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Casanova – Histoire de ma vie (manuscrit)/Tome 10/Chapitre 6

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Chapitre VI

La Denis, Medini, Zanovich, Zen, mon depart force, mon arrivée à Bologne. Le General Albergati

J’ai demandé en peu de mots au jeune grand duc le sûr asile pendant tout le tems que je m’arretterois dans ses états, et prevenant les interrogations que je prevoyois je lui ai dit par quelle raison je ne pouvois pas retourner à Venise. Je lui ai dit que pour ce qui regardoit mon necessaire à la vie je n’avois besoin de personne, et que je comptois de passer mon tems dans l’étude. Il me repondit que ayant une bonne conduite les loix de son païs suffisoient à me rendre certain de jouir de toute la tranquillité qui m’étoit necessaire ; mais que cependant il étoit bien aise que je me fusse presenté. Il me demanda quelles étoient les connoissances que j’avois à Florence, et je lui ai repondu que j’avois connu plusieurs maisons il y avoit alors dix ans ; mais que voulant vivre tout à moi je pensois de ne renouveller connoissance avec personne.

Ce fut toute la conversation que j’ai eu avec ce prince. C’étoit tout ce qu’il me paroissoit devoir faire pour me mettre à l’abri des malheurs. Ce qui m’étoit arrivé dix ans auparavant devoit être oublié, ou ne devoit plus avoir la moindre force, car l’ancien gouvernement n’avoit rien de comun avec le nouveau. Je suis allé dans la boutique d’un libraire où j’ai acheté les livres dont j’avois besoin, et où un homme à l’air noble me voyant curieux de litterature grecque me parla, et m’interessa. Je lui ai dit que je travaillois à la traduction de l’Iliade, et confidence pour confidence il me dit qu’il étoit occupé à une anthologie d’epigrames grecs qu’il vouloit donner au public traduits en vers latins, et italiens. M’en etant demontré curieux il me demanda ou je logeois, et je lui ai dit mon logement, et mon nom lui demandant après le sien avec intention de le prevenir. Etant allé le voir le lendemain, il me fit la même politesse le surlendemain ; nous nous montrames nos études nous comuniquant nos connoissances : nous devinmes amis, et nous le fumes constament jusqu’à mon depart de Florence sans avoir jamais eu besoin ni de manger ni de boire ensemble, ni même d’aller nous promener. Une liaison de deux hommes, qui aiment les lettres, exclud souvent tous les plaisirs dont il ne peuvent jouir qu’en derobant leur tems à la litterature. Cet honete gentilhomme florentin s’appelloit, ou s’appelle s’il vit encore Everard Medici.

Au bout du mois je me suis determiné à sortir de la maison de Jean Baptiste Allegranti. J’y étois bien, j’y jouissois de la solitude, et de toute la tranquillité qui m’étoit necessaire pour étudier Homere ; mais je n’en pouvois plus. Sa niece Magdelaine fort jeune ; mais bien formée, jolie, et toute esprit me causoit les plus fortes distraction quand je la voyois, quand elle me donnoit le bon jour, quand elle venoit quelque fois dans ma chambre pour me demander si j’avois besoin de quelque chose. Sa presence, ses petites graces me seduisoient. Ce fut la crainte de cette seduction, qui la garantit de la mienne. Cette fille en peu d’années devint celebre musicienne. Je suis donc sorti de chez son oncle allant prendre deux chambres chez un bourgeois qui avoit une femme laide, et point de nieces. Magdelaine Allegranti est devenue la premiere actrice de l’Europe, et a toujours vecu sagement. Elle vit avec son mari au service de l’electeur de Saxe.

Dans mon nouveau logement j’ai vecu fort tranquille trois seules semaines. Le comte Stratico arriva à Florence avec le chevalier Morosini son eleve agé alors de dixhuit ans. Je n’ai pu me dispenser de l’aller voir. La jambe qu’il s’etoit cassée n’avoit pas encore regagné sa force, il ne pouvoit pas sortir avec son eleve qui ayant tous les vices de la jeunesse lui fesoit toujours craindre des malheurs. Il me pria de tacher de me l’attacher, et de devenir s’il étoit necessaire le compagnon de ses plaisirs pour ne pas le laisser aller seul où il auroit pu trouver compagnie mauvaise ; et dangereuse.

Cela interrompit mes études, et altera mon systeme de paix : j’ai dû par sentiment devenir le compagnon des débauches du jeune homme. C’étoit un effrené qui n’aimoit ni aucune espece de litterature, ni la compagnie noble, ni les gens sensés : monter à cheval pour tuer les chevaux allant à bride abbattue, ne craignant jamais de se tuer lui même, boire toute sortes de vins jamais content que lorsqu’il avoit perdu la raison, et se procurer le plaisir brutal avec des femmes prostituées que souvent il battoit etoient ses seules passions. Il tenoit un valet de louage qui par accord étoit obligé de lui fournir tous les jours quelque fille ou femme qui dans la ville de Florence n’auroit pas été connue pour femme publique.

En deux mois qu’il a passés en Toscane je lui ai sauvé vingt fois la vie, je languissois ; mais le sentiment me forçoit à ne pas l’abandonner : pour ce qui regardoit la depense je devois me montrer indifferent, car il vouloit toujours tout payer, et par cette raison nous eumes souvent des fortes disputes, car payant lui même il pretendoit que je dûsse boire autant que lui, et faire comme lui l’œuvre de chair ou avec la meme fille ou avec une autre ; mais sur ces deux articles je ne l’ai jamais contenté qu’à demi. Ce ne fut qu’à Luques où étant allés pour voir l’opera il fit venir souper avec nous deux danseuses, dont une étoit faite pour plaire aux plus difficiles. Le chevalier qui à son ordinaire avoit trop bu ne put lui rendre qu’une petite justice ; mais je l’ai vengée, et comme elle me croyoit pere du dormeur elle me dit que je devois lui donner une meilleure education.

Après son depart qui arriva lorsque son gouverneur se trouva parfaitement gueri j’ai repris mes études ; mais allant souper tous les jours chez la danseuse Denis, qui après avoir quité le service du roi de Prusse, et même le theatre s’etoit retirée à Florence, où elle vit peut être encore. Elle avoit à peu près mon age ; mais malgrè cela elle excitoit encore à l’amour. On ne lui auroit donné que trente ans, elle avoit des graces enfantines qui ne lui me…ioient[illisible] pas, le ton de la bonne compagnie, l’esprit fort doux, et elle se mettoit tres bien. Outre cela elle étoit merveilleusement

bien logée sur la place au dessus du premier caffé de Florence ayant un balcon où dans les nuits chaudes on jouissoit d’une fraicheur qui alloit à l’ame. Le lecteur peut se souvenir de quelle façon j’étois devenu son ami à Berlin l’an 1764. La rencontrant de nouveau dans ce moment là à Florence tous nos anciens feux se ralumerent.

La principale locataire de la maison où elle demeuroit étoit la même Brigonzi que j’avois rencontrée à Memel, dans la meme année, lorsque j’allois à Petersbourg. Cette dame Brigonzi, qui pretendoit que je l’avois aimée 25 ans avant ce tems là montoit souvent chez sa locataire avec le marquis Capponi son ancien amoureux, homme tres aimable, et orné. Voyant qu’il me parloit avec plaisir je lui ai facilité le moyen de faire connoissance avec moi allant lui faire une visite qu’il m’a rendu me laissant son billet pour ne m’avoir pas trouvé chez moi. Il me presenta à sa famille, il m’invita à diner, et ce fut le premier jour que je me suis habillé avec elegance, et que je me suis montré avec mes bijoux. J’ai connu chez lui le fameux amant de Corilla marquis Gennori, qui me conduisit dans une maison de Florence où je n’ai pas pu echapper à ma destinée. Je suis devenu amoureux de Madame XX, veuve, ancore jeune, ornée de littarature, assez riche, et instruite des mœurs des nations pour avoir voyagé, et passé six mois à Paris. Cet amour malheureux me rendit desagreables les derniers trois mois que j’ai passés à Florence.

Le comte Medini arriva dans ce même tems ; c’étoit le commencement d’Octobre, et n’ayant point d’argent pour payer voiturier, celui ci l’avoit fait arrêter. Il étoit allé se loger chez un irlandois qui étois pauvre malgrè qu’il avoit été toute sa vie fripon, et Medini m’ecrivoit me conjurant d’aller d’abord le delivrer des sbires qui l’entouroient dans sa propre chambre, et qui vouloient le conduire en prison. Il me disoit qu’il n’étoit pas necessaire que je payasse ; mais que je lui fisse seulement caution m’assurant que je ne risquois rien, puisqu’il étoit sûr d’etre en état de payer lui même dans peu de jours.

Le lecteur peut se souvenir des raisons que j’avois de ne pas aimer cet homme ; mais malgrè cela je n’ai pas eu la force de ne pas aller à son secours, determiné même à lui faire caution d’abord qu’il m’auroit fait voir qu’il deviendroit en état de payer lui même entre peu de jours. La somme d’ailleurs, comme je pensois, ne pouvoit pas être grande. Je ne comprenois pas pourquoi l’aubergiste même ne lui fesoit pas ce plaisir. Mais j’ai tout vu, et su d’abord que je suis entré dans son appartement.

Il me reçut courant m’embrasser, me priant de tout oublier, et de le tirer du mauvais pas. J’ai vu là trois mâles vides parceque toutes les hardes qu’elles contenoient étoient dispensées par la chambre, sa maitresse que je connoissois, et qui avoit des raisons pour ne pas m’aimer, sa sœur qui avoit onze à douze ans, et qui pleuroit, et sa mere qui juroit, et pestoit appellant Medini fripon, et disant qu’elle iroit au magistrat pour reclamer, car il n’étoit pas permis qu’on lui enleva ses robes, et celles de ses filles à cause de la dette qu’il avoit contractée avec le voiturier. J’ai demandé d’abord à l’hote pourquoi il ne fesoit pas caution, tandis qu’ayant chez lui les personnes, et tout leur equipage il ne risquoit rien. L’hôte me repondit que tout ce que je voyois là ne suffisoit pas à payer le voiturier, et qu’il ne vouloit plus garder dans sa maison ces nouveaux arrivés. Surpris que tout ce que je voyois ne fut pas suffisant à couvrir la dete je demande à combien elle montoit, et je vois une somme exorbitante signée par Medini même, qui se tenoit tranquille laissant que je m’informasse de tout. La somme montoit à 240 ecus romains ; mais je n’en pas plus etonné, lorsqu’il me dit que ce voiturier le servoit depuis six semaines l’ayant conduit de Rome à Livourne, puis à Pise, puis par toute la Toscane l’entretenant par tout. Je dis à Medini que le voiturier ne pouvoit pas me prendre caution d’une aussi grosse somme ; mais que quand même il seroit assez fou pour me prendre, je ne me determinerois jamais à l’être. Medini alors me dit d’aller avec lui dans l’autre chambre m’assurant qu’il me persuaderoit. Deux archers vouloient y entrer me disant pour raison que le debiteur pouvoit s’enfuire par les fenêtres : après les avoir assurés que je ne le laisserois pas sortir ils nous laisserent aller seuls, et dans ce moment le voiturier arriva, qui venant me baiser la main me dit que si je cautionnais le comte il le laisseroit en liberté, et il me donneroit trois mois de tems à payer. Ce voiturier etoit le même qui m’avoit conduit de Sienne avec l’angloise que le comedien françois avoit seduite.

Medini grand parleur, menteur, entreprenant, ne desesperant jamais de rien, crut de me persuader me montrant des lettres de cachetées qui l’annonçoient en termes pompeux aux premieres nobles maisons de Florence : je les ai lues ; mais je n’ai trouvé sur aucune l’ordre de lui donner de l’argent : il me dit que dans ces maisons on jouoit, et que taillant il étoit sûr de gagner des sommes immenses.

Une autre ressource qu’il me montra, et qu’il avoit dans un grand porte feuille, fut un tas de cahiers où il avoit trois quart de l’Henriade de Voltaire parfaitement bien traduite en stances italiennes. Ses stances, ses vers étoient egaux à ceux du Tasse. Il comptoit de finir à Florence ce beau poème, et de le presenter au grand duc : il étoit sûr non seulement d’un present magnifique ; mais de devenir son favorit. Je riois en moi même de ce qu’il ne savoit pas que le grand duc ne fesoit que semblant d’aimer la litterature. Un abbé Fontaine assez habile l’amusoit avec l’histoire naturelle : pour le reste ce prince ne lisoit jamais rien, et preferoit la mauvaise prose à la plus belle poésie. Ce qu’il aimoit étoit les femmes, et l’argent.

Après avoir passées deux heures fort ennuyeuses avec ce malheureux rempli d’esprit, mais sans jugement, et m’etre beaucoup repenti d’etre allé chez lui, je lui ai dit tres laconiquement que je ne pouvoit pas répondre pour lui, et m’acheminant à la porte de la chambre pour m’en aller il osa me prendre au collet.

Le desespoir reduit les hommes à des excès pareils. Medini aveugle, et violent me prit au collet sans avoir un pistolet à la main, sans se souvenir que j’étois peut etre plus fort que lui, que je lui avois tiré du sang pour la seconde fois à Naples et que les sbirres, l’hote, les domestiques étoient dans la chambre voisine ; mais je n’étoit pas assez lache pour appeller, je lui ai mis mes deux mains au cou pour l’etrangler etant plus grand que lui de six pouces, ce qui fesoit que le tenant eloigné de moi il ne pouvoit pas m’en faire autant. Il me lacha à la poitrine dans l’instant, et pour lors je l’ai pris au colet moi même lui demandant si il étoit devenu fou, j’ai ouvert la porte, et les archers qui etoient quatre entrerent. J’ai dit au voiturier que je ne repondois de rien, et dans le moment que je voulois sortir pour m’en aller tout à fait Medini sauta à la porte me disant que je ne devois pas l’abandonner. Voulant sortir par force, les sbirres voulurent alors s’emparer de lui, et le combat m’a dans ce moment là interessé. Medini sans armes, et en robe de chambre commença à donner des soufflets, de coups de poing, et de pieds aux quatre laches dont cependant chacun avoit une epée. Ce fut moi pour le coup qui me tenant à la porte j’ai empeché l’Irlandois de sortir pour faire monter du monde. Medini ensanglanté, car il saignoit du nez, avec sa robe de chambre, et sa chemise dechirée ne cessa de battre les quatre satellites que lorsqu’ils s’eloignerent de lui. Dans ce moment là j’ai plaint en moi même le malheureux, et je l’ai estimé. Dans l’intervalle du silence j’ai demandé aux deux domestiques à livrée, qui étoient là, pourquoi ils n’avoient pas bougé pour defendre leur maitre. Un d’eux me repondit qu’il leur devoit six mois de gages, et l’autre infame me dit qu’il vouloit lui même le faire mettre en prison. Ce tableau m’a emu. Medini travailloit avec de l’eau fraiche pour etancher son sang.

Le voiturier sans eloquence me dit que si je ne repondois pas pour le comte il prenoit cela pour un avertissement que je lui donnois moi même qu’il devoit le faire mettre en prison. Donne lui, lui dis-je, quinze jours de tems, et je m’engagerai par écrit que si dans ces quinze jours il se sauve je te payerai toute la somme. Le voiturier après avoir un peu pensé me dit qu’il étoit content ; mais qu’il ne vouloit debourser le sou pour les frais de justice : apres avoir su ce que c’étoit que ces frais je me suis disposé à payer me moquant des sbirres qui pretendoient un dedomagement parcequ’il les avoit battus. Les domestiques alors me dirent que si je ne repondois pas à leur faveur aussi ils feroient arreter leur maitre, et Medini me dit de les laisser faire. Après avoir écrit tout ce qu’il a fallu pour contenter le voiturier, et avoir payé quatre ou cinq ecus pour faire partir les sbires Medini me dit qu’il desiroit me parler encore ; mais sans même lui repondre je lui ai tourné le dos, et je suis allé diner. Deux heures après un des ses deux domestiques vint chez moi pour me dire que si je lui promettois six cequins il viendroit m’avertir d’abord qu’il penetreroit qu’il prendroit le parti de s’enfuir. Je lui ai dit d’un ton sec que je n’avois pas besoin de son zele puisque j’étois sur que le comte payeroit avant la fin du terme toutes ses detes. Le lendemain matin j’ai averti le comte de la proposition que son laquais étoit venu me faire. Il me repondit une longue lettre remplie de remercimens, et tendante à se concilier mon amitié pour le mettre en état, et en position de faire honneur à ses affaires ; mais je ne lui ai pas repondu. Son bon ange fit arriver à Florence quelqu’un qui le tira d’embaras. Ce fut Premislas Zanovvitch, qui après devint fameux comme son frere qui après avoir trompé les marchands d’Amsterdam prit la qualité de prince Scanderbeck. J’en parlerai à sa place. Ces deux grands grecs moururent mal tous les deux.

Premislas Zannovvich, ayant l’age heureux de 25 ans, étoit fils d’un gentilhomme natif de Budua derniere ville de la Dalmatie ci devant venitienne confiante avec l’Albanie sujette aujourd’hui au turc : c’est l’ancien Epire. Ce jeune homme rempli d’esprit ayant eté elevé à Venise, ayant fait ses etudes, ayant connu la grande compagnie, et ayant pris gout aux plaisirs qu’on se procure dans cette belle capitale ne put se resoudre à retourner à Budua avec son pere, lorsque la police souveraine trouva à propos de lui donner ordre de retourner à sa patrie pour y jouir en paix de la grande fortune qu’il avoit faite en jouant au jeux de hazard dans la capitale, où l’avoit fait un sejour de quinze ans. Premislas ne se sentoit pas fait pour vivre à Budua. Il n’auroit su qu’y faire. Il n’auroit trouvé là que des grossiers esclavons simples, ou feroces dans leurs mœurs n’ayant par tout à fait la faculté de raisonner, ni heureux, ni malheureux traitant les peines comme les plaisirs sans talens, sans nulle conoissance des arts, ou des lettres, et indifferens à tous les evenemens qui interessent l’Europe, dont ils ne reçoivent des nouvelles que lorsque quelque barque venant du levant, ou du couchant les leur annonce. Premislas donc, et Etienne son frere doué de talent plus encore que lui prirent le parti de devenir aventurier tres d’accord, et toujours entretenant une correspondence ensemble, un allant vers le septentrion l’autre vers le midi de l’Europe qu’ils avoient formé le projet de mettre en contribution moyennant leur esprit fin, et fesant des dupes par tout où ils auroient pu trouver la matiere disposée à donner dans les panneaux qu’ils lui tendroient.

Premislas, que je ne connoissois que pour l’avoir vu enfant, et alors de reputation, parcequ’il avoit dupé à Naples le chevalier de Morosini l’entrainant à lui faire une caution de 6000 ducats, arriva à Florence dans une belle voiture avec sa maitresse, deux grands laquais, et un valet de chambre qui lui servoit de courrier.

Il se logea grandement, il prit un beau carosse de remise, il loua une loge à l’opera, il prit un cuisinier, il donna une femme de compagnie à sa belle maitresse, et il alla au casin des nobles tout seul superbement vetu, et bien en bijoux. On savoit que c’étoit le comte Premislas Janovvich. Les Florentins ont un casin qu’ils appellent de la noblesse : chaqu’etranger est le maitre d’y aller sans etre presenté par personne ; mais tant pis pour lui s’il n’a pas au moins les dehors qui indiquent qu’il est fait pour y aller, car les Florentins ferrés à glace le laissent là comme isolé : il n’ose pas y retourner une seconde fois. À ce casin on lit les gazettes, on joue à toute sorte de jeux, on y est galant si l’on veut, et on y dejeune, ou on y goute en payant. Le dames florentines y vont aussi.

Janovich, faisant l’affable, n’attendit pas qu’on lui parle pour parler, il fit la reverence à tout le monde tantot à l’un tantot à l’autre, il se felicita d’être allé les voir, parla de Naples d’où il venoit, fit des comparaisons flatteuses pour les assistans ; dans un propos adroitement amené se nomma, joua fort noblement, perdit de bonne heure, paya après avoir fait semblant de l’avoir oublié, plut à tout le monde. J’ai su tout cela le lendemain chez la Denis de la bouche du sage marquis Capponi. Il me dit qu’on lui demanda s’il me connoissoit, et qu’il avoit repondu qu’à mon depart de Venise il étoit au college, mais qu’il avoit beaucoup entendu son pere parler de moi avec beaucoup d’estime ; le chevalier de Morosini étoit son ami intime, et le comte Medini, qui étoit à Florence depuis huit jours, et dont on lui parla, lui étoit aussi connu, et il en dit du bien. Interrogé par le marquis si je le connoissois j’ai repondu à l’unisson sans me croire obligé de conter ce que je savois, et qui pouvoit lui être desavantageux. La Denis ayant montré envie de le connoitre le chevalier Puzzi lui promit de le lui presenter.

Cela fut fait trois ou quatre jours après. J’ai vu un jeune homme maitre de son monde, et qui ne pouvoit pas manquer son coup. Sans être beau, et sans avoir rien d’imposant ni sur sa figure, ni dans sa taille, il avoit les manieres nobles, et aisées, l’esprit de conversation, la tournure du style plaisante, une gayeté qui se comuniquoit, il ne parloit jamais de lui, et mis sur le propos de sa patrie il en fit un portrait comique parlant de son fief, dont la moitié etoit enclavé dans les terres du turc, comme d’un manoir fait pour faire mourir de tristesse celui qui s’aviseroit d’y habiter. D’abord qu’il a su qui j’étois il me dit tout ce qu’il pouvoit me dire de plus honnête sans ombre de flaterie. J’ai vu enfin dans ce jeune homme un grand aventurier en herbe, qui avec de la conduite pouvoit aspirer au grand ; mais son luxe me paroissoit trop pour lui en juger. Il me paroissoit de voir en lui mon portrait quand j’avois quinze ans de moins, et je le plaignois, car je ne lui supposois pas mes ressources.

Zanovich vint me voir. Il me dit par maniere d’acquit que Medini lui avoit fait pitié, et qu’il avoit payé toutes ses detes. Je l’ai applaudi, et je l’ai remercié. Ce trait de generosité me fit juger qu’ils avoient fait quelques complots de leur metier. Je les felicitois sans me soucier d’y être. Le lendemain je lui ai rendu sa visite. Je l’ai trouvé à table avec sa maitresse que j’avois connu à Naples, et que j’aurois fait semblant de ne pas connoitre si elle n’avoit été la premiere à m’appeller D. Giacomo montrant plaisir de me revoir. Je l’ai appellée Donna Ippolita avec un air d’incertitude, et elle me repondit que je ne me meprenois pas, et que quoique grandie de trois pouces elle etoit la même. J’avois soupé avec elle aux crocielles avec milord Baltimore. Elle étoit fort jolie. Zanovich me pria à diner pour le surlendemain, et je l’ai remercié, mais D. Ippolita sut m’y engager me disant que je trouverois compagnie, et que son cuisinier s’étoit engagé de se faire honneur.

Curieux un tant soit peu de la compagnie qui composeroit ce diné, et ambitieux de faire voir à Zanovich que je n’étois pas en situation de devenir à charge à sa bourse je me suis paré pour la seconde fois à Florence. J’y ai trouvé Medini avec sa maitresse deux dames etrangeres avec leurs messieurs, et un venitien tres bien mis, et assez bel homme qui montroit trente cinq à quarante ans, et que je n’aurois jamais reconnu si Zanovich ne me l’avoit nommé Aloïse Zen. Zen etant une famille patricienne je me suis cru en devoir de lui demander quelles étoient les titres que je lui devois, et il me répondit ceux qu’on donne à un ami d’ancienne date, et que je ne pouvois pas remettre, car il n’avoit alors que dix ans. Il me dit qu’il étoit le fils du capitaine Zen que j’aurois connu lorsque j’étois aux arrets au fort S. André. Il y a de cela, lui dis-je, vingt huit ans, et je vous remets, Monsieur, malgrè que dans ce tems là vous n’aviez pas encore eu la petite verole. Je l’ai vu faché de devoir en convenir, mais toute la faute fut à lui puisqu’il n’avoit nul besoin de me dire qu’il m’avoit connu là, et que l’adjudant etoit son pere. Il etoit fils d’un fils naturel d’un noble venitien. Ce garçon étoit le plus grand polisson de la fortresse ; un garnement du premier ordre. Il venoit alors de Madrid où il avoit gagné beaucoup d’argent tenant la banque de Pharaon dans la maison de l’ambassadeur de Venise Marco Zen. Je fus enchanté de le connoitre personellement. Je me suis appercu à ce diner qu’il n’avoit ni culture ni la moindre education, il n’avoit ni les façons ni le langage d’un homme comme il faut ; mais il n’auroit pas voulu troquer son talent de savoir corriger la fortune contre tout cela. Medini, et Zanovich étoit tout autre chose. Les deux étrangers étoient les dupes sur les quels ils avoient jeté le devolu ; mais je ne fus pas curieux de la partie. Lorsque j’ai vu preparer la table pour le jeu, et un tas d’or que Zen mit hors d’une grande bourse je me suis retiré.

Ce fut ainsi que j’ai constament vecu tous les sept mois que je suis resté à Florence. Après ce diné je n’ai plus vu ni Zanovich, ni Medini, ni Zen que par hazard dans les endroits publiques. Mais voila ce qui est arrivé à la moitié de Decembre.

Milord Lincoln jeune de dixhuit ans devint amoureux d’une danseuse venitienne nommée la Lamberti. Elle étoit fille de l’hote de la rue du char, et elle plaisoit à tout le monde. On voyoit le jeune anglois tous les jours à l’opera aller lui faire des visites dans son camerino, et tous les observateurs s’étonoient qu’il n’allat pas chez elle, où il devoit être sûr d’etre bien reçu tant à cause de la reputation d’anglois comme à cause de sa jeunesse, et de sa richesse puisqu’il étoit fils unique ( je crois ) du lord comte de Neucastel. Zanovich ne fit pas cette observation en vain. Il devint en peu de jours l’ami intime de la Lamberti, puis il se lia à Milord Lincoln, et il le conduisit chez la belle, comme un homme poli conduit un ami chez sa maitresse.

La Lamberti d’accord avec le fourbe ne fut pas avare de ses faveurs avec le jeune anglois. Elle lui donnoit à souper tous les jours avec Zanovich, et Zen, que Zanovich lui avoit conduit ayant apparemment besoin de lui ou pour faire la banque de Pharaon en or visible, ou pour tricher n’en sachant peut etre pas assez pour faire la chose lui même. Dans le commencement on laissa gagner au lord quelque centaine de cequins après souper, où il se souloit, en s’etonnant le lendemain de se trouver autant favorisé de la fortune que de l’amour, et des honetes gens qui lui tenoient tete chez la Lamberti où il se souloit, et où malgrè cela il gagnoit toujours. Mais il finit de s’emerveiller lorsqu’à la fin on lui fit faire la grande lessive. Zen lui gagna douze mille livres sterlings, et Zanovich fut celui qui les preta au jeune lord a trois ou quatre cent à la fois parceque milord avoit promis à son gouverneur de ne pas jouer sur sa parole. Zanovich heureux gagnoit à Zen tout ce que milord perdoit, et de cette façon on planta l’anglois lorsque Zanovich lui compta la somme qu’il lui avoit preté. L’anglois s’arrangea d’abord. Il lui promit de lui payer trois mille guinées le lendemain, et il signa trois lettres de change de trois mille chacune payables de deux mois en deux mois tirées sur un banquier de Londres. J’ai su tout l’historique de cette affaire du lord meme trois mois après à Bologne.

Mais à Florence on commença à parler de cette perte le lendemain. Sasso Sassi banquier avoit payé à Zanovich par ordre de milord 6000 cequins. Medini vint chez moi furieux de ce que Zanovich ne l’avoit pas mis de cette partie tandis que je me felicitois de ne m’y être pars trouvé. Mais ma surprise ne fut pas petite lorsque trois jours après cet evenement j’ai vu dans ma chambre un homme qui après m’avoir demandé mon nom, et m’avoir entendu le lui prononcer me donna ordre de la part du grand duc de sortir de Florence tems trois jours, et de la Toscane en huit. J’ai d’abord fait monter mon hote pour avoir un temoin de l’ordre injuste qu’on me donnoit.

C’etoit le 28 de decembre, dans le meme jour j’avois eu ordre de sortir de Barcelonne tems trois jours il y avoit precisement trois ans. Je m’habille vite, et comme il pleuvoit à verse j’envoye chercher une voiture. Je vais chez l’auditeur pour savoir quelque circonstance sur cet exil qui ne me paroissoit pas naturel. Cet auditeur chef de la police devoit savoir tout. J’y vais, et je trouve le même qui m’avoit congedié de Florence il y avoit alors onze ans à cause de la fausse lettre de change du Russe Ivan. Je lui demande par quelle raison il m’avoit envoyé ordre de partir, et il me repond froidement parceque telle est la volonté de S. A. R — Mais, lui repondis-je, S. A. R. ne peut pas avoir cette volonté sans une raison, et il me semble d’avoir droit de la demander — Allez donc la lui demander, car pour moi je l’ignore. Le souverain est parti hyer pour Pise, et il y restera trois jours : vous etes le maitre d’y aller — Et si j’y vais me payera-t-il le voyage ? — Je ne sais pas cela ; mais vous verrez s’il aura l’air de vous faire cette politesse — Je n’irai pas à Pise : je lui ecrirai seulement si vous me promettez de lui faire tenir ma lettre — Je la lui enverrai d’abord parceque tel est mon devoir — C’est bon : vous l’aurez avant midi, et avant la pointe du jour de demain je serai sur la terre du pape — Vous n’avez pas besoin de vous tant presser — J’en ai un besoin extreme, car je ne pourrois pas dormir dans un païs de despotisme, et de violence ou le droit des gens est me connu, et où le souverain me manque de foi. Je lui ecrirai tout ceci.

Je sors, et au bas de l’escalier je trouve Medini qui me dit qu’il alloit demander à l’auditeur pourquoi il lui avoit envoyé ordre de partir. Je lui repons en riant que je venois de lui faire la meme question, et qu’il m’avoit dit d’aller en demander la raison au gran duc qui étoit à Pise — Vous avez donc reçu ordre de partir aussi ? Qu’avez vous fait ? — Rien — Je n’ai non plus rien fait. Nous devons aller à Pise — Vous pouvez y aller si cela vous amuse. Pour moi je partirai avant la nuit.

Je vais chez moi, et j’envoye dans l’instant mon hote à la poste pour qu’il examine avec un charon ma voiture, et pour qu’il m’ordonne quatre chevaux de poste à l’entrée de la nuit. Après avoir donné plusieurs autres petits ordres je me suis amusé à ecrire au grand duc cette petite lettre que je traduis actuellement mot pour mot.

Jupiter, Monseigneur, ne vous a confié la foudre que sous condition que vous ne la lancerez que sur les coupables, et vous lui desobéissez en la lançant sur ma tete. Il y a sept mois que vous m’avez promis que je jouirai chez vous d’une plaine paix moyennant que je ne troublerois jamais le bon ordre de la societé, et que je respecterois les lois : je me suis scrupuleusement tenu à cette juste condition ; et par consequent V. A. R. m’a manqué de foi. Je ne vous ecris, Monseigneur, que pour vous faire savoir que je vous pardonne. La consequence de ce pardon est que je ne me plaindrai à personne, et que je ne vous accuserai d’injustice ni par ecrit, ni de vive voix dans les maison de Bologne où je me trouverai après demain. Je voudrois meme pouvoir oublier cette fletrissure à mon honneur qui me vient de votre volonté arbitraire si ce n’étoit qu’il faut que je m’en souvienne pour ne mettre jamais de ma vie mes pieds sur la terre dont Dieu vous a fait maitre. L’auditeur m’a dit que je pouvois aller parler à V. A. R. à Pise ; mais j’eus peur que cette demarche de ma part semble temeraire à un prince qui selon le droit public ne doit pas parler aux hommes après les avoir condamnés ; mais avant. Je suis etc:

Après avoir cacheté cette lettre je l’ai envoyée à l’auditeur ; puis j’ai commencé à faire mes mâles.

Dans le moment que j’allois me mettre à table voila Medini qui vint faire les hauts cris contre Zanovvich, et contre Zen. Il se plaint d’eux que tandis que le malheur qui lui arrivoit ne venoit que des douze mille guinées qu’ils avoient gagnées à l’anglois, ils lui refusoient actuellement une centaine de cequins sans les quels il lui étoit impossible de partir. Il me dit qu’ils avoient aussi reçu ordre de partir, et qu’ils alloient tous à Pise, et il se montra surpris que je n’y allasse aussi. Riant de sa surprise je l’ai prié de s’en aller étant obligé de faire mes paquets. Il me pria alors, comme je m’y attendois, de lui preter de l’argent ; mais la façon dont je le lui ai refusé fut si rude qu’il s’en alla sans insister.

Après diner je suis allé remettre des morceaux d’Anthologie à M. Medici, et à embrasser la Denis qui savoit deja tout, et qui ne pouvoit pas concevoir comment le grand duc pouvoit ainsi mêler les innocens avec les coupables. Elle me dit que la danseuse Lamberti avoit aussi reçu ordre de partir, et un petit abbé bossu venitien qui connoissoit la Lamberti, mais qui n’y avoit jamais soupé. Le grand duc enfin avoit fait main basse sur tous les venitiens qui se trouvoient alors à Florence.

Retournant chez moi j’ai rencontré le gouverneur de Milord Lincoln que j’avois connu onze ans avant ce tems là à Lausanne. Je lui ai conté d’un air dedaigneux ce qui venoit de m’arriver à cause de la lessive que son eleve avoit faite. Ce brave anglois me dit en riant que le grand duc avoit fait dire au jeune lord qu’il ne devoit pas payer la somme qu’il avoit perdu, et qu’il avoit fait repondre au grand duc que ne payant pas il feroit une action malhonete, puisqu’encore l’argent qu’il devoit étoit argent preté, n’ayant jamais joué sur la parole. Le fait étoit vrai. C’etoit vrai aussi que le preteur, et le joueur s’entendoient ; mais Milord ne pouvoit pas en être sûr.

Mon depart de Florence me fit guerir d’un amour tres malheureux, et qui auroit eu des consequences funestes, si j’y avois encore passé quelque tems. J’en ai epargné au lecteur la triste histoire à cause qu’elle me rend triste toutes les fois que je m’en rapelle les circonstances. La veuve que j’aimois, et à la quelle j’avois eu la faiblesse de m’expliquer, ne me conserva à son char que pour chercher toutes les occasions de m’humilier : elle me meprisoit, et elle vouloit n’en convaincre. Je m’étois obstiné à ne pas cesser de la voir croyant toujours que j’y parviendrois ; mais je me suis apperçu lorsque j’en fus gueri en l’oubliant que j’aurois perdu mon tems.

Je suis parti de Florence moins riche d’une centaine de cequins ; je n’avois fait aucune depense, j’y ai enfin vecu en sage. Je me suis arreté à la premiere poste de l’etat du pape, et l’avant dernier jour de l’an je suis arrivé à Bologne allant me loger à l’auberge du S.t Marc. Je suis d’abord allé faire une visite au comte Marulli qui étoit chargé d’affaires de Florence pour le prier d’écrire à S. A. R. que par tout où je me trouverois dans tout le reste de ma vie je celebrerois ses vertus.

Il crut que je ne parlois pas comme je pensois, car il avoit reçu une lettre qui l’informoit de toute l’affaire ; mais je lui ai dit que s’il savoit tout il verroit que les obligations que j’avois à S. A. R. etoient essentielles. Il m’assura qu’il écriroit au prince de quelle façon je parlois de lui.

Le premier jour de l’an 1772 je suis allé me presenter au Cardinal Branciforte : c’étoit le legat. Je l’avois connu à Paris vingt ans avant ce tems là lorsqu’il fut envoyé par Benoit XIV porter les langes benites au nouveau né duc de Bourgogne. Nous avions été ensemble en loge de maçons, et avions fait des soupers fins en compagnie de jolies filles avec D. Francisco Sersale, et le comte Ranucci. Ce cardinal enfin avoit de l’esprit, et etoit ce qu’on appelle bon vivant. Oh ! vous voila, s’ecria-t-il, d’abord qu’il me vit, je vous attendois — Comment pouviez vous m’attendre monseigneur, tandis que rien ne m’obligeoit à donner la preference à Bologne sur d’autres endroits ? — Bologne vaut mieux que tous les autres, et encore j’etois sûr que vous auriez pensé à moi ; mais il n’est pas necessaire de conter ici la vie que nous fesions quand nous étions jeunes. Le comte Marulli m’a dit hyer au soir que vous faites le plus pompeux eloge du grand duc, et vous faites fort bien. Parlons entre nous, car rien ne sortira de ce cabinet. Combien futes vous à partager les douze mille guinées ?

Je lui ai alors dit toute la veritable histoire finissant par lui montrer la copie de la lettre que j’avois écrit au grand duc. Il me repondit en riant qu’il étoit faché que je fusse innocent. Quand il sut que je pensois de m’arreter à Bologne quelques mois il me dit que je pouvois être sûr d’y jouir de la plus grande liberté, et que d’abord que ce premier bruit seroit passé il me donneroit de marques de son amitié.

Après cette demarche je me suis disposé à faire dans cette ville la meme vie que je fesois à Florence. Il n’y a pas une autre ville en Italie où l’on puisse vivre avec plus de liberté qu’à Bologne, où le vivre n’est pas cher, et où on peut se procurer à peu de frais tous les plaisirs de la vie. Outre cela la ville est belle, et presque toutes les rues sont cotoyées d’arcades. Pour ce qui regardoit la societé je ne m’en mettois pas en peine. Je connoissois les Bolognois : la noblesse en hommes mechante, orgueilleure, et violente, et le peuple qu’on appelle les birichini plus encore mauvais que les lazzaroni de Naples ; mais les bourgeois en general sont des bonnes gens. Tout cela cependant m’etoit egal. Mon projet étoit de me donner à l’étude, et de passer mon tems avec quelques gens de lettres avec les quels il n’est difficile de faire connoissance nulle part. À Florence on est generalement ignorant jusque dans la langue italienne qu’on parle bien, mais que c’est egal comme si on l’ignoroit quand on ne la sait pas par principe ; et à Bologne tout le monde sent la litterature. C’est une université où il y a trois fois plus de professeurs que dans toutes les autres ; mais tous avec des fort petits appointemens : quelques uns n’ont que cinquante écus par an ; mais ils ont beaucoup d’écoliers, et y vivent bien. L’imprimerie aussi y est à bon marché, et quoique l’inquisition existe on la trompe facilement.

Le quatrieme, et cinquieme jour de l’an tous les exilés de Florence arriverent. La Lamberti ne s’arreta qu’un jour, et elle alla à Venise. Zanovvich, et Zen s’arretterent cinq à six jours ; mais l’un separé de l’autre parceque la division de l’argent volé les avoit brouillés. Zannovich ne vouloit pas passer une des lettres de milord à l’ordre de l’autre parcqu’il ne vouloit risquer de devenir debiteur lui meme si l’anglois ne la payoit pas : il vouloit aller en Angleterre, et il disoit à Zen qu’il étoit le maitre d’y aller aussi. Ils partirent pour Milan sans s’être arrangés, le gouvernement de Milan leur ordonna de partir, et je n’ai jamais su comment ils s’étoient accomodés ; mais j’ai su que les lettres de change du lord furent exactement payées.

Medini étoit venu se loger à la même auberge où j’étois avec sa maitresse, sa petite sœur, sa mere, et un domestique, mais toujours sans argent. Il me dit que le grand duc ne voulut écouter persone, qu’il reçut nouvel ordre de partir, qu’il étoit donc retourné à Florence, où il avoit dû tout vendre. Il me conjura de l’aider ; mais en vain. Je n’ai jamais vu cet homme que desesperé à cause de l’argent, et malgrè cela ne pouvant jamais se resoudre à moderer sa depense, et se tirant toujours d’affaire per fas, et nefas. Le bonheur qu’il eut à Bologne fut de trouver un cordelier esclavon qui s’appelloit de Dominis, qui alloit à Rome pour obtenir du pape un brevet de secularization. Ce moine devint amoureux de la maitresse de Medini, qui lui fit payer fort cheres, comme de raison, ses complaisances. Au bout de trois semaines Medini partit, et alla en Allemagne où il imprima son Henriade ayant trouvé dans l’electeur palatin un bon Mecenate. Après cela il erra par toute l’Europe une douzaine d’années jusqu’à ce qu’enfin il est allé mourir dans les prisons de Londres l’année 1788. Je le lui avois toujours dit qu’il devoit eviter l’Angleterre, car il devoit etre sûr qu’en y allant il y mourroit en prison. S’il y est allé pour donner un dementi au profete il a mal fait, car l’alternative étoit la cruelle de verifier la profetie. C’étoit un homme qui avoit naissance, education, et esprit, mais qui étant pauvre, et aimant la depense ne pouvoit se soutenir que par le jeu corrigeant la fortune, ou fesant des dettes que ne pouvant pas payer l’obligeoient toujours à decamper. Il a cependant vecu ainsi 70 ans, et il vivroit peut être encore s’il avoit fait cas de mon conseil. Le comte Tosio m’a dit il y a huit ans que Medini en prison à Londres lui avoit dit qu’il ne seroit jamais allé en Angleterre si je ne lui avois fait la cruelle profetie. Cela peut être ; mais malgrè cela je ne m’abstiendrai jamais de donner un bon conseil à tout miserable que je verrai sur le bord du precipice. Avec cette même maxime j’ai dit à Cagliostro à Venise il y a vingt ans, lorsque l’ignorant fripon se fesoit appeller comte Pellegrini qu’il devoit se garder de mettre les pieds à Rome. S’il m’avoit cru il ne seroit pas mort dans le fort S. Leo. Il m’est arrivé aussi qu’un sage me dise il y a trente ans que je devois me garder de l’Espagne ; et malgrè cela j’y suis allé. Il s’en a fallu tres peu que je n’y aye pari.

Le septieme ou huitieme jour après mon arrivée à Bologne j’ai connu dans la boutique du libraire Taruffi un jeune abbé louche au quel j’ai dans un quart d’heure trouvé de l’esprit, de l’erudition, et du gout. Il me fit present de deux brochures fruit recent du genie de deux jeunes professeurs de l’université. Il me dit que cette lecture me feroit rire ; et il eut raison. Une de ces brochures qui etoit sortie de la presse en novembre dernier tendoit à demontrer qu’il falloit pardonner aux femmes toutes les fautes qu’elles commettoient puisqu’elles dependoient de la matrice qui les fesoit agir malgrè elles. La seconde brochure étoit une critique de la premiere. L’auteur pretendoit que l’uterus etoit il est vrai un animal ; mais qu’il ne pouvoit rien sur la raison de la femme puisque l’anatomie n’avoit jamais le moindre canal de comunication entre le viscere vase du fętus, et le cerveau. Il me vint envie de faire imprimer une diatribe contre les deux brochures. Je l’ai faite en trois jours ; je l’ai envoyée à Venise à M. Dandolo pour qu’il m’en fasse d’abord imprimer 500 exemplaires, que j’ai reçu à Bologne, et que j’ai d’abord donné à un libraire pour qu’il les vende pour mon compte. Tout cela fut fait en quinze jours, et aux depens de ces deux medecins beaux esprits j’ai gagné une trentaine de cequins. La premiere des deux brochures s’appelloit l’utero pensante, la seconde du critique etoit en françois, et son titre étoit La force vitale. La mienne s’appelloit Lana Caprina. Je me moquois des disertateurs, et je traitois la matiere legerement ; mais non sans l’aprofondis. J’y avois mis une preface en françois ; mais ne me servant que d’idiotismes du bas peuple parisien, ce qui me rendoit inintelligible. Cette espieglerie me fit faire étroite connoissance avec beaucoup de jeunes gens. L’abbé louche qui s’appelloit Zacchirdi me donna pour ami l’abbé Severini, qui en dix à douze jours devint mon intime. Il me tira hors de l’auberge, me fesant louer deux belles chambres chez une virtuosa retirée du theatre qui étoit veuve du tenor Carlani, et me fit faire un accord avec un patissier à tant par mois pour diner, et souper qu’il m’envoyoit où je logeois. Entre logement, nourriture, et un domestique que j’ai dû prendre je ne depensois pas dix cequins par mois. Cet abbé Severini fut la cause, tres agréable d’ailleurs, que j’ai perdu tout le gout à l’étude, et que j’ai laissé là l’Iliade pour m’y remettre lorsque l’envie me retourneroit.

La premiere chose qu’il fit fut de me presenter à sa famille : et dans peu de jours je suis devenu le plus familier de tous les amis de sa maison, et le favorit de sa sœur assez laide, et agé de trente ans qui avec assez d’esprit, se montrant orgeilleuse de son etat de fille frondoit le mariage. Cet abbé me fit connoitre en careme tout ce qu’il y avoit de plus rare à Bologne en danseuses, et chanteuses. Bologne est la pepiniere de cette engeance, et toutes ces heroïnes du theatre sont tres raisonnables, et à tres bon marché lorsqu’elles sont dans leur patrie. Severini m’en fesoit connoitre une nouvelle toutes les semaines ; et en fidele ami il veilloit à mon economie. Etant fort pauvre il ne depensoit jamais rien dans les parties qu’il me menageoit, et où il se trouvoit toujours ; mais sans lui tout m’auroit couté le double.

Un seigneur Bolognois nommé le marquis Albergati Capacelli fesoit alors parler de lui : il avoit donné au public son théatre, et jouoit lui même la comedie tres bien, il s’étoit rendu fameux pour avoir fait declarer son mariage nul avec une dame de tres noble maison qu’il ne pouvoit pas souffrir pour epouser après une danseuse dont il avoit deja deux fils. Malgrè cela il avoit fait declarer son mariage avec sa premiere femme nul à cause d’impuissance, et il l’avoit hardiment prouvée moyennant le congrès dont le barbare, et ridicule usage dure encore dans la plus grande partie de l’Italie. Quatre juges experts equitables, et non corrompus firent sur M. le marquis tout nu toutes les preuves faites pour voir s’il étoit capable d’erection, et le brave marquis resista aux plus rigoureuses diligences, se maintint toujours parfaitement flasque. Le mariage fut declaré nul par la raison d’impuissance respective, car il avoit eu des batards.

Mais à quoi bon le congrès si la puissance, ou l’impuissance devoit etre jugée respective ? Il n’avoit qu’à jurer qu’il ne pouvoit pas se trouver homme avec madame, et madame n’avoit qu’en convenir, et le congrès n’auroit plus pu paroitre necessaire, car quand même les fomentations auroient eu la force de faire resusciter le marquis il auroit pu dire qu’il deffioit madame à les lui faire, et à en obtenir l’effet.

M’etant donc venu envie de connoitre cet original, j’ai écrit à M. Dandolo de me procurer une lettre pour la lui presenter d’abord que je saurois qu’il étoit de retour à Bologne, car dans ces momens là il étoit à Venise. M.r Dandolo huit à dix jours après m’envoie une lettre adressée à ce seigneur Bolognois ecrite par un noble venitien nommé Zaguri, et il m’assure que ce meme patricien Zaguri etoit son ami intime. En lisant cette lettre qui étoit à cachet volant je me trouve enchanté par son style : on ne pouvoit pas recomander quelqu’un que le recomandant ne connoissoit pas ni plus noblement ni par des plus adroites tournures. Je n’ai pu m’empecher d’écrire à M. Zaguri une lettre de remerciment dans la quelle je lui disois que je commençois ce jour là à desirer d’obtenir ma grace, et de retourner à Venise pour nulle autre raison que pour connoitre en personne le noble seigneur qui avoit écrit à mon honneur une si belle lettre. Ce M. Zaguri m’a repondu qu’il trouvoit mon desir si flatteur qu’il alloit d’abord travailler pour me faire retourner à Venise. Après deux années et demie de peines, aidé par d’autres il y réussit ; mais j’en parlerai quand je serai là.

M. Albergati arrive à Bologne avec sa femme, et ses enfans ; Severini m’en donne l’avis, je vais le lendemain à son palais pour lui faire passer ma lettre, et le portier me dit que Son Excellence ( car à Bologne ils se donnent tous de l’excellence ) etoit allé à sa maison de campagne où il passeroit tous le printems. Deux ou trois jours après, je fais atteler des chevaux de poste à ma voiture, et je vais à la maison de campagne de ce monsieur. C’étoit une charmante habitation sur une eminence. Ne trouvant personne à sa porte, je monte, et j’entre dans un salon où je vois un seigneur et une jolie dame qui alloient se mettre à table où on avoit deja servi, et où il n’y avoit que deux couverts. Après avoir demandé poliment à Monsieur s’il etoit le personnage au quel la lettre que j’avois entre mes mains etoit adressée, et l’avoir entendu me repondre qu’il étoit le même je la lui donne. Il lit l’adresse, puis il met la lettre dans sa poche me disant qu’il la lira, me remerciant de la peine que je m’étois donnée de la lui porter. Je lui repons dans l’instant que je n’avois enduré nulle peine à me procurer cet honneur, et que je le priois de me faire celui de lire la lettre, dont M. Zaguri m’avoit honoré, et que j’avois sollicitée desirant de lui devenir connu. Le marquis alors d’un air affable, et riant me dit qu’il ne lisoit jamais des lettres dans le moment qu’il alloit se mettre à table, qu’il la liroit après diner, et qu’il executeroit les ordres que son ami Zaguri lui donnoit.

Tout ce petit dialogue s’étant fait à personnages debout, et tout étant dit, je me tourne sans lui tirer la reverence, je sors, je descens l’escalier, et j’arrive encore à tems d’empecher le postillon dé finir de deteler. Je lui dis d’un air gai, et lui promettant la mancia double, de me conduire à quelque village où en attendant que ses chevaux mangeroient l’avoine je mangerois aussi quelque chose. En disant cela je me mets dans ma voiture qui étoit un coupé fort joli, et tres comode. Dans le moment que le postillon alloit monter à cheval, voila un valet de chambre qui s’approche à la portiere, et me dit que S. Excellence me prioit de monter. Trouvant alors en moi même le sot marquis tres mauvais comedien, je mets les mains dans ma poche, et je lui donne une carte où il y avoit mon nom, et l’endroit où je logeois. Je la donne au valet lui disant que c’étoit ce que son maitre vouloit. Le valet monte avec la carte, et je dis au postillon de piquer des deux.

Dans une demie heure nous nous arretames dans un endroit où nous nous rafraichissames, et après nous allames à Bologne.

J’ai rendu compte dans le même jour à M. Zaguri par un narration bien circonstanciée de cet evenement en envoyant ma lettre ouverte à M. Dandolo pour qu’il la lui remette. Je finissois ma lettre par prier le seigneur venitien d’écrire au Bolognois que me trouvant insulté il devoit se disposer à souffrir ce que dans toutes les regles de l’honneur mon ressentiment me sugereroit.

J’ai un peu ri le lendemain quand rentrant chez moi pour diner mon hotesse me remit une carte où j’ai lu Le General Marquis Albergati. Elle me dit qu’il l’avoit laissée en personne après avoir su que je n’y étois pas.

Il s’en falloit bien que je me trouvasse satisfait : c’étoit une gasconnade. J’attendois le resultat de la lettre que j’avois écrite à M.r Zaguri pour me determiner à l’espece de satisfaction que je pourrois me prendre. Dans le moment que j’étudiois la carte que cet homme mal instruit m’avois laissé, ne concevant pas la raison qui lui fesoit prendre la qualité de general, voila Severini qui me dit que depuis trois ans le marquis avoit reçu du Roi de Pologne le cordon de l’ordre de S.t Stanislas, et le titre de son chambelan, Severini ne savoit pas me dire s’il étoit aussi general au service du même monarque ; mais j’ai d’abord tout entendu. Dans la coutume de la cour Polonaise un chambelan avoit le titre d’adjudant general. Le marquis donc se disoit General. Il avoit raison ; il etoit general ; mais general quoi ? Ce mot adjectif mis sans le substantif n’étoit employé que pour tromper les lecteurs, car l’adjectif isolé devoit paroitre substantif à tous les non informés. Enchanté de pouvoir me venger relevant un ridicule de mon homme j’ai écrit un dialogue en style plaisant, et je l’ai fait imprimer le lendemain. En ayant fait present au libraire il vendit tous les exemplaires en trois ou quatre jours pour un bayoque la piece.

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