Aller au contenu

Choses vues/1849/Mademoiselle George

La bibliothèque libre.
Ollendorf (Œuvres complètes. Tome 26p. 43-44).


MADEMOISELLE GEORGE.


9 avril.

Mlle George est venue me voir l’autre jour et m’a dit :

— Je viens à vous, j’en suis aux dernières extrémités. Ce que vous avez dit sur Antonin Moine m’a serré le cœur. Je vous assure qu’un de ces quatre matins il m’arrivera malheur. J’ai été pour voir Boulay de la Meurthe, il venait déjeuner chez moi quand j’avais Harel. Il se fait celer. Il ne m’a pas reçue. C’est un avare. Il est fort riche, figurez-vous. Eh bien, il se ferait fesser pour un écu, et après cela il le couperait en quatre. J’ai été voir Jérôme. Il m’a reçue, celui-là, il m’a dit : « Qu’est-ce que tu veux, Georgina ? » Je lui ai dit : « Je ne veux rien, je crois que je suis encore plus riche que vous, quoique je n’aie pas le sou. Mais marchez donc devant moi, tenez-vous debout ; il me semble que je vois un peu l’empereur. C’est tout ce que je voulais. » Il s’est mis à rire et m’a répondu : « Tu as raison, je suis plus gueux que toi. Tu n’as pas le sou, mais tu peux manger des pommes de terre, moi je n’ai pas le sou, et il faut que je fasse manger aux gens des truffes. Imagine-toi qu’on m’envoie les bougies par douze livres et qu’on m’en fait rendre compte. Est-ce que je sais, moi ? On m’a dit : Réclamez. J’ai dit : J’ai été habitué à commander, et non à demander. » — Monsieur Hugo, voilà où en est Jérôme. Quant au président, c’est un niais, je le déteste. D’abord il est fort laid. Il monte bien à cheval, et il est bon cocher. Voilà tout. J’y suis allée. Il m’a fait répondre qu’il ne pouvait pas me recevoir. Quand il n’était que le pauvre diable de prince Louis, il me recevait place Vendôme des deux heures de suite, et il me faisait regarder la colonne, ce bêta-là ! Il a une maîtresse anglaise, une blonde, très jolie, qui lui fait toutes sortes de queues. Je ne sais pas s’il le sait, mais tout le monde le sait. Il va aux Champs-Élysées dans une petite voiture russe qu’il mène lui-même. Il se fera flanquer par terre quelque jour, par ses chevaux ou par le peuple ! J’ai dit à Jérôme : — Je le déteste, votre soi-disant neveu ! — Jérôme m’a mis la main sur la bouche en disant : — Tais-toi, folle ! — Je lui ai dit : — Il joue à la bourse ; Achille Fould va le voir tous les jours à midi et en reçoit les nouvelles avant tout le monde, puis il va faire de la hausse ou de la baisse. Cela est sûr pour les dernières affaires du Piémont. Je le sais ! — Jérôme m’a dit : — Ne dis pas des choses comme cela ! C’est avec des propos comme ceux-là qu’on a perdu Louis-Philippe !

— Monsieur Hugo, qu’est-ce que cela me fait, à moi, Louis-Philippe ? Il n’a jamais rien fait pour Harel. Voilà la vérité, je suis dans la misère. J’ai pris mon courage et je suis allée chez Rachel, chez Mademoiselle Rachel, pour lui demander de jouer Rodogune avec moi, à mon bénéfice. Elle ne m’a pas reçue, et elle m’a fait dire de lui écrire. Ah ! par exemple, non ! Je n’en suis pas encore là ! Je suis reine de théâtre comme elle, j’ai été une belle catin comme elle, et elle sera un jour une vieille pauvresse comme moi. Eh bien, je ne lui écrirai pas, je ne lui demanderai pas l’aumône, je ne ferai pas antichambre chez cette drôlesse ! Mais elle ne se souvient donc pas qu’elle a été mendiante ! Elle ne songe donc pas qu’elle le redeviendra ! Mendiante dans les cafés. Monsieur Hugo, elle chantait, et on lui jetait deux sous ! C’est bon, dans ce moment-ci, elle joue chez Véron le lansquenet à un louis, et elle gagne ou perd dix mille francs dans sa nuit, mais dans trente ans elle n’aura pas six liards et elle ira dans la crotte avec des souliers éculés ! Dans trente ans, elle ne s’appellera peut-être pas Rachel aussi bien que je m’appelle George ! Elle trouvera une gouine qui aura du talent à son tour et qui sera jeune et qui lui marchera sur la tête, et elle se couchera à plat ventre, voyez-vous ! Elle sera plate, et la preuve, c’est qu’elle est insolente ! Non, je n’irai pas ! Non, je ne lui écrirai pas ! Je n’ai pas de quoi manger, c’est vrai, Tom ne gagne rien ; il a une place chez le président qui ne paie pas ; j’ai ma sœur — vous savez, Bébelle ? — à ma charge, Hostein n’a pas voulu l’engager à l’Historique[1], pour quinze cents francs, je suis allée chez Boulay, chez le président, chez Rachel, je ne trouve personne, excepté vous ; je dois dix francs à mon portier, j’ai été obligée de laisser vendre au mont-de-piété deux boutons de diamant que je tenais de l’empereur, je joue au théâtre Saint-Marcel, je joue aux Batignolles, je joue à la banlieue, je n’ai pas vingt-cinq sous pour payer mon fiacre, eh bien, non ! je n’écrirai pas à Rachel, et je me jetterai à l’eau, tout bonnement !


  1. Au Théâtre-Historique. (Note de Victor Hugo.)