Charles Baudelaire, étude biographique/Appendice/I

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Étude biographique d’
Librairie Léon Vanier, éditeur ; A. Messein Succr (p. 219-220).




I.


LE LIVRE


Écrit pour un ami.


Chez lui, le 27 mai 1842.

Tout neuf et tout brillant, sur la table poudreuse,
Le livre[1] était ouvert ; nulle main amoureuse,
Nul œil n’avait erré sur son chaste vélin ;
D’un parfum de jeunesse il était encor plein,
Et chaque vers tigrait, veine vivante et noire,
Mystérieusement, le frais et pur ivoire.
Heureux de n’être pas une proie à badauds,
Presque à moitié dormant et couché sur le dos,
Comme un poète creux que la paresse enivre,
Il attendait qu’on vînt le voir, l’honnête livre.
Et voici ce qu’il dit, d’un ton modeste et doux :
Ô poète ennuyé, tu tiens sur tes genoux
Le corps brun et luisant, d’où sort une étincelle,
Qui, cachée à tes yeux, te pénètre et harcèle,
Et sans frémissement des fibres de ton cœur,
Te fait verser pour rien ta bouillante vigueur ;
Et quand tu sens tomber l’ennui froid et livide,
Tu vas chercher, pensif, et d’une lèvre avide,
La puissance et l’amour, dans ce verre fêlé,
Dans la grosse bouteille au goulot effilé,
Abîme qui recèle un fond souillé de fange ;
Et j’ai presque frayeur de ton regard étrange.
Tu te fatigueras, sous ces contours polis,

Sous ce crâne soyeux et cette peau sans plis,
De ne trouver jamais, sous cette belle forme,
Que sottise, luxure et gourmandise énorme.
Alors, si le dégoût te courbe, pour rêver,
Laisse le vin, la chair, et reviens me trouver ;
Nous causerons ensemble, et de ma calme page
Où tes yeux enflammés liront ce que le sage
En bien des jours d’épreuve et de douleur apprit,
Jeune homme tu verras enfin sortir l’Esprit.

Auguste Dozon.


2.


À mon ami C. B. [2].


Vous aviez l’esprit tendre et le cœur vertueux,
Tous les biens convoités d’une amitié naïve,
Lorsqu’une femme belle, et de naissance juive,
Vous conduisit au fond d’un couloir tortueux.

Elle vous fit couler, d’un doigt voluptueux,
La source des plaisirs aux égouts de Ninive ;
Elle vous fit toucher, sur sa chair toute vive,
Du vice et de l’amour les secrets monstrueux.

Elle eût enivré Loth au fond d’une caverne,
Tenu comme Judith le sabre d’Holopherne
Et frappé du marteau le front de Sisara.

Et tétant au plaisir vos tristesses infimes,
De ce sein que le vice et l’amour déplora
Vous avez fait couler vos funèbres maximes.

5 octobre 1842.

Ernest Prarond.

  1. Les Saisons, de Brizeux, qui venaient de paraître.
  2. On remarquera la forme discrète de ces dédicaces. Une autre pièce dans ce recueil (Vers, 1843), mais d’un caractère moins intime, est dédiée moins mystérieusement : À Charles Baudelaire.