Chateaubriand (Ferdinand Brunetière)

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Chateaubriand (Ferdinand Brunetière)
Revue des Deux Mondes4e période, tome 148 (p. 961-974).

CHATEAUBRIAND[1]

Messieurs, — et aussi Mesdames, car enfin, dans cette journée consacrée tout entière à Chateaubriand, ne nous adresserons-nous pas un peu aux femmes, s’il les a beaucoup aimées, et que, peut-être, il leur ait dû, avec certaines qualités de race, ce que son christianisme a dans la forme ou dans le tour, dans la nuance, qui le distingue du christianisme, identique sans doute au fond, mais plus austère pourtant, de Pascal ou de Bossuet, — Messieurs donc, et Mesdames, j’éprouverais quelque inquiétude, et je me sentirais intérieurement troublé, d’ajouter un discours encore à tant d’éloquens discours que vous avez entendus[2] si, d’abord, votre affluence ne me rassurait ; et puis, si je ne m’avais mon excuse toute prête, ou ma justification, dans le lieu où je parle de Chateaubriand, dans la complexité de son génie, et dans les circonstances qui m’ont permis d’accepter d’en parler. Les circonstances, — si jamais, et je crois que je vous le montrerai, son œuvre n’a été, je ne dis pas plus « vivante » seulement, mais plus « actuelle » que de nos jours, et depuis une quinzaine d’années ; — son génie, si nous pouvons être assez sûr que nos éloges ne l’accableront point ; — et le lieu enfin où je parle, à deux pas de son berceau et à quatre pas de sa tombe.

Il est vrai que, comme je devais m’y attendre, toutes les raisons, ou presque toutes, que vous pouvez avoir d’être fiers de Chateaubriand, ici, à Saint-Malo, et dans votre Bretagne entière, on vous les a données. M. de la Borderie, le patient, le savant, l’exact historien de votre grande province, vous les rappelait encore il n’y a qu’un instant. Qu’y pourrais-je bien ajouter ? Et, — avec une autorité d’expérience que je n’ai pas, n’étant pas Breton moi-même, — quand on vous a dit que Chateaubriand avait fait passer dans son œuvre tout ce que la terre de Bretagne, ses grèves et ses landes, ont de charme doux, mélancolique et prenant, que reste-t-il encore à dire, ou à faire ? Il reste, si je le puis, à préciser ce que M. de la Borderie, et avant lui M. de Vogüé, et ce matin le Père Ollivier n’ont voulu qu’indiquer d’un trait ; il reste à parler en critique ou en historien de la littérature ; et, par exemple, il reste à montrer ce qu’il y a eu d’original, de hardi, d’absolument neuf en son temps, à faire entrer, comme Chateaubriand, toute une grande province, avec sa physionomie particulière et locale, dans le domaine déjà si riche alors de la littérature française.

Essayons de nous en rendre compte. Lorsqu’il y a de cela quelque cent cinquante ou deux cents ans, un Lesage, l’auteur de Gil Blas, qui était de Sarzeau, ou un Duclos, l’auteur des Considérations, qui était de Dinan, débarquaient à Paris par le coche, quel était en effet leur premier soin, et le plus pressant ? sinon de dépouiller en quelque sorte leur province ; de prendre, autant qu’ils le pouvaient, l’air de la grande ville, le ton du beau monde, ses ridicules au besoin ; et d’étonner finalement par l’excès de leur « parisianisme » les Parisiens de Paris eux-mêmes. Rougissaient-ils donc de leur origine ? ou pensaient-ils que ce fût une infériorité que de n’être pas né sous les piliers des Halles ? Je ne le crois pas ; mais, en ce temps-là, la mode était de ressembler à tout le monde. Corneille était Normand et Racine était Champenois : nous en douterions-nous, si nous ne le savions ? et que trouvez-vous de si « champenois » dans Andromaque, ou de si « normand » dans Polyeucte ? C’est différent, quand on est prévenu. Quand on sait que Bossuet était de Dijon, on discerne aisément des traits de ressemblance, des rapports intimes, des analogies profondes entre le caractère de son éloquence, et « les airs, les eaux et les lieux » de Bourgogne. On a peut-être plus de peine à reconnaître un Gascon dans l’auteur du Télémaque, mais dès qu’on est averti qu’il était de Sarlat, on cherche « le cadet, » et on finit par le découvrir. Mais, encore une fois, il faut être averti. Et, généralement, ce que chacun de ces grands écrivains a de particulier, de personnel, d’unique en son genre, n’est rien de « local », de provincial, de caractérisé géographiquement. Chateaubriand tout au contraire ! Il est Breton, d’abord et entièrement Breton. Et je veux bien qu’en le disant nous songions comme involontairement aux Mémoires d’outre-Tombe. Mais, voyez pourtant, qu’apercevez-vous de « suisse » ou de « genevois » dans les Confessions de Rousseau ? Et s’il y a certainement de jolies descriptions du Valais dans l’Héloïse, ce n’est pas dans les descriptions ou dans les souvenirs d’enfance de Chateaubriand que je reconnais sa Bretagne, mais plutôt dans la poésie pénétrante et subtile dont toute son œuvre est imprégnée, mais dans le « vague » de cette poésie même, et quand je remonte jusqu’à l’origine d’où elle est dérivée.

Un Allemand, — illustre d’ailleurs, et justement illustre, — a quelque part écrit « qu’il n’avait été donné qu’aux Grecs et aux Germains de s’abreuver aux sources jaillissantes des vers et à la coupe d’or des Muses. » Je ne dirai de mal aujourd’hui ni des Germains ni des Grecs ; et je ne parlerai pas des Italiens, si ce n’est pour faire observer en passant que Pétrarque et Dante sont peut-être d’assez grands poètes, et de taille ou d’envergure à ne redouter aucune comparaison : l’épopée grecque elle-même a-t-elle rien qui soit au-dessus de la Divine Comédie ? Quand il laissait échapper cette boutade, le savant Mommsen, — car c’était lui, — oubliait en tout cas la poésie celtique, et nous, alors, il y a trente ans, ignorance ou modestie, nous n’en osions pas revendiquer les titres. Mais un autre Allemand, plus illustre encore, — puisque c’est Richard Wagner, — nous en a rendu le courage ; et, s’il y a d’autres sources de poésie, le monde entier convient présentement qu’il n’y en a ni de plus abondante, ni de plus originale que celle où l’Allemagne, lassée de ses Niebelungen, a elle-même puisé Tristan et Parsifal. C’est qu’il n’y en a pas dont la mélancolie douloureuse et passionnée, dont le caractère voluptueux et tragique, dont la tristesse enivrante réponde mieux à ce qu’il y a de plus profond dans les aspirations de l’âme contemporaine[3]. Et, Messieurs, n’est-ce pas ce que voulait dire Théophile Gautier quand il louait Chateaubriand d’avoir « inventé la mélancolie et la passion moderne » ? Non, Chateaubriand n’avait pas inventé la mélancolie moderne ; il l’avait « retrouvée ; » et, pour la retrouver, il n’avait eu qu’à écouter murmurer en lui les voix de la terre natale.

Vous souvient-il quel nom, dans sa jeunesse, et déjà, dans sa maturité commençante, lui donnaient ses amis littéraires, les Fontanes et les Joubert ? ils l’appelaient « l’Enchanteur » ; et ce nom n’est-il pas bien caractéristique ? Assurément, en le lui donnant, les Fontanes et les Joubert ne songeaient ni de Merlin ni de Viviane ! Avaient-ils seulement entendu parler de la forêt de Brocéliande ? ou connaissaient-ils cette parenté que l’âme bretonne a de tout temps aimé entretenir avec les mystères de la nature ? Mais, dans la qualité du génie de leur ami, ne réussissant pas à s’en expliquer le prestige, ils trouvaient, et ils avaient raison, je ne sais quoi de « magique. » Ils se rendaient compte, à une syllabe près, de ce qu’ils admiraient dans Andromaque et dans Iphigénie, dans leur Télémaque à plus forte raison : ils pouvaient le dire ; ils le disaient. Mais d’Atala, de René, du Génie du Christianisme, de l’Itinéraire ou des Martyrs, le charme qui se dégageait mettait leur critique en défaut. Séduits d’abord, ils se reprenaient, ils essayaient de rompre le cercle ; mais l’enchanteur était le plus fort ; et il fallait se rendre ; et on était heureux de s’être rendu. N’est-ce pas ainsi qu’agissent vos légendes ? On en sourit d’abord, comme de toutes les légendes, et la raison, la « froide raison » y résiste, mais insensiblement elles nous prennent, et nous ne voyons pas, nous ne saurions pas définir, mais nous sentons en elles quelque chose qui n’est pas dans les autres, — par exemple, dans les légendes des pays de lumière. Elles sont filles de la terre de Bretagne, dont la séduction n’opère pas tout de suite, ni sur tout le monde, ni par des moyens ordinaires, de ceux qui sont énumérés dans les Guides : et les amis de Chateaubriand ont bien pu s’en étonner ; mais vous. Messieurs, et vous. Mesdames, dans la nuance de sa mélancolie, vous avez reconnu le Breton, et qu’importe que les autres ne l’aient pas « reconnu, » s’ils en ont subi le charme impérieux ?

Ajoutons encore un trait. Dans une page souvent citée de son Génie du Christianisme, Chateaubriand a chanté les printemps de la Bretagne ; mais, vous le savez, quand vos landes se hérissent de la verdure de vos genêts, ou s’étoilent de l’or de vos ajoncs, le granit perce, affleure et reparaît toujours. C’est ainsi que le génie de Chateaubriand, de quelque douceur qu’il s’enveloppe, n’en a pas moins toujours gardé quelque chose de l’âpreté du sol natal. Quand on a voulu toucher à ce qu’il aimait, l’enchanteur a fait place au polémiste le plus redoutable ; et, sans vouloir parler ici de politique, vous rappellerai-je tant de portraits vengeurs dont il a rempli la galerie de ses Mémoires d’outre-tombe ? Mais plutôt, nous le louerons ensemble de sa fidélité à lui-même, de son obstination, de son « entêtement » dans ses convictions. Nous y verrons la marque de son origine, si ce manque de souplesse, si cette rare et heureuse incapacité de plier se retrouve chez tous vos Bretons, dans un Lamennais comme dans un Lesage, dans un Duclos, puisque je les ai déjà nommés. Et nous dirons que ce trait qui unit entre eux tous vos grands hommes, — et même de moindres, — s’il fait donc l’un des caractères de la race, vous est, à vous, une raison de plus de vous reconnaître dans Chateaubriand, et à nous, de saluer en lui le génie de sa province[4]. Il n’en a pas été seulement la plus glorieuse, mais peut-être aussi la plus complète et la plus noble expression.

Est-ce de cela qu’on lui en a voulu ? je veux dire de cette fierté dont ses amis eux-mêmes ont quelquefois éprouvé la rudesse ? Toujours est-il qu’au lendemain de sa mort, on lui a fait chèrement payer sa gloire ; et, au signal donné par Sainte-Beuve, dans un livre fameux, peu s’en est fallu que toute une jeune génération, formée à l’école de Voltaire, n’attaquât dans l’auteur des Martyrs jusqu’à l’artiste et jusqu’au poète. Cinquante ans ont passé depuis lors, et nous sommes redevenus plus justes. Il n’est personne aujourd’hui qui ne reconnaisse dans Chateaubriand le père du romantisme, — le Sachem, a dit spirituellement Théophile Gautier, — et en effet, toutes les conquêtes du romantisme, j’entends les conquêtes durables, c’est lui qui les a réalisées. Il a « rouvert la grande nature fermée ; » il a étendu jusqu’aux proportions de la fresque les descriptions en « miniature » de Bernardin de Saint-Pierre ; il a revêtu de la splendeur de son coloris les descriptions « monochromes » de Rousseau ; il a mêlé son âme aux choses et elles en ont été comme renouvelées ; il a noté le premier, je ne dis pas seulement les harmonies, mais les affinités ou les correspondances qui relient l’homme à la nature ; et, Messieurs, si je n’y insiste pas, c’est que, de toutes les parties de son œuvre, il n’en est aucune qu’on ait louée davantage, ni mieux, en termes plus heureux, à commencer par Sainte-Beuve, et dans le camp même de ses ennemis les plus acharnés[5].

C’est également lui qui, en émancipant le Moi d’une contrainte deux fois séculaire, et en lui rendant la liberté de s’épancher continûment dans l’œuvre du poète, a rouvert aussi les sources du lyrisme. Le débordement de la personnalité, si dangereux dans tous les autres genres, si déplaisant surtout, est la condition du lyrisme moderne. Et, à ce propos, puisque, non content de louer et d’admirer dans Chateaubriand ce que je blâme, ce que j’ai blâmé si souvent en tant d’autres, je l’y aime, permettez-moi de vous en dire la raison. Il faut l’avouer. Messieurs, rien n’est plus déplaisant ou plus agaçant que cet étalage de soi-même. Nous nous y intéressons d’abord ; nous y prenons plaisir ; nous nous ingénions à en tirer profit. Mais bientôt nous perdons patience ! Nous nous fâchons ! Ils nous ennuient. Nous jetons là le livre. Poètes ou romanciers, quelle rage est la leur de nous prendre à témoin de leurs espérances déçues, de leurs ambitions inassouvies, de leurs rêves trompés ? Est-ce que par hasard ils croient être les premiers ou les seuls qui aient souffert ? qu’on ait trahis ? qui aient pleuré ? Et nous aussi, qui n’en disons rien, nous avons eu nos malheurs et nos déceptions, et nous n’en sommes pas plus fiers, et nous n’en faisons pas de la « littérature » ! Mais c’est précisément l’endroit où je distingue.

Notre impatience a quelquefois raison, et quelquefois elle a tort. Elle a tort quand il s’agit d’un Chateaubriand, qui d’ailleurs et au fond, dans ses Mémoires, n’a pas été très prodigue de renseignemens sur lui-même ; elle a raison quand il s’agit, de qui dirai-je ? d’un Baudelaire ou d’un Sainte-Beuve. Eh oui ! quand on n’est, comme Sainte-Beuve, — je parle du poète, — qu’un étudiant en médecine qui s’est mis à écrire, à disséquer en écrivant, ou à écrire en disséquant, on aura peut-être un jour tous les droits, si l’on réussit (et à l’exception de celui de confesser les autres), mais en attendant, on ne les a pas, et les Confessions de Joseph Delorme n’ont effectivement d’intérêt, même aujourd’hui, que pour leur auteur. On n’a pas non plus le droit de nous entretenir de soi quand, comme un Baudelaire, on n’a usé sa vie de bohème de lettres qu’à promener, au pays Latin, de café en café, ses plaisanteries de mystificateur. Mais, au lieu d’être Baudelaire ou Sainte-Beuve, quand on est Chateaubriand, je veux dire quand on a vécu, vraiment vécu ; quand on a vu les dernières années du règne de Louis XVI et les commencemens de la Révolution ; quand on a parcouru, comme René, les solitudes vierges encore du Nouveau Monde ; quand on a été soldat de l’armée de Condé ; quand on a travaillé pour ainsi dire avec Bonaparte à la restauration du catholicisme en France, quand on est l’auteur du Génie du Christianisme ; quand on est l’écrivain dont une brochure a fait autant de mal qu’une défaite à la cause impériale ; quand on a été l’un des ministres de la monarchie restaurée, l’un aussi de ses ambassadeurs, et, par une contradiction douloureuse, l’un de ses pires adversaires en même temps que l’un de ses plus passionnés partisans ; quand on a connu, fréquenté, traité d’égal tout ce qu’une grande époque a compté d’hommes éminens ; quand on a soi-même le droit de s’égaler à eux ; enfin, quand on a épuisé tout ce que la vie semble réserver de satisfaction et de joies à ses privilégiés, alors, Messieurs, c’est alors qu’il est permis de parler de soi, de son expérience, de ses épreuves, c’est alors qu’il devient intéressant pour nous de savoir ce qu’un homme a pensé de la vie et des hommes, c’est alors qu’il a le droit d’écrire ses Mémoires.

Vous voyez le principe de la distinction. Pour avoir le droit de nous entretenir de sa personne, en prose et même en vers, il faut être assuré de l’étendue, de la diversité, de la singularité de son expérience ; et justement c’est ce qui a fait défaut fi la plupart des disciples de Chateaubriand : pas l’assurance, mais l’expérience. Leur vie a ressemblé à celle de tout le monde, et tout le monde n’est pas René. Mais, vraiment, est-ce au maître qu’il convient d’en faire le reproche ? s’ils ont voulu l’imiter, est-ce lui qui doit porter la peine de leur insuffisance ? et confondrons-nous les grimaces de l’impuissance, ou les contorsions de la vanité littéraire, avec les allures de l’orgueil et le geste du désespoir.

Et ajoutons enfin l’éclat ou la force du style, ajoutons ce sentiment de l’art dont les écrivains du siècle précédent nous avaient, vous ne l’ignorez pas, légué si peu d’exemples. On a montré, tout récemment encore, combien il y avait de ses premiers maîtres dans les premiers écrits de Chateaubriand, et, par endroits, de ressouvenirs de l’abbé Barthélémy jusque dans les Martyrs. Mais tout ce qui leur avait manqué, tout ce que l’abus du rationalisme leur avait enlevé de sensibilité, d’émotion, d’élan, de charme et de poésie, les « nombres » même de la prose. Chateaubriand nous l’a rendu, et pour nous le rendre il n’a eu qu’à se laisser, en quelque sorte, être lui-même. Quel a d’ailleurs été le résultat de cette expérience, vous le savez, Messieurs !


Au fond des vains plaisirs que j’appelle à mon aide
Je trouve un tel dégoût que je me sens mourir,


a dit de nos jours un vutre poète. Ainsi de Chateaubriand ! La disproportion du rêve et des moyens de le réaliser, de l’illusion toujours renaissante et de l’incapacité de la fixer, l’incurable médiocrité de la nature humaine, voilà ce qu’il a trouvé, je ne dis pas dans l’apparente satisfaction des ambitions les plus hautes, ni dans « les vains plaisirs, » mais « au fond désolé du gouffre intérieur, » en se trouvant lui-même ; et, vous m’y attendez sans doute, c’est le moment de le dire, voilà de quel fond de lassitude, de désespoir et de scepticisme, — « nul homme, a-t-il dit lui-même, n’est plus croyant et plus incrédule que moi, » — sa religion l’a seule retiré.

Je ne veux point faire la critique du Génie du Christianisme ; elle nous entraînerait trop loin ; et, aussi bien, je suis prêt à reconnaître la justesse de la plupart des critiques que l’on en a faites. J’en voudrais retrancher, pour ma part, plus d’une page, et j’en voudrais fortifier plus d’un argument. Chateaubriand n’est pas un théologien, un raisonneur, un dialecticien. Mais on ne saurait trop le redire : qu’importe le détail quand l’idée principale est juste, quand elle est profonde, quand elle est féconde ? Je me rappelle un passage de Bossuet, dans son Discours sur l’Histoire universelle. Il vient de discuter les objections que l’exégèse de son temps, celle de Richard Simon, commençait alors à former contre l’Écriture, et tout d’un coup, se dégageant du milieu des subtilités où l’on voulait l’embarrasser, il s’écrie : « Mais laissons les vaines disputes, et tranchons en un mot la difficulté par le fond. Qu’on me dise s’il n’est pas constant que de toutes les versions et de tout le texte, quel qu’il soit, il en reviendra toujours les mêmes lois, les mêmes miracles, les mêmes prédictions, la même suite d’histoire, le même corps de doctrine, et enfin la même substance. « C’est ce qu’il faut dire, Messieurs, de toutes les grandes questions, et de tous les grands livres. Une seule chose est nécessaire, et, selon l’expression de Bossuet, elle se tranche toujours par le fond. Laissons donc les « vaines disputes ; » il y a plus d’une manière de composer un livre ; et la forme en fût-elle moins didactique encore ou plus libre que celle du Génie du Christianisme, c’est à l’idée principale qu’il nous faut nous en rapporter. Or, l’idée principale, l’idée maîtresse de Chateaubriand peut se résumer en ces termes : il y a plus de choses dans le monde que notre philosophie n’en saurait expliquer ; d’autres puissances que la raison raisonnante atteignent ce qui échappe éternellement à ses prises ; et ce qu’elles atteignent est sans doute ce qu’il y a de plus précieux pour l’homme, à savoir l’idéal, le surnaturel et le mystère. Je n’en connais pas de plus « actuelle » ni de plus digne d’être méditée.

J’entends bien que l’on nous répond ici dédaigneusement : « Oui, les raisons du cœur, que la raison ne connaît pas ! la philosophie du sentiment, le Traité de l’existence de Dieu et la Profession de foi du Vicaire savoyard ! Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre, les Harmonies de la nature ! le melon, qui a des côtes afin qu’on le mange en famille ; et les marées qu’on a instituées pour favoriser l’entrée des grands bateaux dans les ports ! Voilà beau temps que la science a dissipé cette enfantine fantasmagorie ! » On continue et on redouble. On nous demande : « Mais qu’est-ce donc, après tout, que le sentiment ? et, à moins de ne rien mettre sous ce mot que de vague et d’indéterminé, qu’y verrons-nous, qu’y voyez-vous vous-même, si ce n’est un raisonnement ou une pensée qui s’ignorent, qui n’ont pas encore la force ou la capacité de créer leur expression, qui s’y évertuent connue au hasard ? Or tel est justement l’objet de la science, et telle est la fonction de la raison. Elles épurent, elles clarifient ce qu’il y a de trouble et de confus dans le sentiment ; elles en éliminent ce que la sensibilité y mêle de tumultueux ; elles en précisent la nature, elles en mesurent la portée, elles le transforment ; et enfin, d’un mouvement qui ne se rendait pas compte à lui-même de sa direction, elles en font une vérité rationnelle. »

Eh bien ! Messieurs, puisque nous raisonnons, c’est là ce que n’a pas admis Chateaubriand, non plus qu’avant lui Pascal, et c’est, ce qu’il me semble, comme à eux, impossible d’admettre. Chateaubriand l’a bien vu, qu’on ne réduirait jamais une tragédie de Racine ou un tableau de Raphaël à un théorème artistique ; et que jamais on n’expliquerait « rationnellement » la nature des émotions qu’éveillent en nous les chefs-d’œuvre de l’art ! Il l’a bien vu, que l’art tout seul, sous toutes ses formes, suffisait à nous démontrer l’existence d’un autre domaine, plus étendu que celui de l’expérience ou de la raison même, et là, vous le savez, s’est trouvé le principe de la nouveauté de sa critique. Ce n’est pas la raison qui nous fait monter aux yeux les « larmes vaines » dont a parlé de nos jours un autre poète : elle les sécherait plutôt ! Ce n’est pas elle qui fait de Mozart un musicien ou de Raphaël un peintre ! Ce n’est pas elle non plus qui a inspiré à Chateaubriand son Génie du Christianisme ! Si l’idéal n’est pas un vain mot, — et il ne saurait l’être puisque enfin quelques-uns d’entre nous l’ont préféré à la réalité, — l’honneur de Chateaubriand est de l’avoir rétabli dans ses droits ; d’avoir, selon son expression, interposé l’idéal entre notre néant et Dieu ; et je le sais bien, c’est aussi ce qu’on ne lui pardonne pas ; sans oser le dire, c’est ce qu’on attaque dans son œuvre apologétique ; et quand on n’en voit plus d’autres moyens, on change alors l’état de la question, et, du terrain de l’idéal, si je puis ainsi dire, on la transporte sur celui du surnaturel.

Acceptons la feinte, — ce n’en est pas tout à fait une, — et, avec l’idéal, contre le rationalisme étroit et mesquin des idéologues de son temps, oui, convenons que Chateaubriand a rendu à ses contemporains le sens du surnaturel. Il n’a pas méconnu les titres de la raison, ni ceux de la science. Mais il a parfaitement reconnu, cinquante ou soixante ans avant nous, que, de tous les côtés, les prétentions de la raison et les ambitions de la science se heurtaient à l’inconnaissable. Il a répondu à l’argument un peu niais, et si peu philosophique, de ceux qui nient le surnaturel parce qu’en effet l’Académie des sciences ne l’a constaté nulle part[6]. L’immutabilité des lois de la nature, ils n’ont que ce mot à la bouche ! Et ils ne réfléchissent pas que, dans un univers dont la forme actuelle ne s’explique pour eux qu’à coups de centaines de millions d’années, c’est peu de chose, et c’e-t une faible garantie qu’une immutabilité de trente ou quarante siècles, l’âge de la Chine : Ils ne songent pas que leurs lois, portant en elles-mêmes le principe de leurs changemens ou de leur contingence, y portent donc aussi celui de leur caducité. « Le ciel et la terre passeront ! » Et ils ne voient pas enfin que l’expérience, étant d’un autre ordre que le surnaturel, ne peut rien prouver ni pour ni contre lui. C’est encore ce que l’auteur du Génie du Christianisme a compris. Quand l’expérience et la raison s’uniraient pour nous contredire, — la raison qui raisonne, la raison qui chicane, — nous avons un sentiment en nous qui nous crie qu’elles se trompent en niant le surnaturel. C’est ce qu’il est venu rappeler à ses contemporains, nourris, comme il l’avait lui-même été, dans la plus pure tradition du « philosophisme ; » et la preuve qu’encore ici il avait touché juste, c’est qu’après un siècle écoulé, qui sans doute peut compter parmi les plus féconds de l’histoire de la science, nous n’avons rien inventé de plus, ni de mieux, pour nous consoler de la profondeur de notre ignorance.

Il n’a pas moins bien parlé du mystère, ni moins à propos ; et quand il a dit, le premier, je crois, « qu’il n’est rien de beau, de doux, de grand dans la vie que les choses mystérieuses, » ce n’est pas en poète seulement, mais en philosophe qu’il s’est exprimé. Aucun sentiment n’avait manqué davantage à nos encyclopédistes, ni ne fait défaut, de nos jours même, à plus de nos savans. Que voulait dire celui d’entre eux qui écrivait naguère « qu’il n’y a plus de mystères » ? Comme si le mystère, en admettant que la science pût un jour l’expulser de la nature ambiante, ne se retrouverait pas au dedans de nous, dans l’énigme indéchiffrable que nous sommes pour nous-mêmes, et dont il faut bien convenir que l’obscurité ne s’éclaire qu’à la lueur incertaine d’une vérité plus haute ! Le mystère, qui est la condition de toute poésie, l’est aussi du peu de connaissance que nous pouvons acquérir de nous-mêmes, de notre nature. Et Pascal l’avait dit avant Chateaubriand ; — j’aime, et j’en ai mes motifs, à rapprocher ainsi Chateaubriand de Pascal[7], — mais Chateaubriand l’a dit d’une manière nouvelle, et de la manière qu’il fallait le dire pour émouvoir, pour persuader, pour convaincre ses contemporains. Et c’est pourquoi, Messieurs, si l’influence de Chateaubriand a été grande sur les romantiques, elle ne l’a pas moins été sur un Bonald, sur un Joseph de Maistre, sur un Lamennais, et généralement sur tous les ouvriers qui dans les premières années de notre siècle ont travaillé à venger le christianisme des sottes plaisanteries ou des calomnies de Voltaire et de sa séquelle. Il a, Messieurs, donné le signal ; son œuvre a été l’étincelle ; et, jusque de nos jours, voulez-vous ressaisir les traces de son action ? C’est ici le moment de le laisser parler lui-même, pour confirmer l’idée que j’ai tâché de vous en donner ; pour suivre, de son Génie du Christianisme à la conclusion de ses Mémoires d’outre-Tombe, la continuité de son dessein ; et pour en prendre enfin l’occasion d’ajouter un dernier trait à son caractère.

Il disait donc en 1838 :

« L’état matériel s’améliore ; le progrès intellectuel s’accroît ; cependant les nations, au lieu de profiter, s’amoindrissent (et la société n’est pas moins menacée par l’expansion de l’intelligence que par le développement de la nature brute)[8] : d’en vient cette contradiction ?

« C’est que nous avons perdu dans l’ordre moral. En tout temps, il y a eu des crimes, mais ils n’étaient point commis de sang-froid, comme ils le sont de nos jours, en raison de la perte du sentiment religieux. À cette heure, ils ne révoltent plus, ils paraissent une conséquence de la marche du temps ; si on les jugeait autrefois d’une manière différente, c’est qu’on n’était pas encore, ainsi qu’on l’a affirmé, assez avancé dans la connaissance de l’homme ; on les analyse actuellement ; on les éprouve au creuset, afin de voir ce qu’on en peut tirer d’utile, comme la chimie trouve des ingrédiens dans les voiries. Les corruptions de l’esprit, bien autrement destructives que celle des sens, sont acceptées comme des résultats nécessaires ; elles n’appartiennent plus à quelques individus pervers ; elles sont tombées dans le domaine public. »

Il cherchait alors le remède à ce mal ; il examinait ceux que d’autres proposaient ; il souscrivait à quelques-uns de ceux qu’imaginait Lamennais, un autre de vos compatriotes ; et finalement, n’en voyant pas d’efficaces qui ne fussent une « laïcisation » de l’idée chrétienne, il disait encore :

« Mes investigations m’amènent à conclure... qu’il est impossible à quiconque n’est pas chrétien de comprendre la société future poursuivant son cours et satisfaisant à la fois ou l’idée purement républicaine, ou l’idée monarchique modifiée.

« Au fond des combinaisons des sectaires actuels, c’est toujours le plagiat, la parodie de l’Évangile, toujours le principe apostolique qu’on retrouve : ce principe est tellement entré en nous, que nous en usons comme nous appartenant, nous nous le présumons naturel, quoi qu’il ne nous le soit pas ; il nous est venu de notre ancienne foi... Tel esprit indépendant qui s’occupe du perfectionnement de ses semblables n’y aurait jamais pensé si le droit des peuples n’avait été posé par le Fils de l’homme. Tout acte de philanthropie auquel nous nous livrons, tout système que nous rêvons dans l’intérêt de l’humanité n’est que l’idée chrétienne retournée, changée de nom, et trop souvent défigurée : c’est toujours le Verbe qui se fait chair. »

Et il terminait enfin, par cette « confession » en même temps que par cette « espérance, » qui ne sont pas seulement les siennes, mais celles aussi de plus d’un de ses contemporains, et des nôtres :

« Des personnes éclairées ne comprennent pas qu’un catholique tel que moi — et il voulait dire, je pense, un catholique dont la vie avait été traversée de tant d’aventures et de tant d’orages, un catholique si différent de ceux qu’on aime à se représenter sous le nom de « cléricaux, » peut-être même un catholique dont la foi avait subi tant de vicissitudes, — des personnes éclairées ne comprennent pas qu’un catholique tel que moi s’entête à s’asseoir à l’ombre de ce qu’elles appellent des ruines : selon ces personnes, c’est une gageure, un parti pris.

« Non, je n’ai point fait une gageure avec moi-même ; je suis sincère ; voici ce qui m’est arrivé : de mes projets, de mes études, de mes expériences, il ne m’est resté qu’un détromper complet de toutes les choses que poursuit le monde. Ma conviction religieuse, en grandissant, a dévoré mes autres convictions ; il n’est ici-bas chrétien plus croyant et homme plus incrédule que moi. Loin d’être à son terme, la religion du libérateur entre à peine dans sa troisième période, la période politique : Liberté, Égalité, Fraternité... Le christianisme, stable dans ses dogmes, est mobile dans ses lumières ; sa transformation enveloppe la transformation universelle[9]... »

J’arrête ici la citation, et je ne me permets plus d’y rien ajouter, aucune explication, aucun commentaire, qui ne pourrait qu’en affaiblir la portée. Je ne fais non plus aucun rapprochement. Je vous renvoie au texte, et il faut le lire tout entier. Mais si ces quelques lignes suffisent à vous eu montrer toute l’actualité, ne conviendrons-nous pas que ce poète l’a été dans toute la force du terme : Vates, prophète autant que poète, et que ce trait achève sa physionomie ? Tant il est vrai. Messieurs, que les pires ennemis du présent ne sont pas toujours ceux qu’on accuse de l’être, et que la vraie manière d’aimer son temps, ce n’est pas d’en jouir comme en en jouissant, mais d’en user, ainsi que Chateaubriand, pour adapter en quelque sorte à la préparation de l’avenir toutes les traditions du passé !

F. B.


Le Directeur-gérant,

F. BRUNETIERE.

  1. Conférence prononcée à Saint-Malo, le 7 août 1898, sous les auspices de la Société des Bibliophiles bretons, et de la ville de Saint-Malo. Je n’en ai rien retranché que l’anecdote de la cuisinière de l’abbé Morellet, — quand le vieil encyclopédiste la faisait asseoir sur ses genoux pour vérifier si Chactas avait pu tenir, en cette position, les pieds d’Atala dans sa main ; — mais j’y ai ajouté, de-ci, de-là quelques phrases, et quelques notes.
  2. Je faisais allusion par ces mots au vigoureux sermon du P. Ollivier, sur Chateaubriand chrétien et patriote, prononcé le matin même dans la cathédrale ; à l’éloquence discours de M. E. M. de Vogüé, parlant sur la tombe de Chateaubriand, au nom de l’Académie française ; et à la spirituelle allocution de M. 1. de la Borderie, parlant à la fois au nom de la Société des Bibliophiles, dont il est le président, et de la Bretagne entière, dont il s’est fait l’érudit, l’exact, l’éloquent historien. Les deux volumes actuellement paru de son Histoire de Bretagne, que nous avons en leur temps signalés à nos lecteurs, annoncent, ou plutôt sont déjà l’un des plus solides monumens que l’érudition contemporaine et locale ait élevés à la gloire d’une grande province.
  3. Je ne crois pas que personne ait mieux caractérisé que Renan, dans des pages célèbres, ce qui fait le charme de cette poésie « celtique. » On me permettra donc d’en détacher quelques lignes dont la vérité d’application à la personne même de Chateaubriand est saisissante : « Comparée, dit-il, à l’imagination classique, l’imagination celtique est vraiment l’infini comparé au fini. Dans le beau Mabinogi du Songe de Maxen Wledig, l’empereur Maxime voit en rêve une jeune fille si belle qu’à son réveil il déclare ne pouvoir vivre sans elle. (Cf. dans les Mémoires d’Outre-tombe la « sylphide » de Chateaubriand). Pendant plusieurs années ses envoyés courent le monde pour la lui trouver : on la rencontre enfin en Bretagne. Ainsi fit la race celtique : elle s’est fatiguée à prendre ses songes pour des réalités et à courir après ses splendides visions. L’élément essentiel de la vie poétique du Celte, c’est l’aventure, c’est-à-dire la poursuite de l’inconnu, une course sans fin après l’objet toujours fuyant du désir. Voilà ce que saint Brandan rêvait au delà des mers, voilà ce que Pérédur cherchait dans sa chevalerie mystique, voilà ce que le chevalier Owen demandait à ses pérégrinations souterraines… »
    Il eût pu ajouter : « Voilà ce que demandait à l’Amérique du XVIIIe siècle le chevalier de Chateaubriand ; » et nous dirons à notre tour : « Voilà ce qu’applaudit aujourd’hui dans ces fictions multipliées et universalisées par le pouvoir de la musique une humanité que le progrès matériel et celui de la science n’ont pas encore guérie de la soif de l’infini. »
  4. J’ai un peu plus appuyé sur cette indication dans une conférence faite à Nantes, il y a trois ans, sur le Génie breton.
  5. C’est peut-être aussi qu’il y a deux ans, faisant à Rennes une conférence sur le même Chateaubriand, — où je l’avais étudié comme rénovateur du sentiment de la nature, du sentiment religieux, et du sentiment de l’art dans la littérature française, ou même européenne du commencement de ce siècle, — je n’ai pas cru possible, ni convenable, à Saint-Malo, de redire les mêmes choses, ou du moins de faire porter le développement sur les mêmes points.
    J’ai consacré encore à Chateaubriand une leçon presque tout entière de mon Évolution de la Poésie lyrique.
  6. A Saint-Malo, où je parlais, je ne pouvais guère en dire davantage, et je remercie mon auditoire d’en avoir déjà tant écouté ; mais ici, comme je me doute bien que cette affirmation de la possibilité absolue du surnaturel soulèvera quelques contradictions, je ne suis pas fâché de reproduire ici l’opinion d’un homme que sans doute on n’accusera pas de « cléricalisme. » C’est M. Charles Renouvier, l’un des maîtres de la pensée contemporaine, et la citation qu’un va lire est tirée de son dernier ouvrage : Philosophie analytique de l’Histoire :
    « Nous ignorons les bornes du pouvoir de l’homme sur la nature, ou les limites de ce que permettent de leur côté les lois naturelles, et surtout l’idée que nous avons de ces lois ne peut légitimement s’étendre jusqu’à nous faire affirmer que jamais une volonté supramondaine n’y introduit tel phénomène que leur seul développement spontané n’aurait pas produit… Ainsi la raison et ce que nous connaissons des lois ne nous obligent pas à nier la possibilité des miracles. Nous n’avons pas non plus le droit de dire que « nous bannissons le miracle de l’histoire au nom d’une constante expérience », et « qu’il n’y a pas eu, jusqu’ici, de miracle constaté. »
    Apres cela, je ne veux point faire de M. Renouvier un défenseur du « miracle » ou du « surnaturel ; » et au contraire, c’est dans ce cas, s’il y croyait, que son témoignage perdrait ici toute sa valeur. Mais, parce « qu’il n’y croit pas, je considère comme capital qu’il nous accorde la « possibilité rationnelle » d’y croire : et, n’admettant lui-même ni la « création » ni la « Providence particulière, » je trouve très intéressant de reproduire encore ces quelques lignes de lui :
    « Les raisons que nous avons admises de rejeter le miracle n’ont point de rapport avec les argumens philosophiques pour ou contre la personnalité de Dieu, la création, la Providence générale, et même l’action divine quand elle est supposée interne à l’âme ou de l’ordre moral. Il n’est pas vrai que la négation de ces croyances s’impose à un esprit réfléchi et cultivé, puisqu’elles n’ont pas cessé d’appartenir au domaine des débats contradictoires en philosophie ; et il n’est pas vrai que le cours des phénomènes doive, à cet esprit cultivé, apparaître nécessairement comme un développement invariablement détermine de causes immanentes ; car ce n’est là qu’une opinion, et il en existe de contraires en philosophie. »
    Et il ajoute, à l’adresse de Renan, dont un agrégé de philosophie me vantait récemment la solide culture philosophique : « Mais les non-philosophes sont toujours les plus dogmatiques pour décider, dans les questions de philosophie. » Ch. Renouvier, Philosophie analytique de l’histoire, T. II. p. 366 et 368.
  7. On me dira peut-être à ce propos que je me forme une idée de Chateaubriand sur le modèle de Pascal ; mais c’est le contraire plutôt qu’il faudrait dire, et, — la remarque en vaut la peine, — c’est Cousin et Sainte-Beuve, peut-être Vinet lui-même, qui se sont formé leur idée d’un Pascal « romantique, » sur le modèle de Chateaubriand. En tout cas, ce qu’il y a d’étrange, encore aujourd’hui, c’est que l’on continue d’opposer la faiblesse des argumens du Génie du Christianisme à la force apologétique des Pensées ; et ce qu’il y a de certain c’est qu’au fond, quand on y regarde avec un peu d’attention, les raisons générales de croire sont exactement les mêmes pour Pascal et pour Chateaubriand.
  8. La phrase que je mets entre parenthèses est tirée d’une autre page des Mémoires. On ne peut pas tout citer !
  9. Voyez les Mémoires d’outre-Tombe, t. VI, p. 365, 370, 376 et toute la « Conclusion ».