Charles Baudelaire, étude biographique/Appendice/IV

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Étude biographique d’
Librairie Léon Vanier, éditeur ; A. Messein Succr (p. 235-249).

IV


CHEZ FEU MON MAITRE (i)


Huit à dix mois avant de s’exiler en Hollande, le poète Pierre-Charles, enlevé si prématurément aux belles-lettres, crue très peu de ses contemporains ont aimées et pratiquées comme lui, m’adressa la lettre que voici :

« Cher enfant,

)> Il serait bon que nous revissions ensemble vos Amours Eternelles, que vous avez bien voulu me dédier et dont une épreuve ma été communiquée hier soir par l’imprimeur de la Revue Gauloise : une demidouzaine de termes impropres et quelques locutions singulières, plus romanes que françaises, et qui me semblent trop hétérodoxes, dépassent, à mon avis, votre

(i) Ces pages, que M 110 Judith Gladel a bien voulu nous autoriser à reproduire, ont paru d’abord dans le Musée des Deux Mondes, 1 er septembre 1876. Elles ont été reprises plus tard, amendées et considérablement augmentées par l’auteur dans une nouvelle. Dux (Bonshommes, 1879, G. Cbarpentier.) V. cet ouvrage. curieux travail : Accourez vite chez moi, rue Flamande, hôtel d’Artevelde, où je vous attendrai toute cette après-midi. » P.-C. »

Ajuster et raboter des lignes avec le docte et puissant rhéteur à qui l’on doit les Roses noires et les Ciels factices, fut et reste ma meilleure fortune littéraire. 1 On m’accordait assez généralement alors, dans le milieu purement artistique où j’étais connu, quelques petits mérites ; on y disait de moi que je soignais beaucoup ma forme et que je ne manquais point d’une certaine originalité, p’il est vrai que je sache aujourd’hui me servir quelque peu de mon outil, l’honneur en est tout entier, je l’atteste, à ce sévère Mentor qui m’apprit à « tailler mes plumes » et m’enseigna la manière de « manger des lexiques ». Heureux et fort heureux serais-je si jamais je digère ceux-ci, gouverne celles-là, aussi bien que ce vénéré doctrinaire, lequel, écrivain hors pair et profond observateur, connaissait les hommes non moins que les mols.f À La Haye, un jour (pressentait-il, ce jour-là, sa fin prochaine et les insolentes inepties que lui décochèrent après sa mort les plumitifs de la chronique parisienne ?), il écrivit, dans l’un de ses derniers et magnifiques poèmes en prose qui dureront autant que les bronzes et les marbres des grands statuaires, cette phrase étrange et prophétique, que les lecteurs habituels ont remarquée et ses amis retenue :

« Il n’est nul moyen ici-bas d’empêcher les bètes immorales de se glisser dans les cimetières et d’y pisser sur les tombes. » Les acharnés détracteurs demeurent marqués au front de cette amère parole, plus brûlante qu’un fer rouge. Ils ont eu beau faire, ils ont eu beau dire, on rend enfin justice à celui que, si longtemps, ils abreuvèrent de dégoût. Ses œuvres, on les lit I On prône ses vers, on exalte sa prose, et ce n’est pas tout encore, on s’occupe de ce que fut sa personne. « Il était fin causeur, il avait des manies, son àme était indulgente et son cœur loyal ! où vivait-il et comment vivait-il ? » On veut être édifié sur ses moindres gestes et sur toutes ses aptitudes. Il dessinait très correctement, il avait une écriture archaïque fort bizarre, il hantait les musées et les bibliothèques ; bref, il fut un être à part. Et la presse donne le fac-similé de quelques-uns de ses croquis à l’encre de Chine et reproduit ses manuscrits autographes. Il est question de sa chambre à coucher et de son cabinet de travail autant que de sa griffe ; on affirme, en outre, qu’il était toujours vêtu de noir, et l’on parle même de la coupe extraordinaire de ses culottes ; il est enfin devenu grand homme ; on le lient désormais pour tel , et chacun le glorifie à bouche et plume que veux-tu… n’est-il pas mort !

À L’époque déjà reculée où nous nous fréquentions assidûment, il vivait à peu près ignoré de la foule, mais franchement admiré de ses disciples et de ses émules. On aimait les charmes captieux de sa parole et l’on recherchait avec empressement sa société. Toujours très poli, très hautain et très onctueux à la fois, il \ avait en lui du moine, du soldat et du mondain, —, aussi sied-il d’attribuer à ces aspects multiples les portraits si divers qu’on a faits de lui. Pour moi, je le vois encore tel qu’il m’apparut et que je le divulgue. Ouvert à ceux qu’il croyait bons et sensibles, mais farouche à ceux qu’il jugeait autrement, il évitait les gens frivoles et ne s’accointait jamais au premier venu. Si les familiarités indiscrètes ou déplacées des beaux esprits le navraient et lui suggéraient souvent un brusque parti, les tutoiements incongrus des fâcheux jadis coudoyés sur les bancs du collège et retrouvés par hasard en plein Paris, le jetaient en des transports de fureur.

Elégant, un peu maniéré, circonspect, timide et frondeur à l’unisson, il avait des amis, mais point de camarades, et les sots l’eussent fait fuir au bout du monde en l’entretenant à brûle-pourpoint de ses propres œuvres et de celles de ses contemporains. Son étonnante réserve, à cet égard, provenait du profond dédain qu’il nourrissait pour ces hâbleurs toujours prêts à trancher sur tout, avec lesquels il tenait, d’ailleurs, à n’avoir rien de commun. Evidemment, il devait paraître excentrique à ses pairs, je veux dire aux personnes de sa profession, car il avait au plus haut degré le respect de soi-même et partant le respect d’autrui. Beaucoup de lettrés d’alors et la plupart des folliculaires le haïssaient d’abord, à cause de cela ; puis, avouons-le, parce qu’il s’ingéniait à les « faire poser ». Enclin à je ne sais quel ordre de plaisanteries noires, il attendait d’être ému pour étaler une fausse impassibilité. J’en appelle à ses intimes ! Etait-il jamais plus lugubre que lorsqu’il voulait paraître jovial ? Il avait alors la parole troublante et sa vis comica vous donnait le frisson. Etait-il en verve ? Ah ! de deux choses l’une en ce cas : ou bien il vous racontait, entre deux éclats de rire aussi déchirants que des sanglots, sous prétexte de vous désopiler la rate, on ne sait quelles histoires d’outre-tombe prodigieuses qui vous glaçaient le sang dans les veines, et dont il s’épouvantait affreusement lui-même, ou bien il se moquait impitoyablement, mais très adroitement, des auditeurs pendant une heure ou plus, en s’appliquanl à leur démontrer en termes techniques et de haute école la quadrature du cercle, la perversité des comètes, l’attirance des gouffres, le mouvement perpétuel, la transmutation des métaux, l’infaillibilité du pape, la bonté du démon, la férocité de Dieu, que sais-je encore ! Hé, je le vois et je l’entends. « Amusons-nous un peu !» S’il vous abordait en vous disant cela, vous pouviez être sur que ses confidences ne tarderaient point à prendre une tournure sinistre et que bientôt vous en auriez la chair de poule, a Avez-vous songé parfois à l’influence fatale de la cuisine sur le génie de l’homme : } Etes-vous suffisamment éclairé sur la conformation physique probable des saints ? » Si la conversation s’engageait ainsi, vous étiez perdu ! Mille phrases harmonieuses et pompeuses, mais abstruses, sinon incompréhensibles, à travers lesquelles un intarissable et banal bavardage sur Ion tes sortes de recettes culinaires et pharmaceutiques relatives à la préparation du poulet au hatchich, du canard au safran ou du gigot à l’opium, passait et repassait sans cesse, l’associant on ne sait comme aux grands mots de métempsycose et de kabbale, de transsubstantiation et d’anthropomorphisme, allaient vous bercer jusqu’à parfait sommeil, et le perfide orateur, — c’était là sa joie et son triomphe ! — vous abandonnait alors dormant debout. À ce jeu baroque et piquant auquel il excellait, tous ses amis avaient été attrapés plus ou moins. On tâchait bien de lui rendre la pareille, mais avisé comme une femme, il se tenait toujours sur ses gardes, et c’est encore lui qui conduisait les autres où les autres auraient voulu le conduire. Irascibles, quelques-uns d’entre nous se cabraient, il est vrai, car ses malices cruelles allaient parfois un peu loin ; mais personne ne se permit jamais de lui dire son fait. On pensait avec juste raison qu’il valait mieux se contraindre que de s’exposer, en éclatant, à perdre les bonnes grâces d’un esprit si paradoxal, mais si distingué. Le coupable, d’ailleurs, se connaissant à merveille, éprouvait vite des remords et venait spontanément à résipiscence. Exemple ! Une fois qu’il se délectait à poignarder mes premières idoles, il se qualifia tout à coup d’une épithète qu’il employait assez fréquemment dans ses écrits et qu’en y réfléchissant bien, je trouve on ne peut plus juste aujourd’hui, tant elle définit le mordant original dont elle émane : « Oh ! moi, me dit-il avec beaucoup de gravité, je suis un douloureux pince-sans-rire, et quand ma langue écorche autrui, le cœur me saigne ! » Espiègle, mais non méchant, tel était, en effet, ce grand artiste, non moins extraordinaire que les personnages créés par son ami d’élection et frère en poésie, Edgard Poe. (sic) Tôt ou tard, je dirai de l’homme tout ce que j’en pense au point de vue du caractère ; il s’agit plus spécialement aujourd’hui du styliste et de ses errements.

Or, dès la réception de sa lettre paternelle transcrite ci-dessus, je me jetai dans le premier fiacre vide rencontré, rôdant aux abords de la Rotonde du Temple encore debout et tout près de laquelle je résidais en ce temps là. Dix ou quinze minutes après, rendu rue Flamande, j’avais gravi l’escalier en colimaçon d’une de ces vieilles bâtisses à ventre bombé, comme on en érigeait jadis sous le règne de j’ignore quel bon roi (bon est ici par euphémisme), et je heurtais à l’huis d’une vaste chambre, sise au troisième étage, où je devais être impatiemment attendu…

Le magicien es lettres, en effet, était chez lui, travaillant, selon son habitude, en manches de chemise, tout comme un manouvrier en pleins champs ou sur la voie publique. Une molle cravate de soie couleur de pourpre, à raies noires, négligemment nouée, flottait autour du cou robuste et bien attaché dont ce délicat était si fier î Rasé de près et luisant comme un sou neuf, il s’abandonnait dans son vaste déshabillé de toile aussi blanc que neige, d’une coupe très ancienne. À ma vue, il secoua, tout souriant, ses longs cheveux gris, un peu crêpelés, qui lui donnaient on ne sait quel air sacerdotal, et ses beaux grands yeux intelligents, « profonds et noirs comme la nuit », se fixèrent sur moi ; puis, sans mot dire, il repoussa loin de lui la page criblée de ratures sur laquelle il s’exerçait depuis plusieurs jours peut-être, et réunit religieusement une quantité de feuilles imprimées éparses sur sa table de travail ; ensuite, il me désigna de l’œil un grand fauteuil empire, ayant la forme d’une chaise curulc, en tous points semblable à celui sur lequel il était assis lui-même, et considéra voluptueusement ses mains de patricien et ses ongles roses aussi fins et non moins acérés que ceux d’une infante : il avait ses manies que je savais respecter ; aussi ne desserrai-je point les dents avant qu’il fût redescendu sur terre et qu’il m’eût fait entendre son cri sacramentel :

« Au devoir ! allons, au devoir ! »

Enfin, il ora. La parole prévue fut prononcée et nous nous mîmes à l’œuvre incontinent. Tout beau ! Dès la première ligne, que dis-je, à la première ligne, au premier mot, il fallut en découdre ! Etait-il bien exact, ce mot ? Et rendait-il rigoureusement la nuance voulue ? Attention l Ne pas confondre agréable avec aimable, accort avec charmant, avenant avec gentil, séduisant avec provocant, gracieux avec amène, holà ! ces divers termes ne sont pas synonymes ; ils ont, chacun d’eux, une acception toute particulière ; ils disent plus ou moins dans le même ordre d’idées, et non pas identiquement la même chose ! Il ne faut jamais, au grand jamais, employer l’un pour l’autre. En pratiquant ainsi, l’on en arriverait infailliblement au pur charabia, Les griffonniers politiques, et surtout les tribuns de même nature, ont seuls le droit, enseignait Pierre-Charles, d’employer admonition pour conseil, objurgation pour reproche, époque pour siècle, contemporain pour moderne, etc., etc. Tout est permis aux orateurs profanes ou sacrés qui sont, sinon tous, du moins la plupart, de très piètres virtuoses ; mais nous, ouvriers littéraires, purement littéraires, nous devons être précis, nous devons toujours trouver l’expression absolue, ou bien renoncer à tenir la plume et finir gâcheurs. Et tandis qu’il dissertait à voix haute et lente, le sévère correcteur soulignait au crayon rouge au crayon bleu, les phrases qui, selon lui, manquaient de force ou d’exactitude, et ne s’adaptaient point à Fidée ainsi que les gants à la peau. Cherchons, cherchons ! Si le terme n’existe point, on l’inventera ; mais voyons d’abord s’il existe ! Et les dictionnaires de notre idiome, empoignés, étaient aussitôt compulsés, feuilletés, sondés avec rage, avec amour. On faisait souvent bonne chasse, mais quelquefois aussi l’on revenait bredouille. Alors intervenaient les lexiques étrangers. On interrogeait le Français-Latin et puis le Latin-Français. Un pourchas sans merci ! Néant dans les anciens ? aux modernes ! Et le tenace étymologiste, à qui la plupart des langues vivantes étaient aussi familières que la plupart des langues mortes, s’enfonçant dans les vocabulaires anglais, allemand, italien, espagnol, poursuivait pour lui comme pour moi l’expression rebelle, insaisissable et qu’il finissait toujours par créer, si elle ne se trouvait point dans notre langue. « Un néologisme ne fait peur qu’aux académiciens, qui, Sainte-Beuve et Victor Hugo exceptés, jargonnent tous plus ou moins. » En devisant ainsi, l’indomptable praticien s’acharnait à l’ouvrage, et bientôt je le voyais suer à grosses gouttes et geindre, et faire ahan î comme un forgeron en butte aux feux ardents de sa forge et martelant sans relâche sur son enclume le fer rougi qui résiste et qu’il ne peut

Krdre à son gré… Cette après-midi-là, je m’en souviens comme d’hier, 1 mot entre tous, je ne sais plus lequel, longtemps perdu momentanément la notion saine des règles grammaticale et philologique, à bout d’expédients, nous versâmes subitement dans l’extravagance, moi d’abord et mon maître ensuite. Un barbarisme monstrueux fut inventé. La belle trouvaille ! Il nous sembla que nous avions découvert le Pérou. Quelle çxtase profonde et quelle allégresse ! Heureux et triomphants, nous nous regardions en silence. Illuminés étaient nos yeux et nos traits rayonnants. On eût dit à nous voir que, nouveaux Jasons, nous venions de conquérir la Toison d’Or ! Oui, mais au comble de l’orgueil, l’homme est toujours précipité. Tout à coup, le poète, désabusé, partit d’un grand éclat de rire et s’écria : « Nous somme idiots, simplement idiots ! » Il avait raison et j’en convins. Hardi ! les gros dictionnaires furent bouleversés à nouveau. Rien, rien. À nous, Noël et Chapsal ; à nous les vieux glossaires ; à nous les décrétâtes de l’Institut ; à nous Burnouf et tutti quanti ! Vive l’idiotisme ! en avant tropes et métonymies ! À nous le néo-latin et le néo-grec ! Courage, avançons, allons encore, allons toujours ! Hélas ! hélas I stérile fut ce beau travail-là. J’en étais harassé ! Dévot à ses saints, le scoliaste ne savait plus auquel se vouer et me regardait de travers. . . Soudain, il se frappa le front. Archimède avait bien trouvé, lui ! Sur le plus haut rayon d’une bibliothèque bâillait un effroyable in-folio. S’en saisir, y puiser, en un clin d’œil mon vaillant précepteur fit tout cela. Dans ses mains, le tome énorme voltigeait comme un fétu. Quel était ce livre ? Avec une agitation bizarre j’y jetai les yeux à mon tour. terreur ! Invincible effroi ! de l’hébreu 1 Pierre-Charles y lisait de gauche à droite les caractères cunéiformes et tandis qu’il syllabait, effaré, ses prunelles noires étincelantes envoyaient de toutes parts, autour de lui, des éclairs terribles. « Assez ! criai-je en lui demandant grâce, assez ! » « Animal ! lâche ! tu ne veux donc pas devenir artiste ? » Il était superbe d’attitude et de physionomie ! Emu, mais nullement fâché de ces âpres paroles, qui me prouvaient combien grande était l’amitié qu’il avait pour moi, je lui tendis cordialement la main. Il se ravisa sur-le-champ et fut le premier à rire de sa saillie qu’il me pria de lui pardonner. « Reprenons haleine, ajouta-t-il, et puis à la rescousse ! Il faut, coûte que coûte, dénicher le merle blanc ! » Opiniâtres, nous nous remîmes encore à l’étude ; mais bientôt épuisés de tant d’efforts infructueux, nous dûmes, cette fois, abandonner le combat. Il fut entre nous décidé que l’expression réfractaire à nos vœux et victorieuse de notre obstination serait laissée en blanc et qu’on remplirait le vide à l’imprimerie, avant la mise en pages. On avait toute la soirée et toute la nuit pour enfanter, et l’enfantement aurait lieu, fallût-il pour cela se servir du forceps. « Ainsi soit-il ! » murmurai— je ; et nous causâmes de politique en fumant des cigares.

Si jadis, en 48, ce curieux « enfant du siècle » et de aria avait professé hautement sa foi républicaine et coi lié le bonnet phrygien, il s’était, malheureusement, depuis lors, désintéressé de la démocratie, et vivait à cet égard dans une trop profonde indifférence, qu’il m’autorisait à blâmer tout en se moquant de ce qu’il appelait mes roiujes lubies ! « Allez ! plus tard, vous abjurerez Marianne, vous aussi ! » Non seulement ce pronostic ne s’est point vérifié, mais encore j’affirme qu’il ne se réalisera point. En matière religieuse, l’homme se disait catholique ultramontain. Pur dandysme ! Il ne croyait, au fond, ni à Dieu ni à diable, bien qu’il feignît de craindre et de révérer Satan, « ce rusé doyen ! » Ne pouvant guère nous entendre sur ces mystagogies, j’avais toujours soin de ramener la conversation sur l’esthétique, et c’est alors que je buvais vraiment du lait à l’entendre arguer. Ordinairement très sobre, avec ses intimes, de ces harangues dont il aimait à éblouir le « vulgum pecus », quand il consentait à poser pour la galerie, ce nerveux et correct orateur, encore agité de la fièvre du travail, eut envie, ce jour-là, de phraser pour moi seul, et, dérogeant à ses habitudes, il improvisa. Quelle verve et quel feu ! Loin de me décocher un de ces discours bizarres et froids, savamment alambiqués, dont, en d’autres circonstances ainsi qu’en d’autres lieux, il" n’eût pas manqué de stupéfier l’aimable bourgeois, il s’exprima chaudement, à bâtons rompus, impétueux et naïf comme un cœur de vingt ans. Avec quel enthousiasme il me dépeignit toutes ses passions artistiques et mit devant moi « son âme à nu ». Selon lui, notre langue était la reine des langues, et les lettres le premier des arts. Elle les avait tous engendrés et conçus, la littérature ; aussi les dominait-ellestous. Ils devaient donc s’incliner devant elle et lui rendre grâces avec humilité. N’était-elle pas pleine de rythmes, et de rythmes plus merveilleux et plus nombreux que ceux afférents à la musique ; et, comme cette dernière, n’avait-elle pas, elle aussi, ses rondes, ses blanches, ses noires, ses croches, ses doubles et ses triples croches, ses andante, ses rugissements et ses soupirs ! On avait beau dire et beau faire, un vers cornélien serait toujours plus sculptural qu’une statue, et la ciselure des mots l’emporterait éternellement sur la ciselure des métaux ou des marbres, et les peintres ne tireraient jamais de leurs palettes que des couleurs bien ternes à côté de celles que le poète, lui, peut extraire de son écritoire. Examinez : ce mot n’est-il pas d’un ardent vermillon, et l’azur est-il aussi pur, aussi bleu que celui-là ! Regardez : celui-ci n’a-t-il pas le doux éclat des étoiles amorales et celui-là la pâleur livide de la lune ? Et ces autres, où s’allument des scintillations égales à celles des crinières inextricables des comètes ? Et ces autres encore !… On y découvre les arborescences splendideset prodigieuses du soleil ! Les aveugles, seuls, sont dans l’impossibilité de distinguer cela. « ^ oyez, voyez donc ! » Et le puissant psalmiste, en proie à je ne sais quel accès lyrique, avait des gestes pompeux et des regards on ne peut plus extraordinaires. Evidemment, ce qu’il disait, il le sentait, il le voyait au delà, je ne sais où. Tout à coup, sa parole, éclatante et précipitée, devint plus lente et plus grave : il révéla la valeur morale des mots. Sérieusement, à son avis, il y en avait de charitables, il y en avait de haineux ; il en connaissait de lâches, de superbes, de fort ingénieux et de fort perfides ; il y en avait de petits, il y en avait de médiocres, il y en avait de grands ! « Ah ! vous riez ! Eh bien, riez à votre aise ; mais écoutez-moi, je le veux ! Il en est des mots, vous dis-je, comme des hommes ! On en trouve qui sont royalistes et d’autres qui sont républicains ; on en rencontre de divins et l’on en découvre de diaboliques ; il y en a qui sont bêtes et d’autres qui sont intelligents ; enfin il en est qui ne sont rien, pas même bâtards ! Allez, allez, on a beau les écrire tous à l’encre noire sur du papier blanc, certains n’en paraissent pas moins radieux comme le jour, ou sombres comme les ténèbres ; immaculés comme le lys ou rouges comme le sang ! » — Et le vatès, en délire, s’extasiait… « Avec de patientes conjonctions de mots, s’écria-t-il, on arrive à tout : au subtil, au gracieux, au profond, au sublime ! Artiste, de la terreur ? — En voilà ! — De la lumière ? — En voici ! — Rapsode, fais-moi rire ou fais-moi pleurer ? Trouvère, charme-moi, ranimemoi ?… La lyre obéit, et les cœurs attentifs sont par elle enivrés ou meurtris. Oui, les lettres sont le premier des arts ! En faisant de la littérature, on fait à la fois de la peinture, de la sculpture, de la musique, et je ne sais quoi de plus auguste encore ! Le poète crée, il usurpe sur Dieu ! C’est ainsi… L’écrivain, vous disje, est l’homme par excellence, le grand ouvrier ! En écrivant, il dessine, il peint, il grave, il burine, il nivelle, il émaille, il sculpte, il pense, il chante, il rêve, il spécule, il aime, il hait, il fait toutes ces choses en n’en faisant qu’une seule ; il accomplit ces diverses fonctions en exerçant la sienne, qui les contient toutes ! Il est Pan, il est tout ! Il est enfin, parmi les artistes,, le Roi ; de même que parmi les hommes et les mots, le Verbe est Dieu ! . . . »

Cette noble et transcendantale dissertation avait pris fin depuis déjà longtemps que j’entendais encore vibrer à mon oreille la parole métallique et souveraine de Pierre-Charles, f S’il s’est, hélas ! à jamais tu, moi, je l’entends et l’entendrai toujours, ce subtil grammairien, cet impeccable polisseur de phrases, ce guide insigne, ce suprême rhéteur dont je m’honore d’être l’élève et qui fut mon ami ! »

Léon Gladel (i)

(i) Cet article par endroits, dans son début surtout, n’a peut-être pas été sans étonner le lecteur, qui y a appris que Baudelaire signait Pierre-Charles, qu’il était l’auteur des Roses noires et des Ciels factices, qu’il avait séjourné à la Haye, etc. Il est à peine besoin de remarquer que Cladel ici, sans doute pour se ménager plus de liberté envers son modèle, peut-être pour piquer la curiosité du lecteur, procède par allusions. On doit donc traduire « Roses noires » par Fleurs du mal, « Ciels factices » par Paradis artificiels, « La Haye » par Bruxelles, etc.

Quant à la citation du bas de la p. 236, elle est empruntée, autant que nous nous souvenions du moins, non à un poème en prose, mais à la préface des Histoires Extraordinaires. Encore le texte n’en est-il pas tout à fait exact.