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Ce que coûte une Guerre impériale anglaise

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CE QUE COÛTE
UNE
GUERRE IMPÉRIALE ANGLAISE


I

Lorsqu’il y a deux ans nous racontions ici l’histoire de la Dette anglaise, nous faisions l’éloge des finances de la Grande-Bretagne, c’est-à-dire de ceux qui en avaient eu la gestion depuis près d’un siècle. Or, comme il n’est guère de bonnes finances sans bonne politique, c’est à celle-ci que nos louanges allaient dans une certaine mesure. Nous étions loin de prévoir qu’à brève échéance ce pays, dont les hommes d’Etat avaient donné tant de preuves de sagesse, se laisserait entraîner à une guerre si différente de la plupart des expéditions qui avaient occupé les armées anglaises depuis 1815, et qui, à l’exception de la campagne de Crimée et de la révolte des Cipayes, ne méritent pas d’être rangées au nombre de ces épreuves décisives qui mettent en jeu la grandeur et la fortune politique d’une nation. Il est vrai que, depuis plusieurs années, une transformation profonde, mais encore obscure, se faisait dans l’esprit du peuple anglais, que nous avons vu peu à peu abandonner la tradition gladstonienne et celle même du torysme modéré, pour prêter l’oreille aux appels de l’impérialisme, cet état d’âme tout moderne de nos voisins. Déjà bien avant la campagne sud-africaine, leurs arméniens maritimes indiquaient la préoccupation qui les obsédait d’être prêts à toute éventualité et de ne pas redouter ce « splendide isolement, » dont un de leurs hommes d’Etat ne craignait pas de s’enorgueillir, et qui leur impose des budgets militaires infiniment supérieurs à ceux des époques où ils savaient armer les puissances continentales de l’Europe les unes contre les autres.

De même que la durée et la difficulté de la lutte contre les Boers ont dépassé de cent coudées celles de la plupart des entreprises coloniales de l’Angleterre au XIXe siècle, de même les charges financières qu’elle paraît devoir imposer aux contribuables sont hors de proportion avec celles qui étaient nées des guerres antérieures. C’est plus spécialement ce côté de la, question que nous examinerons. Nous n’en ignorons point les difficultés ; il est malaisé de prévoir quelles charges seront imposées aux pays occupés en ce moment par les troupes anglaises et dont l’annexion à l’Empire a été proclamée, le 25 mai 1900, pour l’Etat libre d’Orange et le 1er septembre suivant, pour la République sud-africaine. Il n’en est pas moins instructif de montrer dès aujourd’hui l’énorme augmentation du budget de la métropole, les dépenses engagées dans le présent, celles qu’il faut prévoir dans l’avenir, enfin, l’effet considérable produit sur les marchés financiers, sur celui de Londres tout d’abord, et, pur contre-coup, sur ceux du monde entier, solidaires, jusqu’à un certain point, du premier. Diverses leçons d’une haute portée se dégagent de cette étude, qui nous apprendra comment une erreur politique peut compromettre ou du moins arrêter dans son développement une œuvre financière poursuivie avec une rare persévérance par plusieurs générations de grands ministres et d’hommes d’Etat à longues vues.

Nous ne pouvons pas encore dresser le bilan d’une campagne qui n’est pas terminée ; mais nous savons déjà quelles taxes nouvelles ont été établies en Angleterre et dans quelle mesure certains impôts ont été augmentés ; nous constatons, depuis un an, la tension du marché monétaire de Londres, duc en partie aux besoins de l’Echiquier[1] et à l’interruption des envois d’or de l’Afrique du Sud, qui venaient régulièrement réapprovisionner la Banque d’Angleterre. Aussi voyons-nous la réserve de celle-ci se tenir à un niveau inférieur à celui des années précédentes, tandis que les taux d’escompte s’y élèvent et s’y maintiennent à une hauteur qui dépasse la moyenne de ces mêmes années. Sans prétendre que tous ces phénomènes aient leur source unique dans les dépenses de la guerre « Khaki »[2] comme elle est déjà surnommée, nous pouvons affirmer qu’elles y ont joué une part prépondérante. Celle guerre agissait en effet dans les deux sens : elle augmentait le besoin de capitaux, en particulier de ces capitaux frappés de stérilité qui s’engloutissent dans les œuvres de mort, et elle tarissait la source du métal précieux, qui n’est qu’une des formes du capital, mais qui en est la forme utile par excellence, l’huile, selon l’expression heureuse de M. Paul Leroy-Beaulieu, qui entretient les rouages en bon état de fonctionnement.

Nous rappellerons ce qu’était le budget anglais avant la lutte contre les deux Républiques boers, quelles prévisions avaient été faites pour l’exercice 1899-1900, avant que rien annonçât au public l’orage qui s’amoncelait, quelles charges soudaines y ont ajoutées les nécessités de la guerre. Nous raconterons l’histoire du marché monétaire de Londres pendant cette période et nous indiquerons le contre-coup ressenti par les autres places financières. Nous essaierons, en manière de conclusion, et ce ne sera pas la partie la plus aisée de notre travail, de prévoir les conséquences durables des faits que nous aurons exposés.


II

Le budget de 1898-1899 prévoyait pour la Grande-Bretagne environ 3 milliards de francs de dépenses, et autant de recettes. Celles-ci, chez nos voisins, dépassent en général les premières, mais dans des proportions modérées, car les chanceliers de l’Echiquier ne cherchent pas, par une exagération dans leurs prévisions de dépenses ou une modération excessive dans celles des recettes, à se préparer de faciles excédens. Les Anglais estiment avec raison que l’art véritable d’un ministre consiste à soumettre au Parlement des évaluations aussi voisines que possible de la réalité. Seule, la rapidité du développement économique du Royaume-Uni, au cours des dernières années du XIXe siècle, a fait progresser les recettes des douanes et de certains services publics et les produits des impôts à une allure plus rapide encore que les dépenses, quelque considérables que ces dernières aient été : depuis 1882, pour borner à cette période notre coup d’œil rétrospectif, seize budgets se soldèrent en excédent, et trois seulement en déficit.

On connaît les sacrifices que les Anglais se sont imposés pour développer sans relâche leur flotte militaire, dont ils ont passé avec orgueil une revue demeurée célèbre, dans la rade de Spithead, en 1897, l’année du jubilé de diamant de l’impératrice-reine Victoria. Si quelques doutes peuvent être émis sur l’égale valeur de tous les équipages de ces innombrables bâtimens, ils n’en constituent pas moins la force navale la plus imposante qui soit aujourd’hui entre les mains d’un peuple ; aidées de la flotte commerciale qui effectue à elle seule une bonne partie des transports internationaux de marchandises dans le monde, ces escadres permettent au cabinet de Saint-James d’entreprendre des campagnes d’outre-mer dans des conditions qui ne pourraient être réalisées par aucun autre pays. En peu de mois, 200 000 hommes de troupes, cavalerie, artillerie, intendance comprises, ont été amenés dans l’Afrique australe ; leur subsistance, leur ravitaillement en armes, vêtemens, munitions, leur relève, sont assurés par un va-et-vient régulier et incessant de navires entre les ports de la Grande-Bretagne et ceux des colonies du Cap et de Natal, Capetown, East-London, Port-Elisabeth, Durban. Le pays a pu juger en cette occurrence que les dépenses faites avaient eu du moins pour résultat de donner à la mobilisation transocéanique de son année les instrumens qui lui étaient nécessaires. Pour l’armée de terre, la progression des crédits, moins formidable que pour la marine, n’en avait pas moins, en dix-sept ans, dépassé cent millions de francs ; en 1882, le budget de l’année n’atteignait pas 400 millions ; en 1899, il s’était élevé à 500 millions. Quant à la marine, elle recevait 265 millions en 1882 et 650 en 1899. Voici un tableau qui mettra sous les yeux du lecteur des chiffres instructifs : depuis 1865, les dépenses militaires et navales de la Grande-Bretagne ont suivi la marche suivante :


Moyenne millions de francs
Décade de 1865 à 1874 663 Guerres de Nouvelle-Zélande, d’Abyssinie, des Achantis ; dépenses de la guerre franco-allemande
de 1875 à 1884 700 Guerres russo-turque, du Transvaal, des Zoulous, d’Egypte, d’Afghanistan
de 1885 à 1894 840 Dépenses d’armement
Quinquennat de 1895 à 1899 1030 Dépenses d’armement, campagne du Soudan

Notre but précis étant de rechercher l’influence de la guerre transvaalienne, bornons-nous à considérer les chiffres de l’exercice 1899-1900, exposés et commentés par sir Michael Hicks Beach, chancelier de l’Echiquier, dans son discours-budget (budget speech) du mois d’avril 1899, quelque temps avant la conférence de Bloemfontein, où le président Krüger et sir Alfred Milner, haut commissaire de la Reine dans l’Afrique du Sud, devaient se rencontrer et ne point s’entendre. Le chancelier prévoyait alors 515 millions de crédits pour la guerre et 665 pour la marine, soif une charge militaire de 1 180 millions, représentant 42 et demi pour 100 des dépenses totales, qui se montaient à 2 775 millions. Dans ce dernier chiffre était comprise une somme de 650 millions, soit environ le quart du budget, qui s’applique ; au service d’intérêt et d’amortissement de la dette, a la liste civile, à certains traitemens judiciaires et pensions, et qui, une fois inscrit au passif de la nation, est soustrait au vote annuel du Parlement, lequel reste toutefois maître de le modifier par des décisions ultérieures ; c’est ce qu’on nomme le fonds consolidé. Si nous l’ajoutons aux services civils (550 millions), nous arrivons à un total de 1 200 millions, presque identique à celui des dépenses militaires. Les 395 millions restans s’appliquent aux dépenses des services postaux et télégraphiques, et du recouvrement des impôts.

Les recettes effectives de l’année 1899-1900 ont atteint 3 milliards de francs, soit 225 millions de plus que les estimations : cet excédent a été dû en partie au fait que les droits sur certaines marchandises en entrepôt ont été acquittés en toute hâte avant l’ouverture de l’année financière nouvelle, au début de laquelle des augmentations de taxes devaient entrer en vigueur. Les liqueurs alcooliques, dont toute guerre développe la consommation, ont apporté aussi leur contingent à ce supplément de recettes, qui ne suffit d’ailleurs pas à mettre en équilibre l’exercice clos au 31 mars 1900, car les dépenses en atteignirent 3 350 millions. Celles de l’année suivante étaient estimées à 4 125 millions, dont la guerre et la marine absorbaient 2 225 millions, c’est-à-dire une somme presque égale au total du budget anglais de 1894-1895, déduction faite des dépenses locales. Une revue financière de Londres[3] calculait que, du 31 mars 1894 au 31 mars 1901, l’Angleterre aura dépensé pour l’armée et la marine, plus de 8 750 millions, à peu près ce que la guerre de 1870 a coûté à la France. Les revenus de l’Echiquier, estimés à 3 150 millions pour 1900-1901, ne dépassaient guère 2 550 millions en 1894-1895 ; ils ont donc augmenté de plus de 35 pour 100.

Au mois d’octobre 1899, c’est-à-dire au déduit de la guerre sud-africaine, le chancelier de l’Echiquier, sir Michael Hicks Beach, annonçait qu’elle coûterait de 250 à 275 millions de francs. En mars 1900, il prévoyait 1 100 millions. Certains statisticiens affirment qu’elle en a coûté jusqu’à 75 par semaine. C’est le calcul établi, il y a quelques mois, par M. A.-J. Wilson, qui comptait 25 millions pour la nourriture des hommes et des chevaux ; autant pour l’entretien et le renouvellement de l’équipement, de la chaussure, des munitions ; autant pour l’entretien et le renouvellement des armes, des moyens de transport, le service sanitaire et les dépenses imprévues qu’entraîne chaque jour le maintien sur pied de mobilisation d’une armée de 150 à 200 000 hommes, à 3 000 lieues de la métropole. Au mois de septembre 1900, le même écrivain, tenant compte de la réduction des effectifs en hommes et en chevaux, avait abaissé son évaluation à 50 millions par semaine, et ajoutait sarcastiquement que le prix d’un cadavre boer était tombé de 1 250 000 à 900 000 francs ; l’Economist anglais avançait le même chiffre au mois de mars 1900. Dans quelle mesure sera dépassée la prévision de 1 100 millions de francs pour les dépenses extraordinaires de l’armée, que sir Michael Hicks Beach formulait au mois de mars dernier ? c’est ce qu’il n’est pas encore possible de dire. Le fardeau paraîtra d’autant plus lourd au contribuable que les années précédentes avaient déjà été marquées par un accroissement énorme des dépenses militaires. Voici, en effet, un tableau que nous empruntons au moine Economist et qui montre la marche des huit budgets ayant précédé celui de la guerre, groupés en deux périodes :

Revenus nets (millions de francs)


4 ans (1891-1895) 4 ans (1895-1899) Augmentation de la seconde période sur la première
Douanes 2 000 2 137 137
Accise 3 017 3 286 286
Droits de succession 1 065 1 474 409
Timbre et enregistrement 548 749 201
Impôts sur le revenu 1 452 1 700 248
Impôt foncier et sur les maisons 246 244 - 2
Total du produit des impôts 8 328 9 590 1 262
Revenu ne provenant pas de l’impôt 362 491 129
8 690 10 081 1 391
Dépenses nettes (millions de francs)

Impôt foncier et sur les maisons. ……. 240244 — 2 Total du produit des impôts. 83289590 1202 Revenu ne provenant pas de l’impôt. 302491 120 809010081 1391


4 ans (1891-1895) 4 ans (1895-1899) Augmentation de la seconde période sur la première
Dette (intérêt et amortissement) 2 536 2 530 14
Armée et marine 3 372 4 000 688
Education 785 1 004 219
Services civils et divers 1 274 1 366 92
Paiemens aux autorités locales 723 863 140
Transféré à des comptes spéciaux pour dépenses militaires et navales 238 238
8 690 10 081 1 391

Les augmentations de dépenses pour l’armée et la marine absorbent à elles seules 926 millions, c’est-à-dire les deux tiers de l’énorme gouvernent budgétaire qui s’est produit entre deux dates aussi rapprochées que le 1er avril 1891 et le 31 mars 1899. Le service de la dette est pour ainsi dire, resté stationnaire ; les paiemens aux autorités locales, c’est-à-dire la part des impôts perçus par le Trésor impérial pour leur compte, ont progressé de 139 millions ; le budget de l’instruction publique est le seul qui, parmi les services civils, ail reçu un supplément de dotation appréciable. La période est donc nettement caractérisée au point de vue de la nature des dépenses. Les Anglais ne s’y méprennent point, du reste, et envisagent sans sourciller les conséquences de la politique d’expansion et de domination coloniales dont ils sont aujourd’hui férus. Tout en s’efforçant de démontrer que ni la mère patrie, ni l’Afrique australe, théâtre de la guerre actuelle, ne souffrent autant qu’on serait tenté de le croire, ils admettent que leur budget va subir des modifications fondamentales.

Il y a peu de semaines, le chancelier de l’Echiquier, parlant à Bristol, admettait qu’il ne faudra pas surcharger les pays annexés et que les contribuables anglais auront à payer une bonne part des frais de la campagne. De son côté, sir Robert Giffen prévoit une augmentation considérable du budget ordinaire de la guerre pour le Royaume-Uni, qu’il ne craint pas de fixer à un milliard de francs pour l’avenir : il demande d’ores et déjà, que l’année soit doublée, que la paie des troupes soit augmentée. Enumérant les périls qui menacent, selon lui, l’Angleterre ; et dont il trouve la preuve dans les sentimens de réprobation qu’a provoqués en Europe et en Amérique la campagne actuelle, il estime que Je budget de la marine, lui aussi, devra être doté de nouvelles sommes, en dépit du formidable développement qu’il a reçu depuis peu d’années ; il ne croit pas que le total de ce budget reste beaucoup en deçà de celui de l’armée, si bien qu’il prononce le chiffre de 2 milliards de francs comme celui qu’atteindront dans l’avenir les dépenses militaires annuelles de la Grande-Bretagne. Il avoue du reste que cette organisation défensive, rendue nécessaire, à ses yeux, par la puissance des autres Etats, sera une tâche herculéenne : nous sommes d’accord avec lui à cet égard ; car ni l’Allemagne, avec ses 60 millions d’habitans, ni la Russie, qui en compte 130 millions, ni la France, dont la population est à peu près égale à celle du Royaume-Uni, n’oseraient demander à leur budget ordinaire, pour la défense nationale, des ressources qui approchent de cette effroyable couple de milliards, somme à peu près égide au total du budget anglais d’il y a vingt ans.

Pour l’année 1900, nous avons inscrit aux dépenses de la guerre et de la marine 1 023 millions de francs ; l’Allemagne, l’an dernier, en prévoyait 962 tant à l’ordinaire qu’à l’extraordinaire ; la Russie, en 1900, ne comptait dépenser, pour ces deux départemens, que 1 093 millions de francs. La guerre de Chine exigera des crédits supplémentaires considérables, surtout chez ces deux dernières puissances : mais, même en les ajoutant aux totaux qui précèdent, elles resteront bien en deçà des 80 millions de livres sterling, c’est-à-dire des 2 milliards de francs annoncés aux Anglais comme don de joyeux avènement après l’annexion des doux Républiques boers.


III

Au moyen de quelles ressources les Anglais ont-ils fait face à ce flot montant de dépenses ? Depuis la guerre de Crimée jusqu’en 1900, ils n’avaient pour ainsi dire pas emprunté : la dernière émission de rentes consolidées date presque d’un demi-siècle. C’est donc l’impôt qui a alimenté, pour la plus grande part, les chapitres grossis des budgets. En dehors de l’économie réalisée, sur le service de la dette, par les conversions de rentes et par les rachats de titres au moyen de divers fonds d’amortissement, de l’augmentation du produit net des postes et télégraphes, de l’accroissement de revenu fourni par les actions du canal de Suez, si habilement et opportunément achetées en 1875 par lord Beaconsfield, les ressources avaient été fournies par une surcharge des impôts existans, notamment de celui sur le revenu, qui avait varié de 2 à 8 pence par livre (0,85 à 3 un tiers pour 100) jusqu’à l’année actuelle, par certains relèvemens de taxes indirectes, sur le tabac, la bière, l’alcool, et enfin, par l’établissement, en 1894, d’une nouvelle législation sur les successions, qui a considérablement augmenté les droits sur les héritages. Cette politique financière avait été d’autant plus remarquable qu’elle n’avait pas empêché le dégrèvement d’un certain nombre de matières de première nécessité, la suppression des droits de douane sur plusieurs objets d’alimentation et une réduction notable de la dette publique, dont nous avons ici même retracé l’éloquente histoire[4]. Le service des intérêts de la dette consolidée ne figurait, au budget 1898-99, que pour un peu plus de 400 millions de francs, et le produit des douanes n’y était, évalué qu’à 520 millions, chiffre sensiblement égal à celui des années précédentes ; celui de l’intérêt de la dette était inférieur de 125 millions à la somme portée pour le même objet au budget de 1882. En vingt ans, le revenu des douanes s’était à peine élevé de 30 millions, celui de l’accise était resté stationnaire, ou du moins, était à peu près revenu à son point de départ, après des oscillations en sens contraire.

Les diverses mesures auxquelles le gouvernement anglais a eu recours pour subvenir aux besoins de la guerre sont de deux ordres : emprunts et impôts. Nous devrions dire de trois ordres, car il a aussi pris sur les ressources du fonds consolidé une somme importante, destinée à amortir la dette ; et cette suppression d’un amortissement, que depuis nombre d’années, le Parlement s’était plu à considérer comme un devoir régulier des gérans de la fortune publique, équivaut au prélèvement d’une contribution sur le pays. Cette politique ne paraît pas s’être suffisamment inspirée du principe de haute morale posé par Gladstone dans un discours demeuré à jamais célèbre, le jour où il soutenait que les ffais d’une guerre doivent être mis à la charge de la génération qui la déclarée et non pas rejetés sur un lointain avenir : car, disait-il, ces fardeaux qu’entraîne une entreprise belliqueuse sont le frein qu’il a plu à la Providence de mettre à l’insatiable ambition des peuples et des gouvernemens. Or. la part faite à l’emprunt au cours de la guerre actuelle a été large : il est vrai que les sommes demandées sous cette forme l’ont été au moyen de bons du Trésor ou de l’Echiquier à terme plus ou moins court, ou de titres de rentes remboursables à l’échéance de dix ans. Nous saurons plus tard si cette échéance sera respectée et si, dès le 5 avril 1910, les 750 millions de francs de rente 2 trois quarts émis en 1900 auront été amortis sans être remplacés par d’autres émissions de rentes.

Quoi qu’il en soit, voici quelles sommes ont été jusqu’ici empruntées pour la guerre : en octobre 1899, peu de jours après l’ouverture des hostilités, le chancelier de l’Echiquier se faisait autoriser par le Parlement à émettre 175 millions de francs en bons du Trésor. Il en émit ensuite pour 125 millions, En mars 1900, présentant son budget de 1900-1901 un mois plus tôt que ne l’exigeait la coutume, le chancelier prévoyait une dépense totale de 1 500 millions pour mener la campagne jusqu’au 30 septembre 1900, et proposait à la Chambre l’émission d’un emprunt de 750 millions de francs en 2 trois quarts pour 100, non convertible ni remboursable avant 1910. Quel chemin était déjà parcouru depuis le mois d’octobre précédent, alors que sir Michael Hicks Beach déclarait fièrement qu’aucune portion des dépenses de guerre ne serait couverte au moyen d’une création de dette consolidée et que toute la dette Ho liante devrait être remboursée en deux ans par l’impôt ! Pour achever de couvrir ses prévisions de dépenses de guerre, le chancelier faisait état de l’excédent de revenu de l’année 1899-1900, du produit des taxes nouvelles et des augmentations d’impôt (300 millions), enfin, des ressources provenant de la suppression des fonds d’amortissement.

D’autres créations de dette flottante devinrent nécessaires au cours de l’année 1900. Chaque mois, le gouvernement espérait que la fin des hostilités arriverait et qu’il pourrait liquider les dépenses de l’expédition, dont il connaîtrait alors le montant. C’est pourquoi il différait l’émission d’un nouvel emprunt consolidé : c’est, pourquoi, en septembre 1900, l’Echiquier mettait en vente 10 millions de livres sterling, soit 250 millions de francs, de bons 3 pour 100, à trois ans d’échéance, dont le prix d’émission fixait le rendement réel à environ 3,75 pour 100 l’an, et se faisait garantir, avant l’émission, la souscription de ces bons par un syndicat composé en partie de maisons de banque de New-York. Pour la première fois dans l’histoire, l’Amérique aidait de ses capitaux l’Angleterre qui, depuis un siècle, lui avait prêté des milliards, et qui recourait maintenant à l’appui de la jeune métropole financière du Nouveau-Monde. Peu d’années auparavant, lorsque le président Cleveland réparait les maux de la législation argentiste et émettait des emprunts successifs destinés à combler les vides du trésor américain, c’est avec l’appui de puissantes maisons anglaises que les banquiers de New-York avaient souscrit les obligations fédérales. Il a fallu que la guerre du Transvaal atteignît bien profondément le marché de Londres pour que, en un espace de temps aussi court, les rôles fussent renversés. Aujourd’hui la dette flottante de l’Echiquier dépasse 100 millions de francs, tandis que le Trésor fédéral à Washington dispose d’une encaisse or de 2250 millions : il est vrai qu’une partie de la circulation américaine consiste en billets du gouvernement, dont ce stock métallique garantit le remboursement.

Ce n’est pas une des moindres surprises de l’évolution provoquée par les derniers événemens que de voir tout d’un coup surgir cette puissance au premier rang des grands centres financiers : la richesse des ressources naturelles, jointe à la prodigieuse activité des habitans du Nouveau-Monde, faisait depuis longtemps pressentir aux observateurs attentifs l’importance qu’il prendrait un jour. Mais, s’il est exact de dire que la guerre sud-africaine n’a pas provoqué le phénomène, on peut affirmer qu’elle en a tout au moins hâté singulièrement l’apparition.

Depuis lors, plusieurs émissions de bons du Trésor ont encore eu lieu. Le 21 septembre 1900, il en a été créé 50 millions, qui ont été adjugés au taux d’environ 3,87 pour 100, moitié à six mois, moitié à neuf mois d’échéance. L’Echiquier avait emprunté de toutes manières, notamment en faisant usage des pouvoirs qui lui avaient été conférés par une série de lois antérieures, telles que l’acte des casernes de 1890 (Barracks act), les lois des télégraphes de 1892 à 1899 (Telegraph act), du chemin de fer de l’Uganda (1890 et 1900), des constructions navales et militaires (1895 à 1899). En face de cette politique, on comprend les critiques de l’ancien chancelier de l’Echiquier, sir William Harcourl, qui rappelait aux Communes, dans la séance du 6 mars dernier, que les frais de la guerre de Crimée avaient été couverts, jusqu’à, concurrence d’un milliard, par l’impôt, et de 800 millions seulement par l’emprunt.

En dehors des ressources que l’Echiquier s’est ainsi procurées et auxquelles va s’ajouter le produit de l’emprunt que le Parlement, dans sa session de décembre 1900, a autorisé pour un montant de 400 millions de francs, voici celles qu’il a demandées à l’impôt. Au mois de mars 1900, le chancelier proposait d’élever d’un shilling par baril le droit sur la bière, de six pence par gallon le droit sur l’alcool ; de 4 pence par livre le droit sur le tabac, de 2 pence par livre le droit sur le thé, et enfin, de porter l’impôt sur le revenu de 8 pence à un shilling par livre sterling. Il évaluait à 358 millions de francs le revenu additionnel ainsi obtenu, dont 212, c’est-à-dire les quatre septièmes, étaient attendus de l’income-tax. Celui-ci est maintenant fixé à 5 pour 100 du revenu ; il s’était élevé à 10 pour 100 pendant les guerres du premier Empire et à 6,66 pour 100 lors de la guerre de Crimée. Malgré les critiques auxquelles ces propositions ont donné lieu en particulier de la part de ceux qui trouvaient trop lourd le taux de l’income-tax et qui auraient voulu demander une somme plus forte aux droits de consommation, elles ont été adoptées par le Parlement. Les revenus publics à percevoir, sur la base de cette nouvelle législation, sont évalués pour l’année 1900-1901 à 3 190 millions, plus 240 millions d’impôts à, encaisser par l’Echiquier pour compte des fonds des taxes locales (local taxation accounts).

La politique financière que suivra maintenant le cabinet anglais, les projets qu’il apportera au Parlement en février 1901, dépendront de la tournure que prendront les événemens. Il a beau avoir annexé officiellement l’Orange et le Transvaal, l’état de guerre y subsiste et les dépenses extraordinaires suivent leur cours, sans qu’il soit encore possible d’en arrêter le total. D’autre part, bien que nous ne pensions pas que ces dépenses doivent être mises à la charge des pays conquis, ce qui semblerait peu conforme au droit des gens, il a été, à plusieurs reprises, question d’inscrire au futur budget sud-africain, une partie de l’annuité de l’emprunt de liquidation qui devra être contracté à la fin de la campagne. Quelle sera la nature de cet emprunt ? Sera-t-il créé en rente perpétuelle ou en rente amortissable ? Celle-ci sera-t-elle soumise à des tirages annuels, selon le système français, ou remboursable en bloc à une époque déterminée ? quelle sera cette époque ? Autant de questions qu’il est impossible de résoudre aujourd’hui. Nous ignorons aussi le chiffre auquel seront fixés dans l’avenir les crédits de la guerre et de la marine. Ces diverses raisons font que nous ne saurions encore supputer ce que sera le budget anglais au lendemain de la paix, ni prédire quels impôts seront maintenus ou créés,


IV

Quel aura été, quel est encore l’effet de la guerre sud-africaine sur les marchés financiers du monde et en particulier sur celui de Londres ? Personnelle saurait mettre en doute l’influence considérable d’une crise politique et militaire de cette importance. Cette influence est ici plus profonde et d’un retentissement plus durable encore parce que le pays, théâtre des hostilités, fournissait, dans les dernières années, une partie notable de l’or dont le monde a besoin. Pour nous garder de toute exagération et nous efforcer de dégager les diverses causes qui, en dehors de celle que nous étudions, ont concouru à provoquer la situation actuelle, nous rappellerons que, depuis plusieurs années déjà, l’Europe et l’Amérique étaient lancées dans un mouvement très actif d’affaires industrielles, dont l’effet naturel avait été de renchérir peu à peu le taux de l’argent. En Allemagne, en Belgique, aux Etats-Unis, et, dans une mesure moindre, mais cependant appréciable, en Angleterre et en France, on avait vu les capitaux, de plus en plus demandés, s’engager dans des entreprises nouvelles ou s’offrir à des entreprises déjà, existantes, qui augmentaient leurs moyens de production et étendaient leur sphère d’activité. En même temps, le prix de beaucoup de matières premières montait ; il en résultait une immobilisation de sommes grandissantes. Aussi les taux d’escompte s’étaient-ils graduellement tendus sur les principales places : en même temps, le cours des fonds d’Etat avait suivi une marche inverse ; des emplois fructueux s’offrant de toutes parts aux capitaux en quête de placement, ceux-ci se portaient moins sur les rentes publiques. Cette période avait à peu près atteint son apogée vers la fin de 1899. Même si la guerre sud-africaine n’avait pas éclaté à ce moment, il est probable que, dès le commencement de 1900, nous aurions assisté à ce ralentissement de l’activité industrielle dont nous voyons aujourd’hui se dessiner les symptômes : les commandes de matériel de guerre, les besoins de houille pour la navigation ont stimulé, pendant plusieurs mois, sinon l’ensemble de l’industrie, du moins certaines de ses branches. Les événemens de Chine, au printemps et durant l’été de 1900, ont contribué à maintenir cette disposition. Mais l’évolution naturelle du cycle que nous avons décrite ici même, il y a peu de semaines[5], n’en devait pas moins s’accomplir.

Dès l’automne de 1899, les conséquences de la guerre se faisaient durement sentir à Londres : en deux mois, de septembre à fin novembre, le taux d’escompte avait passé de 3 et demi à 6 pour 100, ce qui n’avait pas empêché l’encaisse or de la Banque d’Angleterre de tomber de 850 à 700 millions de francs. Au mois de septembre, les banquiers refusaient de prendre au prix courant du papier à longue échéance, et. les taux du marché libre dépassaient celui de la Banque d’Angleterre ; dans la première semaine d’octobre, celle-ci élevait deux fois le sien, ce qui ne s’était produit que quatre fois depuis trente-trois ans, une fois en 1866 au mois de mai, lors de la faillite fameuse d’Overend Gurney, et trois fois en 1873, lors de la crise violente que les États-Unis d’Amérique traversèrent cette année-là et dont le contre-coup fut d’autant plus violent pour la Grande-Bretagne que celle-ci commanditait alors un plus grand nombre d’entreprises américaines, notamment de chemins de fer. En décembre 1889, si la Banque d’Angleterre n’éleva pas son taux au-delà de 6, celui du marché libre, pour le meilleur papier, atteignit près de 7 pour 100. Au même moment, la Banque impériale d’Allemagne fixait son taux à ce dernier chiffre, et toutes les places financières d’Europe étaient en proie à un malaise dû en partie à la situation de la place de Londres. Cette inquiétude se calma au cours des premières semaines de l’année 1900 et permit aux marchés d’attendre avec plus de sang-froid l’exposé budgétaire du cabinet de Saint-James, qui fut soumis au Parlement un mois plus tôt que de coutume. Dans la première quinzaine de janvier, le taux d’escompte de la Banque d’Angleterre fut ramené à 5 à 4 avant la fin du même mois, et à 3 vers la fin du semestre ; il a été relevé à 4, au mois de juillet, et est, depuis lors, resté à ce niveau : la moyenne du taux de l’année 1900 a été supérieure à celle de ses devancières, bien que 3,25 pour 100, moyenne de 1898, et 3,73 pour 100, moyenne de 1899, constituassent déjà des taux très hauts par rapport à l’époque précédente.

La période de fièvre industrielle qui avait sévi sur les marchés allemand et français paraissant se calmer, il convient désormais de considérer séparément le marché de Londres et ceux de Berlin, de Paris, de New-York, de Bruxelles, etc., non pas que tous ne soient solidaires et qu’aucun de ceux que nous avons cités en seconde ligne puisse se flatter du pouvoir rester insensible à ce qui se passe sur le premier ; mais Petiot produit sur les places de la Grande-Bretagne est plus direct et plus fort que sur les autres. Celles-ci commencent à sortir de la crise d’expansion qu’elles ont traversée récemment ; le loyer des capitaux est moins élevé à Berlin et à Paris qu’il y a un an et semble avoir une tendance à y décroître ; en tout cas, il n’est pas probable que ces deux marchés revoient des taux aussi élevés que ceux qu’ils avaient connus à la fin de 1889. A Londres, au contraire, on doit s’attendre à une allure différente, ne fût-ce qu’à cause des besoins d’argent du gouvernement, que nous avons tout à l’heure essayé de chiffrer. La dette anglaise, une fois la paix rétablie, aura peut-être été augmentée de deux à trois milliards, somme presque égale à, colle des économies accumulées pendant 20 ans dans les caisses d’épargne postales du Royaume-Uni.

De nouveaux appels vont être adressés au marché de Londres, de nouveaux emprunts seront émis, et le seront sans doute à des cours inférieurs au dernier, qui fut un 2,75 pour 100, souscrit à 98 et demi. Si riche que soit la Grande-Bretagne, elle n’a pas un chiffre illimité de disponibilités : le concours américain qu’elle a dû réclamer, pour une émission relativement faible de bons du Trésor, l’a démontré, il devra en résulter le maintien de taux élevés, une rareté relative de capitaux. Mais ailleurs les phénomènes ne seront pas les mêmes, à, moins que les affaires de Chine, s’aggravant et se prolongeant, ne mettent à contribution tous les grands marchés, en imposant de lourdes charges aux puissances qui ont envoyé des escadres et des troupes à Tientsin et à Pékin. Cette dernière hypothèse ne nous parait pas très vraisemblable : en dépit de certains langages belliqueux, nous pensons que l’Europe arrivera à discerner ce qu’elle doit faire en Chine et se ralliera à la manière de voir de la Russie plutôt qu’aux idées qu’on a pu un moment prêter à l’Allemagne. Si nos prévisions sont exactes, les marchés de New-York, de Berlin et de Paris vont se trouver dans un état différent de celui de Londres : les Etats-Unis sont prospères, augmentent leurs exportations dans une proportion merveilleuse, et, à moins de se laisser aller à quelqu’une de ces exagérations dont leur histoire économique nous a laissé le souvenir et qui sont dans le caractère du pays, garderont des capitaux énormes à leur disposition. La réélection du président Mac-Kinley a donné une sécurité nouvelle aux commerçans et aux financiers. Berlin s’arrête dans la voie des créations industrielles, où la mesure est atteinte et a été parfois dépassée. Paris, qui n’avait guère péché que par l’inflation des cours de certaines valeurs métallurgiques et de transport, va sentir l’effet des centaines de millions que l’Exposition a fait affluer vers lui et dont l’encaisse de la Banque de France, grossie en six mois de. 350 millions, donne le témoignage irrécusable. Ces trois places et d’autres encore vont donc pouvoir envoyer des capitaux à Londres et y acheter des litres, à la condition toutefois qu’elles y trouvent un rendement rémunérateur : les Anglais, qui, au cours du développement pacifique de leur industrie et de leur commerce, étaient devenus les créanciers de tant de pays, les commanditaires de tant d’industries étrangères, vont passer temporairement de l’état de nation prêteuse à celui de nation emprunteuse. Leur crédit est assez solide pour leur permettre de trouver chez eux et au dehors les milliards dont ils auront besoin : mais cela va modifier leur situation économique. C’était grâce à l’accumulation de leurs réserves, grâce aux sommes considérables qu’ils percevaient, tous les ans, à titre de coupons d’intérêt ou de dividende, qu’ils payaient l’énorme excédent de leurs importations sur leurs exportations. Si ces revenus diminuent, si d’autre part la concurrence américaine menace leurs propres exportations de fer, d’acier et de charbon, sans parler des cotonnades qui pourront, elles aussi, trouver des rivales dans les usines du Sud des Etats-Unis, comme elles en ont rencontré déjà aux Indes, les Anglais doivent peut-être s’attendre à une période moins brillante que celle qu’ils viennent de traverser.

Aussi voit-on percer chez les hommes d’Etat anglais, même chez les membres de ce cabinet conservateur-unioniste qui a fait la guerre sud-africaine et qui vient de recevoir un nouveau bill d’indemnité du pays par les élections d’octobre 1900, le désir d’obtenir de leurs colonies un concours financier. C’est avec discrétion que sir Michael Hicks Beach, dans un discours prononcé à Liverpool, le 24 octobre 1900, devant la Chambre de commerce, a touché ce point : mais il n’en a pas été moins curieux d’entendre de sa bouche des paroles comme celles-ci : « L’Empire s’est développé ; ce développement a exigé des dépenses croissantes. Comment y subvenir ? Chacun répondra : par le Trésor (Exchequer) impérial. Mais il n’y a pas de trésor impérial. Je voudrais qu’il y en eût un. Certainement rien ne fera consentir nos grandes colonies, qui se gouvernent elles-mêmes, à abandonner leur droit de s’imposer à une assemblée dans laquelle elles pourraient être en minorité contre les représentans du Royaume-Uni. Mais, avec un Empire qui s’agrandit, nous devrions avoir un système, beaucoup plus étendu que le système actuel, de contribution à la défense de cet Empire…. Je suis convaincu que toutes les colonies ont le sentiment qu’elles ne voudraient pas demander à la métropole plus de sacrifices qu’elle n’en doit faire pour la défense impériale. Je désire voir tirer parti de l’enthousiasme qui s’est emparé des sujets de Sa Majesté à travers tout l’Empire. Cela ne va certes pas sans grandes difficultés : si elles contribuent aux dépenses, les colonies auront une part de responsabilités dans la politique étrangère. Mais il convient de mettre à profit, les années qui viennent pour faire un pas dans la voie du principe de la défense commune de l’Empire. »

Un pareil discours prononcé par le chancelier de l’Echiquier jette un jour significatif sur l’état d’âme de nos voisins : après avoir fait les plus grands efforts pour lancer et entretenir ce mouvement impérialiste, dont l’envoi de quelques médiocres contingens au Cap devait être le témoignage éclatant, ils voudraient en tirer avantage pour soulager quelque peu les finances de la Métropole, dont ils commencent à ne plus envisager sans inquiétude les charges si terriblement accrues. Et cependant ces colonies, ou du moins certaines d’entre elles, auront elles-mêmes de grosses dépenses à supporter pour réparer les effets de la guerre : que deviendront le Cap et le Natal avec leurs revenus diminués, leurs chemins de fer à réparer, si le marché de Londres n’absorbe pas les emprunts qu’ils vont avoir à émettre ?

La modification des situations respectives des marchés de Londres, de Paris et de New-York se traduit d’une façon mathématique dans la cote des changes entre la première de ces places et les deux autres. Le change étant le prix de la monnaie d’un pays exprimé dans une autre monnaie, on comprend que, plus un pays est endetté vis-à-vis d’un autre, et plus sa monnaie sera offerte dans ce dernier. Or, le chèque sur Londres, c’est-à-dire la livre sterling, était cotée à Paris en octobre 1899 à 25 fr. 25 ; un an plus tard, elle ne valait plus sur centième marché que 25 fr. 10, ce qui indique la mesure dans laquelle les créances de la France sur l’Angleterre ont augmenté durant ces douze mois ; au cours de la même période, le prix de la livre sterling à New-York est tombé de 4 dollars 83 à 4 dollars 80 : la dépréciation a donc été d’environ trois cinquièmes pour cent, de la livre sterling par rapport au franc, et par rapport au dollar. L’Angleterre, dans les derniers temps, plaçait bon an mal an une somme d’environ 1 500 millions de francs en fonds d’Etat et chemins de fer coloniaux et étrangers, eu actions diverses de compagnies minières, d’exploration et autres. Il suffit qu’elle cesse d’employer de la sorte ses économies pendant un an ou deux pour fournira son propre gouvernement les sommes dont celui-ci pourra avoir besoin : mais elle deviendra d’autant moins créancière de l’étranger et elle jouera un rôle d’autant moins important dans le concert financier international qu’elle aura plus à faire chez elle et que les soins de son budget, de sa réorganisation financière et militaire l’absorberont davantage.


V

Tel est l’état actuel des finances et des marchés anglais. Nous n’en avons pas dissimulé la gravité. Nous avons montré les charges nouvelles imposées aux contribuables, l’abandon de la belle politique d’amortissement, de la Dette, qui avait été une des gloires de l’histoire de la Grande-Bretagne au cours des deux derniers tiers du XIXe siècle, le relèvement de certains droits de douane et d’accise, qu’une lignée de grands hommes d’Etat avait cherché sans relâche à abaisser. Nous n’exprimerions cependant pas notre pensée tout entière si nous n’ajoutions pas que nous croyons l’Angleterre de force à surmonter les difficultés financières de la guerre actuelle, quels qu’en doivent être et la longueur et les contre-coups imprévus. Mais, sans même nous occuper des difficultés politiques qui, de l’aveu de tous les hommes clairvoyans, ne feront que naître au lendemain de la cessation des hostilités, nous examinerons quelques-uns des effets économiques de l’impérialisme qui sévit en Angleterre depuis un quart de siècle et qui a trouvé son expression la plus aiguë dans la guerre sud-africaine. Quelle a été l’action, sur le commerce et l’industrie, de ce nouveau système ? A ne considérer que la statistique globale du volume des affaires, on est tenté de répondre qu’il y a eu un progrès énorme : une analyse plus serrée modifie ce jugement ou montre du moins que le progrès ne s’est pas également manifesté dans toutes les directions. Le commerce d’exportation de produits indigènes du Royaume-Uni, qui avait gagné près de 30 pour 100 dans la période 1870-74 par rapport aux cinq années précédentes, n’a augmenté, en 1895-99, que d’un peu plus de 2 pour 100 en comparaison de la période 1890-94 et aussi de la période 1870-74, dont le chiffre était même supérieur à celui des cinq dernières années, tandis que les dépenses militaires sont supérieures de 62 pour 100 à ce qu’elles étaient, il y a trente ans. La partie du commerce qui a le plus augmenté est l’importation, dont la valeur, pour les dix premiers mois de 1900, dépasse de 3 495 millions celle de l’exportation, tandis que cette différence était de 1 400 millions en moyenne par un dans la période 1865-69. Pour l’établir, nous ne tenons pas compte seulement des exportations de produits anglais dont nous venons de rappeler les chiffres, mais aussi de celles des produits étrangers et coloniaux, dont la moyenne est d’environ 1 500 millions de francs par année. [6] On ne comprend pas aisément, au premier abord, comment les deux branches de commerce ont pu suivre une marche aussi différente, l’une restant stationnaire et l’autre augmentant de plus de 60 pour 100. On en trouve l’explication dans l’accroissement des placemens de capitaux à l’étranger, qui fournissent aux Anglais des revenus de plus en plus considérables, au moyen desquels ils soldent l’excès croissant de leurs importations sur leurs exportations. Le total des seules dettes indienne et coloniales, dont les titres sont presque exclusivement aux mains de capitalistes anglais, dépasse aujourd’hui 16 milliards de francs, alors qu’il n’en atteignait pas 4 en 1865 : les revenus de ces capitaux servent à payer les marchandises expédiées de ces pays à la métropole, envers laquelle ils s’acquittent pour ainsi dire en nature. Pour ne citer que quelques exemples, la dette du Cap a passé de 25 (chiffre de 1869) à 750 millions de francs : celle du Natal, de 7 à 200 millions ; celle du Canada, de 400 millions à 2 milliards. Ce n’est qu’en leur prêtant sans cesse de nouvelles sommes que la Grande-Bretagne a pu assurer le développement des diverses parties de son empire, qui sont toutes ses débitrices. Elle est aussi créancière d’un grand nombre de pays étrangers, en Europe, en Asie, en Amérique, et elle lire une partie de sa puissance économique de cette situation, qui n’a cessé de se fortifier au cours de la seconde moitié du XIXe siècle. La guerre actuelle amène un temps d’arrêt : le pays s’est vu dans la nécessité d’aliéner quelques-uns des titres que son épargne avait acquis : nombre de valeurs américaines, notamment d’actions et d’obligations de chemins de fer, ont été rachetées par les Etats-Unis, qui ont même, nous l’avons vu plus haut, souscrit en septembre 1900 une partie des bons de l’Echiquier qu’émettait le Trésor anglais, renversant ainsi les rôles et commençant à constituer l’Amérique créancière de l’Europe et de la Grande-Bretagne en particulier.

Des points noirs surgissent à l’horizon économique de l’Angleterre. Les chemins de fer, tout en ayant réalisé, en 1899 et dans le premier semestre de 1900, des recettes brutes en augmentation sur celles des époques précédentes, ont vu ces excédons dévorés et au-delà par l’accroissement des charges résultant notamment de la hausse du charbon et de celle des salaires : le coefficient d’exploitation s’est élevé de 3 pour 100 et le dividende moyen distribué aux actions ordinaires est descendu de 3 7/8 à 3 1/2 pour 100 l’an. Les dépenses de premier établissement de ces entreprises ont été aussi élevées : on estime qu’au cours des deux années 1899 et 1900 elles dépasseront, pour les vingt et une principales compagnies, 800 millions de francs, lesquels, au taux de 4 pour 100, représentent une charge annuelle d’environ 32 millions. D’autre part, on critique la gestion financière de beaucoup de ces compagnies. Les douze principales d’entre, elles avaient, au 30 juin 1900, environ 350 millions à payer, tant pour dividendes que pour intérêts sur obligations : elles n’avaient, pour y faire face, que moins de 200 millions d’encaisse ; elles devaient en même temps à leurs banquiers près de 150 millions, si bien qu’en réalité c’était 300 millions dont elles étaient à découvert. Le portefeuille des grandes banques anglaises ou de quelques-unes d’entre elles a inspiré des réflexions chagrines à certains de nos confrères d’outre-Manche, qui n’approuvent pas toujours la politique suivie par ces établissemens. On entend des plaintes toutes nouvelles sur les retards de la Trésorerie à acquitter ses engagemens et la nécessité où elle est de vivre d’emprunts à la Banque d’Angleterre. L’Investor’s Review s’écriait le 20 octobre 1900 : « . Tous les paiemens sont en retard, non seulement la pauvre solde des combattans, mais les factures des fournisseurs ; il devient de plus en plus difficile d’obtenir de l’argent de la Trésorerie, et cela par la simple raison qu’elle n’en a pas. » En face de dépenses engagées pour 1 250 millions, le gouvernement n’a pas 400 millions de disponibilités, consistant en bons du Trésor à émettre et en versemens à encaisser sur l’emprunt de 750 millions (le Khaki loan du printemps 1900). »

La même revue écrivait déjà au mois de septembre dernier : « Nous avons à considérer l’héritage économique que nous léguera la guerre, héritage qui sera assez douloureux en d’autres sens pour que nous n’ayons pas à parler de la difficulté plus grande que des millions d’hommes éprouveront à gagner de quoi vivre. Nous aurons, avant la fin de l’année, un accroissement de la dette publique, de nouvelles complications sur le marché monétaire de Londres, en même temps qu’une diminution d’occupation pour les salariés dans plus d’une branche importante d’industrie. Il se pourra qu’il l’aille réduire, faute d’argent, les monstrueuses dépenses que le gouvernement l’ait en matériel et approvisionnemens de guerre, depuis les cuirassés jusqu’aux chariots destinés aux déserts africains et jusqu’aux armes commandées par millions. Aussi longtemps que ces frais continuent sur un pied démesuré, on peut ne pas songer à l’état dans lequel se trouveront les autres industries nationales, livrées à elles-mêmes, ou celles qui ne reçoivent pas de commandes gouvernementales. Mais, à mesure que se succèdent les mois, la difficulté de continuer à dépenser sur le même pied croîtra vite, en raison de la peine qu’on éprouve à se procurer les fonds. »

Quel sera, d’autre part, l’effet produit sur les sources vitales de la fortune anglaise, sur ce commerce et cette industrie dont la prospérité peut seule assurer le maintien de sa situation dans le monde, son agriculture étant notoirement insuffisante et inapte à nourrir sa population ? Nous avons déjà, l’ait connaître à quels rudes assauts ses houillères et, ses usines métallurgiques sont en butte[7]. La hausse actuelle du combustible fait que les mineurs du Pays de Galles ne se préoccupent pas beaucoup de la concurrence américaine, qui vient vendre des charbons dans divers ports d’Europe, où n’avaient été importés jusqu’à ce jour que ceux de Cardiff ; il semble que chaque pays, inquiet de l’épuisement possible de ses réserves en « diamans noirs, » ne soit pas en ce moment désireux d’en activer l’exportation. Mais, si les propriétaires de charbonnages gallois n’élèvent pas encore de plaintes, il n’en est pas de même des établissemens métallurgiques du Royaume-Uni, qui tournent des regards anxieux vers les forges et usines de Pensylvanie et de l’Illinois. Celles-ci paraissent en voie de régenter dans le monde les prix du fer et de l’acier ; elles offrent leurs produits sur des marchés dont la Grande-Bretagne se croyait la maîtresse incontestée. Les charges que la guerre du Transvaal va imposer aux contribuables anglais se traduiront par une augmentation du prix de revient de ses objets manufacturés, qui auront d’autant plus de peine à soutenir la lutte avec ceux qui viendront de pays plus favorisés.

Quant au commerce, voilà plusieurs années que la concurrence allemande gène et inquiète nos voisins ; on n’a pas oublié le célèbre Made in Germany (fait en Allemagne) qui a jeté l’alarme parmi les négocians de Londres et de Liverpool. Sans vouloir exagérer le danger de cette compétition, qui n’est après tout que l’effet naturel de rentrée en scène d’une communauté aussi puissante et active que le jeune empire germain, on peut rappeler ici la place de plus en plus considérable que prennent au dehors les maisons allemandes : jusque dans les Indes orientales, jusque dans les ports de Chine, où ne se voyaient guère auparavant que des commerçans anglais, ces derniers cèdent peu à peu la place à des Allemands, auxquels se joignent des Suisses et des Belges. Sous l’influence de cette poussée redoutable, les Anglais, ou du moins certains d’entre eux, perdent la foi inébranlable qu’ils avaient conservée jusqu’ici dans les principes du libre-échange. Partout où le pavillon du Royaume-Uni, l’Union Jack, apparaissait, il apportait dans ses plis le principe de la « porte ouverte, » que la Grande-Bretagne réclamait pour elle, dans les territoires étrangers, après l’avoir proclamé bien haut là où elle établissait son autorité, se jugeant sûre de garder toujours la même avance sur les autres nations. Aujourd’hui elle se sent menacée : de là ces projets tout nouveaux d’union douanière entre la métropole et ses colonies, dont le programme a été tracé en 1897, dans un discours du « premier » canadien, sir Wilfrid Laurier, qui vient de remporter un éclatant succès aux récentes élections et d’être maintenu au pouvoir pour une nouvelle période ; de là ces germes d’idées protectionnistes, qu’on ne peut interpréter que comme l’aveu d’un sentiment de faiblesse ou tout au moins d’inquiétude. La guerre sud-africaine, loin de changer ce courant, parait devoir l’accentuer. Les Anglais se rendent compte qu’il ne suffit pas de conquérir pour s’assurer le commerce du pays conquis. Ils s’émeuvent de la concurrence américaine et allemande. Déjà le consul général des Etats-Unis à Capetown engage ses compatriotes à établir une ligne directe de vapeurs entre ce port et New-York, de façon à faciliter l’écoulement de leurs marchandises dans ce Rand, auquel l’Amérique a fourni tant d’ingénieurs et non des moindres. Quant à l’Allemagne, dont les exportations au Transvaal, dans l’Orange et dans les colonies anglaises de l’Afrique australe avaient passé de 8 à 36 millions de francs dans les cinq années 1891-1896, elle a déjà pris les devans et organise des services maritimes qui transportent les marchandises, à bon marché et dans des conditions de grande sécurité, des principales villes d’Allemagne aux ports africains, d’où les chemins de fer néerlandais, en vertu d’arrangemens intervenus, les réexpédient aussitôt à l’intérieur. Un phénomène analogue se produit dans d’autres possessions britanniques.

L’opinion insulaire note ces symptômes avec un souci dont certaines publications se font l’écho : M. L. L. Price, dès le mois de septembre 1900, écrivait dans l’Economic Journal : « Il est probable que la réalisation d’une union douanière impériale nous amènera à nous écarter de ce qu’on appelle communément du nom vague de principe du libre-échange, lequel implique l’absence de tout traitement différentiel et veut que le commerce suive ses voies naturelles, sans être ni contrarié ni aidé par une intervention gouvernementale se manifestant par des droits différentiels… L’absence de droits protecteurs d’un État à l’autre, aux États-Unis, équivaut à l’établissement du libre-échange sur une immense étendue. Il est de même possible que, grâce à l’organisation d’une union douanière pour l’Empire britannique, à l’intérieur des vastes limites de ce grand Empire, plus d’échanges s’opèrent librement qu’il ne s’en pratique en ce moment, sur une même surface du globe. Il n’est pas douteux toutefois qu’à côté de ce libre-échange intérieur, les marchandises étrangères subiraient des traitemens différentiels ou distinctifs d’une espèce, sinon d’une importance, analogue aux droits appliqués par les États-Unis aux objets d’importation. »

Les chiffres du commerce des dix premiers mois de 1900 que nous avons reproduits plus haut n’ont encore, il est vrai, rien d’alarmant : il ne faut pas oublier toutefois qu’ils sont singulièrement enflés par les hauts prix de beaucoup de matières premières, prix qui paraissent destinés à reculer dans un avenir plus ou moins prochain.

Telles sont les préoccupations commerciales ou industrielles. Au point de vue financier, l’accroissement des dettes locales est un point noir qui a été signalé à plusieurs reprises. Depuis le mois de juin 1875 jusqu’au 31 mars 1898, les dettes des corporations publiques, telles que comtés, municipalités, en Angleterre et dans le pays de Galles, ont augmenté de 4 250 millions de francs, soit environ 182 pour 100, par rapport au chiffre d’il y a vingt-cinq ans. Le total de ces dettes, à la date précitée de 1898, atteignait plus de 6 550 millions, et dépassait les deux cinquièmes de la Dette nationale. Il convient d’y ajouter 1 050 millions en Écosse et 275 en Irlande. Après la guerre sud-africaine, la somme des dettes nationale et locale sera vraisemblablement d’environ 25 milliards de francs.

A l’heure où disparaissent ainsi en partie les résultats si brillans de l’amortissement de la dette anglaise, nous avons le droit d’éprouver quelque satisfaction à voir le ministre des Finances de la République française faire sienne cette politique, et inaugurer, dans le budget de 1901, le système du remboursement de rentes perpétuelles au moyen d’annuités terminables. On connaît l’ingénieux mécanisme par lequel les Gladstone, les Childers, les Lowe, les Northcote dégrevaient l’avenir, ou du moins le préparaient à supporter de nouveaux sacrifices quand l’heure en aurait sonné : ils prenaient dans le portefeuille des administrations publiques, telles que caisses d’épargne postales et banques d’épargne, des rentes perpétuelles qu’ils annulaient ; en échange, ils servaient à ces caisses ou banques des annuités au nombre de dix, douze, ou tel autre chiffre, calculées de façon à permettre aux administrations en question de racheter, durant la période de paiement des annuités, un total de rentes égal à celui des titres annulés : à cet effet, l’annuité comprenait une somme égale à l’intérêt des titres annulés et la somme suffisante à l’achat de nouvelles rentes. M. Caillaux a inscrit, pour inaugurer une opération de ce genre, au budget du ministère des Finances, une première annuité de 37 millions : au moyen de vingt annuités semblables, il annulera un capital de 560 millions de rentes 3 pour 100 appartenant à la Caisse des dépôts et consignations. Nous espérons voir les crédits affectés à cet emploi éminemment sage et judicieux grandir dans nos budgets futurs, et nos ministres suivre l’exemple que leurs collègues de Londres leur avaient si longtemps donné, et dont ils s’écartent aujourd’hui.

De quelque côté qu’ils tournent leurs regards, nos voisins voient des périls naître de celle guerre, qui semble les avoir jetés hors de la route dans laquelle, au cours Au XIXe siècle, ils avaient trouvé tant et de si légitimes succès. Combien de voix s’élèvent, parmi celles des meilleurs et des plus nobles de ses enfans, pour déplorer le déchaînement de chauvinisme brutal et irréfléchi qui se manifeste dans les villes du Royaume-Uni et qui provoquait, il y a peu de jours, les scènes fâcheuses qui ont marqué l’entrée à Londres des volontaires de la Cité revenant de leur campagne africaine. Si nous imprimions quelques-uns des discours qui se tiennent et des articles qui s’écrivent en ce moment de l’autre côté de la Manche, nos lecteurs se refuseraient peut-être à croire que des critiques aussi sévères sortent de la bouche ou de la plume de citoyens anglais. C’est d’ailleurs l’honneur de ce pays, qui ira pas encore perdu le sentiment de la liberté vraie, que de permettre à chacun d’y exprimer pleinement sa pensée. De même qu’il y a plus d’un siècle de grands orateurs ne craignaient pas de prononcer, en pleine Chambre des communes, des paroles favorables aux colons d’Amérique révoltés, de même aujourd’hui les avertissemens ne manquent pas au peuple : le caractère de ceux qui les lui donnent devrait le rendre attentif : mais il est emporté par un tourbillon d’où il ne sortira que plus tard.

L’Angleterre s’est lancée dans une aventure où ses meilleurs amis ont regretté de la voir s’engager. On a comparé la situation de l’Afrique du Sud à celle des États d’Amérique, lorsque au XVIIIe siècle les colons s’insurgèrent contre la métropole et se séparèrent d’elle pour ne pas payer les taxes qu’elle prétendait leur imposer. Mais la conjoncture actuelle est plus grave encore : la majorité des colons américains était anglaise de race et ne nourrissait pas contre la mère patrie la haine terrible qui est au cœur des Boers et qui, au lieu de disparaître, comme il arrive quelquefois après des guerres suivies d’une paix loyale et franchement observée, a été avivée par les entreprises répétées de la Grande-Bretagne contre l’indépendance et la liberté de l’Afrique du Sud. Non seulement la majorité de la population blanche des deux Républiques, le Transvaal et l’Orange, est de sang hollandais, mais une grande partie des habitans de la colonie du Cap est de même origine : bien des chefs de familles établies dans cette colonie ont combattu et combattent à côté des Boers, ont vu leurs fermes confisquées et ne peuvent entrevoir que la misère, la ruine, la mort peut-être, si la domination britannique est assise dans leur pays. A d’autres époques, il se trouvait à Londres des hommes d’Etat qui reconnaissaient les erreurs commises, qui rendaient les îles Ioniennes à la Grèce et qui, après Majuba Hill, arrêtaient l’effusion du sang et laissaient au Transvaal une indépendance à peu près complète, sauf le maintien théorique d’une suzeraineté nominale. Nous ne sachions pas que cette politique ail diminué la grandeur ni même porter atteinte au prestige du Royaume-Uni : bien au contraire, il est apparu alors aux yeux du monde civilisé comme une puissance que l’ambition ne guidait pas seule ; il a été loué par les libéraux de tous les pays comme le gardien fidèle de ces belles traditions, que nous nous sommes plu longtemps à considérer comme l’apanage du gouvernement parlementaire. En dépit des sophismes contraires, jamais la prospérité économique du pays ne s’est développée avec plus de vigueur qu’aux jours où, ne suivant pas une politique agressive, l’Angleterre se contentait d’un état militaire et maritime suffisant pour protéger son domaine colonial et ses flottes commerciales.

Ce fut aussi l’époque la plus brillante de ses finances, celle où l’amortissement de ; la Dette suivit la marche la plus rapide, où le système des impôts recul des transformations presque toutes judicieuses et salutaires, où la puissance des marchés anglais parut s’affermir de la façon la plus décisive. Nous craignons que le tableau ne change au cours des premières années du XXe siècle : le budget anglais vient d’être porté ; soudainement à un chiffre énorme et qui paraîtra lourd, même à une communauté aussi riche et où tant de capital a été accumulé. Beaucoup de dépenses, qui semblaient temporaires, resteront inscrites d’une façon permanente, à cause de la nécessité de maintenir une armée nombreuse dans l’Afrique frémissante et d’assurer les communications avec ce continent. Des réserves de capitaux, et de sagesse ont permis à nos voisins de supporter sans sourciller le premier choc d’une guerre aussi ingrate : mais ils vont en sentir peu à peu les effets fâcheux. Déjà le résultat de vingt ans de persévérance dans l’amortissement de la dette est annihilé par la création de rentes nouvelles, dont le service réclamera peut-être une annuité égale à celle qui avait été supprimée. L’impôt sur le revenu a été porté ; à un taux inconnu depuis la guerre de Grimée. Et toutes ces difficultés naissent à un moment où la concurrence commerciale allemande et où la concurrence industrielle américaine serrent de près les Anglais et leur disputent, souvent avec succès, des marchés où ils croyaient régner sans conteste. Le ciel d’Albion est chargé de nuages : nous savons que son peuple n’est pas de ceux qui se laissent abattre par les revers, ni détourner de leur route par les obstacles qu’ils rencontrent. Mais nous n’en constatons pas moins qu’en un an, ses finances ont souffert l’atteinte la plus grave qu’elles aient reçue depuis près d’un siècle et que la répercussion économique de la guerre sud-africaine sur le marché de Londres et sur le commerce du Royaume-Uni ne peut encore aujourd’hui être mesurée dans toutes ses conséquences.


RAPHAËL-GEORGES LEVY.

  1. L’Échiquier est le Trésor public anglais.
  2. Le khaki est l’étoffe de couleur jaunâtre qui sert à habiller les troupes coloniales anglaises.
  3. The Investor’s Review.
  4. Voyez, dans la Revue du 15 septembre 1898, notre étude sur la Dette anglaise.
  5. Voyez notre étude Métaux et Charbons dans la Revue du 1er novembre 1900.
  6. Voici le tableau des exportations et de l’excédent des importations depuis 1865, groupées par périodes quinquennales :
    Périodes Exportations de produits étrangers et coloniaux Exportations totales Importations totales Excédent des importations sur les exportations totales
    millions de francs millions de francs millions de francs millions de francs
    1865-1869 6 075 27 850 34 900 7 050
    1870-1874 6 925 36 300 43 259 6 950
    1875-1879 6 750 46 875 61 625 14 750
    1880-1884 8 000 37 275 50 950 13 675
    1885-1889 7 600 35 000 47 475 11 575
    1890-1894 7 725 37 000 52 325 15 325
    1895-1899 7 525 37 500 56 625 19 125
    1900 (dix premiers mois) 1 326 8 026 11 521 3 495
  7. Voyez notre étude Métaux et Charbons dans la Revue du 1er novembre 1900.