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Causeries du lundi/Tome II/Chateaubriand romanesque et amoureux

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Causeries du lundiGarnier frèresTome deuxième (p. 143-162).
Lundi, 27 mai 1850.

MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE,
PAR
M.  DE  CHATEAUBRIAND.


LE CHATEAUBRIAND ROMANESQUE ET AMOUREUX.

Je suis loin d’avoir dit tout ce que j’aurais à dire sur les Mémoires de M. de Chateaubriand. Leur succès s’est fort ranimé depuis les derniers mois, ou du moins l’impression qu’ils ont causée, de quelque nature qu’elle soit, a été vive. En abordant la politique brûlante de 1830, l’homme de polémique a rencontré et rouvert quelques-unes de nos plaies d’aujourd’hui ; il les a fait saigner et crier. Chaque parti a vite arraché la page qui convenait à ses vues ou à ses haines, sans trop examiner si le revers de la page ne disait pas tout le contraire, et ne donnait pas un démenti, un soufflet presque à ce qui précédait. Les républicains y ont vu la prédiction de la république universelle, sans trop se soucier du mépris avec lequel il est parlé, tout à côté, de cette société présente ou future et de ces générations avortées. Les royalistes ont continué d’y voir de futures promesses d’avenir, de magnifiques restes d’espérance, je ne sais quelles fleurs de lis d’or, salies, il est vrai, par places, de beaucoup d’insultes et d’éclaboussures, et à travers lesquelles il se mêle, sous cette plume vengeresse, bien autant de frelons que d’abeilles ; mais l’esprit de parti est ainsi fait, qu’il ne voit dans les choses que ce qui le sert. Tous les ennemis du dernier régime y ont découvert à l’envi des trésors de fiel et de colère, un arsenal d’invectives étincelantes. La plume de M. de Chateaubriand ressemble à l’épée de Roland d’où jaillit l’éclair ; mais ici, sur ces choses de 1830, c’est l’épée de Roland furieux, qui frappe à tort et à travers dans le délire de sa vanité, dans sa rage de n’avoir pas été tout sous le régime bourbonien, de sentir qu’il ne peut, qu’il ne doit rien être par honneur sous le règne nouveau, dans son désir que ce monde, dont il n’est plus, ne soit plus rien qui vaille après lui. Après moi, le déluge ! telle est son inspiration habituelle. « La Légitimité ou la République ! s’écrie-t-il : premier ministre dans l’une ou tribun dictateur dans l’autre ! » Tel est son programme manqué, ce sera celui de bien d’autres ; c’est son dernier mot en politique. Je le lis écrit de sa main dans une lettre, intime, du 29 octobre 1832. Il va se dévorer, se ronger, en attendant, entre les deux rêves. Cette rage singulière, par moments risible et misérable, par moments sublime dans ses éclats de Juvénal, redonne souvent à son génie d’écrivain toute sa coloration et toute sa trempe. Mais je reviendrai à fond sur ce prodigieux caractère de l’homme politique (si on peut appeler cela un homme politique), qui se révèle désormais à nu, et sans plus de masque, dans toute son humeur massacrante et sa verve exterminatrice : aujourd’hui je ne veux parler que du Chateaubriand romancier, romanesque et amoureux.

C’est là aussi un côté bien essentiel de Chateaubriand, une veine qui tient au plus profond de sa nature et de son talent. Il y a longtemps que je me suis défini Chateaubriand : un Épicurien qui a l’imagination catholique. Mais ceci demande explication et développement. Les Mémoires, là comme ailleurs, disent beaucoup, mais ne disent pas tout. M. de Chateaubriand a la prétention de s’y être montré tout entier : « Sincère et véridique, dit-il, je manque d’ouverture de cœur ; mon âme tend incessamment à se fermer ; je ne dis point une chose entière, et je n’ai laissé passer ma vie complète que dans ces Mémoires. » Eh ! non, il ne l’a pas laissée passer tout entière ; on l’y trouve, mais il faut un travail pour cela.

En ce qui touche ses amours, par exemple, les amours qu’il a inspirés et les caprices ardents qu’il a ressentis (car il n’a guère jamais ressenti autre chose), il est très-discret, par soi-disant bon goût, par chevalerie, par convenance demi-mondaine, demi-religieuse, parce qu’aussi, écrivant ses Mémoires sous l’influence et le regard de celle qu’il nommait Béatrix et qui devait y avoir la place d’honneur, de Mme Récamier, il était censé ne plus aimer qu’elle et n’avoir jamais eu auparavant que des attachements d’un ordre moindre et très-inégal ou inférieur. Le passé était ainsi sacrifié ou subordonné au présent. Le maître-autel seul restait en vue : on déroba et on condamna toutes les petites chapelles particulières.

Quand on sut que M. de Chateaubriand écrivait ses Mémoires, une femme du monde, qu’il avait dans un temps beaucoup aimée ou désirée, lui écrivit un mot pour qu’il eût à venir la voir. Il vint. Cette femme, qui n’était pas d’un esprit embarrassé, lui dit : « Ah çà ! j’espère bien que vous n’allez pas souffler mot sur… » Il la tranquillisa d’un sourire, et répondit que ses Mémoires ne parleraient pas de toutes ces choses.

Or, Comme tous ceux qui ont connu M. de Chateaubriand savent que ces choses ont tenu une très-grande place dans sa vie, il s’ensuit que ces Mémoires, où il dit tant de vérités à tout le monde et sur lui-même, ne contiennent pourtant pas tout sur lui, si l’on n’y ajoute quelque commentaire ou supplément. Nous serons très-discret à notre tour, nous efforçant seulement de bien définir cette corde si fondamentale en ce qui touche l’âme et le talent du grand écrivain.

C’est dans des parties accessoires, dans des pages de rêverie telles qu’en offrent à tout propos les Mémoires de M. de Chateaubriand, qu’il faudrait plutôt chercher là-dessus des révélations vraies et sincères. Ainsi, dans son voyage à Venise en 1833, revenant sur les souvenirs que lui rappelle cette mer où il s’était embarqué, vingt-sept ans auparavant, en pèlerin pour la Palestine, il s’écriera :


« Mais ai-je tout dit dans l’Itinéraire sur ce voyage commencé au port de Desdemona et d’Othello ? Allais-je au tombeau du Christ dans les dispositions du repentir ? Une seule pensée m’absorbait ; je comptais avec impatience les moments. Du bord de mon navire, les regards attachés sur l’étoile du soir, je lui demandais des vents pour cingler plus vite, de la gloire pour me faire aimer. J’espérais en trouver à Sparte, à Sion, à Memphis, à Carthage, et l’apporter à l’Alhambra. Comme le cœur me battait en abordant les côtes d’Espagne ! Aurait-on gardé mon souvenir ainsi que j’avais traversé mes épreuves ? Que de malheurs ont suivi ce mystère ! le soleil les éclaire encore… Si je cueille à la dérobée un instant de bonheur, il est troublé par la mémoire de ces jours de séduction, d’enchantement et de délire. »


Ainsi, sans prétendre éclaircir quelques obscurités d’allusion, nous tenons l’aveu essentiel : quand M. de Chateaubriand s’en allait au tombeau de Jésus-Christ pour y honorer le berceau de sa foi, pour y puiser de l’eau du Jourdain, et, en réalité, pour y chercher des couleurs nécessaires à son poëme des Martyrs, le voilà qui confesse ici qu’il allait dans un autre but encore. Une personne qu’il aimait et poursuivait vivement alors, une enchanteresse lui avait dit : « Songez à votre gloire avant tout, faites votre voyage d’abord, et après… après… nous verrons ! » Et c’était à l’Alhambra qu’elle lui avait donné rendez-vous au retour, et laissé entrevoir la récompense. Elle s’y était rendue de son côté, et l’on assure que les noms des deux pèlerins se lisaient encore, il y a quelques années, sur les murailles moresques où ils les avaient tracés.

Or, j’ouvre les Mémoires de Chateaubriand à l’endroit de son retour de Palestine, et je cherche vainement un détail, une révélation tendre, fût-elle un peu en désaccord avec l’Itinéraire, enfin de ces choses qui peignent au vrai un homme et un cœur dans ses contradictions, dans ses secrètes faiblesses. Point. Il se contente de dire : « Je traversai d’un bout à l’autre cette Espagne où, seize années plus tard, le Ciel me réservait un grand rôle, en contribuant à étouffer l’anarchie… » Et il entonne un petit hymne en son honneur à propos de cette guerre d’Espagne dont il ne cesse de se glorifier, tout en voulant paraître le plus libéral des ministres de la Restauration. Ainsi, dans cette partie des Mémoires l’homme officiel a tout dérobé, le solennel est venu se mettre au-devant de la mystérieuse folie.

Puisque vous prétendiez nous raconter toute votre vie, ô Pèlerin, pourquoi donc ne pas nous dire à quelle fin vous alliez ce jour-là tout exprès à Grenade ? Y dussiez-vous perdre un peu comme chrétien, comme croisé et comme personnage de montre, vous y gagneriez, ô Poëte, comme homme, et vous nous toucheriez. Je sais bien que vous l’avez dit d’une autre manière, en le voilant de romanesque et de poésie, dans le Dernier des Abencérages ; mais, du moment que vous faisiez des Mémoires, il y avait lieu et il y avait moyen de nous laisser mieux lire dans ce cœur, s’il fut vrai et sincèrement entraîné un jour.

Ce n’est guère que dans les souvenirs d’enfance que l’auteur a osé ou voulu dire un peu plus. Mais encore, si charmante et si réelle à certains égards que soit la Lucile des Mémoires d’Outre-Tombe, il en est peut-être moins dit sur elle et sur sa plaie cachée, que dans les quelques pages où nous a été peinte l’Amélie de René. Quant aux autres émotions de ses jeunes années, M. de Chateaubriand s’est contenté de les confondre poétiquement dans un nuage, et de les mettre en masse sur le compte d’une certaine Sylphide, qui est là pour représenter idéalement les petites erreurs d’adolescence ou de jeunesse que d’autres auraient décrites sans doute avec complaisance, et que M. de Chateaubriand a mieux aimé couvrir d’une vague et rougissante vapeur. Nous ne l’en blâmons pas, nous le remarquons.

Le seul épisode où l’auteur des Mémoires se soit développé avec le plus d’apparence de vérité et de naïveté, est celui de Charlotte, fraîche pointure de roman naturel et domestique, qui se détache dans les récits de l’exil. Pauvre, épuisé de misère, le jeune émigré breton trouve en Angleterre, dans une province, un ministre anglais, M. Ives, savant homme qui a besoin d’un secrétaire, d’un collaborateur. M. de Chateaubriand devient ce secrétaire ; il vit là dans la famille ; il lit de l’italien avec la charmante miss Ives ; comme Saint-Preux, il se fait aimer. Mais, au moment où tout va s’aplanir, où la jeune fille est touchée, où sa mère, qui la devine, prévient l’aveu et offre d’elle-même l’adoption de famille au jeune étranger, un mot fatal vient rompre l’enchantement : Je suis marié ! et il part. Tout cela est raconté avec charme, poésie et vérité, hors pourtant deux ou trois traits qui déparent ce gracieux tableau. Ainsi, à côté de la jeune miss Ives, il est trop question de cette mère presque aussi belle que sa fille, de cette mère qui, lorsqu’elle est près de confier au jeune homme le secret qu’elle a saisi dans le cœur de son enfant, se trouble, baisse les yeux et rougit : « Elle-même, séduisante dans ce trouble, il n’y a point de sentiment qu’elle n’eût pu revendiquer pour elle. » C’est une indélicatesse de tant insister sur cette jolie maman. On se demande quelle idée traverse l’esprit du narrateur, en ce moment où il devrait être tout entier à la chaste douleur du souvenir. Dans la supposition qu’une telle idée vienne, on ne devrait jamais l’écrire[1]. Cela trahit, du reste, les goûts libertins que le noble auteur avait en effet dans sa vie, assurent ceux qui l’ont bien connu, mais qu’il cachait si magnifiquement dans ses premiers écrits : sa plume, en vieillissant, n’a plus su les contenir. En ce qui est de cette mère de Charlotte, c’est à la fois un trait de mauvais goût et l’indice d’un cœur médiocrement touché. La fin de l’épisode de Charlotte est gâtée par d’autres traits de mauvais goût encore et de fatuité. Il se demande ce qu’il serait devenu s’il avait épousé la jeune Anglaise, s’il était devenu un gentleman chasseur : « Mon pays aurait-il beaucoup perdu à ma disparition ? » La réponse à une telle question pourrait être piquante à débattre ; on pourrait soutenir le pour et le contre ; on pourrait jouer agréablement là-dessus, et, si l’on devenait tout à fait éloquent et sérieux, on pourrait rendre cette réponse peu plaisante pour celui qui la provoque, et même terrible.

Quand M. de Chateaubriand essaie de nous peindre la douleur qu’il éprouva dans le temps, après avoir brisé le cœur de Charlotte, il parvient peu à nous en convaincre ; des tons faux décèlent le romancier qui arrange son tableau, et l’écrivain qui pousse sa phrase : « Attachée à mes pas par la pensée, Charlotte, gracieuse, attendrie, me suivait, en les purifiant, par les sentiers de la Sylphide… » et tout ce qui suit. Ne sentez-vous pas, en effet, la phrase littéraire et poétique qui essaie de feindre un accent ému ? La scène à Londres, où il la revoit vingt-sept ans après, lui ambassadeur, elle veuve de l’amiral Sulton, et lui présentant ses deux enfants, serait belle et touchante, si quelques traits non moins choquants ne la déparaient. Il se fait dire par lady Sulton : « Je ne vous trouve point changé, pas même vieilli… » Il est vrai qu’il lui avait demandé lui-même, comme ferait un parvenu : « Mais dites-moi, Madame, que vous fait ma fortune nouvelle ? Comment me voyez-vous aujourd’hui ? » Il se fait dire encore par elle : « Quand je vous ai connu, personne ne prononçait votre nom : maintenant, qui l’ignore ?» On voit percer, même dans cette scène qui vise et touche à l’émotion, cette double fatuité qui ne le quitte jamais, celle de l’homme à bonnes fortunes qui veut rester jeune, et celle du personnage littéraire qui ne peut s’empêcher d’être glorieux.

J’ai prononcé le mot d’homme à bonnes fortunes ; il convient de l’expliquer à l’instant et de le relever. M. de Chateaubriand était un homme à bonnes fortunes, mais il l’était comme Louis XIV ou comme Jupiter. Il serait curieux de suivre et d’énumérer les principaux noms de femmes vraiment distinguées qui l’ont successivement et quelquefois concurremment aimé, et qui se sont dévorées pour lui. L’ingrat ! dans cet épisode de Charlotte, il a osé dire, voulant faire honneur à cet amour de la jeune Anglaise : « Depuis cette époque, je n’ai rencontré qu’un attachement assez élevé pour m’inspirer la même confiance. » Cet attachement unique, pour lequel je fait exception, est celui de Mme Récamier. Cette charmante femme méritait certes bien des exceptions ; une telle parole toutefois est ingrate et fausse. Eh ! quoi ? il supprime d’un trait tant de femmes tendres, dévouées, qui lui ont donné les plus chers et les plus irrécusables gages. Il supprime, il oublie tout d’abord Mme de Beaumont. Ô vous toutes qui l’avez aimé, et dont quelques-unes sont mortes en le nommant, Ombres adorables, Lucile, dont la raison s’est d’abord troublée pour lui seul peut-être, et vous, Pauline, qui mourûtes à Rome et qui fûtes si vite remplacée, et tant de nobles amies qui auraient voulu, au prix de leur vie, lui faire la sienne plus consolée et plus légère ; vous, la dame de Fervaques ; vous, celle des jardins de Méréville ; vous, celle du château d’Ussé ; levez-vous, Ombres d’élite, et venez dire à l’ingrat qu’en vous rayant toutes d’un trait de plume, il ment à ses propres souvenirs et à son cœur.

Ce que voulait M. de Chateaubriand dans l’amour, c’était moins l’affection de telle ou telle femme en particulier que l’occasion du trouble et du rêve, c’était moins la personne qu’il cherchait que le regret, le souvenir, le songe éternel, le culte de sa propre jeunesse, l’adoration dont il se sentait l’objet, le renouvellement ou l’illusion d’une situation chérie. Ce qu’on a appelé de l’égoïsme à deux restait chez lui de l’égoïsme à un seul. Il tenait à troubler et à consumer bien plus qu’à aimer. On nous a assuré que, quand il voulait plaire, il avait pour cela, et jusqu’à la fin, des séductions, des grâces, une jeunesse d’imagination, une fleur de langage, un sourire qui étaient irrésistibles, et nous le croyons sans peine : « Oh ! que cette race de René est aimable ! s’écriait une femme d’esprit qui l’a bien connu ; c’est la plus aimable de la terre. » Pourtant il n’était pas de ceux qui portent dans l’amour et dans la passion la simplicité, la bonté et la franchise d’une saine et puissante nature. Il avait surtout de l’enchanteur et du fascinateur. Il s’est peint avec ses philtres et sa magie, comme aussi avec ses ardeurs, ses violences de désir et ses orages, dans les épisodes d’Atala, de Velléda, mais nulle part plus à nu que dans une lettre, une espèce de testament de René, qu’on lit dans les Natchez. Cette lettre est, sur l’article qui nous occupe, sa vraie confession entière. Rappelons-en ici quelque chose ; c’est là le seul moyen de le pénétrer à fond, cœur et génie, et de le bien comprendre.

René, qui se croit en péril de mourir, écrit à Céluta, sa jeune femme indienne, une lettre où il lui livre le secret de sa nature et le mystère de sa destinée. Il lui dit :


« Un grand malheur m’a frappé dans ma première jeunesse ; ce malheur m’a fait tel que vous m’avez vu. J’ai été aimé, trop aimé…

« Céluta, il y a des existences si rudes, qu’elles semblent accuser la Providence et qu’elles corrigeraient de la manie d’être. Depuis le commencement de ma vie, je n’ai cessé de nourrir des chagrins ; j’en portais le germe en moi comme l’arbre porte le germe de son fruit. Un poison inconnu se mêlait à tous mes sentiments…

« Je suppose, Céluta, que le cœur de René s’ouvre maintenant devant toi : vois-tu le monde extraordinaire qu’il renferme ? Il sort de ce cœur des flammes qui manquent d’aliment, qui dévoreraient la création sans être rassasiées, qui te dévoreraient toi-même…  »


C’est bien cela, et il nous la définit en maître cette flamme sans chaleur, cette irradiation sans foyer, qui ne veut qu’éblouir et embraser, mais qui aussi dévaste et stérilise.

On aura remarqué cette incroyable expression, la manie d’être, pour désigner et comme insulter l’attachement à la vie. Ce sentiment instinctif et universel qui fait que pour tout mortel, même malheureux, la vie peut se dire douce et chère, qui fait aimer, regretter à tous les êtres, une fois nés, la douce lumière du jour, il l’appelle une manie.

Il continue sur ce ton, bouleversant à plaisir tous les sentiments naturels, avec une magie pleine d’intention et d’artifice. Il écrit à Céluta pour lui dire qu’il ne l’aime pas, qu’il ne peut pas l’aimer, et, connaissant la nature du cœur des femmes, il se sert de ce moyen pour lui lancer un dernier trait, pour l’émouvoir et la remuer davantage. Il se représente, en une page trop vive pour être citée, comme aux prises, dans la solitude, avec un fantôme qui vient mêler l’idée de mort à celle du plaisir : « Mêlons des voluptés à la mort ! que la voûte du ciel nous cache en tombant sur nous ! » C’est l’éternel cri qu’il reproduira dans la bouche d’Atala, de Velléda ; c’est ainsi qu’il a donné à la passion un nouvel accent, une note nouvelle, fatale, folle, cruelle, mais singulièrement poétique : il y fait toujours entrer un vœu, un désir ardent de destruction et de ruine du monde.

En même temps qu’il dit à Céluta qu’il ne l’aime pas, qu’il ne l’a jamais aimée et qu’elle ne l’a jamais connu, il a la prétention de ne vouloir jamais être oublié d’elle, de ne pouvoir jamais être remplacé : « Oui, Céluta, si vous me perdez, vous resterez veuve : qui pourrait vous environner de cette flamme que je porte avec moi, méme en n’aimant pas ? » Ainsi il prétend, dans son orgueil, qu’en ne donnant rien il en fait plus que les autres ne font en donnant tout, et que ce rien suffit pour tout éclipser à jamais dans un cœur. Ce qui est singulier, c’est qu’il n’a guère dans sa vie rencontré de femme qui ne lui ait donné raison. Tant la séduction était grande !

À côté de ces étranges paroles que j’abrège et que j’affaiblis encore, se trouve cet autre aveu qu’il a varié depuis et répété sur tous les tons :


« Je m’ennuie de la vie ; l’ennui m’a toujours dévoré : ce qui intéresse les autres hommes ne me touche point. Pasteur ou roi, qu’aurais-je fait de ma houlette ou de ma couronne ? Je serais également fatigué de la gloire et du génie, du travail et du loisir, de la prospérité et de l’infortune. En Europe, en Amérique, la société et la nature m’ont lassé. Je suis vertueux sans plaisir ; si j’étais criminel, je le serais sans remords. Je voudrais n’être pas né, ou être à jamais oublié. »


Ce qu’il disait là à ses débuts, il le répéta à satiété jusqu’au dernier jour : Je m’ennuie, je m’ennuie ! Dans une lettre écrite de Genève, en septembre 1832, à une femme aimable et supérieure, qui eut le don jusqu’à la fin (et sans être Mme Récamier) de le dérider un peu et de le distraire, il écrivait :


« Puissance et amour, tout m’est indifférent ; tout m’importune. J’ai mon plan de solitude en Italie, et la mort au bout. J’ai vu un plus grand siècle, et les nains (ceci nous regarde) qui barbotent aujourd’hui dans la littérature et la politique ne me font rien du tout. Ils m’oublieront comme je les oublie. »


On voit qu’il parlait en 1832 tout comme en 1795. Il voudrait être tout, et toujours, et partout. Le reste ne lui est rien.

Je reviens à cette singulière lettre de René des Natchez. Céluta a une fille. René, parlant de cette fille qui est aussi la sienne, regrette de l’avoir eue ; il recommande à sa mère de ne pas le faire connaître à elle, à sa propre enfant : « Que René reste pour elle un homme inconnu, dont l’étrange destin raconté la fasse rêver sans qu’elle en pénètre la cause : je ne veux être à ses yeux que ce que je suis, un pénible songe. » Ainsi, perversion étrange du sentiment le plus pur et le plus naturel ! René, pour paraître plus grand, aime mieux frapper l’imagination que le cœur ; il aime mieux (même dans ce cas où il se suppose père) être rêvé de sa fille que d’en être connu, regretté et aimé. Il fait de tout, même du sentiment filial, matière à apothéose et à vanité.

Ces sentiments divers qu’on trouve exprimés dans la lettre du René des Natchez, on les vérifierait dans les autres écrits et dans la vie de M. de Chateaubriand, en la serrant d’un peu près. Comme poëte, en donnant à la passion une expression plus pénétrante et parfois sublime, il a surtout usé de ce procédé qui consiste à mêler l’idée de mort et de destruction, une certaine rage satanique, au sentiment plus naturel et ordinairement plus doux du plaisir ; et c’est ici que j’ai à mieux définir cette sorte d’épicuréisme qui est le sien, et dont j’ai parlé.

Ce sentiment de volupté et d’abandon suprême, qui, chez les anciens, chez Homère, chez les Patriarches, chez la bonne Cérès ou chez Booz, comme chez le bon Jupiter aux bras de Junon, est si simple, si facile, qui coûte si peu à la nature, qui est si doux, qui fait naître des fleurs à l’entour, et qui voudrait dans sa propre félicité féconder la terre entière, se raffine avec les âges ; il devient plus senti, plus délicat, plus sophistiqué aussi, chez les épicuriens des siècles plus avancés. Horace ne traite pas l’amour comme un pasteur, ni comme un patriarche, ni comme un dieu de l’Olympe. Horace, Pétrone, Salomon lui-même, qui était déjà de la décadence, ils aiment tous à mêler l’idée de la mort et du néant à celle du plaisir, à aiguiser l’une par l’autre. Ils feront chanter à leur maîtresse, à l’heure du festin, une chanson funèbre qui rappelle la fuite des ans, la brièveté des jours. Mais ici, chez René, c’est plus que de la tristesse sentie, c’est une sorte de rage ; l’idée de l’éternité s’y mêle ; il voudrait engloutir l’éternité dans un moment. Le Christianisme est venu, qui, là où il n’apporte pas la paix, apporte le trouble et laisse le glaive dans le cœur, y laisse la douleur aiguë. Le Christianisme perverti refait un épicuréisme qui n’est plus le même après qu’auparavant, et qui se sent de la hauteur de la chute. C’est l’épicuréisme de l’Archange. Toi-même, ô doux Lamartine, dans ton Ange déchu, tu n’en fus pas exempt ! Tel est aussi celui de René, celui d’Atala mourante, quand elle s’écrie, parlant à Chactas : « Tantôt j’aurais voulu être avec toi la seule créature vivante sur la terre ; tantôt, sentant une Divinité qui m’arrêtait dans mes horribles transports, j’aurais désiré que cette Divinité se fût anéantie, pourvu que, serrée dans tes bras, j’eusse roulé d’abîme en abîme avec les débris de Dieu et du monde ! » Nous touchons là à l’accent distinctif et nouveau qui caractérise Chateaubriand dans le sentiment et dans le cri de la passion. Il n’a pu se l’interdire tout à fait, même dans le récit, d’ailleurs plus pur et plus modéré, qu’il a fait de Charlotte. Il se trahit tout à la fin, et, dans l’odieuse supposition qu’il l’eût pu séduire en la revoyant après vingt-sept années, il s’écrie : « Eh bien ! si j’avais serré dans mes bras épouse et mère, celle qui me fut destinée vierge et épouse, c’eût été avec une sorte de rage… » N’est-ce pas ainsi encore que René écrivait, dans cette fameuse lettre à Céluta : « Je vous ai tenue sur ma poitrine au milieu du désert… J’aurais voulu vous poignarder pour fixer le bonheur dans votre sein, et pour me punir de vous avoir donné ce bonheur ! » Eh ! pourquoi donc cette rage perpétuelle de vanité jusque dans l’amour ? Il semble que, même alors qu’il se pique d’aimer, cet homme voudrait détruire le monde, l’absorber en lui bien plutôt que le reproduire et le perpétuer ; il le voudrait allumer de son souffle pour s’en faire un flambeau d’hyménée, et l’abîmer en son honneur dans un universel embrasement.

Qu’il y a loin de là, de cette volupté forcenée et presque sanguinaire, à Milton et à ces chastes scènes que lui-même, Chateaubriand, a si bien traduites ! Milton lui donnait pourtant une belle et pure leçon. Opposons vite ce divin tableau d’Ève encore innocente aux flammes quelque peu infernales qu’on trouve sous le faux christianisme de René :


« Ainsi parla notre commune mère, dit le chantre du Paradis, et, avec des regards pleins d’un charme conjugal non repoussé, dans un tendre abandon, elle s’appuie, en l’embrassant à demi, sur notre premier père ; son sein demi-nu, qui s’enfle, vient rencontrer celui de son époux, sous l’or flottant des tresses éparses qui le laissent voilé. Lui, ravi de sa beauté et de ses charmes soumis, Adam sourit d’un amour supérieur, comme Jupiter sourit à Junon lorsqu’il féconde les nuages qui répandent les fleurs de mai : Adam presse d’un baiser pur les lèvres de la mère des hommes. Le Démon détourne la tête d’envie… »


Ce Démon, ce glorieux Lucifer, n’est-ce pas le même qui, avec tous les charmes de la séduction et sous un air de vague ennui, se glissant encore sous l’arbre d’Eden, a pris sa revanche en plus d’un endroit des scènes troublantes de Chateaubriand ?

Ce que Chateaubriand est là dans ses écrits à l’état idéal, il l’était aussi plus ou moins dans la vie, auprès des femmes qu’il désirait et dont il voulait se faire aimer. Il ne se piqua jamais d’être fidèle : les dieux le sont-ils avec les simples mortelles qu’ils honorent ou consument en passant ? Tant qu’il put marcher et sortir, la badine à la main, la fleur à sa boutonnière, il allait, il errait mystérieusement. Sa journée avait ses heures et ses stations marquées comme les signes où se pose le Soleil. De une à deux heures, — de deux à trois heures, — à tel endroit, chez telle personne ; — de trois à quatre, ailleurs ; — puis arrivait l’heure de sa représentation officielle hors de chez lui ; on le rencontrait en lieu connu et comme dans son cadre avant le dîner. Puis le soir (n’allant jamais dans le monde), il rentrait au logis en puissance de Mme de Chateaubriand, laquelle alors avait son tour, et qui le faisait dîner avec de vieux royalistes, avec des prédicateurs, des évêques et des archevêques : il redevenait l’auteur du Génie du Christianisme jusqu’à nouvel ordre, c’est-à-dire jusqu’au lendemain matin. Le soleil se levait plus beau ; il remettait la fleur à sa boutonnière, sortait par la porte de derrière de son enclos, et retrouvait joie, liberté, insouciance, coquetterie, désir de conquête, certitude de vaincre, de une heure jusqu’à six heures du soir. Ainsi, dans les années du déclin, il passait sa vie, et trompa tant qu’il put la vieillesse

Les Mémoires nous feraient croire vraiment qu’il se convertit tout à fait dans ses vingt dernières années, et qu’il n’adora plus qu’une Béatrix unique. Tout cela est bon pour les lecteurs qui ne l’ont pas connu, ou pour ceux qui ne voient jamais de la scène que le devant. J’ai sous les yeux des lettres, presque des lettres de cœur, adressées par Chateaubriand à une personne distinguée, qu’il se gardera bien de nommer dans ses Mémoires (fi donc ! il faut de l’unité dans les œuvres de l’art). Cette vive, courtoise et assez affectueuse Correspondance, nouée à Rome en 1829, marquée d’interruptions et de retours, va jusqu’en avril 1847, c’est-à-dire bien près de sa fin. Quelques lettres sont charmantes, et, même quand elles ne le sont pas, elles restent toujours naturelles, ce qui n’est pas commun chez lui. Ici, il avait affaire à une personne aussi élevée par l’esprit que noble et facile par le caractère, belle et jeune encore, et n’en abusant pas ; qui le comprenait par ses hauts côtés, qui lui ôtait tout sentiment de lien, tout soupçon de tracasserie ; il était gai avec elle, aimable, maussade aussi parfois, souriant le plus souvent, et s’émancipant comme un écolier échappé aux regards du maître : « J’ai peur que les temps de courte liberté, dont je jouis si rarement dans ma vie, ne viennent à m’échapper de nouveau. » Il écrivait cela en août 1832, en courant les grandes routes de Paris à Lucerne. Il aurait bien désiré que l’aimable personne à qui il s’adressait, et que les Mémoires, qui parlent de tant d’idoles, ne mentionnent pas, le vînt rejoindre à ce moment même. Il l’invitait à ce voyage de Suisse, à ces scènes du Saint-Gothard, dans ce court et unique intervalle de liberté ; il lui disait :


« Si vous me mettez à part des autres hommes et me placez hors de la loi vulgaire, vous m’annoncerez votre visite comme une Fée : les tempêtes, les neiges, la solitude, l’inconnu des Alpes iront bien à vos mystères et à votre magie. Ma vie n’est qu’un accident ; je sens que je ne devais pas naître. Acceptez de cet accident la passion, la rapidité et le malheur ; je vous donnerai plus dans un jour qu’un autre dans de longues années. »


C’est toujours, on le voit, le René des Natchez qui parle, qui redit sa jeune chanson avec la mélodie dans la voix, et qui croit, même à soixante-quatre ans, pouvoir donner en un jour plus qu’un autre en toute sa vie. La dame invoquée ne vint pas. Il la plaint naïvement de n’être pas venue : « Oui, vous avez perdu une partie de votre gloire en me quittant (c’est-à-dire en ne venant pas) ; il fallait m’aimer, ne fût-ce que par amour de votre talent et intérêt de votre renommée. » Voilà, du moins, qui est sincère. En septembre 1832, à Genève, il n’est plus seul ; il est rentré sous ses assujettissements domestiques habituels : « Ah ! que ne veniez-vous il y a un mois ! j’étais libre. Ma vie est maintenant resserrée plus que jamais. Je souffre cruellement, et je voudrais arriver vite au bout de ma carrière. »

À chaque ligne de cette Correspondance naïve, je vois l’ennui, le mépris du présent, la haine des générations vivantes, de « ces myrmidons d’aujourd’hui qui se fagotent en grands hommes, » le culte surtout, l’idolâtrie de la jeunesse, de celle qu’il n’a plus : « Je suis toujours triste, parce que je suis vieux… Restez jeune, il n’y a que cela de bon. » L’Élégiaque grec ne dit pas autrement, mais il est Grec et païen. Chateaubriand, en le disant, oublie qu’il va à la messe et qu’il est allé au Calvaire.

Il a (comme le René des Natchez encore) la prétention de n’être pas connu, de n’être pas compris ; « Vous prenez mon sourire pour de la gaieté, vous vous y connaissez mal. Attendez ma mort et mes Mémoires pour vous détromper. » — Un jour, on lui avait dit que quelqu’un avait parlé de lui avec intérêt, avec bienveillance. Il se révolte contre cette idée d’une bienveillance dont il serait l’objet :


« Je ne sais qui vous voyez et qui peut vous parler de moi : quelque bienveillant qu’on puisse être, on ne me connaît pas, car je ne connais personne. Un de mes défauts est d’être renfermé en moi-même et de ne m’être jamais montré à qui que ce soit. »


La vérité finale et vraie sur lui, la voulez-vous ? Il va nous dresser son dernier inventaire et déposer le bilan de son âme :


« (Dimanche, 6 juin 1841.) J’ai fini de tout et avec tout : mes Mémoires sont achevés ; vous m’y retrouverez quand je ne serai plus. Je ne fais rien ; je ne crois plus ni à la gloire ni à l’avenir, ni au pouvoir ni à la liberté, ni aux rois ni aux peuples. J’habite seul, pendant une absence, un grand appartement où je m’ennuie et attends vaguement je ne sais quoi que je ne désire pas et qui ne viendra jamais. Je ris de moi en bâillant, et je me couche à neuf heures. J’admire ma chatte qui va faire ses petits, et je suis éternellement votre fidèle esclave ; sans travailler, libre d’aller où je veux et n’allant nulle part. Je regarde passer à mes pieds ma dernière heure. »


Religion et morale à part, il n’y a qu’à s’incliner, convenons-en, devant l’expression d’une si désolée et si suprême mélancolie.

Eh bien ! cet homme-là que nous avons vu à la fin, assis, muet, maussade, disant non à toute chose, cet homme cloué dans tous ses membres, et qui se ronge de rage comme un vieux lion, il a sous main des retours charmants, des éclairs. S’il peut s’échapper encore un instant, s’il peut se traîner, un jour de soleil, au Jardin-des-Plantes auprès de celle qui du moins sait l’égayer dans un rayon et lui rendre le sentiment du passé, il s’anime, il renaît, il se reprend au printemps, à la jeunesse ; il se ressouvient de Rome, il s’y revoit comme par le passé : « Voyez-vous toujours ce chemin fleuri qui part de l’Obélisque de Saint-Jean-de-Latran ? » Il retrouve la grâce, l’imagination, presque de la tendresse. Et même quand il ne peut plus bouger de son fauteuil, et quand tous le jugent baissé et absent, il mérite que celle qui avait si bien senti et fait durer sa nature poétique dise encore de lui :


« Chateaubriand est dans une belle langueur. On est charmé, en le revoyant, de sa manière si distinguée, si fine, si douce, si différente et si au-dessus de tout. Son ennui, son indifférence ont de la grandeur ; son génie se montre encore tout entier dans cet ennui ; il m’a fait l’effet des aigles que je voyais le matin au Jardin-des-Plantes, les yeux fixés sur le soleil, et battant de grandes ailes que leur cage ne peut contenir. En les quittant, je trouvais Chateaubriand assis devant sa fenêtre, regardant le soleil, ne pouvant marcher, et ne se plaignant qu’à peine et doucement de son esclavage… »


J’ai dit les défauts, je n’ai pas voulu taire le charme. De quelque nature qu’il semble, et si mélangé qu’on le suppose, il dut être bien puissant et bien réel pour être ainsi senti et rendu en avril 1847, exactement le même qu’il avait paru cinquante années auparavant à Amélie ou à Céluta.


  1. Passe pour Crispin, qui, dans la jolie comédie de Le Sage (Crispin rival de son maître), dit, en voyant Mme Oronte et sa fille : « Malepeste ! la jolie famille ! Je ferais volontiers ma femme de l’une et ma maîtresse de l’autre. »