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Chez les fous/03

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Albin Michel (p. 33-43).


UN QUARTIER D’AGITÉS


Cette fois j’étais dans l’Ouest. Je tairai le nom de l’asile. Il m’a fallu faire autant de promesses qu’exécuter de cabrioles pendant les mois de cet hallucinant voyage. Ici, donner ma parole d’honneur (cela se pratique encore) ; là, passer pour le parent d’un pensionnaire. Un autre jour, j’étais interne. Je fus gardien. Par un matin ensoleillé, un dentiste arriva dans une maison de fous, j’étais son aide. C’est moi qui portais le davier ! Et j’ai connu bien d’autres professions ! Drapés dans leur manteau couleur d’importance et par surcroît démodé, les fonctionnaires, hauts et bas mandarins de la République, n’ont jamais empêché un journaliste de faire son métier, n’est-ce pas, confrères ?

On m’avait ouvert une cour d’agités.

— Restez là, les gardiens sont prévenus.

Afin de ne pas être pris pour un procureur de la République, j’avais le chef couvert d’un béret. De plus, quand on possède un fond d’innocence et que le « débraillé » ne vous va pas trop mal, on peut fort bien passer inaperçu dans un quartier d’insensés.

Les fous n’ont pas d’uniforme. Cela ajoute à la tragique mascarade. En voici deux tout nus. (Ils adorent être nus.) Entre ces deux, un gentleman coiffé d’un melon se promène. Cet autre porte veston et caleçon ; autour de son bras gauche est son faux col en celluloïd. Ils sont soixante-dix environ, en habit de ville, en bourgeron de travail, et déboutonnés par-ci, par-là, en dehors des limites de la pudeur.

Cela ne hurlerait pas trop sans une espèce de putois qui, tout en dénouant une corde, là-bas, au fond, s’en prend à la terre entière de je ne sais quel affront que lui inflige un être invisible. Il se fâche comme si son ennemi était devant lui. Son ennemi est bien devant lui, mais seul il le voit.

L’air profondément préoccupé, un étonnant magot vient me trouver dans mon coin. Il me fixe une minute, puis se décide :

— Excusez-moi si j’ai la morve au nez, je suis préfet des Côtes-du-Nord. J’ai passé deux fois par la mort, mais je crois encore être vivant. Dois-je ou ne dois-je pas vous choisir comme secrétaire général ? Vous donner le titre, c’est vous conférer une autorité qui, peut-être, dépasse votre intelligence ; me priver de vos services, c’est m’accabler de nouveau sous un travail écrasant.

Il met un doigt contre son front :

— Réfléchissons. Dois-je ou ne dois-je pas, grand chambellan mon père ?



Le fou est individualiste. Chacun agit à sa guise. Il ne s’occupe pas de son voisin. Il fait son geste, il pousse son cri en toute indépendance. Quand plusieurs vous parlent à la fois, l’homme sain est seul à s’apercevoir que tous beuglent en même temps. Eux ne s’en rendent pas compte.

L’un se suiciderait lentement au milieu de cette cour qu’aucun ne songerait à intervenir.

Ils sont des rois solitaires.

Le corps que nous leur voyons n’est qu’une doublure cachant une seconde personnalité invisible aux profanes que nous sommes, mais qui habite en eux. Quand le malade vous semble un être ordinaire, c’est que sa seconde personnalité est sortie faire un petit tour. Elle reviendra au logis. Ils l’attendent.

Si leur conversation paraît incohérente, ce n’est que pour nous ; eux se comprennent. La rapidité de leur pensée est telle qu’elle dépasse les capacités de traduction de la langue.

Ils laissent des mots en route, comme on saute deux marches d’escalier à la fois quand on est jeune et que l’on a du souffle. Les poètes, partis dans le cercle lumineux de leur inspiration, inventent des termes, les fous forgent leur vocabulaire. Les conventions séculaires, qui font qu’un même peuple s’entend parce que les individus de ce peuple accordent aux mots une signification définie, ne jouent pas pour eux. Les fous parlent en dehors des règles établies. Il n’y a pas un peuple de fous : chaque fou forme à lui seul un propre peuple.

Il a sa langue. Ainsi, quand ce jeune homme, qu’un veston de bonne coupe pince à la taille, vient à vous du fond d’un quartier d’asile et vous envoie : « Au petit matin, les chapeaux haut de forme sont venus me travailler, tout devint Soviet, Yokohama, mais j’ai escamoté grand-père, fils et petit-fils Deibler », il ne faut pas conclure que cet homme ne sait pas ce qu’il dit. Vous allez trouver le médecin. Vous lui soumettez la phrase : « C’est très clair » fait-il. « Au petit matin les chapeaux haut de forme sont venus me travailler. » Traduisez : « À mon réveil, les aides du bourreau sont venus me prendre. » « Tout devint Soviet. » Soviet ? Drapeau rouge, donc : « Tout devint rouge. » « Yokohama ? » Yokohama : formidable tremblement de terre. Donc : « tout devint rouge et catastrophique. » « Mais j’ai escamoté père, fils et petit-fils Deibler. » « Mais je me suis délivré de tous les bourreaux passés, présents et futurs. » Bravo !



Quel est ce monsieur, les cheveux blancs et la barbe rouge ? Il se teint, cela est sûr. Il se teint chaque matin avec de la poudre de brique. Il démolit le mur, arrache une brique, la pile, et, en avant la toilette ! Quand il vente, une poussière rouge s’élève de sa barbe.

Le gardien me dit : « En voici un qui ne pourra pas vous parler, mais il vous montrera sa langue. » — Montrez votre langue !

L’homme ouvre la bouche. Je ne vois rien. J’avance un œil. Cet homme n’a plus qu’une moitié de langue. Voici comment la chose s’est passée. Il était là, immobile, dans la cour, la langue sortie. Un de ses compagnons, les mains aux poches, à pas lents, s’avança vers lui. Il colla doucement son menton au menton de l’homme, il prit dans sa bouche la langue qui pendait et, d’un coup de mâchoire il la trancha. C’est tout.

Un autre a l’oreille mangée. C’est un camarade également qui lui rendit ce service.

— Et regardez celui-là qui s’use le coude, là-bas !

C’en était un, en effet, qui, sérieusement, et sans précipitation, se servait du mur comme d’une meule pour donner de l’air à son os du coude. C’est sa manie. On pourrait dire : c’est son plaisir. La peau de son coude était passablement entamée. On lui remettra la camisole.

Les fous résistent à la douleur de façon surhumaine. Ils avalent des cuillers comme nous autres un cachet. L’un de ces messieurs s’était, un jour, procuré une scie. Il s’attaqua sous le sein gauche. Quand le docteur arriva, il put voir, par l’ouverture, battre la pointe du cœur. L’homme se sciait, sourire aux lèvres.

Depuis dix minutes, où que j’aille, un pensionnaire va. Il a les mains jointes, ses lèvres remuent. Il prie à voix basse. Il s’arrête si je m’arrête. Je repars, il repart. C’est gênant. J’essaye de le « semer ». Insensé ! insensé que je suis ! Il colle à cinq pas.

— Faites votre prière contre le mur, lui dis-je. C’est plus commode.

Il n’a pas compris. C’est un Polonais. Il tombe à genoux devant moi. La prière s’accélère sur ses lèvres. Je sais ce qu’il en est, maintenant, d’être pris pour une icône !

Ce n’est pas pour l’harmonie que cela verse dans la cour que l’on a donné un sifflet à ce grand monsieur, mais il est chef de gare. Il n’était qu’employé au chemin de fer. Depuis qu’il a quitté visiblement notre triste vallée, il est chef de gare. Il fait partir des trains que nous ne voyons pas.

— Attention ! Attention ! crie-t-il en me faisant signe de ne pas traverser la voie.

Je m’écarte. Il siffle. Maintenant je puis marcher : le train est passé !

Sauf au putois du fond qui glapit de plus belle et cette fois contre ma personne, il semble que je devienne sympathique à la foule. J’attire les confidences.

— Figurez-vous ce que c’est (l’homme est un paysan), je travaillais dans un champ quand, soudain, mon intelligence, mon caractère, vlan ! tout s’éleva. Je suis rentré à ma ferme et j’ai compris ce qui m’arrivait ; je n’avais plus que huit ans. Alors, naturellement, je n’ai pas reconnu ma femme, ni mes enfants, et je suis Premier Consul.

— Aujourd’hui, quel âge avez-vous ?

— Huit ans et trois mois.

— Vous êtes grand, pourtant !

— Oui, je suis Premier Consul !

Il me quitte. Un autre le remplace.

— Je suis le marin. J’arrive avec mes 26 000 tonnes et je force les Dardanelles et le Bosphore, bien entendu ! J’entre donc dans la boutique et j’achète le harem. Je balance tout ce qui n’est pas blondes. Je ne leur fais pas de mal, je les libère. Les blondes, je les embarque, et je vais fonder une dynastie dans l’île de Milo. Je deviens roi de mille eaux, mille-eaux, vous avez compris ? Quant à ma sœur, je la pends par la chevelure, la tête en bas !

— Excusez si j’ai la morve au nez…

C’était le préfet des Côtes-du-Nord qui revenait. Je détalai.

— Et vous ? Comment allez-vous, ce matin, demandai-je à un autre qui se promenait au milieu de cette foire sans déparer la masse.

— Monsieur, répondit-il, vous vous trompez ; moi, je suis gardien.