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Causeries du lundi/Tome I/Mémoires sur Mme de Sévigné, par M. Walckenaer

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lundi 22 octobre 1849.

Mémoires touchant la vie et les écrits de Mme DE
SÉVIGNÉ, par M. le baron Walckenaer. (4 vol.)

Mme de Sévigné, comme La Fontaine, comme Montaigne, est un de ces sujets qui sont perpétuellement à l’ordre du jour en France. Ce n’est pas seulement un classique, c’est une connaissance, et, mieux que cela, c’est une voisine et une amie. Tous ceux qui travaillent à nous en rendre la lecture, non pas plus agréable, mais plus facile et plus courante, plus éclaircie jusque dans les moindres détails, sont sûrs de nous intéresser. M. Monmerqué a rendu un service de ce genre, il y a une trentaine d’années, par son excellente édition. M. Walckenaer, par la riche et copieuse biographie qu’il est en train de publier, et que le quatrième volume, donné depuis peu, n’a pas épuisée encore, vient combler la mesure. Sur Mme de Sévigné et son monde, sur ses amis et connaissances, et les amis de ses amis, grâce aux recherches infatigables de son curieux biographe, on aura tout désormais, et plus que tout.

M. Walckenaer est un des savants de ce temps-ci les plus laborieux et les plus divers, un savant presque universel. Interrogez les naturalistes : ils vous diront qu’il a fondé une branche de l’histoire naturelle ; il a débuté par un travail tout neuf sur les Aranéides ou araignées ; il a dit là-dessus le premier et le dernier mot ; ses écrits en ce genre sont classiques : il est le Latreille des araignées. Il s’est occupé aussi des abeilles. Sa Géographie ancienne des Gaules le classe à un haut rang parmi les géographes originaux, à la suite de d’Anville. Partout à travers cela, nous le trouvons amoureux de La Fontaine, le suivant dans ses rêveries jour par jour, nous le racontant par le menu, comme aurait pu le faire Pellisson, célèbre aussi par son araignée ; puis, s’occupant d’Horace, et donnant deux gros volumes, un peu gros vraiment, mais pleins de choses sur le charmant poëte ; et, de là, revenant à La Bruyère, dont il a publié la meilleure et la plus complète édition ; enfin, s’attachant à Mme de Sévigné, comme s’il ne l’avait jamais quittée un instant et comme si, de toute sa vie, il n’avait rien eu autre chose à faire.

Vous connaissez ce bon d’Hacqueville, l’ami, le confident empressé de Mme de Sévigné et de tout son monde, celui qui se met en quatre et en mille pour tout voir, pour tout savoir, qui sait les dessous de cartes d’un chacun, et qui n’en est pas moins obligeant et indulgent pour cela, incapable de négliger aucun ami absent ou présent, se multipliant de sa plume et de sa personne pour suffire à tout. En vain Mme de Sévigné essayait quelquefois de le modérer dans son zèle de bons offices et de correspondance : « Vous jugez bien, écrivait-elle à sa fille, que puisque le régime que je lui avais ordonné ne lui plaît pas, je lâche la bride à toutes ses bontés et lui laisse la liberté de son écritoire. Songez qu’il écrit de cette furie à tout ce qui est hors de Paris et voit tous les jours tout ce qui y reste : ce sont les d’Hacqueville… » C’est ainsi qu’elle le surnomme, et elle continue d’en parler comme s’il était plusieurs. Eh bien ! supposez un moment qu’après tout à l’heure deux siècles, d’Hacqueville soit revenu au monde, qu’il se mette à se ressouvenir de ce temps-là, à nous entretenir de Mme de Sévigné et de ses amis, à vouloir tout nous dire et ne rien oublier ; imaginez le récit intime, abondant, interminable, que cela ferait, un récit doublé et redoublé de circuits sans nombre et de toutes sortes de parenthèses ; — ou, mieux encore, imaginez une promenade que nous ferions à Saint-Germain ou à Versailles en pleine Cour de Louis XIV, avec d’Hacqueville pour maître des cérémonies et pour guide : il donne le bras à Mme de Sévigné, mais il s’arrête à chaque pas, avec chaque personne qu’il rencontre, car il connaît tous les masques, il les accoste un à un, il les questionne pour mieux nous informer ; il revient à Mme de Sévigné toujours, et elle lui dirait : « Mais, les d’Hacqueville, à ce train-là, nous n’en sortirons jamais. » C’est tout à fait l’idée qu’on peut prendre du livre de M. Walckenaer, plein d’intérêt et de longueur, qui ressemble à la promenade en zigzag dont nous parlions ; c’est un livre qui rendrait Mme de Sévigné bien reconnaissante et qui l’impatienterait un peu ; elle dirait de son d’Hacqueville biographe, comme elle disait de l’autre quand elle le voyait se prodiguer pour des personnes du dehors : « Il est, en vérité, un peu étendu dans ses soins. » Mais la reconnaissance surnagerait, et elle doit à plus forte raison surnager chez nous, qui ne sommes point Mme de Sévigné, et que cet habile homme, informé comme on ne l’est pas, initie à tant de choses que, sans lui, nous n’aurions jamais eu chance de savoir. Ajoutez le parfum d’honnêteté antique qui circule à travers ces pages et qui trouve moyen de se mêler jusqu’au milieu de la chronique scandaleuse à laquelle elles sont souvent consacrées, un profond et naïf amour des Lettres et de tout ce qu’elles amènent de délicat avec elles, une bonhomie parfaite qui épouse son sujet tout entier avec tendresse et réussit, après un peu de résistance, à nous le faire aimer et embrasser jusque dans ses replis. Toutes ces qualités et ces mérites, sauf les légers inconvénients que le goût nous obligeait de ressentir, font, à nos yeux, de M. Walckenaer le plus ample, le plus instructif et, si je puis dire, le plus serviable des biographes.

Comment la figure de Mme de Sévigné ressort-elle de cette étude ? Elle en sort telle que la première vue nous l’avait offerte, et plus que jamais pareille à elle-même. On se confirme, après étude et réflexion, dans l’idée qu’une première et franche impression nous avait laissée d’elle. Et d’abord, plus on y songe, et mieux on s’explique son amour de mère, cet amour qui, pour elle, représentait tous les autres. Cette riche et forte nature en effet, cette nature saine et florissante, où la gaieté est plutôt dans le tour et le sérieux au fond, n’avait jamais eu de passion proprement dite. Orpheline de bonne heure, elle ne sentit point la tendresse filiale ; elle ne parle jamais de sa mère ; une ou deux fois il lui arrive même de badiner du souvenir de son père ; elle ne l’avait point connu. L’amour conjugal, qu’elle essaya loyalement, lui fut vite amer, et elle n’eut guère jour à s’y livrer. Jeune et belle veuve, à l’humeur libre et hardie, dans ce rôle d’éblouissante Célimène, eut-elle en secret quelque faible qu’elle déroba ? Une étincelle lui traversa-t-elle le cœur ? Fut-elle jamais en péril d’avoir un moment d’oubli avec son cousin Bussy, comme M. Walckenaer, en Argus attentif, inclinerait à le croire ? Avec ces spirituelles rieuses on ne sait jamais à quoi s’en tenir, et on serait bien dupe souvent de s’arrêter à quelques mots qui, chez d’autres, diraient beaucoup. Le fait est qu’elle résista à Bussy, son plus dangereux écueil, et que, si elle l’agréa un peu, elle ne l’aima point avec passion. Cette passion, elle ne la porta sur personne jusqu’au jour où ces trésors accumulés de tendresse éclatèrent sur la tête de sa fille pour ne plus s’en déplacer. Un poëte élégiaque l’a remarqué : un amour qui vient tard est souvent plus violent ; on y paie en une fois tout l’arriéré des sentiments et les intérêts :

Sœpe venit magno fœnore tardus amor.


Ainsi de Mme de Sévigné. Sa fille hérita de toutes les épargnes de ce cœur si riche et si sensible, et qui avait dit jusqu’à ce jour : J’attends. Voilà la vraie réponse à ces gens d’esprit raffinés qui ont voulu voir dans l’affection de Mme de Sévigné pour sa fille une affectation et une contenance. Mme de Grignan fut la grande, l’unique passion de sa mère, et cette tendresse maternelle prit tous les caractères en effet de la passion, l’enthousiasme, la prévention, un léger ridicule (si un tel mot peut s’appliquer à de telles personnes), une naïveté d’indiscrétion et une plénitude qui font sourire. Ne nous en plaignons pas. Toute la correspondance de Mme de Sévigné est comme éclairée de cette passion qui vient s’ajouter à tous les éclairs déjà si variés de son imagination et de son humeur.

Et sur ce dernier point, c’est-à-dire le tempérament et l’humeur, connaissons bien Mme de Sévigné. En parlant d’elle, on a à parler de la grâce elle-même, non pas d’une grâce douce et molle, entendons-nous bien, mais d’une grâce vive, abondante, pleine de sens et de sel, et qui n’a pas du tout les pâles couleurs. Elle a une veine de Molière en elle. Il y a de la Dorine dans Mme de Sévigné, une Dorine du beau monde et de la meilleure compagnie ; à cela près, la même verve. Quelques mots de Tallemant caractérisent bien cette charmante et puissante nature de femme, telle qu’elle se déclarait toute jeune dans l’abondance de la vie : après avoir dit qu’il la trouve une des plus aimables et des plus honnêtes femmes de Paris, « elle chante, ajoute-t-il, elle danse, et a l’esprit fort vif et agréable ; elle est brusque et ne peut se tenir de dire ce qu’elle croit joli, quoique assez souvent ce soient des choses un peu gaillardes… » Voilà le mot qu’il ne faut pas perdre de vue avec elle, tout en le recouvrant ensuite de toute la politesse et de toutes les délicatesses qu’on voudra. Il y avait de la joie en elle. Elle vérifiait de sa personne le mot de Ninon : « La joie de l’esprit en marque la force. » Elle était de cette race d’esprits dont étaient Molière, Ninon elle-même, Mme Cornuel un peu, La Fontaine ; d’une génération légèrement antérieure à Racine et à Boileau, et plus vivace, plus vigoureusement nourrie. « Vous paraissez née pour les plaisirs, lui disait Mme de La Fayette, et il semble qu’ils soient faits pour vous. Votre présence augmente les divertissements, et les divertissements augmentent votre beauté lorsqu’ils vous environnent. Enfin la joie est l’état véritable de votre âme, et le chagrin vous est plus contraire qu’à qui que ce soit. » Elle disait elle-même, en se souvenant d’un ancien ami : « J’ai vu ici M. de Larrei, fils de notre pauvre ami Lenet, avec qui nous avons tant ri ; car jamais il ne fut une jeunesse plus riante que la nôtre de toutes les façons. » Sa beauté un peu irrégulière, mais réelle, devenait rayonnante en ces moments où elle s’animait ; sa physionomie s’éclairait de son esprit, et l’on a pu dire, à la lettre, que cet esprit allait jusqu’à éblouir les yeux. Un homme de ses amis (l’abbé Arnauld), qui avait aussi peu d’imagination que possible, en a trouvé pour la peindre, lorsqu’il nous dit : « Il me semble que je la vois encore telle qu’elle me parut la première fois que j’eus l’honneur de la voir, arrivant dans le fond de son carrosse tout ouvert, au milieu de monsieur son fils et de mademoiselle sa fille : tous trois tels que les poëtes représentent Latone au milieu du jeune Apollon et de la jeune Diane, tant il éclatait d’agrément dans la mère et dans les enfants ! » La voilà bien au naturel dans son cadre et dans son épanouissement : une beauté, un esprit et une grâce à découvert, qui reluit en plein soleil. Il faut noter pourtant une nuance. Sa joie si réelle n’était pas pour cela à tout propos ni hors de saison, et, sans jamais s’éteindre, elle s’adoucit sans doute avec les années. Parlant d’un voyage qu’elle faisait en 1672, et où elle regrettait la compagnie de son aimable cousin de Coulanges : « Pour avoir de la joie, écrivait-elle, il faut être avec des gens réjouis. Vous savez que je suis comme on veut, mais je n’invente rien. » Cela veut dire que ce charmant esprit avait tous les tons et savait s’accommoder aux personnes. Toujours est-il que, même au milieu des tristesses et des ennuis, elle demeurait la plus belle humeur de femme et l’imagination la plus enjouée qui se pût voir. Elle avait un tour à elle, le don des images les plus familières et les plus soudaines, et elle en revêtait à l’improviste sa pensée comme pas une autre n’eût su faire. Même quand cette pensée est sérieuse, même quand la sensibilité est au fond, elle a de ces mots qui la déjouent et qui font l’effet d’une gaieté. Son esprit ne put jamais se priver de cette vivacité d’éclairs et de cette gaieté de couleurs. Elle est tout le contraire de ses bons amis les jansénistes, qui ont le style triste.

Mme de Sévigné, Mme de La Fayette et Mme de Maintenon sont les plus distinguées entre les femmes du xviie siècle qui ont écrit. Les deux dernières ont su concilier dans une rare mesure l’exactitude et l’atticisme ; mais la première seule nous offre cette imagination continue, cette invention de détail qui anime tout ce qu’elle touche, et dont on jouit également chez La Fontaine et chez Montaigne. C’est cette veine d’imagination perpétuelle dans le détail de l’expression plutôt que dans l’ensemble, qui nous ravit surtout en France. On a remarqué, d’ailleurs, qu’à cette époque de Louis XIV, toutes les femmes du monde écrivent avec charme ; elles n’ont pour cela qu’à écrire comme elles causent et à puiser dans l’excellent courant d’alentour. C’est ce qu’on a dit bien souvent, mais je puis le prouver aussitôt par un piquant exemple et tout à fait neuf, que me suggère M. Walckenaer lui-même. Parmi les personnes qu’il rencontre sur son chemin, dans son quatrième volume, est une marquise de Courcelles qui eut une célébrité fâcheuse, et dont Mme de Sévigné parle dans ses lettres. M. Walckenaer a consacré tout un chapitre à cette beauté romanesque ; mais il s’est appliqué à la traduire, et il ne la laisse pas assez parler elle-même. Pourtant Mme de Courcelles a écrit ; elle a raconté avec une ingénuité singulière une partie de ses aventures dans une confession adressée à l’un de ses amants ; elle a laissé des lettres écrites à ce même amant. C’est la personne la moins semblable au moral à Mme de Sévigné, mais elle peut en être rapprochée sans injure pour l’esprit et pour la grâce.

La marquise de Courcelles, née Sidonia de Lenoncourt, d’une illustre famille de Lorraine, orpheline de bonne heure, fut élevée chez une tante abbesse, dans un couvent d’Orléans, et tirée de là à l’âge de moins de quatorze ans, par ordre de Louis XIV, pour être mariée comme riche héritière à Maulevrier, un des frères de Colbert. Ce mariage manqua par l’habileté de cette jeune fille, qui, à peine sortie de l’enfance, savait des manèges et des ruses qui eussent fait honneur à une héroïne de la Fronde. Elle crut avoir meilleur marché d’un mari en épousant le marquis de Courcelles, qui n’avait pour lui que d’être neveu du maréchal de Villeroy, et qui surtout lui offrait de s’engager, dans le contrat de mariage, à ne jamais la mener à la campagne (clause capitale), à ne jamais lui faire quitter la Cour. C’était le seul théâtre que la jeune femme jugeât digne de ses triomphes. Elle n’eut qu’à se montrer pour y réussir. Le soir même du mariage, qui s’était célébré à grande pompe, et où la reine avait fait à la mariée l’honneur de lui donner la chemise (style du temps), à peine tout ce monde retiré, Sidonia comprit dès les premiers mots qu’elle avait affaire, dans M. de Courcelles, à un homme grossier et vil, et elle le méprisa. Elle prit sur elle de dissimuler pendant huit jours, eu égard à l’équipage qu’on lui faisait et aux cadeaux ; puis elle ne se contint plus : « Je crus, dit-elle, qu’il y allait de ma gloire de ne point paraître entêtée d’un homme que personne n’estimait, et je donnai un si libre cours à mon aversion pour lui, qu’en un mois toute la France en fut informée. Je ne savais pas encore que haïr son mari et pouvoir en aimer un autre, n’est presque que la même chose. Dans cette erreur, beaucoup de gens prirent le soin de me le dire. » On comprendra qu’étant de cette humeur, elle ne devait pas manquer sur ses pas de téméraires et d’indiscrets ; on le comprendra mieux encore, quand on aura su d’elle-même quelle était sa beauté ; et il ne paraît pas qu’elle l’ait exagérée en aucun trait. On me permettra de citer cette page tout entière, l’une des plus gracieuses qui soient sorties de la plume d’une femme assise devant son miroir. C’est un portrait de plus à ajouter à ceux de la galerie de Versailles, ou, si vous l’aimez mieux, c’est comme un émail de Petitot :

« Pour mon portrait, écrivait-elle à un homme qui l’aimait, je voudrais bien le faire sur l’idée que vous en avez conçue, et qu’on voulût s’en rapporter à vos descriptions ; mais il faut dire naïvement ce qui en est. J’avouerai que, sans être une grande beauté, je suis pourtant une des plus aimables créatures qui se voient ; que je n’ai rien dans le visage ni dans les manières qui ne plaise ni qui ne touche ; que, jusqu’au son de ma voix, tout en moi donne de l’amour, et que les gens du monde les plus opposés d’inclination et de tempérament sont d’un même avis là-dessus, et conviennent qu’on ne me peut voir sans me vouloir du bien.

« Je suis grande, j’ai la taille admirable et le meilleur air que l’on puisse avoir ; j’ai de beaux cheveux bruns faits comme ils doivent être pour parer mon visage et relever le plus beau teint du monde, quoiqu’il soit marqué de petite vérole en beaucoup d’endroits. J’ai les yeux assez grands ; je ne les ai ni bleus ni bruns ; mais, entre ces deux couleurs, ils en ont une agréable et particulière ; je ne les ouvre jamais tout entiers, et quoique, dans cette manière de les tenir un peu fermés, il n’y ait aucune affectation, il est pourtant vrai que ce m’est un charme qui me rend le regard le plus doux et le plus tendre du monde. J’ai le nez d’une régularité parfaite. Je n’ai point la bouche la plus petite du monde, je ne l’ai point aussi fort grande.

« Quelques censeurs ont voulu dire que, dans les justes proportions de la beauté, on pouvait me trouver la lèvre du dessous un peu trop avancée. Mais je crois que c’est un défaut qu’on m’impute, pour ne m’en avoir pu trouver d’autres, et que je dois pardonner à ceux qui disent que je n’ai point la bouche tout à fait régulière, quand ils conviennent en même temps que ce défaut est d’un agrément infini et me donne un air très-spirituel dans le rire et dans tous les mouvements de mon visage. J’ai enfin la bouche bien taillée, les lèvres admirables, les dents de couleur de perle, le front, les joues, le tour du visage beaux, la gorge bien taillée, les mains divines, les bras passables, c’est-à-dire un peu maigres ; mais je trouve de la consolation à ce malheur par le plaisir d’avoir les plus belles jambes du monde. Je chante bien, sans beaucoup de méthode ; j’ai même assez de musique pour me tirer d’affaire avec les connaisseurs. Mais le plus grand charme de ma voix est dans sa douceur et la tendresse qu’elle inspire ; et j’ai enfin des armes de toute espèce pour plaire, et jusques ici je ne m’en suis jamais servie sans succès.

« Pour de l’esprit, j’en ai plus que personne ; je l’ai naturel, plaisant, badin, capable aussi des grandes choses, si je voulais m’y appliquer. J’ai des lumières et connais mieux que personne ce que je devrais faire, quoique je ne le fasse quasi jamais. »


On peut rêver devant un tel portrait toute une destinée de plaisir, de folie et de malheur. La jeune Sidonia était née un peu tard ou un peu tôt. Elle aurait dû naître à temps pour être de la Fronde ; elle y aurait pris place régulièrement après Mme de Chevreuil, Mme de Longueville et la Palatine, à côté de Mmes de Montbazon, de Châtillon et de Lesdiguières. Elle aurait pu naître un peu plus tard et être tout simplement Manon Lescaut.

La destinée se joua d’elle en la jetant au début de la grande époque de Louis XIV, de ce règne où tant de choses galantes étaient permises, mais où il fallait, jusque dans le désordre, une certaine régularité. Elle commença d’emblée par le plus scabreux de l’intrigue. Elle s’était brouillée, en repoussant Maulevrier, avec la famille des Colbert ; elle sut plaire au grand rival de Colbert, à Louvois. Ce ministre, alors âgé de trente-six ans, la vit à l’Arsenal, où M. de Courcelles était employé dans l’artillerie et où elle logeait. La voir et l’aimer ne fut pour Louvois qu’une même chose. Il était venu un matin à l’Arsenal pour voir des canons ; elle sortait pour aller à la messe aux Célestins : « Il me reconnut, dit-elle, à ma livrée, mit pied à terre et me mena à la messe, et l’entendit avec moi. Quoique je ne me connusse guère aux marques d’une passion naissante, je ne laissai pas de comprendre que cette démarche d’un homme aussi brusque et aussi accablé d’affaires me voulait dire quelque chose. » Le malheur voulut qu’elle prit aussitôt pour Louvois une aversion presque égale à celle qu’elle avait pour son mari, et qu’elle se mît en tête de le leurrer. Être mal avec les Colbert, et vouloir jouer au plus fin avec Louvois, c’était se préparer un périlleux avenir. Mais la jeune imprudente avait quinze ans et ne croyait qu’en sa fantaisie.

Deux choses nuisaient à Louvois dans son esprit, sans compter qu’il ne lui plaisait pas : la première, c’est que toute sa famille et son mari lui-même conspiraient honteusement à le lui donner pour amant, afin de pousser leur fortune. La seconde raison, c’est qu’elle aimait déjà un cousin de son mari, l’aimable et séduisant marquis de Villeroy. Mais je m’aperçois que, si je n’y prends garde, je vais m’engager dans un récit de roman, ce qui n’est point de mon fait ici. J’avais en vue seulement de prouver que ces femmes du xviie siècle n’ont qu’à le vouloir pour écrire avec un charme infini, qu’elles ont toutes le don de l’expression, et que Mme de Sévigné n’est que la première dans une élite nombreuse. Quant à la marquise de Courcelles, il faut lire ses aventures dans le récit de M. Walckenaer, ou mieux encore chez elle-même. Ses imprudences la perdirent : elle s’aliéna Louvois ; Villeroy lui échappa ; reléguée en province par son mari, elle y céda à une séduction vulgaire et se vit convaincue. Les restes de ménagements que son mari avait eus pour elle ne tenaient qu’à sa fortune, et, du moment qu’il y eut une preuve légale suffisante pour la lui ravir, il ne ménagea plus rien. La marquise de Courcelles commença alors une vie de Conciergerie et de procès, dont elle ne se releva jamais. Réfugiée à Genève, elle put séduire un moment, par sa grâce et son hypocrisie charmante, nobles, bourgeois et syndics, les plus graves calvinistes eux-mêmes. Elle avait trouvé alors un ami dévoué et fidèle dans un gentilhomme nommé Du Boulay, capitaine au régiment d’Orléans, qui fut son chevalier Des Grieux. Mais lui non, plus, elle ne sut pas le conserver, et elle poursuivit le cours de ses inconstances. C’est Du Boulay qui eut l’idée de réunir, pour les faire lire en confidence à ses amis, les lettres et les papiers de Mme de Courcelles : « J’avais à me justifier, dit ce galant homme, d’avoir aimé trop fidèlement et trop fortement la plus charmante créature de l’univers, à la vérité, mais la plus perfide et la plus légère, et que je reconnaissais pour telle. Je me défiais trop de mon éloquence pour m’en rapporter à elle seule de cette justification, et les discours que je faisais tous les jours, pour bien représenter les charmes de son esprit (et c’était le fort de ma défense), me satisfaisaient si peu moi-même, que je voyais bien qu’ils ne persuaderaient personne. Dans cet embarras, dont je ne savais par où sortir, je m’avisai un jour heureusement que j’avais des moyens sûrs pour cette persuasion, et que ce qu’elle m’avait écrit était si beau et si parfait qu’il ne fallait que le montrer pour persuader mieux que ce que je pouvais dire. » C’est ainsi que se sont conservés ces lettres et mémoires que Chardon de La Rochette retrouva en manuscrit à Dijon, dans les papiers du président Bouhier, et qu’il fit imprimer en 1808. — Infidèle à Du Boulay comme elle l’avait été à tous, et après quelques derniers éclats, Mme de Courcelles, devenue veuve, finit par faire ce qu’on appelle un sot mariage. Elle mourut en 1685, âgée seulement de trente-quatre ans.

Une comparaison s’établit naturellement entre elle et la duchesse de Mazarin, cette nièce du cardinal avec laquelle elle avait été fort liée, qu’elle avait eue un moment pour compagne de réclusion, pour rivale ensuite, et qui est si connue elle-même par ses aventures conjugales, ses procès, sa fuite et ses pérégrinations galantes. Il y aurait à faire entre ces deux femmes (deux démons sous forme d’anges !) un parallèle suivi qui serait curieux pour l’histoire des mœurs du grand siècle. Mais sur un point important je voudrais qu’on marquât bien la conclusion à l’avantage de la duchesse de Mazarin. Celle-ci, en effet, au milieu de tout ce qui pouvait la faire déchoir, sut toujours tenir son rang et se concilier ce qu’il faut bien appeler (je ne sais pas un autre mot) de la considération. Elle la devait sans doute en partie à la mémoire de son oncle, à ses richesses, à ses grandes relations, mais aussi à son caractère et à son attitude : « Mme de Mazarin n’est pas plus tôt arrivée en quelque lieu, dit Saint-Évremond, qu’elle y établit une maison qui fait abandonner toutes les autres. On y trouve la plus grande liberté du monde ; on y vit avec une égale discrétion. Chacun y est plus commodément que chez soi, et plus respectueusement qu’à la Cour. » Voilà le mérite principal, l’art de vivre et de régner qui a immortalisé Hortense et sauvé son renom. Elle eut, après tout, de la justesse et de l’économie jusque dans la prodigalité de ses qualités et de ses dons ; elle ne se contenta pas d’avoir de l’esprit, elle l’aima chez les autres ; elle rechercha les lumières, chose alors nouvelle, et sut partout s’entourer d’un cercle d’hommes distingués ; elle vécut enfin et mourut comme une grande dame, tandis que la pauvre Sidonia, avec tout son esprit et ses grâces, a fini comme une aventurière. Encore une fois, son nom est tout trouvé : c’est la Manon Lescaut du xviie siècle.

Dans un temps où il y aurait encore une librairie de luxe, on devrait bien réimprimer ce petit volume de Mme de Courcelles[1].



  1. Les Mémoires et Correspondance de la marquise de Courcelles ont été depuis réimprimés et publiés par M. Paul Pougin, dans la Bibliothèque elzévirienne de Jannet, 1855.