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Celui de l’horizon (Verhaeren)

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Poèmes (IIIe série)Société du Mercure de France (p. 91-93).

CELUI DE L’HORIZON


 
J’ai regardé, par la lucarne ouverte, au flanc
D’un phare abandonné que flagellait la pluie :
Des trains tumultueux, sous des tunnels de suie,
Sifflaient, fixés, au loin, par des fanaux en sang.

Le port immensément enchevêtré de mâts,
Dormait, huileux et lourd, en ses bassins d’asphalte ;
Un seul levier, debout sur un bloc de basalte,
Serrait, en son poing noir, un énorme acomas.

Et sous l’envoûtement de ce soir de portor,
Une à une, là-bas, s’éloignaient les lanternes,
Vers des quartiers de bruit, de joie et de tavernes,
Où bondissent les ruts, parmi des miroirs d’or.


Quand plaie énorme et rouge, une voile, soudain,
Tuméfiée au vent, cingla vers les débarcadères,
Quelqu’un qui s’en venait des pays légendaires,
Parut, le front compact d’orgueil et de dédain.

Comme des glaives d’or en des fourreaux de fer,
Il enserrait sa rage et ses désirs sauvages
Et ses cris grands cassaient les échos des rivages
Et traversaient, de part en part, l’ombre et la mer.

Il était d’Océan. Il était vieux d’avoir
Mordu chaque horizon saccagé de tempête
Et de sentir, encore et quand même, sa tête
Crier, vers la souffrance et les affres du soir.

Il se voulait supplicié. Il se savait
Le prisonnier de son désir. Sur sa croix d’âme,
Il se saignait, avec de rouges clous de flamme,
Et dégustait toute la mort, qu’il en buvait.

Sa vie ? — Elle s’était dardée en cette foi
De n’être rien, sinon celui qui s’épouvante
Et des sabrants éclairs de son âme savante
Flagelle, obstinément, les orages du soi.


Effrayant effrayé. Il cherchait le chemin
Vers une autre existence éclatée en miracles,
En un désert de rocs illuminés d’oracles,
Où le chêne vivrait, où parlerait l’airain ;

Où tout l’orgueil serait : se vivre, en déploiements
D’effroi sauvage, avec, sur soi, la voix profonde
Et tonnante des Dieux, qui ont tordu le monde
Grand de terreur, sous le froid d’or des firmaments.

Et depuis des mille ans, il luttait, sur la mer,
Bombant à l’horizon les torses de ses voiles,
Toujours, vers les lointains, des plus rouges étoiles
Dont les cristaux sanglants se cassaient dans la mer.