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Christophe Colomb et la découverte du Nouveau Monde/Introduction

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à mon neveu
RENÉ DE CHAUVIGNY

Mon cher neveu,


Je servais comme novice sur une mauvaise gabare de l’État armée en guerre et marchandise, lorsqu’un matin, au point du jour, je fus jeté à bas de mon hamac, où je dormais tout habillé, C’était un avertissement du quartier-maitre Nolo-Kerdrec, mon supérieur par le rang, mon protecteur par sympathie.

— Allons, matelot, me dit-il, vite sur le pont. Il y a quelque chose à voir.

Deux secondes après, monté sur une baille à drisses, je regardais de tous mes yeux par-dessus les bastingages du bâbord.

— Ôte ton bonnet, me dit Nolo, qui se tenait près de moi tête nue, ainsi que deux ou trois des hommes de quart.

— Et maintenant, poursuivit-il, ce que tu vois là, enfant, c’est la barre de Saltes, et au delà Palos.

— Palos… Palos… j’en suis charmé, mais franchement je ne vois rien.

— C’est juste, fit le quartier-maitre, et il me passa une longue-vue mise à mon point.

— À présent, dis-je, à la bonne heure, je vois une étroite bande de terre rougeâtre. C’est ce que je prenais tout à l’heure pour un nuage.

— Et tu ne vois que ça ?

— Je ne vois que ça.

— Eh ! bien, moi qui n’ai ni ta longue-vue ni tes yeux de quinze ans, je vois trois vaisseaux marchant de conserve, trois vaisseaux comme on n’en fait plus. À présent que tu es prévenu, les vois-tu ?

— Non, patron, pas davantage, et franchement, je crois que vous ne les voyez guère vous-même.

— Je les vois si bien, matelot de mon cœur, que je lis couramment leurs noms, moi qui ne sais ni lire ni écrire. Les deux plus petits s’appellent l’un Niña et l’autre Pinta. Le plus gros, le plus lourd, celui qui porte le pavillon amiral, un pavillon avec un grand crucifix au milieu, c’est la Sainte-Marie, une caravelle espagnole du bon vieux temps. Debout, sur le château de poupe, est le capitaine, un bel homme, avec de grands yeux couleur du temps, des yeux qui regardent droit devant eux. Cet homme, le plus grand de tous les hommes, c’est l’inventeur du nouveau monde, partant pour sa première expédition.

— Christophe-Colomb ! m’écriai-je en laissant tomber la longue-vue.

— Ah ! tu le vois à présent ?

— Oui, patron, comme il y a un Dieu, je le vois.

— À la bonne heure, fit Nolo.

Et voyant mes yeux humides d’émotion et de respect :

— Ça, mon garçon, ajouta-il, c’est la meilleure des longues vues, celle qui porte le plus loin.

Quelques heures après nous laissions à gauche l’embouchure du Guadalquivir, puis le petit port de Rota, et, grâce à une bonne brise de nord-ouest, le soir du même jour, nous jetions l’ancre en rade de Cadix.

Là, dans l’enchantement d’un premier séjour en Espagne — en Andalousie ! — j’oubliai Christophe Colomb, j’oubliai Nolo, je faillis même un jour, oublier la gabarre la Truite ; mais, dès que nous eûmes repris la mer, ma vision me redevint aussi présente qu’à l’heure même où j’en avais été favorisé. Je voyais Christophe Colomb ; je le concevais même dans toute sa grandeur, sans rien savoir de lui, je l’avoue à ma honte, que son nom et sa découverte.

Nolo-Kerdrec se chargea bien volontiers de m’en apprendre davantage ; je dirai même qu’en un certain sens, il m’en apprit, on me passera bien cette locution vulgaire, beaucoup plus qu’il n’y en avait. L’esprit légendaire du moyen âge revivait tout entier dans ce digne marin breton. Aussi en était-il venu, peu à peu, de la meilleure foi du monde, à mettre sur le compte du héros de son choix tout ce qu’il en avait trouvé de digne parmi les contes et récits recueillis dans ses longs voyages.

Plus tard, en refaisant tant bien que mal mon éducation, j’ai retrouvé dans la mythologie, dans la vie des saints, dans celle des marins célèbres — y compris le fameux Sinbad, ce Colomb des Mille et une Nuits, — des traits de courage ou d’habileté nautique, des mots spirituels ou profonds, et enfin jusqu’à des miracles, qu’il m’a fallu, non sans regret, retrancher de la vie de Colomb, telle que Nolo me l’avait faite aux longues veillées du gaillard d’avant.

Au reste, un tel effort ne devait pas m’être longtemps pénible : de même que nôtre héros, parti à la recherche de terres imaginaires, en découvrit de réelles sans perdre au change, de même le Colomb que je rencontrai dans l’histoire, ne me laissa rien envier à celui que m’avait montré la légende. Bien loin de s’évanouir au jour de la science, l’héroïque figure qui m’était apparue près des dunes rouges de Palos, n’avait rien perdu de sa noble physionomie ni de ses colossales dimensions. C’est que pas un des contes de Nolo n’était en contradiction avec le caractère de son héros.

Mais l’étude de son caractère n’est pas aujourd’hui notre seul objet ; nous avons aussi à causer de la découverte de l’Amérique ; eh bien, sur ce point même, la légende du marin breton si fabuleuse qu’elle fût dans sa lettre, n’a presque rien dans son esprit que ne confirme l’esprit positif de notre âge.

Il appartenait à ce dernier d’établir que la plupart des grands événements historiques, si justement fameux qu’ils aient rendu certains noms d’hommes, ont toujours été plus ou moins l’œuvre du temps où ils se sont produits. Ce principe ne détruit pas la responsabilité des acteurs principaux de ces révolutions, dont plus d’une a changé la face du monde, il l’atténue seulement dans une mesure que l’histoire, mieux informée de nos jours qu’autrefois, a pour mission de déterminer.

Beaucoup de personnages historiques perdent sans doute de leur prestige à être envisagés à ce nouveau point de vue ; d’autres, et ce ne sont pas toujours les meilleurs, y ont trouvé quelque avantage ; mais nul n’y a gagné autant que Christophe Colomb.

C’est qu’en effet la découverte du nouveau monde, si elle n’échappe pas entièrement aux conditions qui viennent d’être signalées, est peut-être, des rares événements de même importance, celui qui émane le plus directement d’une initiative individuelle,

A Castilla y à Leon
Nuevo mundo dió Colon[1].

Cette part du lion faite par des contemporains au grand homme, au héros dont nous allons revoir ensemble la merveilleuse histoire, elle n’a pas été amoindrie par la postérité ; elle a résisté tout entière au système de scrupuleuse investigation qui préside aux études actuelles.

Ce système si fatal à quelques grandeurs usurpées ne pouvait nuire à celle de Christophe Colomb ; par des procédés inverses à ceux dont use la légende, il l’a consacrée pour ainsi dire mathématiquement. Plus que jamais et à jamais la vie de Christophe Colomb et la découverte du nouveau monde forment une seule et même matière, et c’est pourquoi j’en fais ici l’objet d’un même récit et les termes d’un même titre.


  1. À Castille et à Léon
    Nouveau monde a donné Colomb
    C’est le fameux distique que Ferdinand le Catholique fit inscrire sur la première tombe de Colomb dans la cathédrale de Séville, La reine Isabelle a exprimé plus formellement encore la même pensée ; dans sa lettre du 5 septembre 1495, elle dit à l’amiral : « Ce qui nous cause le plus de joie dans votre affaire, c’est qu’elle a été inventée, commencée et accomplie par vous seul, par votre industrie et vos travaux.