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Ceux de Liége (Verhaeren)

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Les Ailes rouges de la guerreMercure de France (p. 23-29).

CEUX DE LIÉGE


 
Dût la guerre mortelle et sacrilège
Broyer notre pays de combats en combats,
Jamais, sous le soleil, une âme n’oubliera
Ceux qui sont morts pour le monde, là-bas,
À Liège.

Ainsi qu’une montagne
Qui marcherait et laisserait tomber par chocs
Ses blocs,
Sur les villes et les campagnes,
S’avançait la pesante et féroce Allemagne.


Oh tragique moment
Les gens fuyaient vers l’inconnu, éperdument
Seuls, ceux de Liège résistèrent
À ce sinistre écroulement
D’hommes et d’armes sur la terre.

S’ils agirent ainsi,
C’est qu’ils savaient qu’entre leurs mains était remis
Le sort
De la Bretagne grande et de la France claire ;
Et qu’il fallait que leurs efforts,
Après s’être acharnés, s’acharnassent encor
En des efforts plus sanguinaires.

Peu importait
Qu’en ces temps sombres,
Contre l’innombrable empire qu’ils affrontaient,
Ils ne fussent qu’un petit nombre ;
À chaque heure du jour,
Défendant et leur ville, et ses forts tour à tour,

Ils livraient cent combats parmi les intervalles ;
Ils tuaient en courant, et ne se lassaient pas
D’ensanglanter le sol à chacun de leurs pas
Et d’être prompts sous les rafales
Des balles.

Même lorsque la nuit, dans le ciel sulfureux,
Un Zeppelin rôdeur passait au-dessus d’eux,
Les désignant aux coups par sa brusque lumière,
Nul ne reculait, fût-ce d’un pas, en arrière,
Mais, tous, ils bondissaient d’un si farouche élan,
En avant,
Que la place qu’ils occupaient demeurait vide
Quand y frappait la mort rapide.

À l’attaque, sur les glacis,
Quand, rang par rang, se présentaient les ennemis,
Sous l’éclair courbe et régulier des mitrailleuses,
Un tir serré, qui, tout à coup, se dilatait,

Immensément les rejetait,
Et, rang par rang, les abattait
Sur la terre silencieuse.

Chaudfontaine et Loncin, et Boncelle et Barchon,
Retentissaient du bruit d’acier de leurs coupoles ;
Ils assumaient la nuit, le jour, sur leurs épaules,
La charge et le tonnerre et l’effroi des canons.
À nos troupes couchées,
Dans les tranchées,
Des gamines et des gamins
Distribuaient le pain
Et rapportaient la bière
Avec la bonne humeur indomptée et guerrière.
On y parlait d’exploits accomplis simplement
Et comme, à tel moment,
Le meilleur des régiments
Fut à tel point fureur, carnage et foudroiement,
Que jamais troupe de guerre
Ne fut plus ferme et plus terrible sur la terre.


La ville entière s’exaltait
De vivre sous la foudre ;
L’héroïsme s’y respirait,
Comme la poudre ;
Le cœur humain s’y composait
D’une neuve substance
Et le prodige y grandissait
Chaque existence :
Tout s’y passait dans l’ordre intense et surhumain.

Ô vous, les hommes de demain,
Dût la guerre mortelle et sacrilège
Même nous écraser dans un dernier combat,
Jamais, sous le soleil, une âme n’oubliera,
Ceux qui sont morts pour le monde, là-bas,
À Liège.