maison des fous par les conservateurs de son temps. D’autre part, qui ne se souvient de ces fameux combats où les romantiques eurent à s’escrimer avec tant de vaillance. On les appelait des barbares, on prenait leurs césures et leurs enjambemens, j’allais dire leurs septièmes, pour des signes précurseurs de la fin du monde, et toutes ces choses conquises par eux à si grands frais forment aujourd’hui le fond de la langue dramatique ordinaire. C’est à ces tonneaux de poudre, qui faisaient sauter en l’air une génération, que les artificiers de l’heure présente vont emprunter le meilleur aliment de leurs innocentes fusées. J’ai cité Beethoven, pourquoi ne citerais-je pas Victor Hugo ? L’homme est de taille à ne redouter aucun rapprochement. Cette fois ce n’était plus un critique de profession, c’était une comédienne illustre qui venait le rappeler à l’ordre, et l’avertissement, pour avoir moins d’autorité, n’en avait que plus d’arrogance. « Monsieur Hugo, est-ce français, cela ? » demandait à l’auteur d’Hernani Mlle Mars, interrompant une répétition. Si la question était un peu la même, pareille aussi fut la réponse. « J’avoue, madame, que je n’y avais point pensé ; mais, rassurez-vous, si ce n’est point français, ça le sera. » Berlioz a des hardiesses, des rudesses harmoniques souvent effroyables, j’en conviens ; mais c’est surtout dans ses premières œuvres, car son style allait s’épurant, et la langue qu’il parle dans la Damnation de Faust et dans les Troyens diffère essentiellement de celle dont il use dans la Symphonie fantastique. C’est un chercheur aventureux, un enthousiaste capable de se passionner pour les causes les plus diverses, et qui semble n’obéir qu’à certaines dispositions climatériques. En cela éclate le désaccord avec Richard Wagner, l’homme d’une idée, d’un système, l’Allemand carré par la base, qui sait ce qu’il veut, où il va, et sauve les erreurs de sa pratique par cet infaillible ascendant que tout écrivain puise dans les ressources d’une forte éducation première. Non pas que ce fond classique manquât à Berlioz, lui aussi s’était nourri de la moelle des lions ; seulement il l’avait absorbée chemin faisant, à son heure, à son caprice, et non sur les bancs de l’école, où, si j’en crois ce qu’on raconte, il s’amusait à faire la nique aux grands préceptes du bon Reicha. M. Richard Wagner, lui, ne plaisante jamais ; de quelque nom que l’on nomme sa théorie, elle est vigoureusement assise sur un roc et n’en bouge, il se peut que les choses qu’il évangélise soient mauvaises ; on ne saurait nier cependant qu’il y ait là, au plus haut degré de puissance, un tempérament d’organisateur. Berlioz au contraire n’a jamais connu de discipline ; sa dominante du moment, qu’elle lui vienne de Gluck, de Beethoven ou de Spontini, est sa seule règle. Le même homme qui au début prend son point de départ à la neuvième symphonie, et pousse le compliqué, l’étrange, jusqu’aux dernières limites de la cacophonie, écrira plus tard avec la plume de diamant d’un Haydn l’oratorio de l’Enfance du Christ, et finalement parlera dans les Troyens la langue majestueuse et simple d’un Spontini. Berlioz a passé toute sa vie dans ces inconséquences, et quand je voyais ce terroriste pleurer des larmes d’admiration au Mariage secret de Cimarosa, je ne pouvais m’empêcher de penser à Robespierre composant ses bucoliques.

Qu’on ne s’y méprenne pas cependant, tout ceci n’est que le fait d’une nature nerveuse, impressionnable à l’excès, et ces trop fréquens démentis qu’il se donnait à lui-même et comme de gaîté de cœur, s’ils atteignent le réformateur, laissent debout l’artiste. Wagner est un chef d’école, l’homme d’une idée, et par là surtout redoutable : l’auteur de Mignon, l’auteur de Mireille, sont d’agréables éclectiques ; Berlioz est une intelligence, une nature nerveuse et fébrile, il pleure à Beethoven, à Gluck, à Spontini, à Donizetti. Lui-même a pris la peine d’analyser dans un de ses livres ces sortes d’émotions produites par l’admiration et le plaisir. « Les larmes, qui d’ordinaire annoncent la fin du paroxysme, n’en indiquent souvent qu’un état progressif qui doit être de beaucoup dépassé. En ce cas, ce sont des contractions spasmodiques des muscles, un tremblement de tous les membres, un engourdissement total des pieds et des mains, une paralysie partielle des nerfs de la vue et de l’audition, je n’y vois pas, j’entends à peine ! Vertige ! demi-évanouissement ! » Et ces crises le prenaient aussi à l’audition de ses propres ouvrages. Il pleurait d’admiration sur lui-même, et ses larmes, toujours prêtes à déborder, partaient d’une source trop sincère pour qu’on ose en plaisanter. Un jour, sortant de la répétition des Troyens, il entre chez des amis et se laisse choir épuisé dans un fauteuil. On s’empresse, on le questionne, il ne répond pas, reste absorbé ; on croit à quelque désordre physique amené par de nouveaux découragemens. Il soupire, il suffoque, lève les bras au ciel. « Mais enfin qu’y a-t-il ? s’écrie-t-on de tous côtés. — Ce qu’il y a, vous l’entendrez à ma première représentation. C’est admirable, mes enfans ! C’est sublime ! » Et là-dessus éclatent ses sanglots. Il disait volontiers en manière de précaution : « Cela va dépendre de ma santé, qui est détestable, et des caprices de ma névralgie. Je lâche ce mot à dessein afin que vous puissiez dire quand je serai par trop ennuyeux : C’est sa névralgie. » Ce mot de Berlioz explique bien des choses, et les séries de septièmes ascendantes ou descendantes, « semblables à une troupe de serpens qui se tordent et s’entre-déchirent en sifflant, » et les mille calembredaines humoristiques de sa discussion littéraire ; mais, grâce à Dieu, ce n’est pas toujours sa névralgie. Dans cette vaste et fière intelligence, l’hallucination cesse par intervalle, la pleine lumière se fait, et le musicien comme l’écrivain, si étroitement unis l’un à l’autre, profitent de ces éclaircies, celui-là pour composer la Marche des Pèlerins, le Scherzo de la reine Mab, la légende de l’Enfance du Christ, celui-ci pour parler la langue saine et chaleureuse de certaines improvisations.

Ce qui l’émeut le désarme à l’instant, et le désaccord de son œuvre s’explique par la prodigieuse sensitivité de son être physique et moral. Eugène Delacroix eut de ces contrastes vers la fin de sa carrière. Le romantique affectait de vouloir s’amender, on le voyait renier ses dieux et faire ses dévotions devant l’autel de Racine ; mais le diable n’y perdait rien, ce n’était là que jeux d’esprit sans conséquence ; au fond, son art restait le même. Ni le paradoxal dilettante ni le fin causeur n’engageait le grand peintre, qui le lendemain, après s’être fort diverti aux dépens de la galerie, après l’avoir gaîment persiflée, revenait à ses vrais maîtres, à Véronèse, à Rubens, à Rembrandt, et non pas à David, à Guérin, comme l’eussent voulu les principes de la joyeuse esthétique littéraire si gravement développée par lui la veille au soir à la table de thé. C’est que Delacroix était vraiment plus peintre que Berlioz n’était musicien. À ce titre, il pouvait changer de religion aussi souvent qu’il lui plaisait, assez sûr de lui-même, assez fort, pour que sa littérature, qui n’était que distraction et pur dandysme, ne réagît pas sur sa peinture, sa vraie foi. Chez Berlioz, non moins humoristique, mais beaucoup moins solidement trempé, ces variations de conscience avaient leur inconvénient ; son style tout aussitôt en subissait l’influence. Alors que Delacroix n’avait l’abjuration qu’à fleur de lèvre et que d’ailleurs cette abjuration ne portait que sur des questions purement littéraires, chez Berlioz c’était l’homme tout entier, y compris le musicien, qui, se passionnant, évoluait. De là ces contradictions de goût, de pensée et de style. Sans prétendre le moins du monde disputer à Spontini la gloire qu’il mérite, et tout en admirant le second acte de la Vestale à l’égal de l’Enlèvement des Sabines ou du Romulus de David, je me demande comment un musicien nourri de Beethoven peut en venir à s’éprendre jusqu’à l’idolâtrie d’un pareil idéal. Berlioz avait de ces frénésies antipodiques bien autrement dangereuses pour un artiste que tous les paradoxes de l’esprit, car elles ont leur source au plus intime de son organisme, partent de ses centres nerveux, et vont le promenant en d’éternelles fluctuations. Tant vouloir rayonner nuit plus qu’on ne pense ; le talent à ce jeu-là perd sa force de condensation, et sans unité, point d’influence.

Défions-nous de l’œuvre qui ne répond pas aux visées du présent, ce qui ne vit point dans le présent n’a point d’avenir. Les hommes, quoi qu’on en dise, ne se transforment pas si radicalement que la génération qui nous succédera doive nécessairement adopter avec enthousiasme les choses que la nôtre aura conspuées. Où donc est-il dans l’histoire de la musique le compositeur qui, n’ayant rien valu pour son époque, a tout mérité de l’avenir ? Mozart meurt à trente-six ans reconnu de l’Allemagne entière. Voyons-nous que les contemporains de Beethoven aient absolument nié son génie ? Tout au plus aurait-on le droit de nommer Sébastien Bach. C’est en effet seulement de nos jours, c’est-à-dire un siècle après sa mort, que sa gloire a trouvé son plein, et encore dans les livres et les articles de journaux, car pour ce qui regarde le simple don de plaire et de charmer, je doute fort que l’immortel classique l’exerce à l’heure qu’il est beaucoup plus sur nous tous tant que nous sommes qu’il ne l’exerça jadis sur ses contemporains, et là-dessus je m’en réfère à l’opinion médiocrement académique, mais très sincère de Rossini, qui, lorsqu’il causait de tout en robe de chambre, vous disait volontiers : « Dix minutes de Bach c’est sublime, mais un quart d’heure c’est crevant ! Il Ajoutons que maître Sébastien, pour n’avoir peut-être pas joui sa vie durant de l’immense renommée que la postérité lui a faite, n’en fut pas moins un très grand organiste et compositeur aux yeux de sa génération. Et M. Wagner lui-même, est-il donc tant cet homme de l’avenir qu’il le proclame ? Oui, peut-être dans ses livres, où, pour mieux duper son monde, il commence par se duper tout le premier, non dans ses opéras, qui déjà ont trouvé leur public.

Ce que je dis de l’auteur de Tannhäuser s’applique également à Berlioz, et dans ce procès que nous faisons à son œuvre, pas n’est besoin de remettre à quinzaine, en d’autres termes d’en appeler à la postérité pour le prononcé du jugement. Les belles choses qu’il a pu composer ont eu de son vivant le retentissement qu’elles méritent. Que l’Allemagne ait mis à les reconnaître, à les acclamer un empressement qui trop souvent chez nous a fait défaut, c’est une simple question de tempérament dont Berlioz, avec le sens critique qu’il possédait, n’a pu manquer de se rendre compte ; qu’il ait beaucoup, souffert de ce profond délaissement auquel dans sa propre patrie le gros du public le condamnait, ses découragemens, son amertume dédaigneuse, son ironie, l’ont assez prouvé. Il n’en est pas moins vrai qu’en pareil chapitre le mot d’ingratitude ne saurait être prononcé, car cette foule qui ne lui montra guère que de l’indifférence, au fond il la méprisait, et les esprits d’élite auxquels il s’adressait, cette classe de lettrés pour lesquels il semble que sa musique soit exclusivement composée, n’en ont jamais ignoré ni méconnu les beautés. La popularité ne s’acquiert qu’à de certaines conditions ; elle a ses serviteurs qui la courtisent, comme elle a ses maîtres qui la domptent. La prendre d’en bas est le fait des petites gens, la prendre d’en haut n’appartient qu’aux titans, aux Michel-Ange, aux Beethoven. Berlioz pour son malheur n’était ni des uns ni des autres. « Prince ne daigne, roi ne puis, » cette devise des Rohan pourrait s’écrire sur sa tombe. Il l’a tant ruminée qu’il en est mort.

Et cependant la part dévolue à son existence n’avait rien de si médiocre ; sa faute fut de n’en point savoir jouir : la nostalgie des hauts sommets le tourmentait, le consumait, il avait des tristesses d’Ecclésiaste. « A toute heure, je dis à la mort : Quand tu voudras ; qu’attend-elle encore ? » Ainsi parlait-il en 1865, au plein de son intelligence et de sa faculté d’action. La dernière fois que nous le rencontrâmes, c’était un soir d’automne, sur le quai ; il revenait de l’Institut. Pâle, amaigri, voûté, morne et fébrile, on l’eût pris pour une ombre ; son œil même, son grand œil fauve et rond, avait éteint sa flamme. Un moment il serra notre main dans sa main fluette et moite, puis disparut dans le brouillard après nous avoir dit ces vers d’Eschyle d’une voix où le souffle n’était déjà plus ; « Oh ! la vie de l’homme ! lorsqu’elle est heureuse, une ombre suffit pour la troubler ; malheureuse, une éponge mouillée en efface l’image, et tout est oublié. » L’allusion ainsi posée était navrante. Avait-il donc bien le droit de se l’approprier avec tant de rigueur ? Non certes, car si cette éponge humide dont parle la Cassandre antique devait en effet, du tableau de sa vie, effacer nombre de traits, d’autres subsistent et subsisteront vivaces, caractéristiques : la symphonie d’Harold par exemple, celle de Roméo et Juliette, l’admirable septuor des Troyens, et çà et là divers fragmens enchanteurs de cet oratorio de l’Enfance du Christ, dont il avait écrit le texte en même temps que la musique, et qu’il fit exécuter pour la première fois comme l’œuvre d’un certain maître de chapelle du nom de Pierre Ducré, florissant à Paris vers 1679.

Ces sortes de supercheries étaient dans le goût de l’époque. On inventait à sa propre image un personnage de fantaisie, espèce de bouc émissaire ou de colombe de l’arche, selon la circonstance, qu’on lâchait au hasard pour explorer le paysage, et qui vous revenait tantôt vainqueur, tantôt berné, quelquefois même ne revenait pas du tout. Berlioz était trop l’homme de cette période pour n’en pas épouser jusqu’aux moindres pratiques. Bien que sa montre, à lui, n’ait jamais retardé et qu’il ait toujours marché avec le siècle, quand il ne le devançait pas, on peut dire qu’il n’a point cessé d’appartenir au mouvement de 1830. À cette date, il avait livré ses premiers combats, lié ses plus fidèles amitiés, sinon avec les grands astres romantiques dont l’éclat tapageur l’offusquait un peu, du moins avec les étoiles d’une clarté plus complaisante. Primus inter pares ne fut jamais la devise d’Hugo, et Berlioz, sans avoir tout le génie qu’il se croyait, en avait les impatiences et les orgueils. D’ailleurs ces hauts barons n’entendaient rien à la musique ; il fallait la croix et la bannière pour les faire se déplacer, et force était avec eux de se contenter de louanges banales, monnaie particulièrement en horreur à l’artiste ombrageux qui nous occupe. Berlioz savait cette ignorance ou cette indifférence suprême du maître à l’endroit des choses de l’art musical, et ce motif, joint à bien d’autres que lui conseillait le culte non interrompu de sa personnalité, tempéra l’élan du compositeur : sans renoncer à son admiration, il y mettait parfois des sourdines. Sa véritable intimité, c’était parmi les dominations de second ordre que Berlioz l’avait cherchée. Là du moins son enthousiasme pour Shakspeare trouvait à qui parler : Alfred de Vigny, les deux Deschamps, Brizeux, Barbier, pour n’en citer que quelques-uns, convenaient davantage à sa nature de poète-musicien et de causeur hoffmannesque.

Dans ce groupe, d’où se détachait en pleine lumière la noble figure de l’auteur de Stella, la controverse ne manquait pas. Eugène Delacroix s’y montrait aussi, mais fougueux, entraînant, enfiévré d’anglicanisme et de germanisme, le Delacroix des dessins de Faust, du Massacre de Scio, le soldat au feu, le prosélyte, et non ce gourmand refroidi, ce délicat que nous avons connu plus tard si tendrement énamouré de Bérénice. Musset également y paraissait, quoique de loin en loin, en prima sera et comme pour essayer, in anima vili, l’effet de ce bel habit vert à boutons d’or dont la véritable étrenne était pour la société de Belgiojoso et de Bel-mont ; puis c’étaient les deux Falloux, Perrière, les Rességuier et tout un monde rimant et musiquant d’aimables étrangers, de Russes, un Metscherski, un Schouwaloff, morts tous les deux : l’un comme ce poète de la chute des feuilles dans Millevoye, l’autre en barnabite, le froc au dos, la sandale aux pieds, mais la parole d’or toujours aux lèvres. Il avait quitté Paris plein de sonnets, il y rentra plein de sermons ! Comment un musicien shakspearisant n’eût-il pas délicieusement goûté pareil milieu, où, si les poètes abondaient, ne manquaient point non plus les esprits capables de comprendre la musique et d’en discourir ? Alfred de Vigny traduisait Othello et le Marchand de Venise, Émile Deschamps Roméo et Juliette et Macbeth, Auguste Barbier Jules César. C’était le temps des traductions comme des pseudonymes, ce qui me ramène à l’Enfance du Christ.

Mérimée inventait la dramaturge Clara Gazul, Sainte-Beuve le rimeur Joseph Delorme ; pourquoi Berlioz se serait-il refusé le plaisir d’intriguer un peu les malins de la critique en exhumant cet apocryphe Pierre Ducré, qui, pas plus que Clara Gazul et que Joseph Delorme, n’avait vu le jour ? Lui-même, en 1852, a raconté cette anecdote dans une lettre à M. Ella, le fameux directeur du Musical Union. « Je me trouvais un soir chez le baron de M… avec l’architecte Duc, un de mes anciens camarades de l’Académie de Rome. On jouait, les uns le whist, les autres l’écarté ; j’ai les cartes en horreur, et je m’ennuyais. Duc, me voyant si désœuvré, me demanda de lui composer un peu de musique pour son album. Je prends une feuille de papier, trace quelques portées et bientôt se montre un andantino à quatre voix pour orgue. Il me semble y voir l’expression d’une sorte de sentiment mystique et naïvement pastoral ; l’idée me vient d’y adapter des paroles de même nature, le morceau d’orgue disparaît et fait place à un chœur de bergers de Bethléem chantant leurs adieux à l’enfant Jésus au moment du départ de la sainte famille pour l’Égypte. Ici les parties de whist et d’écarté s’interrompent ; on veut entendre ma légende, qui réussit grâce à la couleur moyen âge tant des vers que de la musique. — Écoute, dis-je à Duc, j’ai envie de te compromettre en la signant de ton nom. — La belle affaire ! quand tous mes amis savent que je ne me doute pas de la composition. — Ce serait en effet un motif pour ne point composer ; mais, puisque la vanité se refuse à ce que tu me prêtes ton nom, j’en veux inventer un qui le contienne et signe ce morceau du nom de Pierre Ducré, organiste de la Saintes-Chapelle au XVIIe siècle, ce qui donne tout de suite à mon manuscrit la valeur d’une curiosité archéologique. — Ainsi j’entrai dans la voie de Chatterton. Quelques jours plus tard, j’écrivis le morceau suivant. Cette fois je commençai par les paroles et par une petite ouverture fuguée pour un petit orchestre dans un petit style innocent en fa mineur sans dominante, mode qui n’est plus à la mode, remonte au chant grégorien, et dont les savans pourront dire qu’il dérive du phrygien, du lydien ou du mixolydien, ce qui assurément ne fait rien à l’affaire, mais vous aide singulièrement à reproduire le caractère mélancolique et un peu niais des vieilles choses populaires. Un mois après, je ne pensais guère plus à ma partition rétrospective, lorsque j’eus à diriger un concert. Un chœur me manquait pour le programme, et je trouvai plaisant d’y intercaler le chœur de bergers de mon mystère, que je signai bravement du nom de Ducré, 1679. Dès les premières répétitions, cette musique patriarcale mérita la plus vive adhésion des choristes. — Où diable avez-vous déterré cela ? S’écriait-on de tous côtés. — Déterré est bien le mot, on l’a trouvé lors de la restauration de la Sainte-Chapelle, au fond d’un vieux coffré scellé dans le mur. Seulement le morceau était écrit sur parchemin selon la vieille notation, et j’ai eu toutes les peines du monde à le déchiffrer. — Le concert a lieu : même succès : Les critiques louent et me complimentent sur ma découverte. Un seul laisse voir quelque doute sur l’âge et l’authenticité du chef-d’œuvre, ce qui vous prouve qu’il y a partout des gens avisés. Plusieurs cependant s’apitoient sur le sort de cet infortuné maître de chapelle dont les inspirations ne nous arrivent qu’après avoir traversé une nuit de cent soixante-trois ans, car, ajoutent-ils, personne de nous n’avait entendu parler de ce Ducré, et le dictionnaire de Fétis, qui contient tant de choses extraordinaires, ne le nomme même pas. Le dimanche suivant, Duc, visitant une belle dame forte prise d’ancienne musique et qui d’ailleurs ne professait qu’un goût très médiocre pour les nouveaux compositeurs, lui demanda ce qu’elle pensait de notre dernier concert. — Fort mélangé comme toujours, — répondit-elle. — Et le morceau de Pierre Ducré ? — Admirable, charmant, de la vraie musique à laquelle le temps n’a rien ôté de sa fraîcheur. A la bonne heure, voilà de la mélodie comme les compositeurs d’aujourd’hui ne nous en donnent guère, et comme votre Berlioz n’en fera jamais. — Duc à ces mots part d’un éclat de rire, et commet cette imprudence extrême de livrer mon secret ; sur quoi la belle dame se mord les lèvres, les roses du dépit colorent la blancheur de son teint, et, tournant le dos à mon camarade l’architecte, elle murmure d’une voix de pie-grièche : « Eh bien ! votre Berlioz n’est qu’un impertinent. ».

Je ne connaissais pas cette lettre, que je traduis d’après le texte allemand qu’en a donné M. Hiller, et dont l’original peut avoir été écrit dans cette langue anglaise que Berlioz parlait et pratiquait si familièrement. Quoi qu’il en soit, les critiques capables de se laisser duper de la sorte et d’accepter cette composition comme l’œuvre d’un musicien de 1679 étaient peut-être des gens d’infiniment d’esprit, mais en matière d’art, en ce qui concerne la question historique, ne devaient certes pas être de grands clercs. Berlioz lui-même se trompe lorsqu’il attribue la réussite première de son chœur des bergers à la petite supercherie mise en avant dans cette circonstance. Si sa musique rencontra un accès plus facile, ce n’est point à cause du nom étranger qu’il avait pris, c’est à cause du style plus simple, plus mélodique, et moins en désaccord avec les habitudes du public. Cette bonne fortune, il la retrouva depuis dans Béatrice et Bénédict, dans le septuor des Troyens, et chaque fois qu’il consentit à n’émouvoir que des sentimens humains, à dépouiller le faux titan, le pseudo-cyclope, à se défaire en un mot de cette horrible grimace qui balafre comme un signe de malédiction l’altière beauté de son œuvre. Il s’exhale en effet de certaines de ses partitions je ne sais quelle affreuse odeur de carnage, et cet orchestre, tourmenté, bourrelé, prodigue en ses combinaisons, en ses raffinemens, aventureux, abrupt, excessif, allant du voluptueux à l’horrible, de l’orgie à l’ascétisme, — cet orchestre labouré, strapassé comme une toile de Salvator vous ferait dire par momens que l’homme capable d’enfanter de pareilles choses doit avoir sur la conscience le remords d’un crime. Lorsque Rossini lançait son fameux mot : « quel dommage qu’un tel ne sache pas la musique, car, s’il la savait, il en ferait de bien mauvaise, » — le malin grand-maître, en abusant de l’ironie, exprimait une idée qui pouvait avoir son côté vrai. Il manque en effet à Berlioz nombre de qualités en dehors desquelles, pour les honnêtes gens, la musique cesse d’être de la musique. Hâtons-nous d’ajouter qu’il en possède d’autres à lui particulières qui, l’instant venu, non-seulement vous suffisent, mais vous enthousiasment. Schumann l’appelait un virtuose de l’orchestre. Rien de plus vrai ; il a dans l’instrumentation la main d’un maître, c’est un coloriste d’ordre souverain, un créateur en fait de résonnances originales, de rapprochemens caractéristiques. Par contre, la spontanéité dans l’invention lui manque totalement ; le musicien chez lui ne vient jamais en quelque sorte qu’après coup. Il se traduit en musique des situations, des personnages ; mais l’idée musicale immédiate, celle qui jaillit de l’âme, il ne la connaît pas. Le terrain de Berlioz, c’est l’orchestre sans paroles, il y excelle ; la parole chez Berlioz se fond, se dissout dans la musique ; Wagner au contraire entend que le mot subsiste en toute intégrité, il l’interprète, le commente, le subtilise, lui soumet les voix et l’orchestre. A la musique de Berlioz il faut un programme ; à celle de Wagner suffit la lettre : celui-là part de la Symphonie pastorale, celui-ci de l’Iphygénie, de l’Alceste de Gluck.

Vit-on jamais théories plus opposées que celles de ces deux musiciens de l’avenir, également supérieurs, également possédés du démon de l’initiative, et dont l’un pose en triomphateur, tandis que l’autre passe encore aux yeux du plus grand nombre pour un enfant perdu du romantisme ! Je sais tout ce que l’on peut dire de Berlioz, de ses contre-points barbares, de ses rhythmes battant le sol à cloche-pied comme des faunes en goguette, de ses harmonies énervantes comme le hatchich ; mais je sais aussi que ce sauvage ivre était un homme, un artiste ayant son idéal très haut placé et le poursuivant au prix des plus durs sacrifices. Il ne se manierait pas, ne compilait pas. Qu’il le voulût ou non, il lui fallait être ce qu’il était et subir jusqu’en ses désordres la loi ou la fatalité de son tempérament. Parmi tant de mots dont on l’a criblé, il en est un qui représente son œuvre comme un fantastique dessert placé sur la royale table de Beethoven. Nous-même tout à l’heure nous l’appelions un faux titan. Eh bien ! soit ! même sous cette forme il intéresse, et mieux valent, à tout prendre, des erreurs de titan que les petites vérités dont la bouche d’un pygmée vous régale !


HENRI BLAZE DE BURT.