Carnet d’un inconnu/Seconde Partie/5

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock et Charles Torquet.
Société du Mercure de France (p. 341-371).

V

FOMA FOMITCH ARRANGE LE BONHEUR GÉNÉRAL


— Où suis-je ? murmura Foma d’une voix d’homme mourant pour la vérité ?

— Maudit chenapan ! murmura près de moi Mizintchikov. Comme s’il ne le voyait pas ! Il va nous en faire des siennes à présent !

— Tu es chez nous, Foma : tu es parmi les tiens ! s’écria mon oncle. Allons, du courage ! calme-toi ! Vraiment, Foma, tu ferais bien de changer de vêtements ; tu vas tomber malade… Veux-tu prendre quelque chose pour te remettre ? Un petit verre te réchauffera.

— Je prendrais bien un peu de malaga ! gémit Foma qui ferma encore les yeux.

— Du malaga ! J’ai peur qu’il n’y en ait plus, dit mon oncle en interrogeant sa sœur d’un œil anxieux.

— Mais si ! fit-elle. Il en reste quatre bouteilles. Et, faisant sonner ses clefs, elle s’encourut à la recherche du malaga, poursuivie par les cris de toutes ces dames qui se pressaient autour de Foma comme des mouches autour d’un pot de confitures. L’indignation de M. Bakhtchéiev ne fut pas mince.

— Voilà qu’il lui faut du malaga ! grommela-t-il presque à voix haute. Il lui faut un vin dont personne ne boit ! Dites-moi maintenant à qui l’on donnerait du malaga si ce n’est à une canaille comme lui ? Pouah ! Les tristes sires ! Mais qu’est-ce que je fais ici ? qu’est-ce que j’attends ?

— Foma, commença mon oncle haletant et constamment obligé de s’interrompre, maintenant que te voilà reposé, que te voilà revenu avec nous… c’est-à-dire, Foma, je pense, qu’ayant offensé une innocente créature…

— Où ? où est-elle, mon innocence ? fit Foma, comme dans un délire de fièvre. Où sont mes jours heureux ? Où es-tu, mon heureuse enfance, quand, innocent et beau, je poursuivais à travers les champs le papillon printanier ? Où est-il ce temps ? Rendez-moi mon innocence ! Rendez-la-moi !…

Et, les bras écartés, Foma s’adressait successivement à chacun des assistants, comme si quelqu’un d’eux l’eût eue en poche, cette innocence. Je crus que Bakhtchéiev allait éclater de colère.

— Mais pourquoi pas ? grognait-il furieusement. Rendez-lui donc son innocence et qu’ils s’embrassent ! J’ai bien peur qu’étant gamin, il ne fût déjà aussi fripouille qu’il l’est actuellement. J’en jurerais !

— Foma !… reprit mon oncle.

— Où sont-ils ces jours bénis où je croyais à l’amour et où j’aimais l’homme ? geignait Foma, alors que je le prenais dans mes bras et que je pleurais sur son cœur ? Et à présent, où suis-je ? où suis-je ?

— Tu es chez nous ; calme-toi ! s’écria mon oncle. Voici ce que je voulais te dire, Foma…

— Si vous vous taisiez un peu ? siffla la Pérépélitzina, dardant sur lui ses méchants yeux de serpent.

— Où suis-je ? reprenait Foma. Qu’est-ce donc qui est autour de moi ? Ce sont des taureaux et des bœufs qui me menacent de leurs cornes. Vie ! qu’es-tu donc ? Vis bafoué, humilié, battu et ce n’est qu’une fois la tombe comblée que les hommes, se ressaisissant, écraseront tes pauvres os sous le poids d’un monument magnifique !

— Il parle de monument, mes aïeux ! fit Éjévikine en claquant des mains.

— Oh ! ne m’érigez pas de monuments ! gémissait Foma. Je n’ai que faire de vos monuments ! Je ne convoite de monument que celui que vous pourriez m’ériger dans vos cœurs !

— Foma ! interrompit mon oncle, en voilà assez ; calme-toi ! Il ne s’agit pas de monuments. Écoute-moi… Vois-tu, Foma, je comprends que, tantôt, tu pouvais brûler d’une noble flamme en me faisant des reproches. Mais tu avais dépassé la limite qu’eût dû te montrer ta vertu ; Foma, tu t’es trompé, je te le jure !

— Non, mais finirez-vous ? piaula de nouveau la Pérépélitzina. Voulez-vous donc profiter que ce pauvre homme est entre vos mains pour le tuer ?

La générale et toute sa suite s’émurent et toutes ces mains gesticulèrent pour imposer silence à mon oncle.

— Taisez-vous vous-même, Anna Nilovna, je sais ce que je dis ! répondit mon oncle avec fermeté. Cette affaire est sacrée ; il s’agit d’honneur et de justice ! Foma, tu es un homme raisonnable ; tu dois immédiatement demander pardon à la noble fille que tu as injustement outragée.

— Que dites-vous ? Quelle jeune fille ai-je outragée ? s’informa Foma en promenant ses regards étonnés sur l’assistance, comme s’il eût perdu tout souvenir de ce qui s’était passé et ne comprit plus de quoi il s’agissait.

— Oui, Foma, et, si tu reconnais volontairement ta faute, je te jure que je me prosternerai à tes pieds et que...

— Qui donc ai-je outragé ? hurlait Foma. Quelle demoiselle ? Où est-elle, cette jeune fille ? Rappelez-moi donc quelques particularités sur elle...

En ce moment, troublée et pleine de peur, Nastenka s’approcha de mon oncle et le tira par la manche.

— Non, Yégor Ilitch, laissez-le ; je n’ai pas besoin d’excuses. À quoi bon tout cela ? dit-elle d’une voix suppliante. Laissez donc !

— Ah ! je me rappelle, à présent ! s’écria Foma. Mon Dieu ! je me rappelle ! Oh ! aidez-moi, à me ressouvenir ! Dites : est-ce donc vrai que l’on m’a chassé d’ici comme un chien galeux ? Est-ce vrai que la foudre m’a frappé ? Est-ce vrai que l’on m’a jeté du haut de ce perron ? Est-ce vrai ? Est-ce vrai ?

Les sanglots et les gémissements de ces dames lui répondirent éloquemment.

— Oui, oui ; je me souviens qu’après ce coup de foudre, après ma chute, je revins en courant vers cette maison pour y remplir mon devoir et disparaître à jamais. Soulevez-moi ; si faible que je sois, je dois accomplir mon devoir.

On le souleva. Il prit une pose d’orateur et, tendant les mains.

— Colonel ! clama-t-il, me voici de nouveau en pleine possession de moi-même. La foudre n’a pas oblitéré mes facultés intellectuelles. Je ne ressens plus qu’une surdité dans l’oreille droite, résultat probable de ma chute sur le perron… Mais qu’importe ? qu’importe l’oreille droite de Foma ?

Il sut communiquer à ces derniers mots tant d’ironie amère et les accompagner d’un sourire si triste que les gémissements des dames reprirent de plus belle. Toutes, elles attachaient sur mon oncle des regards de reproche et de haine. Mizintchikov cracha et s’en fut vers la fenêtre. Bakhtchéiev me poussa furieusement le coude ; il avait peine à tenir en place.

— À présent, écoutez tous ma confession ! gémit Foma, parcourant l’assistance d’un regard fier et résolu et vous, Yégor Ilitch, décidez du sort du malheureux Opiskine ! Depuis longtemps, je vous observais ; je vous observais, l’angoisse au cœur et je voyais tout, tout ! alors que vous ne pouviez encore vous douter que je vous observais. Colonel, je me trompais peut-être, mais je connaissais et votre égoïsme, et votre orgueil sans limites, et votre luxure phénoménale. Et qui donc pourrait m’accuser si j’ai tremblé pour l’honneur de la plus innocente créature ?

— Foma ! Foma !… n’en dis pas trop, Foma ! s’écria mon oncle en surveillant avec inquiétude l’expression douloureuse qui envahissait le visage de Nastia.

— Ce n’était pas tant l’innocence et la confiance de cette personne qui me troublaient que son inexpérience, continua Foma, sans paraître avoir entendu l’avertissement de mon oncle. Je voyais qu’un tendre sentiment était en train d’éclore dans son cœur, comme une rose au printemps et je me remémorais involontairement cette pensée de Pétrarque que « l’innocence est souvent à un cheveu de la perdition ». Je soupirais ; je gémissais et, pour cette jeune fille plus pure qu’une perle, j’aurais volontiers donné tout mon sang. Mais qui eût pu répondre de vous, Yégor Ilitch ? Connaissant l’impétuosité de vos passions, sachant que vous seriez prêt à tout sacrifier à leur satisfaction d’un moment, je me sentais plongé dans un abîme d’épouvante et de crainte sur le sort de la plus honnête jeune fille…

— Foma, comment as-tu pensé des choses pareilles ? s’écria mon oncle.

— Je vous observais la mort dans l’âme. Si vous voulez savoir à quel point j’ai souffert, interrogez Shakespeare ; il vous répondra dans son Hamlet ; il vous dira l’état de mon âme. J’étais devenu méfiant et farouche. Dans mon inquiétude, dans mon indignation, je voyais tout au pire. Voilà pourquoi vous avez pu remarquer mon désir de la faire quitter cette maison : je voulais la sauver. Voilà pourquoi, tous ces derniers temps, vous me voyiez nerveux et courroucé contre tout le genre humain. Oh ! qui me réconciliera désormais avec l’humanité ? Je comprends que je fus peut-être exigeant et injuste envers vos hôtes, envers votre neveu, envers M. Bakhtchéiev, en exigeant de lui une connaissance approfondie de l’astronomie. Mais qui ne me pardonnerait en considération de ce que souffrait alors mon âme ? Je cite encore Shakespeare et je dis que je me représentais alors l’avenir comme un abîme insondable au fond duquel était tapi un crocodile. Je sentais que mon devoir était de prévenir ce malheur, que je n’avais pas d’autre raison de vivre. Mais quoi ? Vous ne comprîtes pas ces nobles mouvements de mon âme, et vous ne me payâtes que d’ingratitudes, de railleries, d’humiliations...

— Foma ! s’il en est ainsi, je comprends bien des choses ! s’écria mon oncle en proie à une extrême émotion.

— Du moment que vous comprenez si bien, colonel, daignez donc m’écouter sans m’interrompre. Je continue. Conséquemment, toute ma faute consistait en mon souci du bonheur et du sort à venir de cette enfant, car, auprès de vous, c’est une enfant. Mon extrême amour de l’humanité avait fait de moi un démon de colère et de vengeance. Je me sentais prêt à me jeter sur les hommes pour les tourmenter. Et savez-vous, Yégor Ilitch, comme par un fait exprès, chacun de vos actes ne faisait que me confirmer en mes soupçons. Savez-vous qu’hier, lorsque vous vouliez me combler de votre or pour acheter ma désertion, je me disais : « C’est sa conscience qu’il éloigne en ma personne, pour faciliter la perpétration de son crime ! »

— Foma ! Foma ! Ainsi, c’était là ce que tu pensais hier ? s’écria mon oncle terrifié. Mon Dieu ! et moi qui ne soupçonnais rien !

— Le ciel lui-même m’avait inspiré ces craintes, poursuivit Foma. Alors, dites vous-même ce que je pus penser quand l’aveugle hasard m’eut amené vers ce banc fatal ; dites ce que je pus penser à ce moment ! — oh ! mon Dieu ! — en voyant de mes propres yeux tous mes soupçons réalisés d’une si éclatante manière ? Mais il me restait encore un espoir, un faible espoir, il est vrai, mais quand même un espoir, et voici que vous le détruisez vous-même par cette lettre où vous me déclarez votre intention de vous marier et me suppliez de ne pas divulguer ce que j’ai vu… « Mais, pensai-je, pourquoi m’écrit-il seulement alors que je l’ai surpris, quand il aurait si bien pu le faire avant ? Pourquoi n’est-il pas accouru vers moi, heureux et beau, car l’amour embellit le visage ? pourquoi ne s’est-il pas jeté dans mes bras ? pourquoi n’est-il pas venu pleurer sur ma poitrine les larmes de son immense bonheur ? pourquoi ne m’a-t-il pas tout raconté, tout ? » Suis-je donc le crocodile qui vous aurait dévoré au lieu de vous donner un bon conseil ? Suis-je donc un répugnant cancrelat qui vous eût mordu au lieu d’aider à votre bonheur ? Je ne pus que me poser cette question : « Suis-je son ami ou le plus dégoûtant des insectes ? » Et je pensais : « Pourquoi, enfin, a-t-il fait venir son neveu de la capitale dans le but prétendu d’en faire l’époux de cette jeune fille, sinon pour nous tromper tous, y compris ce neveu trop léger, et poursuivre en secret son criminel projet ? » Non, colonel, si quelqu’un a ancré en moi la conviction que votre amour était coupable, c’est vous, vous seul ! Ce n’est pas tout : vous êtes également coupable à l’égard de cette jeune fille que vous avez exposée à la calomnie, aux plus déshonorant soupçons, elle, pure et sage, par votre égoïsme méfiant et maladroit.

La tête basse, mon oncle se taisait. L’éloquence de Foma avait évidemment éteint toutes ses velléités de défense et il se reconnaissait pleinement coupable. La générale et sa cour écoutaient Foma dans un silence dévot et la Pérépélitzina contemplait la pauvre Nastenka avec un air de triomphe fielleux.

— Surpris, énervé, abattu, continua Foma, je m’étais enfermé chez moi pour prier Dieu de m’inspirer des pensées judicieuses. Je finis par me décider à vous éprouver publiquement pour la dernière fois. Peut-être y ai-je apporté trop d’ardeur ; peut-être me suis-je par trop abandonné à mon indignation ; mais, en récompense des plus nobles intentions, vous m’avez jeté par la fenêtre. Et, tout en tombant, je me disais : « Voici comme on récompense la vertu ! » Puis je me brisai sur le sol et je ne me souviens plus de ce qu’il arriva par la suite.

À ce tragique souvenir, des cris perçants et des sanglots interrompirent Foma. Armée de la bouteille de malaga qu’elle venait d’arracher aux mains de Prascovia Ilinichna, la générale voulut courir à lui, mais Foma écarta majestueusement du même coup et le malaga et la générale.

— Silence ! s’écria-t-il, il faut que je termine. Je ne sais ce qu’il m’arriva après ma chute. Ce que je sais, c’est que je suis trempé, sous le coup de la fièvre et uniquement préoccupé d’arranger votre bonheur. Colonel ! d’après différents indices sur lesquels je ne m’étendrai pas pour le moment me voici enfin convaincu que votre amour est pur et élevé, s’il est aussi très méfiant. Battu, humilié, soupçonné d’outrage à une jeune fille pour l’honneur de laquelle je suis prêt, tel un chevalier du moyen âge, à verser jusqu’à la dernière goutte de mon sang, je me décide à vous montrer comment Foma Fomitch Opiskine venge les insultes qu’on lui fait. Tendez-moi votre main, colonel !

— Avec plaisir, Foma ! exclama mon oncle. Et, comme tu viens de t’expliquer favorablement à l’honneur de la plus noble personne… alors… certainement… je suis heureux de te tendre la main et de te faire part de mes regrets…

Et mon oncle lui tendit chaleureusement la main sans se douter de ce qu’il allait advenir de tout cela.

— Donnez aussi votre main, continua Foma d’une voix faible, écartant la foule de dames qui l’entourait et s’adressant à Nastenka, qui se troubla et leva sur lui un regard timide. Continuant à tenir la main de mon oncle dans les siennes, il reprit : — Approchez-vous, approchez-vous, ma chère enfant, cela est indispensable pour votre bonheur.

— Qu’est-ce qu’il médite ? fit Mizintchikov.

Peureuse et tremblante, Nastia s’approcha lentement et tendit à Foma sa petite main. Foma la prit et la mit dans celle de mon oncle.

— Je vous unis et je vous bénis ! prononça-t-il d’un ton solennel ; si la bénédiction d’un martyr frappé par le malheur vous peut être de quelque utilité. Voilà comment se venge Foma Fomitch Opiskine ! Hourra !

La surprise générale fut immense. Ce dénouement tant inattendu laissait les spectateurs abasourdis. La générale était bouche bée avec sa bouteille de malaga dans les mains, Pérépélitzina pâlit et se prit à trembler de rage. Les dames pique-assiettes frappèrent des mains, puis restèrent comme figées sur place. Frémissant de la tête aux pieds, mon oncle voulut dire quelque chose mais ne put. Nastia avait pâli affreusement en murmurant d’une voix faible que « cela ne se pouvait pas… » Mais il était trop tard. Il faut rendre cette justice à Bakhtchéiev que, le premier, il répondit au hourra de Foma. Puis ce fut moi. Puis, de toute la force de sa voix argentine, ce fut Sachenka qui s’élança vers son père pour l’embrasser, puis Ilucha, puis Éjévikine et le dernier de tous, Mizintchikov.

— Hourra ! répéta Foma, hourra ! Et maintenant, enfants de mon cœur, à genoux devant la plus tendre des mères. Demandez-lui sa bénédiction et, s’il le faut, je vais m’agenouiller avec vous.

N’ayant pas encore eu le temps de se regarder et ne comprenant pas encore bien ce qui leur arrivait, mon oncle et Nastia tombèrent à genoux devant la générale et tout le monde se groupa autour d’eux, tandis que la vieille dame restait indécise, ne sachant que faire. Ce fut encore Foma qui dénoua la situation en se prosternant, lui aussi, devant sa bienfaitrice, dont il résolut ainsi l’indécision. Fondant en larmes, elle donna son consentement. Mon oncle se releva et serra Foma dans ses bras.

— Foma ! Foma ! fit-il. Mais sa voix s’étrangla et il ne put continuer.

— Du champagne ! hurla Stépane Alexiévitch. Hourra !

— Non, pas de champagne ! protesta Pérépélitzina qui avait eu le temps de se remettre et de calculer la valeur de chaque circonstance et de toutes ses suites, mais allumons un cierge, faisons une prière devant l’icône avec laquelle on les bénira comme il se fait chez les gens pieux.

On s’empressa d’obtempérer à cette sage objurgation. Stépane Alexiévitch monta sur une chaise pour placer le cierge devant la sainte image, mais la chaise craqua et il n’eut que le temps de sauter à terre où il se reçut fort bien sur ses pieds et, de la meilleure grâce du monde, il céda avec déférence la place à la mince Pérépélitzina qui alluma le cierge.

La religieuse et les dames pique-assiettes commencèrent à se signer pendant qu’on décrochait l’image du Sauveur et qu’on l’apportait à la générale. Mon oncle et Nastia se mirent de nouveau à genoux et la cérémonie eut son cours sous la haute direction de la Pérépélitzina : « Saluez votre mère jusqu’à terre ! Baisez l’icône ! Baisez la main de votre mère ! » Après les fiancés, M. Bakhtchéiev crut devoir baiser successivement l’icône et la main de la générale, il était fou de joie.

— Hourra ! cria-t-il. À présent, il faut du champagne !

Tout le monde était ravi, du reste. La générale pleurait, mais c’étaient des larmes de bonheur, l’union bénie par Foma devenant immédiatement pour elle et convenable et sacrée. Elle comprenait surtout que Foma avait su se distinguer de telle sorte qu’elle était désormais sûre de le conserver auprès d’elle à jamais.

Mon oncle se mettait par instant à genoux devant sa mère pour lui baiser les mains, puis il se précipitait pour m’embrasser, puis Bakhtchéiev, Mizintchikov, Éjévikine. Il faillit étouffer Ilucha dans ses bras. Sacha embrassait Nastenka et Prascovia Ilinitchna versait un déluge de larmes, ce qu’ayant remarqué, M. Bakhtchéiev s’approcha d’elle et lui baisa la main. Pénétré d’attendrissement le vieil Éjévikine pleurait dans un coin en s’essuyant les yeux d’un mouchoir malpropre. Dans un autre coin, Gavrilo pleurnichait aussi en dévorant Foma d’un regard admiratif, tandis que Falaléi sanglotait à haute voix et, s’approchant de chacun des assistants, lui baisait dévotement la main. Tous étaient accablés sous le poids d’une ivresse sentimentale. On se disait que le fait était accompli et irrévocable et que tout cela était l’ouvrage de Foma Fomitch.

Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées que l’on vit apparaître Tatiana Ivanovna. Quel instinct, quel flair l’avertit aussi rapidement, au fond de sa chambre, de ces événements d’amour et de mariage ? Elle entra, légère, le visage rayonnant et les yeux mouillés de larmes joyeuses, vêtue d’une ravissante toilette (elle avait eu le temps d’en changer !) et se précipita pour embrasser Nastenka.

— Nastenka ! Nastenka ! Tu l’aimais et je ne le savais pas ! Mon Dieu ! ils s’aimaient, ils souffraient en silence, en secret ! On les persécutait ! Quel roman ! Nastia, mon ange, dis-moi toute la vérité, aimes-tu vraiment ce fou ?

Pour toute réponse Nastia l’embrassa.

— Dieu ! quel charmant roman ! et Tatiana battit des mains. Écoute, Nastia, mon ange, tous les hommes, sans exception, sont des ingrats, des méchants qui ne valent pas notre amour. Mais peut-être celui-ci est-il meilleur que les autres. Approche-toi, mon fou ! s’écria-t-elle en s’adressant à mon oncle. Tu es donc vraiment amoureux ? Tu es donc capable d’aimer ? Regarde-moi, je veux voir tes yeux, savoir s’ils sont menteurs ? Non, non ! ils ne mentent pas, ils reflètent bien l’amour ! Oh ! que je suis heureuse ! Nastenka, mon amie, tu n’es pas riche, je veux te donner trente mille roubles ! Accepte-les, pour l’amour de Dieu ! Je n’en ai pas besoin, tu sais, il m’en reste encore beaucoup. Non, non, non ! — cria-t-elle avec de grands gestes en voyant Nastia prête à refuser. — Taisez-vous aussi, Yégor Ilitch, cela ne vous regarde pas. Non, Nastia, je veux te faire ce cadeau, il y a longtemps que j’avais l’intention de te donner cette somme, mais j’attendais ton premier amour… Je me mirerai dans votre bonheur. Tu me feras beaucoup de chagrin si tu n’acceptes pas, je vais pleurer. Nastia ! Non, non et non !

Tatiana était dans un tel ravissement qu’il eût été cruel de la contrarier, en ce moment du moins. On remit donc l’affaire à plus tard. Elle se précipita pour embrasser la générale, la Pérépélitzina, tout le monde. Bakhtchéiev s’approcha d’elle et lui baisa la main.

— Ma petite mère ! ma tourterelle ! Pardonne à un vieil imbécile, je n’avais pas compris ton cœur d’or !

— Quel fou ! Je te connais depuis longtemps, moi ! fit Tatiana pleine d’enjouement. Elle lui donna de son gant une tape sur le nez et passa, plus légère qu’un zéphyr, en le frôlant de sa robe luxueuse, pendant que le gros homme faisait place avec déférence.

— Quelle digne demoiselle ! fit-il attendri. Puis, me regardant joyeusement dans le blanc des yeux, il me chuchota en confidence : — On a pu recoller le nez de l’Allemand !

— Quel nez ? quel Allemand ? demandai-je étonné.

— Mais le nez de l’Allemand que j’avais fait venir de la capitale… qui baise la main de son Allemande pendant qu’elle essuie une larme avec son mouchoir. Evdokime l’a raccommodé hier ; je l’ai fait prendre par un courrier. On va l’apporter tout à l’heure… un jouet superbe !

— Foma ! criait mon oncle au comble de la joie, tu es l’auteur de mon bonheur ! Comment pourrai-je jamais te revaloir cela ?

— Ne vous préoccupez pas de cela, colonel ! répondit Foma d’un air sombre ; continuez à ne faire aucune attention à moi et soyez heureux sans Foma.

Il était évidemment fort froissé de ce qu’au milieu de la joie générale on semblât l’avoir oublié.

— C’est que nous sommes en extase, Foma ! cria mon oncle. Je ne sais plus où je me trouve ! Écoute, Foma, je t’ai fait de la peine. Toute ma vie, tout mon sang ne suffiront pas à racheter cela ; aussi, je me tais et je ne cherche même pas à m’excuser. Mais, si jamais tu as besoin de ma tête, s’il te faut ma vie, s’il est nécessaire que je me précipite dans un gouffre béant, ordonne seulement, et tu verras ! Je ne t’en dis pas plus, Foma !

Et mon oncle fit un geste exprimant l’impossibilité où il était de découvrir une expression plus énergique de sa pensée ; pour le surplus, il se contenta d’attacher sur Foma des yeux brillants de larmes reconnaissantes.

— Voilà l’ange qu’il est ! piaula la Pérépélitzina comme un cantique de louanges à Foma.

— Oui, oui ! fit à son tour Sachenka. Je ne me doutais pas que vous fussiez aussi brave homme, Foma Fomitch, et soyez sûr que, désormais, je vous aimerai de tout mon cœur. Vous ne pouvez vous imaginer à quel point je vous estime !

— Oui, Foma ! fit Bakhtchéiev, daigne aussi me pardonner. Je ne te connaissais pas ! je ne te connaissais pas ! Toute ma maison est à ton service ! Ce qui serait tout à fait bien, c’est que tu viennes me voir après-demain, avec la mère générale et les fiancés… et toute la famille. Je vous ferai servir un de ces dîners ! Je ne veux pas me vanter, mais je crois que je vous offrirai quelque chose ! Je vous en donne ma parole !

Au milieu de ces actions de grâces, Nastenka s’approcha de Foma Fomitch et, sans plus de paroles, l’embrassa de toutes ses forces.

— Foma Fomitch, dit-elle, vous êtes notre bienfaiteur ; vous nous avez rendus si heureux que je ne sais comment nous pourrons jamais le reconnaître ; ce que je sais, c’est que je serai pour vous la plus tendre, la plus respectueuse des sœurs...

Elle ne put aller plus loin ; les sanglots étranglèrent sa voix. Foma la baisa sur le front. Il avait aussi les larmes aux yeux.

— Enfants de mon cœur, s’écria-t-il, vivez, épanouissez-vous et, aux moments de bonheur, souvenez-vous du pauvre exilé ! À mon sujet, laissez-moi vous dire que l’adversité est peut-être la mère de la vertu. C’est Gogol qui l’a dit, je crois. Cet écrivain n’était pas fort sérieux, mais, parfois, on rencontre en son œuvre des idées fécondes. Or l’exil est un malheur ! Désormais, je serai le pèlerin parcourant la terre appuyé sur son bâton et, qui sait ? il se peut qu’après tant de souffrances, je devienne encore plus vertueux ! et cette pensée sera mon unique consolation.

— Mais… où vas-tu donc, Foma ? s’écria mon oncle effrayé.

Tous les assistants tressaillirent et se précipitèrent vers Foma.

— Mais, puis-je rester dans votre maison après la façon dont vous m’avez traité, colonel ? interrogea Foma avec la plus extraordinaire dignité.

On ne le laissa point parler. Les cris de tous couvrirent sa voix. On l’avait mis dans le fauteuil et on le suppliait ; et l’on pleurait ; je ne sais ce qu’on n’eût pas fait. Il n’est pas douteux qu’il ne songeait nullement à quitter cette maison, pas plus qu’il n’y avait songé la veille, ni quand il bêchait le potager. Il savait que, désormais, on le retiendrait dévotement, qu’on s’accrocherait à lui, maintenant surtout qu’il avait fait le bonheur général, que son culte était restauré, que chacun était prêt à le porter sur son dos et s’en fût trouvé fort honoré. Peut-être un assez piteux retour ne laissait-il pas de blesser son orgueil et exigeait-il quelques exploits héroïques. Mais, avant tout, l’occasion de poser était exceptionnelle, l’occasion de dire de si belles choses et de s’étendre, et de faire son propre éloge ! Comment résister à pareille tentation ?

Aussi n’essaya-t-il pas d’y résister. Il s’arrachait des mains qui le retenaient ; il exigeait son bâton ; il suppliait qu’on lui rendit sa liberté, qu’on le laissât partir aux quatre coins du monde. Il avait été déshonoré et battu dans cette maison où il n’était revenu que pour arranger le bonheur de tous ! Mais pouvait-il rester dans « la maison d’ingratitude ? » Pouvait-il manger des « stchis » qui, « bien que nourrissants, n’étaient assaisonnés que de coups ? » Mais, à la fin, sa résistance mollissait sensiblement. On l’avait de nouveau installé dans le fauteuil où son éloquence ne tarissait pas.

— Que j’ai eu à souffrir ici ! criait-il. Est-ce qu’on ne me tirait pas la langue ? Et vous-même, colonel, ne m’avez-vous pas fait la nique à toute heure, tel un enfant des rues ? Oui, colonel, je tiens à cette comparaison, car, si vous ne m’avez pas proprement fait la nique, c’était une incessante et bien plus pénible nique morale. Je ne parle pas des horions...

— Foma ! Foma ! s’écria mon oncle. Ne rappelle pas ce souvenir qui me tue ! Je t’ai déjà dit que tout mon sang ne suffirait pas à laver cette offense. Sois magnanime ! oublie ; pardonne et reste pour contempler ce bonheur qui est ton œuvre...

— Je veux aimer l’homme ! criait Foma, et on me le prend ! On m’empêche d’aimer l’homme ! on m’arrache l’homme ! Donnez, donnez-moi l’homme que j’aime ! Où est-il, cet homme ? Où s’est-il caché ? Pareil à Diogène avec sa lanterne, je l’ai cherché pendant toute mon existence, et je ne peux pas le trouver et je ne pourrai aimer personne tant que je n’aurai pas trouvé cet homme ! Malheur à celui qui a fait de moi un misanthrope ! Je crie : donnez-moi l’homme que je l’aime et l’on me pousse Falaléi ! Aimerais-je Falaléi ? Voudrais-je aimer Falaléi ? Pourrai-je enfin aimer Falaléi, alors même que je le voudrais ? Non ! Pourquoi ? Parce qu’il est Falaléi ! Pourquoi je n’aime pas l’humanité ? Mais parce que tout ce qui est au monde est Falaléi ou lui ressemble ! Je ne veux pas de Falaléi ! Je hais Falaléi ! Je crache sur Falaléi ! J’écraserai Falaléi ! et, s’il eût fallu choisir, j’eusse préféré Asmodée à Falaléi. Viens, viens ici, mon éternel bourreau ; viens ici ! cria-t-il tout à coup à l’infortuné Falaléi qui se tenait innocemment derrière la foule groupée autour de Foma Fomitch et, tirant par la main le pauvre garçon à moitié fou de peur, il continua : — Viens ici !… Colonel ! je vous prouverai la véracité de mes dires, la réalité de ces continuelles railleries dont je me plaignais ! Dismoi, Falaléi (et dis la vérité !), de quoi as-tu rêvé cette nuit ? Vous allez voir, colonel, les fruits de votre politique ! Voyons, parle, Falaléi !

Tremblant d’effroi, le malheureux enfant jetait autour de lui des regards désespérés qui cherchaient un appui ; mais tous attendaient sa réponse en frissonnant.

— Eh bien, Falaléi, j’attends !

Pour toute réponse, Falaléi fit une affreuse grimace, ouvrit une bouche immense et se mit à pleurer comme un veau.

— Eh bien, colonel, vous voyez cet entêtement ? Est-ce naturel ? Pour la dernière fois, Falaléi, je te demande de quoi tu as rêvé cette nuit ?

— De…

— Dis que tu as rêvé de moi ! lui souffla Bakhtchéiev.

— De vos vertus ! lui souffla Éjévikine dans l’autre oreille.

Falaléi se tournait alternativement de chaque côté, puis :

— De vos… de vos ver… du bœuf blanc ! beugla-t-il enfin, et il fondit en larmes.

Il y eut un ah ! horrifié. Mais Foma Fomitch était en humeur de générosité :

— Je me plais du moins à reconnaître ta franchise, Falaléi, déclara-t-il, une franchise que je ne trouve pas chez bien d’autres. Que Dieu soit avec toi ! Si tu me taquines volontairement à l’instigation de ces autres, Dieu vous récompensera tous ensemble. S’il en est autrement, je te félicite pour ton inestimable franchise, car, même dans le dernier des hommes (et tu l’es), j’ai pour habitude de voir encore l’image de Dieu… Je te pardonne, Falaléi… Mes enfants, embrassez-moi ; je reste !

— « Il reste ! » s’écrièrent d’une seule voix tous les assistants ravis.

— Je reste et je pardonne. Colonel, donnez du sucre à Falaléi ; il ne faut pas qu’il pleure dans un pareil jour de bonheur !

Une telle générosité fut naturellement trouvée extraordinaire. Se préoccuper de ce Falaléi et dans un tel moment ! Mon oncle se précipita pour exécuter l’ordre donné et, tout aussitôt, un sucrier d’argent se trouva comme par enchantement dans les mains de Prascovia Ilinitchna. D’une main tremblante, mon oncle réussit à en extraire deux morceaux de sucre, puis trois, qu’il laissa tomber, l’émotion l’ayant mis dans l’impossibilité de rien faire.

— Eh ! cria-t-il, pour un pareil jour ! — Et il donna à Falaléi tout le contenu du sucrier, ajoutant : — Tiens Falaléi, voilà pour ta franchise !

— Monsieur Korovkine ! annonça soudainement Vidopliassov apparu sur le seuil de la porte.

Il se produisit une petite confusion. La visite de Korovkine tombait évidemment fort mal à propos. Tous les regards interrogèrent mon oncle, qui s’écria un peu confus :

— Korovkine ! Mais j’en suis à coup sûr enchanté ! et il regarda timidement Foma. Seulement, je ne sais s’il est convenable de le recevoir en un pareil moment. Qu’en penses-tu, Foma ?

— Mais ça ne fait rien ! ça ne fait rien ! répondit Foma avec la plus grande amabilité. Recevez donc Korovkine, et qu’il prenne part à la félicité générale.

En un mot Foma Fomitch était d’une humeur angélique.

— J’ose respectueusement vous annoncer, remarqua Vidopliassov, que M. Korovkine n’est pas dans un état normal.

— Comment ? Il n’est pas dans un état normal ! Qu’est-ce que tu nous chantes là ? s’écria mon oncle.

— Mais il est ivre...

Et, avant que mon oncle ait eu le temps de rougir, d’ouvrir la bouche, de se troubler, nous connûmes le mot de cette énigme. Dans la porte s’encadra Korovkine en personne ; il s’efforçait d’écarter Vidopliassov pour se mieux révéler à la société surprise.

C’était un homme de petite taille, mais râblé, d’une quarantaine d’années, aux cheveux noirs grisonnants et taillés en brosse, au visage rouge et plein, aux petits yeux injectés de sang. Il avait une haute cravate de crin et portait un frac extrêmement usé, déchiré sous l’aisselle et tout couvert de duvet et de foin, un impossible pantalon et une crasseuse casquette qu’il tenait à la main. Il était abominablement ivre. Parvenu au milieu de la pièce, il s’arrêta, vacillant, et parut un instant plongé dans une profonde méditation d’ivrogne ; puis sa figure s’épanouit en un large sourire.

— Excusez, Messieurs et Mesdames ! Je crois que je suis un peu… (ici, il s’appliqua une tape sur la tête).

La générale se couvrit d’une expression de dignité offensée. Toujours assis dans son fauteuil, Foma toisait avec ironie l’excentrique visiteur que Bakhtchéiev contemplait avec un étonnement où il y avait de la compassion. La confusion de mon oncle était immense. Il souffrait le martyre pour Korovkine.

— Korovkine, commença-t-il, écoutez…

— Attendez que je me présente, interrompit Korovkine. Je me présente, interrompit Korovkine. Je me présente : l’enfant de la nature… Mais que vois-je ? Des dames !… Et tu ne dis pas, canaille, que tu as des dames ? — ajouta-t-il en guignant mon oncle avec un sourire malin. — Ça ne fait rien, courage ! On va se présenter aussi au beau sexe… Charmantes dames ! — commença-t-il d’une langue péniblement pâteuse et en s’arrêtant à chaque mot, — vous voyez devant vous un malheureux qui… en un mot… et cætera… J’aurais peine à dire le reste… Musiciens ! une polka !

— N’auriez-vous pas envie de vous reposer un peu ? s’enquit l’aimable Mizintchikov en s’approchant placidement de Korovkine.

— Me reposer ? C’est pour m’insulter que vous dites ça ?

— Nullement, mais ça fait tant de bien après un voyage…

— Jamais ! répondit Korovkine avec indignation. Tu crois que je suis saoul ? Eh bien, pas du tout !… Du reste, où est-ce qu’on repose, ici ?

— Venez, je vais vous y conduire.

— Oui, tu vas me conduire à l’écurie ? À d’autres, mon cher ! Je viens d’y passer la nuit… Et puis d’ailleurs, mène-moi-z’y… Pourquoi ne pas aller avec un brave homme ? Inutile de m’apporter un oreiller ! Un militaire n’a pas besoin d’oreiller !… Prépare-moi un canapé… un canapé… Puis, écoute… Je vois que tu n’es pas méchant… Prépare-moi donc aussi… tu comprends ?… Du rhum, quoi !… Un tout petit verre, pour chasser la mouche, rien que pour chasser la mouche !

— Entendu… parfait ! répondait Mizintchikov.

— Bien, mais… attends donc. Il faut que je prenne congé… Adieu, mesdames et mesdemoiselles ! Vous m’avez, pour ainsi dire… transpercé le cœur… Mais bon ! je ferai ma déclaration plus tard… Réveillez-moi seulement vers le commencement, ne fût-ce que cinq minutes avant le commencement… Mais ne commencez pas sans moi ; vous entendez !

Et le joyeux gaillard sortit en compagnie de Mizintchikov.

Tout le monde se taisait. L’étonnement ne se dissipait pas. Enfin, Foma se mit à ricaner doucement et peu à peu, son rire se fit plus franc, ce que voyant, la générale commença à s’égayer aussi, malgré que son visage ne perdît rien de son air de dignité outragée. Le rire gagnait de tous côtés. Mais mon oncle restait sur place, comme assommé, rougissant aux larmes et n’osant plus prononcer un mot.

— Mon Dieu ! fit-il enfin, qui eût pu se douter… ? Mais aussi… aussi… cela peut arriver à tout le monde. Foma, je t’assure que c’est un très honnête homme, et très lettré, Foma… tu verras !

— Je vois ! je vois ! répétait Foma en se tordant de rire, très lettré ! tout à fait lettré !

— Et comme il parle sur les chemins de fer ! fit à mi-voix le perfide Éjévikine.

— Foma !… s’écria mon oncle.

Mais un rire général couvrit ses paroles. Foma se tordait et… mon oncle fit tout bonnement comme les autres.

— Eh bien, quoi ! — reprit-il. — Tu es généreux, Foma ; tu as une grande âme ; tu as fait mon bonheur ; tu pardonneras aussi à Korovkine !

Seule, Nastenka ne riait pas. Elle couvait son fiancé d’un regard plein d’amour qui disait clairement :

— Que tu es donc charmant et bon ! et quel noble cœur tu es ! et que je t’aime !