Carnet d’un inconnu/Première Partie/9

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock et Charles Torquet.
Société du Mercure de France (p. 183-208).

IX

votre excellence


— Mon ami, tout est fini ; le sort en est jeté ! murmura-t-il tragiquement.

— Mon oncle, ces cris que j’ai entendus ?

— Oui, mon cher, des cris, toutes sortes de cris ! Ma mère est en syncope et tout est sens dessus dessous. Mais j’ai pris une décision et je tiendrai bon. Je ne crains plus personne, Sérioja. Je veux leur faire voir que j’ai une volonté ; je le leur prouverai ! Je t’ai envoyé chercher pour m’y aider… Sérioja ; j’ai le cœur brisé… mais je dois agir, je suis forcé d’agir avec une sévérité implacable. La vérité ne pardonne pas !

— Mais qu’arrive-t-il, mon bon oncle ?

— Je me sépare de Foma, répondit mon oncle d’un ton résolu.

— Mon cher oncle ! m’écriai-je avec transport. Vous ne pouviez rien faire de mieux. Et si, peu que je puisse aider à ce que vous avez résolu, disposez de moi dans les siècles des siècles.

— Je te remercie, mon petit, je te remercie ! Mais tout est déjà arrêté. J’attends Foma ; on est allé le chercher. Lui ou moi ! Nous devons nous séparer. De deux choses ou l’une, ou bien Foma quittera cette maison, ou bien je redeviens hussard. On me reprendra et l’on me donnera une brigade. À bas tout le système ! Une vie nouvelle va commencer ! Qu’est-ce que c’est que ce cahier de français ? — cria-t-il à Gavrilo d’une voix furieuse. — Il n’en faut plus ! Brûle-moi ça ! piétine-le ! déchire-le ! c’est moi, ton maître qui te l’ordonne et qui te défends d’apprendre le français. Tu ne peux pas, tu n’oseras pas me désobéir, car c’est moi qui suis ton maître et non Foma Fomitch !

— Gloire à Dieu ! marmotta Gavrilo.

De toute évidence, mon oncle ne plaisantait pas.

— Mon ami, reprit-il d’un ton pénétré, ils exigent l’impossible ! Tu seras mon juge. Tu seras entre lui et moi comme un juge impartial. Tu ne pouvais t’imaginer ce qu’ils veulent de moi ! C’est absolument inhumain et malhonnête… Je te dirai tout cela mais, auparavant…

— Je sais déjà tout, mon cher oncle ! interrompis-je, et je devine… Je viens de causer avec Nastassia Evgrafovna.

— Mon ami, pas un mot de cela à présent, pas un mot ! interrompit-il à son tour, non sans précipitation et presque avec effroi. Plus tard, je te raconterai tout moi-même, mais, en attendant… Eh bien, où donc est Foma Fomitch ? — cria-t-il à Vidopliassov qui entrait dans la salle.

Le laquais venait annoncer que Foma Fomitch « ne consentait pas à venir, qu’il considérait la sommation de mon oncle par trop brutale et qu’il en était offensé ». Mon oncle frappa du pied en criant :

— Amène-le ! amène-le ici de force ! Traîne-le !

Vidopliassov, qui n’avait jamais vu son maître dans un tel transport de colère, se retira fort effrayé. J’étais stupéfait.

« Il faut qu’il se passe quelque chose de bien grave, me disais-je, pour qu’un homme de ce caractère en vienne à ce point d’irritation, et trouve la force de pareilles résolutions ! »

Pendant quelques minutes, mon oncle se remit à arpenter la pièce. Il semblait en lutte avec lui-même.

— Ne déchire pas ton cahier, dit-il enfin à Gavrilo. Attends et reste ici. J’aurais peut-être besoin de toi. Puis, s’adressant à moi : — Mon ami, me dit-il, il me semble que je me suis un peu emballé. Toute chose doit être faite avec dignité, avec courage, mais sans cris, sans insultes. C’est cela ! Dis-moi, Sérioja, ne trouverais-tu pas préférable de t’éloigner un moment ? Cela t’est sans doute égal ? Je te raconterai après tout ce qu’il se sera passé, hein ? Qu’en penses-tu ? Fais-le pour moi.

Je le regardai fixement et je dis :

— Vous avez peur, mon oncle ! Vous avez des remords.

— Non, mon ami, je n’ai pas de remords ! s’écria-t-il avec beaucoup de fougue. Je ne crains plus rien. Mes résolutions sont fermement prises. Tu ne sais pas, tu ne peux t’imaginer ce qu’ils viennent d’exiger de moi. Pouvais-je consentir ? Non et je le leur prouverai. Je me suis révolté. Il fallait bien que le jour arrivât où je leur montrerais mon énergie. Mais, sais-tu, mon ami, je regrette de t’avoir fait demander. Il sera pénible à Foma de t’avoir pour témoin de son humiliation. Vois-tu, je voudrais le renvoyer d’une façon délicate, sans l’abaisser. Mais ce n’est qu’une manière de parler ; j’aurai beau envelopper mes paroles les plus adoucies, il n’en sera pas moins humilié ! Je suis brutal, sans éducation ; je suis capable de lâcher quelque mot que je serai le premier à regretter. Il n’en demeure pas moins qu’il m’a fait beaucoup de bien… Va-t-en, mon ami… Voilà qu’on l’amène ; on l’amène ! Sérioja, sors, je t’en supplie… Je te raconterai tout. Sors, au nom du Christ !

Et mon oncle me conduisit vers la terrasse au moment même où Foma faisait son entrée. Je dois confesser que je ne m’en allai pas. Je décidai de rester où j’étais. Il y faisait noir et, par conséquent, on ne pouvait me voir. Je résolus d’écouter !

Je ne cherche pas à excuser mon action, mais je dis hautement que ce fut un exploit de martyr, quand je pense que je pus écouter des choses pareilles pendant toute une grande demi-heure sans perdre patience. J’étais placé de manière non seulement à fort bien voir, mais aussi à bien entendre.

À présent, imaginez-vous un Foma à qui l’on a ordonné de venir sous peine de voir employer la force en cas de refus.

— Sont-ce bien mes oreilles qui ont entendu une telle menace, colonel ? larmoya-t-il en entrant. Est-ce bien votre ordre que l’on m’a transmis ?

— Parfaitement, ce son tes oreilles, Foma ; calme-toi, fit courageusement mon oncle. Assieds-toi et causons sérieusement en amis et en frères. Assieds-toi, Foma.

Foma Fomitch s’assit solennellement dans un fauteuil. Mon oncle se mit à arpenter la pièce à pas précipités et irréguliers, ne sachant évidemment par où commencer.

— Tout à fait en frères, répéta-t-il. Tu vas comprendre, Foma, tu n’es pas un enfant ; je n’en suis pas un non plus ; en un mot, nous sommes tous deux en âge… Hem ! Vois-tu Foma, il y a sur certains points des malentendus entre nous… oui, sur certains points. Alors, ne vaudrait-il pas mieux se séparer ? Je suis convaincu que tu es un noble cœur, que tu ne me veux que du bien et que c’est pour cela que tu… Mais assez de paroles superflues ! Foma, je suis ton ami pour la vie et je te le jure sur tous les saints ! Voici quinze mille roubles ; c’est tout ce que je possède en numéraire ; j’ai gratté les dernières miettes et je fais du tort aux miens. Prends-les sans crainte ! Toi, tu ne me dois rien ; je dois t’assurer la vie. Prends sans crainte ! Toi, tu ne me dois rien, car jamais je ne pourrai te payer tout ce que tu as fait pour moi et que je reconnais parfaitement, quoique nous ne nous entendions pas en ce moment sur un point capital. Demain, après-demain, quand tu voudras, nous nous quitterons. Va dans notre petite ville, Foma, ce n’est qu’à dix verstes d’ici. Tu trouveras derrière l’église, dans la première ruelle, une très gentille maisonnette aux volets verts ; elle appartient à la veuve d’un pope ; on la dirait faite pour toi. Cette dame ne demandera pas mieux que de la vendre, et je l’achèterai pour t’en faire présent. Tu t’y installeras et tu seras tout près de nous ; tu t’y consacreras à la littérature, aux sciences ; tu acquerras la célébrité. Les fonctionnaires de la ville sont des gens nobles, affables, désintéressés ; le pope est un savant. Tu viendras nous voir les jours de fête et ce sera une existence de paradis ! Veux-tu ?

— Voilà donc comment il voulait chasser Foma ! me dis-je. Il ne m’avait pas parlé d’argent.

Il se fit un long et profond silence. Dans son fauteuil, Foma semblait atterré et, immobile, il regardait mon oncle visiblement gêné par ce silence et ce regard.

— L’argent ! murmura-t-il enfin d’une voix volontairement affaiblie. Où est-il cet argent ? Donnez-le ! Donnez-le vite !

— Le voici, Foma, dit mon oncle, ce sont les dernières miettes, quinze mille roubles, tout ce que j’avais. Voici !

— Gavrilo ! Prends cet argent pour toi ! fit Foma avec une grande douceur. Il pourra t’être utile, vieillard. Mais non ! cria-t-il tout à coup en se levant précipitamment. Non ! Donne-le, Gavrilo, donne-le ! Donne-moi ces millions que je les piétine, que je les déchire, que je crache dessus, que je les éparpille, que je les souille, que je les déshonore !… On m’offre de l’argent, à moi ! On achète ma désertion de cette maison ! Est-ce bien moi qui entendis de pareilles choses ! Est-ce bien moi qui encourus ce dernier opprobre ? Les voici, les voici, vos millions ! Regardez : les voici ! les voici ! les voici ! Voilà comment agit Foma Opiskine, si vous ne le saviez pas encore, colonel !

Foma éparpilla la liasse à travers la chambre. Notez qu’il ne déchira aucun des billets, et qu’il ne les piétina pas plus qu’il ne cracha dessus, ainsi qu’il se vantait de le faire. Il se contenta de les froisser, non sans quelques précautions. Gavrilo se précipita pour ramasser l’argent qu’il remit à son maître après que Foma fut parti.

Cette conduite de Foma eut le don de stupéfier mon oncle. À son tour, il restait là, immobile, ahuri, la bouche ouverte, devant le parasite qui était retombé dans le fauteuil et haletait comme en proie à la plus indicible émotion.

— Tu es un être sublime, Foma ! s’écria enfin mon oncle revenu à lui. Tu es le plus noble des hommes.

— Je le sais, répondit Foma d’une voix faible, mais avec une extrême dignité.

— Foma, pardonne-moi ! Je me suis conduit envers toi comme un lâche !

— Oui, comme un lâche ! acquiesça Foma.

— Foma, ce n’est pas la noblesse de ton âme qui me surprend, poursuivit mon oncle charmé, ce qui m’étonne, c’est que j’aie pu être assez aveugle, assez brutal, assez lâche pour oser te proposer cet argent. Mais tu te trompes, Foma, je ne t’achetais pas ; je ne te payais pas pour quitter la maison. Je voulais tout simplement t’assurer des ressources, afin que tu ne fusses pas dans le dénuement en me quittant. Je te le jure ! Je suis prêt à te demander pardon à genoux, à genoux, Foma ! Je vais m’agenouiller tout de suite à tes pieds… pour peu que tu le désires…

— Je n’ai pas besoin de vos génuflexions, colonel !

— Mais, mon Dieu, songe donc, Foma, que j’étais hors de moi, affolé !… Dis-moi comment je pourrai effacer cette insulte ? Allons, dis-le moi ?

— Il ne me faut rien, colonel ! Et soyez sûr que, dès demain, je secouerai la poussière de mes chaussures sur le seuil de cette maison.

Il fit un mouvement pour se lever. Mon oncle, effrayé, se précipita et le fit asseoir de force.

— Non, Foma, tu ne t’en iras pas, je te l’assure ! criait-il. Ne parle plus de poussière, ni de chaussures, Foma ! Tu ne t’en iras pas ou bien je te suivrai jusqu’au bout du monde jusqu’à ce que tu m’aies pardonné. Je jure, Foma, que je le ferai !

— Vous pardonner ? Vous êtes donc coupable ? dit Foma. Mais comprenez-vous votre faute ? Comprenez-vous que vous étiez déjà coupable de m’avoir donné votre pain ? Comprenez-vous que, de ce moment, vous avez empoisonné toutes les bouchées que j’ai pu manger chez vous ? Vous venez de me reprocher chacune de ces bouchées ; vous venez de me faire sentir que j’ai vécu dans votre maison en esclave, en laquais, que j’étais au-dessous des semelles de vos chaussures vernies ! Moi qui, dans la candeur de mon âme, me figurais être là comme votre ami, comme votre frère ! N’est-ce pas vous, vous-même qui m’aviez fait croire à cette fraternité ? Ainsi, vous tissiez dans l’ombre cette toile où je me suis laissé prendre comme un sot ? Vous creusiez ténébreusement cette fosse dans laquelle vous venez de me pousser ! Pourquoi, depuis si longtemps, ne m’avez-vous pas assommé du manche de votre bêche ? Pourquoi, dès le commencement, ne m’avez-vous pas tordu le cou comme à un poulet qui… qui ne peut pondre des œufs ! Oui, c’est bien cela ! Je tiens à cette comparaison, colonel, quoi qu’elle soit empruntée à la vie des campagnes et qu’elle rappelle la plus triviale littérature ; j’y tiens parce qu’elle prouve l’absurdité de vos accusations ; je suis juste aussi coupable envers vous que ce poulet qui a mécontenté son maître en ne pouvant lui donner d’œufs ! De grâce, colonel, est-ce ainsi que l’on paie un ami, un frère ? Et pourquoi voulez-vous m’acheter ? pourquoi ? « Tiens, mon frère bien-aimé, je suis ton débiteur, tu m’as sauvé la vie : prends donc ces deniers de Judas, mais disparais de ma vue ! » Que c’est simple ! Quelle brutalité ! Vous vous figuriez que je convoitais votre or, tandis que je ne nourrissais que des pensées séraphiques pour l’édification de votre bonheur ! Oh ! vous m’avez brisé le cœur ! Vous vous êtes joué de mes sentiments les plus purs, comme un enfant de son hochet ! Il y avait longtemps, colonel, que je prévoyais cette avanie et voilà pourquoi il y a longtemps que m’étranglent votre pain et votre sel ! Voilà pourquoi m’écrasaient vos moelleux édredons. Voilà pourquoi vos sucreries m’étaient plus brûlantes que le poivre de Cayenne ! Non, colonel, soyez heureux tout seul et laissez Foma suivre, sac au dos, son douloureux calvaire. Ma décision est irrévocable, colonel !

— Non, Foma, non ! Il n’en sera pas ainsi ! Il n’en peut être ainsi, gémit mon oncle écrasé.

— Il en sera ainsi, colonel, et cela doit être ainsi ! Je vous quitte dès demain. Répandez vos millions ; parsemez-en toute ma route jusqu’à Moscou ; je les foulerai aux pieds avec un fier mépris. Ce pied que vous voyez, colonel, piétinera, écrasera, souillera vos billets de banque et Foma Fomitch se nourrira exclusivement de la noblesse de son âme. La preuve est faite ; j’ai dit : adieu, colonel ! Adieu, colonel !

Il fit derechef un mouvement pour se lever.

— Pardon, Foma, pardon ! Oublie ! dit encore mon oncle d’un ton suppliant.

— Pardon ? Qu’avez-vous besoin de mon pardon ? Admettons que je vous pardonne ; je suis chrétien et ne puis pas ne pas pardonner ; j’ai déjà presque pardonné ! Mais décidez vous-même ; cela aurait-il le sens commun ? serait-il digne de moi de rester, ne fût-ce qu’un moment dans cette maison dont vous m’avez chassé ?

— Mais je t’assure, Foma, que cela n’aurait rien que de convenable !

— Convenable ? Sommes-nous donc des pairs ? Est-ce que vous ne comprenez pas que je viens de vous écraser de ma générosité et que votre misérable conduite vous a réduit à rien ? Vous êtes à terre et moi, je plane. Où donc est alors la parité ? L’amitié est-elle possible hors de l’égalité ? C’est en sanglotant que je le dis et non en triomphant, comme vous le pensez, peut-être.

— Mais je pleure aussi Foma ; je te le jure !

— Voilà donc cet homme, reprit Foma, pour lequel j’ai passé tant de nuits blanches ! Que de fois, en mes insomnies, je me levais, me disant : « À cette heure, il dort tranquillement, confiant en ta vigilance. À toi de veiller pour lui, Foma ; peut-être trouveras-tu les moyens du bonheur de cet homme ! » Voilà ce que pensait Foma pendant ses insomnies, colonel ! Et nous avons vu de quelle façon le colonel l’en remercie ! Mais finissons-en...

— Mais je saurai mériter de nouveau ton amitié, Foma, je te le jure !

— Vous mériteriez mon amitié ? Et quelle garantie m’offrez-vous ? En chrétien que je suis, je vous pardonnerai et j’irai même jusqu’à vous aimer ; mais, homme de cœur, pourrai-je contenir mon mépris ? La morale m’interdit d’agir autrement, car, je vous le répète, vous vous êtes déshonoré tandis que je me conduisais avec noblesse. Montrez-moi celui des vôtres qui serait capable d’un acte pareil ? Qui d’entre eux refuserait cette grosse somme qu’a pourtant repoussée le misérable Foma, ce Foma honni, par simple penchant à la grandeur d’âme ? Non, colonel, pour vous égaler à moi, il vous faudrait désormais une longue suite d’exploits. Mais de quel exploit peut-être capable celui qui ne peut me dire vous, comme à son égal, qui me tutoie, comme un domestique ?

— Mais, Foma, je ne te tutoyais que par amitié ! Je ne savais pas que cela te fût désagréable… Mon Dieu, si j’avais pu le savoir !

— Vous, continua-t-il, qui n’avez pu, ou plutôt qui n’avez pas voulu consentir à une de mes plus insignifiantes demandes, à l’une des plus futiles, alors que je vous priais de me dire : « Votre Excellence ! »

— Mais, Foma, c’était un véritable attentat à la hiérarchie…

— C’est une phrase que vous avez apprise par cœur et que vous répétez comme un perroquet. Vous ne comprenez donc pas que vous m’avez humilié, que vous m’avez fait affront par ce refus de m’appeler Excellence ! Vous m’avez déshonoré pour n’avoir pas compris mes raisons ; vous m’avez rendu ridicule comme un vieillard à lubies que guette l’asile des aliénés. Est-ce que je ne sais pas moi-même qu’il eût été ridicule pour moi d’être appelé Votre Excellence, moi qui méprise tous ces grades, toutes ces grandeurs terrestres sans valeur intrinsèque si elles ne s’accompagnent pas de vertu ? Pour un million, je n’accepterai pas le grade de général sans vertu. Cependant, vous m’avez pris pour un dément quand c’était à votre bien que je sacrifiais mon amour-propre en permettant que vous et vos savants, vous pussiez me regarder comme fou ! Ce n’était que pour éclairer votre raison, pour développer votre moralité, pour vous inonder des rayons des lumières nouvelles, que j’exigeais de vous le titre de général. Je voulais justement arriver à vous convaincre que les généraux ne sont pas forcément les plus grands astres du monde ; je voulais vous prouver qu’un titre n’est rien sans une grande âme, qu’il n’y avait pas tant à se réjouir de la visite de ce général, alors qu’il se trouvait peut-être tout près de vous de véritables foyers de vertu. Mais vous étiez tellement gonflé de votre titre de colonel qu’il vous paraissait dur de me traiter en général. Voilà où il faut chercher les causes de votre refus et non dans je ne sais quel attentat à la hiérarchie. Tout cela vient de ce que vous êtes colonel et que je ne suis que Foma !

— Non, Foma, non ; je t’assure que tu te trompes. Tu es un savant et non simplement Foma… J’ai pour toi la plus grande estime.

— Vous m’estimez ! Fort bien ! Veuillez alors me dire, du moment que vous m’estimez, si je ne suis pas digne selon vous du titre de général ? Répondez nettement et immédiatement : en suis-je digne ou non ? Je veux me rendre compte de votre degré d’intelligence et de votre esprit.

— Par ton honnêteté, par ton désintéressement, par la grandeur d’âme, tu en es digne, proclama mon oncle avec orgueil.

— Alors, si j’en suis digne, pourquoi ne voulez-vous pas me dire : Votre Excellence ?

— Foma, je te le dirai, si tu y tiens.

— Je l’exige ! je l’exige ! colonel. J’insiste et je l’exige précisément parce que je vois combien cela vous est pénible. Ce sacrifice sera le commencement des exploits qu’il vous faut accomplir pour m’égaler. Ce n’est que lorsque vous vous serez vaincu vous-même que je pourrai croire à votre sincérité…

— Dès demain, je te dirai : Votre Excellence !

— Non, pas demain, colonel ; demain, cela va de soi ! J’exige que vous me le disiez tout de suite.

— Bien, Foma, je suis prêt… Seulement comment le dire comme ça tout de suite ?

— Pourquoi pas tout de suite ? Auriez-vous honte ? Si vous avez honte, c’est une insulte que vous me faites.

— Eh bien Foma, je suis prêt… et j’en serai fier… Seulement Foma, puis-je te dire comme ça tout d’un coup : « Bonjour, Votre Excellence ? » On ne peut pas faire ça…

— Votre « bonjour, Votre Excellence » serait insultant ; ça aurait l’air d’une plaisanterie, d’une farce que je ne saurais admettre. Je vous en prie, colonel ! prenez un autre ton !

— Foma, tu ne plaisantes pas ?

— D’abord, je ne suis pas tu, Yégor Ilitch, mais vous ; ensuite je ne suis pas Foma, mais Foma Fomitch ; ne l’oubliez pas.

— Je jure, Foma Fomitch, que je suis plein de bonne volonté et prêt de tout mon cœur à contenter tes désirs… Mais que dois-je dire ?

— Vous trouvez difficile de faire vos phrases avec : Votre Excellence ? Cela se conçoit et vous auriez dû vous expliquer plus tôt. C’est tout à fait excusable, surtout quand on n’est pas écrivain, pour m’exprimer avec délicatesse. Je vais vous aider : répétez après moi : « Votre Excellence… »

— Eh bien : « Votre Excellence… »

— Non ; pas de : eh bien, mais tout simplement : « Votre Excellence ». Je vous demande, colonel, de prendre un autre ton. J’espère aussi que vous n’allez pas vous formaliser, si je vous propose de vous incliner légèrement en prononçant ces mots, ce qui exprime le respect et le désir de tenir compte de toutes les observations faites. J’ai fréquenté, moi aussi, la société des généraux et je connais ces nuances. Et bien : « Votre Excellence… »

— « Votre Excellence… »

— « Combien je suis heureux de l’occasion qui s’offre à moi de vous présenter mes excuses pour avoir si mal compris l’âme de Votre Excellence. J’ose vous assurer qu’à l’avenir je n’épargnerai point mes faibles forces pour le bien commun… » Et en voilà assez pour vous !

Pauvre oncle ! Il dut répéter ce galimatias phrase par phrase, mot par mot ! Je rougissais comme un coupable ; la colère m’étouffait.

— Voyons, s’enquit le bourreau, ne sentez-vous pas maintenant dans votre cœur une sorte d’allégresse, comme si un ange y fut descendu ?… Répondez : sentez-vous la présence de l’ange ?

— Oui, Foma, je sens une sorte d’allégresse, répondit mon oncle.

— Maintenant que vous êtes vaincu, vous sentez votre cœur comme si on le baignait dans les saintes huiles ?

— Oui, Foma, on le dirait baigné dans l’huile.

— Dans l’huile ?… Hem ! Je ne vous ai pas parlé d’huile… Mais n’importe. Vous saurez désormais, colonel, ce que c’est que le devoir accompli ! Luttez contre vous-même ! Vous avez trop d’amour-propre. Votre orgueil est excessif.

— Oui, Foma, je le vois, soupirait mon oncle.

— Vous êtes un égoïste, un ténébreux égoïste…

— Oui, je suis un égoïste, Foma ; je le sais depuis que je te connais.

— Je vous parle en ce moment comme un père, comme une tendre mère… Vous découragez tout le monde et vous oubliez la douceur des caresses.

— Tu as raison, Foma.

— Dans votre grossièreté, vous heurtez les cœurs d’une façon si brutale, vous sollicitez l’attention d’une manière si prétentieuse que vous feriez sauver tout homme délicat à l’autre bout du monde.

Mon oncle soupira encore.

— Soyez plus doux, plus attentif pour les autres, témoignez-leur plus d’affection ; pensez aux autres plus qu’à vous-même et vous ne serez pas oublié non plus. Vivez, mais laissez vivre les autres, tel est mon principe ! Souffre, travaille, prie, espère ! voilà les règles de conduite que je voudrais inculquer à l’humanité entière ! Suivez-les et je serai le premier à vous ouvrir mon cœur, à pleurer… s’il le faut, sur votre poitrine. Tandis que vous ne vivez que pour vous ; c’est lassant à la fin !

— « Homme aux douces paroles ! » prononça dévotement Gavrilo.

— Tout cela est vrai, Foma ; je le sens acquiesça mon oncle, tout ému. Mais tout n’est pas de ma faute ; j’ai été élevé ainsi ; j’ai vécu parmi les soldats. Je te jure, Foma, que j’étais très sensible. Quand je fis mes adieux au régiment, tous les hussards, toute la brigade pleurait. Ils disaient tous qu’ils ne reverraient plus mon pareil… Alors, je m’étais dit que je n’étais pas un homme absolument mauvais.

— Nouveau trait d’égoïsme. Je vous reprends en flagrant délit d’amour-propre exaspéré. Vous vous vantez et vous cherchez à vous parer des larmes de ces hussards. Me voyez-vous faire parade des larmes de qui que ce soit ? Et cependant, ça ne me serait pas difficile : j’aurais de quoi me vanter aussi !

— Ça m’a échappé, Foma : je n’ai pas pu me contenir au souvenir du beau temps passé !

— Le beau temps ne nous tombe pas du ciel ; c’est nous qui le faisons nous-mêmes ; il est dans notre cœur, Yégor Ilitch. Pourquoi suis-je toujours heureux, calme, content, en dépit de mes malheurs ? Pourquoi n’importuné-je personne excepté les imbéciles, les savants que je n’épargne pas et que je n’épargnerai jamais ? Quels sont ces savants ? « Un homme de science ». Mais, chez lui, cette science est un leurre et non une science ! Voyons, que disait-il, ce tantôt ? Qu’il vienne ! Faites venir tous les savants. Je suis en mesure de les confondre tous, de renverser toutes leurs doctrines ! Quant à la noblesse de sentiments, je n’en parle même pas…

— Certainement, Foma, certainement, personne n’en doute !

— Tout à l’heure, j’ai fait preuve d’esprit, de talent, de colossale érudition littéraire, d’une connaissance approfondie du cœur humain ; j’ai montré dans un brillant développement comment tel Kamarinski pouvait devenir un thème élevé de conversation dans la bouche de l’homme de talent. Eh bien, lequel d’entre eux a su m’apprécier à ma valeur ? Non, on se détournait de moi. Je suis certain qu’il vous a déjà dit que je ne savais rien ! Et pourtant, il avait peut-être devant lui un Machiavel, un Mercadante, dont tout le défaut était sa pauvreté, son génie méconnu !… Non, cela, c’est impardonnable !… On me parle aussi d’un certain Korovkine. Qu’est-ce encore que celui-là ?

— Foma, c’est un homme d’esprit et de science que j’attends. Celui-là est véritablement un savant !

— Hum ! Je vois ça, une sorte d’Aliboron moderne, pliant sous le poids des livres. Ces gens-là n’ont pas de cœur, colonel, ils n’ont pas de cœur. Qu’est-ce que l’instruction sans la vertu ?

— Non, Foma, non ! Si tu avais entendu comme il parlait du bonheur conjugal ! Ses paroles allaient droit au cœur, Foma !

— Hem ! On verra. On lui fera passer un examen à ce Korovkine. Mais en voilà assez ! conclut-il en se levant. Je ne saurais encore vous accorder mon pardon total, colonel, car l’outrage fut sanglant. Mais je vais prier et peut-être Dieu fera-t-il descendre la paix en mon âme offensée. Nous en reparlerons demain. Pour le moment, permettez-moi de me retirer. Je suis très fatigué ; je me sens affaibli...

— Ah ! Foma, fit mon oncle avec empressement, tu dois être bien las. Si tu mangeais un morceau pour te réconforter ? Je vais donner des ordres.

— Manger ? Ha ! ha ! ha ! Manger ! répondit Foma avec un rire de mépris. On vous fait vider une soupe empoisonnée et puis on vous demande si vous n’avez pas faim ? On soignerait les plaies du cœur avec de petits plats ? Quel triste matérialiste vous faites, colonel !

— Foma, je te jure que je te faisais cette offre de bon cœur !

— C’est bien, laissons cela. Je me retire. Mais vous, courez immédiatement vous jeter aux pieds de votre mère et tâchez d’obtenir son pardon par vos larmes et vos sanglots ; tel est votre devoir.

— Ah ! Foma, je n’ai cessé d’y penser tout le temps de notre conversation : j’y pensais à l’instant même en te parlant. Je suis prêt à rester à genoux devant elle jusqu’à l’aube. Mais pense seulement, Foma, à ce que l’on exige de moi ! C’est injuste, cruel ! Sois généreux, fais mon bonheur ; réfléchis, décide, et alors… alors… je te jure…

— Non, Yégor Ilitch, non ; ce n’est pas mon affaire, répondit Foma. Vous savez fort bien que je ne me mêle pas de tout cela. Je vous sais convaincu que je suis la cause de tout, bien que je me sois toujours tenu à l’écart de cette histoire et dès le commencement, je vous le jure. Seule agit ici la volonté de votre mère qui ne cherche que votre bien, naturellement. Rendez-vous auprès d’elle ; courez-y et réparez, par votre obéissance, le mal que vous avez fait… Il faut que votre colère soit passée avant que le soleil ne se couche. Quant à moi, je vais prier pour vous toute la nuit. Voici longtemps déjà que je ne sais plus ce que c’est que le sommeil, Yégor Ilitch. Adieu ! Je te pardonne aussi, vieillard — ajouta-t-il en se tournant vers Gavrilo — je sais que tu n’as pas agi dans la plénitude de ta raison. Pardonne-moi si je t’ai offensé… Adieu, adieu à tous et que Dieu vous bénisse !

Foma sortit. Je me précipitai aussitôt dans la salle.

— Tu nous écoutais ? s’écria mon oncle.

— Oui, mon oncle, je vous écoutais. Dire que vous avez pu l’appeler Votre Excellence !

— Qu’y faire, mon cher ? J’en suis même fier. Qu’est-ce, auprès de son sublime exploit ? Quel cœur noble, désintéressé ! Quel grand homme ! Serge, tu as entendu… Comment ai-je pu lui offrir de l’argent ? je ne parviens pas à m’en rendre compte. Mon ami, j’étais aveuglé par la colère ; je ne le comprenais pas, je le soupçonnais, je l’accusais… Mais non. Je vois bien qu’il ne pouvait être mon ennemi. As-tu vu la noblesse de son expression lorsqu’il a refusé cet argent ?

— Fort bien, mon oncle, soyez aussi fier qu’il vous plaira. Quant à moi, je pars ; la patience me manque. Je vous le demande pour la dernière fois : que voulez-vous de moi ? Pourquoi m’avez-vous appelé auprès de vous ? Mais si tout est réglé et que vous n’avez plus besoin de moi, je veux partir. De pareils spectacles me sont insupportables. Je partirai aujourd’hui même.

— Mon ami, fit mon oncle, avec son agitation accoutumée, attends seulement deux minutes. Je vais de ce pas chez ma mère pour y terminer une affaire de la plus haute importance. En attendant, va-t-en chez toi ; Gavrilo va te reconduire ; c’est maintenant dans le pavillon d’été, tu sais ? dans le jardin. J’ai donné l’ordre d’y transporter ta malle. Quant à moi, je vais près de ma mère implorer son pardon ; je prendrai une décision ferme — je sais laquelle — et je reviendrai aussitôt vers toi pour te raconter tout, tout, jusqu’au dernier détail ; je t’ouvrirai mon cœur… Et… et… nous finirons par revoir de beaux jours ! Deux minutes, Serge, seulement deux minutes !

Il me serra la main et sortit précipitamment. Je n’avais plus qu’à suivre Gavrilo.