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Charlette/10

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H. Simonis Empis, éditeur (p. 139-154).
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IV

« … Elle eut un long tressaillement,

ses yeux s’entr’ouvrirent, laissant couler deux grosses larmes.

— Oh ! vous ! fit-elle avec un reproche, une déception suprèmes… »

(Page 153.)

Charlette était seule absorbée dans une lecture, lorsque le domestique introduisit Jean Hallis. Elle se leva précipitamment, rejetant son livre sur une table. L’écrivain se pencha et examina le volume en souriant doucement :

— Vous lisiez un de mes romans ?.…

Elle se détourna, appuyant son front à la fenêtre dont le store était relevé, dérobant son visage troublé, incapable de prononcer une parole.

En cet instant, émue par la passion des lignes qu’elle venait de lire, bouleversée par l’apparition soudaine de Jean, s’il lui eût tendu les bras, elle s’y fût jetée, ses effrois, sa raison, sa volonté fondus en un souhait ardent de tendresse, d’amour.

Hallis hésita. Il apercevait son émoi, mais le pénétrait pas complètement. Malgré sa perspicacité aiguisée d’amant et de romancier, il était homme et ne parvenait pas à démêler le chaos de sentiments adorablement purs et de sensualité inconsciente qui se lève en une vierge que la passion commence à effleurer.

Elle eût été un peu moins innocente qu’il eût dû en cette minute se montrer prudent, de crainte de l’effaroucher. Telle qu’était Charlette, n’importe quel élan d’amour sincère l’eut conquise à jamais, l’eut faite, elle si seule, si abandonnée, esclave de celui vers qui s’élançait aveuglément sa nature aimante, son besoin d’adorer et d’être chérie.

Il crut se l’assurer en la tranquillisant ; d’ailleurs, il avait un projet qu’il tenait à réaliser. Des paroles quelconques firent oublier son émotion à Charlette, et, cinq minutes plus tard, tous deux causaient gaîment.

Que faites-vous ici toute seule ? demanda Hallis.

Elle désigna le roman abandonné, et avec une malice :

— Vous voyez, rien d’intéressant… je lisais.

Il sourit.

— Où est votre mère ?

Elle fit un geste d’ignorance.

— Je ne sais pas. — Quelle heure est-il ?

Et, elle s’empara de la montre que Hallis tirait, enfantinement heureuse de manier quelque chose appartenant à l’écrivain.

— Maman rentrera probablement dans une heure…

Comme elle rendait le bijou à Jean, leurs doigts se frôlèrent, il sentit les frisons de Charlette l’effleurer. Il sourit, persuadé cette fois qu’elle aurait reçu la caresse de ses lèvres sans résistance, que, même, elle l’appelait.

— Je croyais que vous alliez tous les jours à l’atelier de votre cousin ?

Elle eut un regret.

— Aujourd’hui, il y a eu un malentendu… Samela n’est pas venu me chercher, et je n’ai personne pour me conduire chez lui…

— Voulez-vous que je vous y mène ?… j’ai une voiture en bas.

Elle battit des mains, se levant aussitôt.

— Certes !…

Il la retint, comme elle courait déjà chercher son chapeau.

— Vous êtes bien pressée de me quitter !… Vous vous ennuyez donc avec moi ?

Elle lui jeta un regard vif, soudain très sérieuse.

— C’est moi plutôt, qui dois vous ennuyer, dit-elle avec une timidité.

Il l’attira.

— Pensez-vous réellement ce que vous dites ?

Elle attacha sur l’écrivain ses yeux sincères, où une profonde admiration se lisait.

— Oui, prononça-t-elle lentement, avec une expression chagrine. Comment une petite fille telle que moi pourrait-elle vous intéresser !…

Et, d’un geste spontané, elle se laissa glisser, presque agenouillée, sur un petit siège bas, près de Hallis.

— Vous ne pouvez vous imaginer combien je vous admire, fit-elle à voix basse, légèrement tremblante. Souvent, auprès de vous, quand vous vous montrez si bon, si gai… j’oublie qui vous êtes. Mais lorsque je reprends vos livres, j’ai peur et honte d’avoir osé vous traiter vous !… comme un ami…

Jean avait abandonné la main de la jeune fille, ses yeux inquisiteurs, glacés, sondant cette âme ingénue et enthousiaste qui se livrait. Enfin, ses traits se détendirent, il sourit.

— Alors, vraiment, vous ne vous doutiez pas que je suis venu, uniquement pour vous aujourd’hui ?…

Charlette bondit, rougissant.

— Non, fit-elle avec une précipitation.

Il essaya de reprendre sa main.

— Voyons, soyez aussi franche que tout à l’heure… Qu’avez-vous pensé en me voyant ?

Elle s’échappa.

— Je ne sais pas ! dit-elle avec impatience.

Hallis n’insista pas. Et, consultant sa montre :

— Mettez votre chapeau, je n’ai que le temps de vous déposer avenue Victor Hugo..

Lorsqu’elle revint, agrafant à la hâte sa jaquette de martre, Hallis l’examina attentivement.

— Pourquoi Samela ne fait-il pas votre portrait ? demanda-t-il soudain.

La figure de Charlette s’éclaira.

— Nous n’y avons jamais songé… C’est une très bonne idée !…

— J’y ai pensé plus d’une fois… et, la preuve en est que je vous ai rapporté un costume oriental qui fera de vous un petit modèle très passable…

Charlette rit.

— Oh ! je serais ridicule, affreuse !…

Il la considérait.

— Mais non, avec vos cheveux sombres et votre teint mat, vous deviendrez une turque très gentille. Si vous voulez, nous prendrons mes chiffons, et vous les essaierez chez Samela. Il nous dira si je me trompe.

Elle acquiesça, et tous deux gagnèrent la voiture.

Tandis qu’ils traversaient le parc Monceau au pas, Charlette tourna son doux regard ému vers l’écrivain.

— Alors, là-bas, vous avez un peu pensé à moi ?

Il eut une soudaice sécheresse.

— Oh ! ne vous montez pas la tête !… J’ai acheté ce costume par hasard… J’en ai d’ailleurs bien d’autres chez moi…

Elle se rejeta au fond de la voiture, singulièrement blessée, ne remarquant point la contradiction des paroles actuelles de Hallis et de celles qu’il avait prononcées auparavant. Jusqu’à la demeure de l’écrivain, ils ne parlèrent plus.

— Venez, fit-il avec une brusquerie, lorsque la voiture s’arrêta. Je ne puis vous laisser seule dans ce fiacre.

Et, pendant qu’elle descendait sans aucune objection, il s’étonna de la petite émotion sincère de regret et de honte qui l’avait saisi inopinément ; et, il la savoura.

— En vérité, je rajeunis, pensa-t-il.

Ils prirent l’ascenseur ; au second étage, Hallis arrêta et ouvrit la porte de l’appartement.

— Tiens, remarqua Charlette très tranquille, votre antichambre ressemble tout à fait à la nôtre…

Hallis la fit entrer dans son cabinet de travail, et la quitta aussitôt.

— Attendez-moi un instant.

Très vaste, la pièce montrait dans son ameublement un curieux mélange d’austérité et de recherche féminine. De vieilles tapisseries verdâtres tendaient Page:Pert - Charlette.djvu/157 Page:Pert - Charlette.djvu/158 Page:Pert - Charlette.djvu/159 Page:Pert - Charlette.djvu/160 Page:Pert - Charlette.djvu/161 Page:Pert - Charlette.djvu/162 Page:Pert - Charlette.djvu/163 Page:Pert - Charlette.djvu/164

Et, ses lèvres à l’oreille de la jeune fille inerte, pétrifiée, il continua avec une véhémence passionnée :

— N’avez-vous jamais compris ce que mes livres vous disaient ?… À présent, ne me comprenez-vous pas quand je vous dis que je vous adore !… Que je vous veux !…

Un peu haletant, il se redressa, étudiant avec avidité l’émotion de la jeune fille.

Immobile dans ses bras, elle ne se débattait point, n’essayait plus de fuir. Sa tête se renversait un peu, sans force, et de son visage décoloré, aux lèvres serrées, aux paupières closes, s’échappait l’expression d’une douleur poignante.

— Charlette ? prononça-t-il avec plus de douceur.

Elle eut un long tressaillement, ses yeux s’entr’ouvrirent, laissant couler deux grosses larmes.

— Oh ! vous ! fit-elle avec un reproche, une déception suprêmes.

Il la quitta aussitôt ; et, à pas lents, il sortit de la chambre, car il ne voulait d’elle que sa possession morale.