Charles Baudelaire, sa vie et son œuvre/VI

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VI

DERNIÈRES ANNÉES À PARIS



Lorsque parut la ſeconde édition des Fleurs du mal, on peut dire que Baudelaire était en pleine poſſeſſion de la renommée. Les critiques amères & injuſtes, dont le livre avait été l’objet, lors de ſa première apparition, s’étaient tues à ce ſecond avénement. L’auteur & l’œuvre avaient profité à ces premières attaques qui conſolident le ſuccès par la réſiſtance. Ceux qui ont vu Baudelaire à ce moment de ſa vie, ſouriant, frais, jeune encore ſous ſes longs cheveux blanchiſſants, ont pu reconnaître en lui l’action ſalutaire & calmante du temps & de la faveur conquiſe. Les inimitiés déſarmaient ; des ſympathies nouvelles, jeunes, venaient à lui. Lorſqu’à la fin de la journée, il deſcendait sur le boulevard, il trouvait ſur ſon paſſage toutes les mains ouvertes, & il les ſerrait toutes, meſurant son exquiſe politeſſe ſur le degré d’habitude, ou de familiarité. Sous cette impression de bienveillance générale, les âpretés, les méfiances de ſa jeuneſſe avaient diſparu. Il était devenu plus qu’indulgent, débonnaire, patient à la ſottiſe & à la contradictions. Chacun trouvait en lui un cauſeur charmant, commode, ſuggeſtif, bon vivant, inoffenſif pour tous, paternel & de bon conſeil pour les jeunes. Les ouvrages qu’il publia de l’une à l’autre édition des Fleurs du mal, & après la ſeconde, les Paradis artificiels, le Salon de 1859, la Notice ſur Théophile Gautier, les Caricaturiſtes français & étrangers, les troiſième & quatrième volumes de la traduction des œuvres d’Edgar Poë, Aventures de Gordon Pym & Eureka, l’étude ſur Conſtantin Guys & l’étude ſur Delacroix, enfin les Poëmes en proſe, œuvre originale, commencée à l’imitation ou mieux à l’émulation des Fantaiſies de Louis Bertrand, mais à laquelle le génie particulier de l’émule enleva bientôt tout caractère d’imitation, tous ces ouvrages, auſſi variés que nombreux, fortifièrent le ſuccès du poëte & engraiſſèrent ſon laurier. Je ne ſaurais laiſſer paſſer ſans mention ſpéciale le Salon de 1859, qui fut peu remarqué à cauſe du peu de publicité du recueil, d’ailleurs très-eſtimable, où il parut. Ce travail, plus développé que les autres œuvres du même genre publiées par Baudelaire (il a ſoixante pages de Revue, d’un texte compacte), eſt écrit avec une maturité, une ſérénité parfaites. C’eſt comme le dernier mot, l’expreſſion ſuprême des idées d’un poëte & d’un littérateur ſur l’art contemporain ; c’eſt le bilan des enthouſiaſmes, des illuſions & auſſi des déceptions que nous ont cauſés, à tous, les artiſtes dont nous nous ſommes tour à tour épris & détachés. L’auteur a mêlé à ſes jugements des biographies, des anecdotes, des rêveries poétiques et philoſophiques, qui font l’office & l’effet des intermèdes de musique dans une comédie. Au ton dont il parle de ſes juſticiables, ſculpteurs, peintres, graveurs, deſſinateurs, on ſent qu’il les a aimés & qu’il s’eſt aſſocié à leur deſtinée et à leurs efforts. Je note une page ſaiſiſſante ſur l’infortuné Méryon, dont le talent myſtérieux & pathétique allait à l’âme de Baudelaire ; plus loin une recommandation chaleureuſe & inſiſtante pour un jeune peintre de marines, qu’il avait connu au Havre, M. Boudin. Il eſt pris de repentirs à l’endroit de tels peintres qu’il avait fort malmenés dans ſa jeuneſſe ; & en même temps il réclame contre l’ingratitude du public envers des artiſtes bruyamment applaudis il y a trente ans, & depuis lors mis en oubli. C’eſt une hiſtoire, & c’eſt une confeſſion. Je ne crois pas que nulle part ailleurs on ait parlé plus complétement, avec une éloquence plus ingénieuſe & plus de ſympathie des campagnes de l’art contemporain.

Ainſi, il s’acheminait vers cette vie de repos, ordonnée & calme, à laquelle il aſpirait depuis longtemps. La petite maiſon de ſa mère à Honfleur & ſon jardin de fleurs ſuſpendu au bord de la Manche lui apparaiſſaient comme le nid, comme la retraite prédeſtinée. Il y expédiait peu à peu les collections de deſſins & d’eſtampes, les tableaux, les livres dont il faiſait acquiſition dans ſes promenades, ou qu’il recevait en préſent de ſes amis. Selon ſon projet, ſa vie devait ſe partager entre ces deux ſéjours : il irait ſe repoſer de l’agitation de Paris en face d’un horizon immuable, au bruit cadencé de l’Océan, de cette mer qu’il avait tant aimée & tant chantée. Il travaillerait là régulièrement, ſans trouble, à loiſir ; puis, las de ſolitude & d’infini, il reviendrait chercher la diſtraction & l’excitation néceſſaires pour remettre ſon eſprit en haleine. Il réglerait ici ſes affaires avec les éditeurs & les journaux, ferait ſes recettes, paierait ſes créanciers ; il reverrait le Louvre, les boulevards, les théâtres, viſiterait ſes amis, &, ſa curioſité amuſée, ſes oreilles repues, il retournerait dans ſon ermitage. Le plan n’était pas ſeulement admirable ; il était ſage & pratique.

Hélas ! comme le dit Théophile Gautier aux dernières pages de ſa biographie d’Honoré de Balzac : « C’était trop beau ! » Baudelaire auſſi devait juſtifier la ſuperſtition des muſulmans, qui redoutent, comme un avant-coureur de calamités, la plénitude du bonheur.