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Chronique de France/03

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PERRINET LECLERC.

III.


Pied à terre, enfans, et comptez sur les épaules de ce truand vingt-cinq coups du fourreau de vos épées.


Six mois environ s’étaient passés depuis la scène que nous avons essayé de décrire dans le chapitre précédent ; la nuit s’abaissait sur la grande cité, et, du haut de la porte Saint-Germain, on voyait lentement et tour-à-tour, selon qu’ils étaient plus ou moins éloignés, s’effacer dans la brume, les tours et les clochers dont se hérissait le Paris de 1417. Ce furent d’abord les clochetons aigus du Temple, et de Saint-Martin, qui, vers le nord, se confondirent avec l’ombre accourant rapide et épaisse comme une marée ; bientôt elle atteignit et enveloppa les aiguilles aiguës et dentelées de Saint-Gilles et Saint-Luc, qui de loin semblaient au milieu du crépuscule deux géans prêts à lutter, gagna Saint-Jacques-la-Boucherie, qui n’apparut plus dans la brume que parce qu’il y traçait une ligne verticale plus foncée, puis se joignit au brouillard qui se levait de la Seine, et qu’un vent bas et pluvieux enlevait par immenses flocons ; l’œil put distinguer encore un instant, à travers un voile de vapeur, le vieux Louvre et sa colonnade de tours, Notre-Dame la métropolitaine et le clocher élancé de la Sainte-Chapelle, puis, comme un cheval de course, l’ombre s’élança sur l’université, enveloppa Sainte-Geneviève, gagna la Sorbonne, tourbillonna sur les toits des maisons, s’abaissa dans les rues, dépassa le rempart, se répandit dans la plaine, alla effacer à l’horizon la ligne rougeâtre que le soleil avait laissée, comme un dernier adieu à la terre, et sur laquelle quelques minutes auparavant se détachait encore la silhouette noire des trois clochers de l’abbaye Saint-Germain-des-Prés.

Bientôt, au milieu de cette masse noire que formait Paris, jaillirent de place en place des lumières tremblantes, si nombreuses et si irrégulières, qu’on eût cru voir éclore tour-à-tour sur la terre les étoiles qui manquaient au ciel ; puis les mille bruits divers que forme pendant le jour la voix bruyante de Paris, s’affaiblirent peu à peu, se relevant de temps en temps par éclats pour diminuer encore, jusqu’à ce qu’ils ne fussent plus qu’une rumeur confuse, qui elle-même dégénéra petit à petit en ce bourdonnement vague et sourd, pareil à la respiration qui, pendant son sommeil, s’échappe de la poitrine d’un géant.

Cependant, sur la ligne de remparts qui étreint comme une ceinture le colosse endormi, on distingue de cent pas en cent pas des gardes chargés de veiller à sa sûreté : le bruit mesuré et monotone de leur marche ressemble, si nous poursuivons la comparaison, à la pulsation du pouls qui annonce que la vie est là, quoiqu’elle revête un instant l’apparence de la mort ; de temps en temps le cri de sentinelles, veillez ! part d’un point, et comme un écho parcourt de jalons en jalons toute cette ligne circulaire, pour revenir s’éteindre à l’endroit d’où il est parti.

Sous l’ombre projetée par la porte Saint-Germain dont la masse carrée s’élève au-dessus des remparts, une de ces sentinelles se promène plus triste et plus silencieuse que les autres. À son accoutrement demi militaire, demi bourgeois, il est facile de deviner que, quoique momentanément celui qui le porte remplisse les fonctions d’un soldat, il appartient à cette corporation d’ouvriers, qui, par l’ordre du connétable d’Armagnac, a fourni cinq cents hommes pour la garde de la ville ; de temps en temps il s’arrête, s’appuie sur la pertuisane dont il est armé, fixe un regard vague sur un point de l’espace, puis, avec un soupir, reprend la marche circonscrite d’un factionnaire nocturne.

Tout-à-coup son attention fut attirée par la voix d’un homme qui, du chemin qui bordait les fossés extérieurs, demandait l’ouverture de la porte Saint-Germain ; l’individu attardé paraissait compter sur la complaisance du gardien, qui, seul, ne pouvait, passé neuf heures du soir, en permettre l’entrée, que sous sa responsabilité personnelle. Il faut croire qu’il ne s’était pas trompé sur l’influence qu’il se flattait d’exercer, car le jeune factionnaire eut à peine entendu sa voix, qu’il descendit le talus que le rempart formait intérieurement, et alla frapper à une petite fenêtre que dénonçait la clarté d’une lampe, en criant assez haut pour être entendu de l’intérieur : — Mon père, levez-vous vite, et allez ouvrir la porte à messire Juvénal des Ursins. »

La lampe annonça par ses mouvemens que ces paroles avaient été entendues ; un vieillard sortit de la maison une lanterne d’une main et un trousseau de clés de l’autre, et s’avança, accompagné du jeune homme qui l’avait appelé, sous la voûte formée par la porte massive.

Cependant, avant de mettre la clé dans la serrure, et comme si l’assurance donnée par son fils n’était pas suffisante, il s’adressa à l’individu qu’on entendait marcher en frappant du pied de l’autre côté de la herse.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-il.

— Ouvrez, maître Leclerc ; je suis Jean Juvénal des Ursins, conseiller au parlement de notre sire le roi. Je me suis attardé chez le prieur de l’abbaye Saint-Germain-des-Prés, et comme nous sommes de vieilles connaissances, j’ai compté sur vous.

— Oui, oui, murmura Leclerc, aussi vieilles connaissances que peuvent l’être un vieillard et un enfant. C’était votre père, jeune homme, qui pouvait parler ainsi, car nous sommes nés tous deux dans la ville de Troyes en 1340, et une connaissance de soixante-huit ans méritait mieux que la nôtre le titre que vous lui donnez.

En disant ces paroles, le gardien faisait tourner deux fois la clé dans la serrure, fixait dans une position perpendiculaire la barre de fer horizontale qui fermait la porte, et, de ses deux mains, poussant l’un, tirant l’autre, entre-baillait les battans massifs qui donnèrent à l’instant passage à un jeune homme de vingt-six à vingt-huit ans.

— Merci, maître Leclerc, dit-il en frappant sur l’épaule du vieillard avec un geste mêlé d’affection et de respect ; merci, et comptez sur moi dans l’occasion, comme j’ai compté sur vous.

— Messire Juvénal, dit le jeune factionnaire, puis-je réclamer ma part dans cette promesse, comme j’ai eu ma part dans le service que mon père vient de vous rendre ? car, sans moi qui l’ai prévenu, vous eussiez couru grand risque de passer la nuit de l’autre côté des murailles.

— Ah ! c’est toi, Perrinet ; et que fais-tu dans cet accoutrement, à cette heure de la nuit ?

— Je monte la garde par l’ordre de M. le connétable, et comme j’étais libre de choisir l’endroit de ma faction, je suis venu demander à dîner à mon vieux père…

— Et il a été le bienvenu, ajouta le vieillard ; car c’est un digne garçon, qui craint Dieu, respecte le roi, et aime ses parens.

Le vieux Leclerc tendit à son fils une main ridée et tremblante. Celui-ci la serra dans les siennes ; Juvénal prit l’autre.

— Je vous remercie une seconde fois, mon vieil ami ; ne restez pas plus long-temps dehors ; j’espère qu’un second importun ne viendra pas mettre votre complaisance à l’épreuve.

— Et il aura raison, messire des Ursins ; car, fût-ce notre seigneur le dauphin Charles, que Dieu conserve, je crois que je ne ferais pas pour lui ce que j’ai fait pour vous. C’est une grande responsabilité, dans ces temps de troubles, que la garde des clés d’une ville. Aussi, quand je veille, elles ne quittent pas ma ceinture, et, quand je dors, mon chevet.

Après avoir donné à sa louange cette preuve de vigilance, le vieillard secoua une dernière fois les deux mains qu’il tenait, ramassa la lanterne qu’il avait posée à terre, et reprit le chemin de sa maison, laissant les jeunes gens seuls.

— Que voulais-tu me demander, Perrinet ? reprit Juvénal en s’appuyant sur le bras du jeune vendeur de fer que nous avons introduit dans le chapitre précédent, et que nous retrouvons ici.

— Des nouvelles, messire ; vous qui êtes maître des requêtes et conseiller, vous devez savoir tout ce qui se passe, et je suis bien inquiet, car on dit que de grandes choses sont arrivées du côté de Tours où est la reine.

— Vraiment, dit Juvénal, tu ne pouvais mieux t’adresser, et je vais t’en raconter de toutes fraîches.

— Remontons, si vous voulez bien, sur le rempart ; le connétable fera probablement sa ronde de nuit, et, s’il ne me trouvait pas à mon poste, mon vieux père pourrait perdre sa place, et moi gagner quelques coups de ceinturon sur les reins.

Juvénal s’appuya familièrement sur le bras de Perrinet, et tous deux reparurent sur la plate-forme déserte un instant.

— Voici comme les choses se sont passées, reprit Juvénal. (Son auditeur paraissait lui prêter la plus vive attention.) Tu sais que la reine était prisonnière à Tours, sous la garde de Dupuy, le plus soupçonneux et le moins aimable des geôliers. Cependant, malgré sa vigilance, la reine avait trouvé moyen d’écrire au duc de Bourgogne et de réclamer son secours. Celui-ci comprit bien vite quelle puissante alliée lui serait Isabeau de Bavière, puisque, aux yeux de beaucoup, sa rébellion contre le roi devenait dès-lors une protection chevaleresque accordée à une femme.

Comme on n’observait pas aussi soigneusement Madame et la duchesse de Bavière que la reine, cette dernière avait, par leur moyen, des nouvelles du duc, et lorsqu’elle apprit qu’il avait mis le siége devant Corbeil et que ses gens avaient pénétré jusqu’à Chartres, elle ne désespéra pas de se sauver.

En conséquence, elle feignit une dévotion profonde à l’abbaye de Marmoutiers, et elle engagea Madame à prier Dupuy de permettre que les princesses et leurs femmes y allassent à la messe. Dupuy, tout brutal qu’il était, n’osa refuser à la fille de son roi une grâce qui ne lui parut d’aucune conséquence. La reine accoutuma insensiblement son geôlier à la voir aller faire ses dévotions à Marmoutiers. Elle parut ne plus remarquer l’insolence de cet homme : elle lui parla doucement. Dupuy, satisfait de voir plier devant sa volonté l’orgueil d’une reine, commença à s’humaniser. Il souffrit qu’elle allât à l’abbaye toutes les fois qu’elle le voulait, en prenant la précaution d’être toujours avec elle et de mettre sur la route des corps-de-garde de distance en distance, bien qu’il lui parût inutile de s’astreindre à tant d’exactitude, à cinquante lieues qu’il était de l’ennemi. Mais la reine remarqua que ses gardes, convaincus de l’inutilité de leurs soins, faisaient leur service avec une extrême négligence, et que si on les attaquait à l’improviste, on en aurait bon marché. Elle forma dès-lors le projet de se faire enlever à Marmoutiers par le duc de Bourgogne : elle lui manda, par un de ses serviteurs, toutes ces particularités. Il les goûta, et la reine par un nouveau message lui désigna le jour où elle devait se rendre à cette abbaye.

L’entreprise était hasardeuse, il fallait traverser cinquante lieues de pays sans être découvert. Si le duc de Bourgogne tentait ce coup de main avec peu de monde, Dupuy avait assez de gardes pour résister ; s’il y allait à grande assemblée, il paraissait impossible qu’il ne fût pas averti, et alors il pouvait enlever la reine et la faire passer dans le Maine, le Berry ou l’Anjou. Le duc de Bourgogne ne se rebuta pas. Il comprenait trop que le seul moyen de soutenir son parti, était de s’autoriser du nom de la reine, et il prit des mesures si justes, qu’il arriva à son but sans être découvert, et voici comment : —

L’attention de Perrinet Leclerc parut redoubler.

— Il choisit dans son armée dix mille hommes de cheval, parmi les hommes les plus vaillans et les chevaux les plus robustes : il fit repaître abondamment les uns et les autres, et la nuit du huitième jour du siége de Corbeil il se mit à leur tête, et prit le chemin de Tours, On marcha toute la nuit dans un profond silence, et l’on ne s’arrêta qu’une heure avant le jour pour faire manger les chevaux, puis on recommença à marcher quinze heures de suite, mais avec beaucoup plus de diligence que la nuit ; à la fin du jour on s’arrêta encore, on n’était qu’à six lieues de Tours. Cette armée avait jeté l’étonnement dans tous les lieux où elle avait passé ; on était surpris de son silence et de sa vitesse ; mais le matin du second jour, comme le duc de Bourgogne craignait, malgré les précautions qu’il avait prises, que les gardiens de la reine ne fussent prévenus, il arriva sur les huit heures du matin à Marmoutiers, entoura l’église et ordonna au sire Hector de Saveuse d’y pénétrer avec soixante hommes. Lorsque Dupuy aperçut cette troupe qu’il reconnut pour bourguignonne, à la croix rouge qu’elle portait, il ordonna à la reine de le suivre, voulant la faire sortir par une petite porte latérale où son carrosse l’attendait, mais elle s’y refusa formellement : il fit alors un signe aux deux autres gardiens qui essayèrent de l’enlever de force, mais elle se cramponna à la grille du chœur près duquel elle était agenouillée, passant son bras à travers les barreaux, et jurant sur le Christ qu’on la tuerait plutôt que de l’arracher de là. Les dames et princesses qui l’accompagnaient, couraient çà là, implorant du secours et criant à l’aide, si bien que le sire de Saveuse, voyant qu’il n’y avait pas à balancer, fit un signe de croix pour que Dieu, dans la maison duquel il se trouvait, lui pardonnât cette action, puis il tira son épée, et ses gardes en firent autant.

À cette vue, Laurent Dupuy comprit bien que tout était perdu pour lui ; il se sauva par la petite porte, s’élança sur un cheval, et rentra bride abattue dans la ville de Tours, à laquelle il donna l’alarme, et qui se mit incontinent en défense.

Aussitôt qu’il fut disparu, le sire de Saveuse s’avança vers la reine, et la salua respectueusement au nom du duc de Bourgogne. — Où est-il ? demanda-t-elle.

— Devant le portail de l’église, où il vous attend.

La reine et les princesses s’avancèrent alors vers la porte d’entrée, au milieu d’une haie d’hommes d’armes, qui criaient « vive la reine et monseigneur le dauphin ! » Le duc de Bourgogne en l’apercevant descendit de son cheval, et mit un genou en terre.

— Mon très cher cousin, lui dit-elle en s’approchant gracieusement de lui et en le relevant, je dois vous aimer plus qu’aucun homme dans le royaume. Vous avez tout laissé pour vous rendre à mon mandement et vous m’avez délivrée de ma prison. Soyez assuré que jamais je n’oublierai ces choses : je vois bien que vous avez toujours aimé monseigneur le roi, sa famille, le royaume et la chose publique.

Et ce disant, elle lui donna sa main à baiser.

Le duc lui répondit quelques mots de respect et de dévoûment, laissa près d’elle le sire de Saveuse et mille chevaux, et, avec le reste de son armée, s’avança rapidement vers Tours, avant que cette ville fut revenue de son étonnement. On ne lui fit aucune résistance, et pendant que la plupart de ses gens se glissaient par les endroits les plus bas, le duc fit son entrée par les portes, que les soldats de Dupuy avaient abandonnées. Ce malheureux fut lui-même au nombre des prisonniers, et servit d’exemple à la postérité, qu’on ne doit jamais manquer de respect aux têtes couronnées, en quelque extrémité qu’elles soient réduites. —

— Que lui est-il donc arrivé ? demanda Perrinet.

— Il fut pendu sur le midi, répondit Juvénal.

— Et la reine ?

— Elle revint à Chartres, puis repartit pour Troyes en Champagne, où elle tient sa cour. Les états-généraux de Chartres, qui sont composés de ses créatures, l’ont déclarée régente, de sorte qu’elle a fait faire un sceau, où sont d’un côté les armes écartelées de France et de Bavière, et de l’autre, son portrait avec ces mots : Isabelle, par la grâce de Dieu, reine régente de France.

Ces détails politiques paraissaient intéresser fort peu Perrinet Leclerc, tandis qu’au contraire, il semblait désirer en connaître d’autres, qu’il hésitait à demander ; enfin, après un instant de silence et comme il vit que messire Juvénal s’apprêtait à prendre congé de lui, il lui demanda d’un ton qu’il essaya de rendre aussi indifférent que possible.

— Et dit-on qu’il soit arrivé quelque accident aux dames qui accompagnaient la reine.

— Aucun, répondit Juvénal.

Perrinet respira. — En quel endroit de la ville la reine tient-elle sa cour ?

— Au château.

— Une dernière question, messire : vous qui êtes un savant, qui connaissez le latin, le grec et la géographie, dites-moi, je vous prie, vers quel côté de l’horizon il faut que je me tourne pour regarder la ville de Troyes ?

Juvénal s’orienta un moment, puis prenant de la main gauche la tête de Perrinet, il la tourna vers un point de l’espace, qu’il indiquait en même temps de sa main droite.

— Tiens, lui dit-il, regarde entre les deux clochers de Saint-Yves et de la Sorbonne, un peu à gauche de la lune qui se lève derrière ce dernier ; vois-tu une étoile plus brillante que les autres ?

Perrinet fit signe qu’il la voyait.

— On la nomme Mercure. Eh bien ! en traçant une ligne verticale de l’endroit où elle te paraît suspendue jusqu’à la terre, cette ligne, vue d’ici, partagerait en deux la ville dont tu me demandes la position.

Perrinet laissa passer sans observation ce qui lui paraissait peu clair dans la démonstration astronomico-géométrique du jeune maître des requêtes, et ne s’attacha qu’à ce point, qu’en regardant un peu à gauche du clocher de la Sorbonne, ses yeux seraient fixés vers l’endroit du monde où respirait Charlotte. Peu lui importait le reste ; cet endroit n’était-il pas pour lui le monde tout entier ?

Il remercia d’un geste Juvénal, qui s’éloigna gravement, enchanté d’avoir donné à son jeune compatriote cette preuve d’une science dont l’affectation était, avec la manie de vouloir persuader qu’il descendait de la famille Orsini[1], le seul défaut que l’on pût reprocher à cet impartial et sévère historien.

Perrinet était resté seul adossé contre un arbre, et quoique la partie de Paris qu’on nommait alors l’université fût devant ses yeux, comme son esprit l’emportait au-delà, elle disparut complètement de sa pensée ; bientôt, comme si son regard eût percé réellement l’espace, il ne vit plus à l’horizon que la ville de Troyes, dans la ville que le vieux château, et dans le château qu’une chambre, celle qu’habitait Charlotte ; encore s’ouvrait-elle pour lui comme ces décorations de théâtre, fermées de tous côtés, excepté de celui qui se trouve en face du spectateur, et là, dans cette chambre dont il se figurait la couleur de la tenture, la forme des meubles, libre des soins que lui imposait sa place près de la reine, une jeune fille blonde et gracieuse, éclairant de ses vêtemens blancs l’appartement sombre qu’elle habite, comme ces anges de Martin et de Danby, qui, portant leur lumière en eux, illuminent de leurs rayons le chaos qu’ils traversent et sur lequel n’a pas encore lui le premier soleil.

À force de rassembler toutes les puissances de son esprit sur une seule pensée, cette apparition était devenue pour lui une réalité ; et si son imagination lui eût présenté, au lieu de sa Charlotte calme et rêveuse, Charlotte courant quelque danger, certes il eût étendu les bras et se fût précipité en avant, croyant qu’il n’aurait eu qu’un pas à faire pour la protéger.

Perrinet était tellement absorbé dans cette contemplation, qui pourrait faire croire à ceux qui l’ont éprouvée qu’il existe dans certains momens et dans certaines organisations un don réel de la double vue, qu’il n’entendit point le bruit que fit en montant la rue du Paon une troupe d’hommes à cheval, qui, un instant après, déboucha à quelques pas de lui sur le rempart à la sûreté duquel il était chargé de veiller.

Celui qui commandait cette ronde nocturne fit signe à sa troupe de s’arrêter, et s’avança seul sur la muraille. Là sa vue chercha de tous côtés la sentinelle qui devait y être, et ses yeux s’arrêtèrent sur Perrinet, qui, dans la même position, continuant le même rêve, n’avait rien distingué de ce qui se passait autour de lui.

Le commandant de la petite troupe marcha alors vers cette ombre immobile et enleva du bout de son épée le bonnet de feutre qui couvrait la tête de Leclerc.

La vision s’évanouit avec la rapidité d’un palais doré qui s’écroule et disparaît sous la secousse d’un tremblement de terre ; une espèce de commotion électrique courut par tout son corps, et, par un mouvement instinctif, il écarta de sa pertuisane l’épée qui le menaçait, en criant : — À moi, les écoliers !

— Tu n’es pas encore bien éveillé, jeune homme, ou tu rêves tout haut, dit le connétable d’Armagnac, tandis que la lame de son épée coupait comme un jonc la lance garnie de fer que Leclerc avait présentée à la visière de son casque, et dont le bout se ficha en terre en tombant.

Leclerc reconnut la voix du gouverneur de Paris, jeta le tronçon qui restait entre ses mains, croisa les bras sur sa poitrine, et attendit avec calme que le connétable fixât la punition qu’il savait avoir méritée.

— Ah ! messieurs les bourgeois, continua le comte d’Armagnac, on vous confie la garde de votre ville, et c’est ainsi que vous vous acquittez de votre devoir ! Holà ! mes maîtres, ajouta-t-il en se retournant vers sa troupe, qui fit un mouvement pour s’approcher de lui, trois hommes de bonne volonté !

Trois hommes sortirent des rangs.

— Que l’un de vous achève la faction de ce drôle, dit-il.

Un soldat descendit silencieusement de son cheval, en jeta la bride au bras de l’un de ses camarades, et alla prendre sous l’ombre de la porte Saint-Germain la place qu’y occupait Leclerc.

— Quant à vous, continua le connétable en s’adressant aux deux autres soldats qui attendaient ses ordres, pied à terre, enfans, et comptez sur les épaules de ce truand vingt-cinq coups du fourreau de vos épées.

— Monseigneur, dit froidement Leclerc, c’est une punition de soldat, et je ne suis point un soldat.

— Faites ce que j’ai dit, ajouta le connétable en mettant le pied à l’étrier.

Leclerc marcha à lui, et l’arrêta par le bras.

— Réfléchissez, monseigneur.

— J’ai dit vingt-cinq ; pas un de plus, pas un de moins, reprit le connétable, et il se mit en selle.

— Monseigneur, dit Leclerc en se jetant à la bride du cheval, monseigneur, c’est une punition de serf et de vassal, et je ne suis ni l’un ni l’autre ; je suis homme libre et bourgeois de la ville de Paris : ordonnez-moi quinze jours, un mois de prison, et je m’y rendrai.

— Vous verrez, dit le connétable, qu’il faudra choisir à ces misérables une punition selon leur goût ! Arrière !

À ce mot, il piqua son cheval, qui fit un bond en avant, et assenant sur la tête nue de Leclerc un coup de poing avec son gantelet de fer, il l’étendit aux pieds des deux soldats qui devaient être les exécuteurs de l’ordre qu’il venait de donner.

C’était toujours avec plaisir que de pareils commandemens étaient reçus par les gens de guerre, lorsque le patient était un bourgeois. Il y avait entre les soldats et les corporations une haine réelle que les rapprochemens politiques, qui de temps en temps s’opéraient entre eux, ne pouvaient parvenir à éteindre ; aussi était-il bien rare que, le soir, un écolier et un soldat se rencontrassent dans une rue écartée sans que l’un jouât du bâton, et l’autre de l’épée. Nous sommes forcés d’avouer que Perrinet Leclerc n’était point un de ceux qui dans l’occasion cédaient le haut du pavé pour éviter ces sortes de rencontres.

Ce fut donc une véritable bonne fortune pour les gens d’armes du connétable que l’exécution dont les avait chargés leur maître, de sorte que, lorsque Perrinet roula à leurs pieds, ils se jetèrent tous deux sur lui, si bien qu’en revenant de son étourdissement, il se trouva nu jusqu’à la ceinture, les poings liés en croix au-dessus de sa tête, et attachés à une branche d’arbre, de manière à ce que la pointe de ses pieds seulement touchât la terre ; puis les soldats détachèrent leurs épées du ceinturon, posèrent les lames sur le gazon, et avec le fourreau élastique et pliant, ils commencèrent à frapper, en alternant avec autant de flegme et de régularité que les bergers de Virgile.

Le troisième soldat s’était approché et comptait les coups.

Les premiers résonnèrent sur ce corps ferme et blanc sans qu’ils parussent produire aucune impression sur celui qui les recevait, quoiqu’à la lueur de la lune on pût distinguer les sillons bleuâtres qu’ils y traçaient ; bientôt chaque fourreau, en se pliant comme un cerceau sur le dos meurtri, enleva avec lui une lanière de chair. Insensiblement le bruit des coups changea de nature : d’aigu et sifflant qu’il était d’abord, il devint sourd et mat, comme s’ils tombaient sur de la boue ; puis, vers la fin de l’exécution, les soldats furent obligés de ne plus frapper que d’une main, l’autre étant occupée à garantir leur visage de la rosée de sang et des parcelles de chair qui jaillissaient sous chaque volée.

Au vingt-cinquième coup, ils s’arrêtèrent, religieux observateurs de leur consigne. Le condamné n’avait pas jeté un cri, pas proféré une plainte.

Alors, comme c’était fini, un des hommes d’armes reprit son épée, et la remit tranquillement dans le fourreau, tandis que l’autre, à l’aide de la sienne, coupait la corde entre la branche et les mains du patient.

Aussitôt que la corde fut coupée, Perrinet Leclerc, qui ne restait debout que soutenu par elle, tomba, mordit la terre et s’évanouit.


IV.


C’est infernal ! dit Charlotte.


Un mois après que ces choses s’étaient passées à Paris, de grands évènemens politiques s’accomplissaient à l’entour de cette ville.

Jamais la monarchie française n’avait été menacée d’une ruine plus prochaine qu’en ce moment : trois partis déchiraient le royaume à belles dents, et c’était à qui en tirerait à lui les plus riches lambeaux.

Henri v, roi d’Angleterre, accompagné des ducs de Clarence et de Glocester ses frères, était, comme nous l’avons dit, débarqué à Touques, en Normandie ; il avait aussitôt attaqué le château de ce nom, qui, après quatre jours de combats, avait capitulé ; de là il était allé mettre un siége régulier devant Caen, que défendaient deux seigneurs de mérite et de nom, Lafayette et Montenais. Leur résistance opiniâtre ne servit qu’à faire prendre la ville d’assaut. Le souvenir récent des victoires d’Honfleur et d’Azincourt, se mêlant au bruit de ces nouveaux triomphes, la consternation se répandit dans la Normandie ; plus de cent mille personnes émigrèrent, et se sauvèrent en Bretagne, si bien que le roi d’Angleterre n’eut besoin, pour conquérir Harcourt, Beaumont-le-Roger, Évreux, Falaise, Bayeux, Lisieux, Coutances, Saint-Lo, Avranches, Argentan et Alençon, que de se montrer devant ces villes, ou d’y envoyer des détachemens. Cherbourg seul, défendu par Jean d’Angennes, l’arrêta plus de temps devant ses murs que ne l’avaient fait ensemble toutes les villes que nous avons nommées ; mais cette place se rendit enfin à son tour, et avec elle toute la Normandie, dont elle est la porte, tomba sous la domination de Henri v d’Angleterre.

De son côté, la reine et le duc occupaient la Champagne, la Bourgogne, la Picardie et une partie de l’Île-de-France : Senlis tenait pour les Bourguignons ; et Jean de Villiers, seigneur de l’Île-Adam, qui commandait pour le roi à Pontoise, ayant eu à se plaindre du connétable qui le traitait avec hauteur, avait livré cette ville, située à quelques lieues de Paris seulement, au duc de Bourgogne, qui y avait envoyé un renfort, et en avait maintenu l’Île-Adam gouverneur.

Le reste de la France, où commandait le connétable sous le nom du roi et du dauphin, était d’autant moins capable de résister long-temps à tous ses ennemis, que le comte d’Armagnac, obligé de concentrer toutes ses troupes sur la capitale du royaume, n’avait pu exécuter ce mouvement sans que les bourgeois de la ville et les paysans des environs n’eussent beaucoup souffert du passage et du séjour des soldats, qui, manquant de solde et de vivres, existaient à leurs dépens. Le mécontentement était donc général, et le connétable avait presque autant à craindre de la part de ses alliés que de celle de ses ennemis.

Le duc de Bourgogne, désespérant de s’emparer de Paris par la force, essaya de tirer parti du mécontentement général que le connétable avait soulevé contre le gouvernement du roi, et de lier des intelligences dans la place. Des agens qui lui étaient dévoués pénétrèrent déguisés dans la ville, et une conspiration se forma pour lui livrer la porte Saint-Marceau. Un homme d’église et quelques bourgeois qui demeuraient près de là, en avaient fait faire de fausses clefs, et avaient envoyé un message au duc pour convenir du jour et de l’heure de l’entreprise. Il en chargea le sire Hector de Saveuse, qui lui avait déjà donné, en enlevant la reine à Tours, une preuve de son habileté et de son courage ; et lui-même, avec six mille hommes, se mit en marche pour le soutenir.

Tandis que cette armée s’avance silencieusement pour tenter ce coup hasardeux, nous introduirons le lecteur dans la grande salle du château de Troyes en Champagne, où la reine Isabeau tient sa cour, entourée de la noblesse bourguignonne et française.

Certes, qui la verrait ainsi sur un fauteuil doré, dans cette chambre gothique, où tout le luxe de la maison de Bourgogne est déployé ; qui la verrait, dis-je, sourire à l’un, tendre gracieusement sa belle main à l’autre, jeter quelques douces paroles à un troisième, et qui, descendant au fond du cœur de cette orgueilleuse princesse, y pourrait lire les sentimens de haine et de vengeance qui le bouleversent, serait effrayé du combat qu’elle doit soutenir, pour enfermer tant de passions dans son sein, et pour que son front calme présente avec elles un si étonnant contraste.

Ce jeune seigneur, debout à sa droite, auquel elle adresse la parole le plus souvent parce qu’il est le dernier arrivé à sa cour, est le sire Villiers de l’Île-Adam. Lui aussi, sous un sourire gracieux et de douces paroles, cache des projets de vengeance et de haine dont il a déjà mis une partie à exécution, en livrant au duc de Bourgogne la ville confiée à sa garde. Seulement, comme le duc a pensé que, traître une fois, il pourrait l’être deux, il n’a point voulu qu’il l’accompagnât dans le coup de main qu’il tente sur Paris, et, comme à un poste d’honneur, il l’a laissé près de la reine.

De chaque côté d’elle et un peu en arrière, s’appuyant, dans une pose demi respectueuse, demi familière, sur le dossier de son fauteuil, causant à demi-voix et suivant une conversation particulière, nos anciennes connaissances, les sires de Giac et de Graville, qui, ayant payé rançon, se sont trouvés libres de revenir offrir à leur belle souveraine leur amour et leurs épées. Chaque fois qu’elle se retourne de leur côté, son front se rembrunit, car ils étaient les frères d’armes du chevalier de Bourdon, et souvent le nom de ce malheureux jeune homme, prononcé tout-à-coup par eux, lui semble un écho douloureux et inattendu de la voix qui crie vengeance au fond de son cœur.

À sa gauche et aux pieds des marches qui élèvent le fauteuil royal comme un trône, le baron Jean de Vaux raconte aux seigneurs de Chateluz, de l’An et de Bar, comment, avec son parent Hector de Saveuse, ils ont, quelques jours auparavant, surpris dans l’église de Notre-Dame de Chartres le sire Hélyon de Jacqueville, dont ils avaient juré la mort, et comment, pour ne pas tacher de son sang le marbre de l’autel, ils l’ont traîné hors de l’église, et là, malgré les prières, malgré l’offre d’une rançon de 50,000 écus d’or, ils lui ont fait de si profondes blessures, que dans les trois jours il en est mort.

Derrière chacun de ces seigneurs, et sur une ligne circulaire, se tient une foule de pages richement vêtus aux couleurs de leurs maîtres ou à celles de leurs dames, parlant aussi, mais plus bas qu’eux, de chasse et d’amour.

Au milieu du bourdonnement général que faisaient tous ces chuchottemens, parmi lesquels chacun suivait une conversation particulière, de temps en temps la voix de la reine s’élevait ; tout rentrait dans le silence, et chacun entendait distinctement la question qu’elle adressait à l’un des seigneurs qui se trouvaient là, et la réponse que faisait celui-ci. Puis la conversation générale reprenait aussitôt son cours.

— Vous prétendez donc, sire de Graville, dit la reine en se retournant à demi pour adresser la parole au jeune seigneur de ce nom, que nous avons indiqué comme étant placé derrière elle, et en occasionnant par le seul son de sa voix une de ces interruptions dont nous avons parlé ; vous prétendez donc que notre cousin d’Armagnac a juré par la Vierge et le Christ de ne point porter vivant la croix rouge de Bourgogne, que nous, sa souveraine, avons adoptée pour le signe de ralliement de nos braves et loyaux défenseurs.

— Ce sont ses propres paroles, madame la reine.

— Et vous ne les lui avez pas renfoncées dans la bouche avec le pommeau de votre épée ou la coquille de votre poignard, sire de Graville, dit d’un ton où perçait un peu de jalousie Villiers de l’Île-Adam.

— D’abord, je n’avais ni poignard ni épée, vu que j’étais son prisonnier, seigneur de Villiers. Puis, un si grand homme de guerre ne laisse pas, tel brave que l’on soit, d’imposer un certain respect à qui se trouve face à face avec lui. — D’ailleurs je sais quelqu’un à qui il a dit une fois de plus dures paroles encore que celles que je viens de rapporter : celui-là était libre ; il portait à son côté une dague et une épée, et cependant il n’a point osé, ce me semble, mettre à exécution le conseil qu’il donne aujourd’hui avec une audace à laquelle l’absence du connétable doit ôter quelque peu de son prix aux yeux de notre royale souveraine.

Le sire de Graville se remit à causer tranquillement avec Giac.

L’Île-Adam fit un mouvement ; la reine l’arrêta.

— Est-ce que nous ne ferons pas manquer le connétable à son serment, sire de Villiers ? dit-elle.

— Écoutez, madame, répondit l’Île-Adam ; je fais vœu comme lui, par la Vierge et le Christ, de ne pas manger à une table, de ne pas coucher dans un lit que je n’aie vu de mes yeux le connétable d’Armagnac porter la croix rouge de Bourgogne, et, si je manque à ce vœu, que Dieu n’ait miséricorde de mon âme ni dans ce monde ni dans l’autre.

— Le sire de Villiers, dit le baron Jean de Vaux en tournant la tête, et en le regardant ironiquement par-dessus son épaule, fait un vœu qu’il n’aura pas grand’peine à accomplir, car il est probable qu’avant que le sommeil et l’appétit ne lui viennent, nous apprendrons ce soir que monseigneur le duc de Bourgogne est entré dans la capitale, et, cela étant, le connétable sera trop heureux de présenter à deux genoux les clefs de ses portes à la reine.

— Dieu vous entende, baron, dit Isabeau de Bavière. Il est temps enfin que ce beau royaume de France retrouve un peu de paix et de tranquillité, et je suis bien aise que l’occasion se soit présentée de reprendre Paris sans courir les chances d’un combat, où votre courage nous assurait certainement la victoire, mais dans lequel chaque goutte de sang versé fut sortie des veines de l’un de mes sujets.

— Messeigneurs, dit Giac, à quand notre entrée dans la capitale ?

Au même instant on entendit un grand bruit au-dehors, comme serait celui d’une troupe considérable d’hommes à cheval qui reviendraient au galop. Des pas précipités résonnèrent sous le péristyle ; les deux portes de la chambre s’ouvrirent ; un chevalier armé de toutes pièces, couvert de poussière, la cuirasse hachée et bosselée de coups, s’avança jusqu’au milieu de la salle, et jeta avec un blasphème son casque ensanglanté sur une table.

C’était le duc de Bourgogne lui-même.

Tous ceux qui se trouvaient là poussèrent un cri de surprise, et restèrent effrayés de sa pâleur.

— Trahis ! dit-il en frappant son front de ses deux poings armés de gantelets de fer ; trahis par un misérable marchand pelletier ! Voir Paris, le toucher ! Paris, ma ville, en être à une demi-lieue, n’avoir qu’à étendre la main pour la prendre, et échouer ! échouer par la trahison d’un malheureux bourgeois, qui n’a pas eu un cœur assez large pour enfermer un secret ! Eh ! oui, oui, messieurs ! Vous me regardez d’un air étonné ! Vous me croyiez à cette heure, n’est-ce pas, frappant à la porte du palais du Louvre ou de l’hôtel Saint-Paul ! Eh bien, non ! Moi ! Jean de Bourgogne, qu’on a surnommé Sans-Peur, j’ai fui ! Oui, messeigneurs, j’ai fui ! et j’ai laissé sur la place Hector de Saveuse, qui ne pouvait fuir, lui ! et j’ai laissé dans la ville des hommes dont les têtes tombent en ce moment en criant : vive Bourgogne ! et je ne puis les secourir ! Comprenez-vous, messieurs ? C’est une horrible revanche à prendre, et nous la prendrons, n’est-ce pas ? et à notre tour ? Eh bien ! à notre tour nous donnerons besogne au bourreau, et nous verrons tomber des têtes qui crieront : vive Armagnac ! Et à notre tour, enfer et démons ! à notre tour ! Oh ! malédiction sur ce connétable ! Cet homme me rendra fou, si je ne le suis déjà !

Le duc Jean poussa un éclat de rire horrible à entendre, puis il fit un tour sur lui-même, frappant du pied, tirant ses cheveux à pleines mains, et alla rouler, plutôt que s’asseoir, sur les marches du fauteuil de la reine.

Isabeau, effrayée, se rejeta en arrière.

Le duc de Bourgogne la regarda, appuyé sur ses deux poings et secouant sa tête, sur laquelle son épaisse chevelure se dressait comme la crinière d’un lion.

— Reine, lui dit-il, c’est cependant pour vous que se font toutes ces choses. Je ne parle pas de mon sang (et il passa sa main sur son front, ouvert par une blessure), il m’en reste encore assez, comme vous le voyez, pour n’avoir pas à regretter celui que j’ai perdu ; mais pour celui de tant d’autres, avec lequel nous engraissons les plaines des environs de Paris à y faire pousser des moissons doubles ; et tout cela, Bourgogne contre France, sœur contre sœur ! Tandis que l’Anglais arrive, l’Anglais, que rien n’arrête, que personne ne combat ! Oh, savez-vous, messieurs, que nous sommes insensés ! »

Chacun comprenait que le duc était dans un de ces momens de violence qui ne permettent ni interruption ni conseils ; aussi chacun le laissait-il parler, sachant qu’il en reviendrait bientôt à sa haine contre le roi et le connétable, et à son projet favori, la prise de Paris.

— Quand je pense qu’à l’heure qu’il est, continua-t-il, je pourrais être à l’hôtel Saint-Paul, où est le dauphin, entendre cette brave population de Paris, dont après tout plus des trois quarts est à moi, crier vive Bourgogne ! que vous, ma reine, vous pourriez donner par toute la France de véritables ordres, signer de vrais édits ; que je verrais ce damné connétable demandant grâce et miséricorde : oh ! cela sera, continua-t-il en se dressant de toute sa hauteur ; cela sera, n’est-ce pas, messeigneurs ; cela sera, car je le veux ; et si un seul de vous me dit non, celui-là en aura menti par la gorge.

— Monsieur le duc, dit la reine, calmez-vous. Je vais faire appeler un médecin pour panser votre blessure, à moins que vous n’aimiez mieux que moi-même…

— Merci, madame, merci, répondit le duc ; c’est une égratignure ; et plût au ciel que mon brave Hector de Saveuse n’en eût pas davantage !

— Et quel coup a-t-il donc reçu !

— Le sais-je ! Ai-je eu seulement le temps de descendre de cheval pour aller lui demander s’il était mort ou vivant ? Non ; je l’ai vu tomber avec un trait d’arbalète planté au milieu du corps comme un échalas dans une vigne. Pauvre Hector ! c’est le sang d’Hélyon de Jacqueville qui retombe sur lui ! Messire Jean de Vaux, prenez garde à vous ! Vous étiez de moitié dans le meurtre ; vienne un combat, et peut-être serez-vous de moitié aussi dans la punition.

— Grand merci ! monseigneur, dit Jean de Vaux ; mais, cela arrivant, mon dernier soupir sera pour mon noble maître le duc Jean de Bourgogne, ma dernière pensée pour ma noble maîtresse la reine Isabeau de Bavière.

— Oui, oui, mon vieux baron, dit en souriant Jean-sans-peur, qui peu-à-peu oubliait sa colère, je sais que tu es brave, et qu’à ton dernier moment, si Dieu ne veut pas de ton âme, tu es homme à la disputer au diable lui-même, et à en rester propriétaire, malgré les petites peccadilles qui donnent bien à Satan quelques droits sur elle.

— Je ferai de mon mieux, monseigneur.

— Bien ; mais si la reine n’a rien à nous ordonner, mon avis, messieurs, est que nous prenions un repos qui ne nous sera pas inutile demain. C’est tout une guerre à recommencer, et Dieu sait quand elle finira.

La reine Isabeau de Bavière se leva, indiquant d’un geste qu’elle approuvait la proposition du duc de Bourgogne, et elle sortit de la salle, appuyée sur le bras que lui avait offert le sire de Graville.

Le duc de Bourgogne, aussi oublieux déjà de ce qui venait de se passer que si c’était un rêve, les suivait, riant avec Jean de Vaux, et paraissant totalement insensible à la douleur de la blessure qui ouvrait sur son front ses lèvres rouges et saignantes, Chateluz de l’An et de Bar venaient ensuite, puis enfin de Giac et l’Île-Adam. Ils se rencontrèrent à la porte : « Et votre vœu, dit en riant Giac.

— Je l’accomplirai, répondit l’Île-Adam, et ce à compter de ce soir. Ils sortirent.

Quelques minutes après, cette salle pleine un instant auparavant de bruits confus et de clartés étincelantes, était redevenu le domaine du silence et de l’obscurité.

Si nous avons réussi à donner à nos lecteurs une connaissance exacte du caractère d’Isabeau de Bavière, ils se représenteront facilement que la nouvelle que venait de lui annoncer Jean de Bourgogne, et qui lui enlevait toutes ses espérances, avait fait sur elle un effet tout contraire à celui que nous lui avons vu produire sur celui du duc ; du sang-froid du combat, ce dernier était passé à la colère de la réflexion, qui s’était évanouie à son tour dès qu’elle avait pu s’évaporer en paroles. Isabelle, au contraire, avait écouté le récit avec le calme calculé d’une âme haineuse, mais politique ; c’était du fiel encore sur son cœur déjà plein de fiel, tant de passions s’amassaient en silence, cachées à tous les yeux, pour en sortir enfin toutes à-la-fois, comme du cratère d’un volcan sortent au jour de l’irruption, avec ses propres entrailles, tous les corps étrangers qui, dans ses intervalles de repos, y a jetés la main des hommes.

Seulement en rentrant chez elle, son visage était pâle, ses bras roidis, ses dents serrées. Trop agitée pour s’asseoir, trop tremblante pour se tenir debout, elle saisit avec une convulsion nerveuse une des colonnes de son lit, laissa aller sa tête sur le bras qui la soutenait, et à demi penchée, la poitrine oppressée et ardente, elle appela Charlotte.

Quelques secondes se passèrent sans qu’elle obtînt de réponse, ni qu’aucun bruit dans la chambre voisine annonçât qu’elle eut été entendue.

— Charlotte ! répéta-t-elle en frappant du pied, et en donnant à sa voix une expression sourde et inarticulée, qui faisait ressembler ce mot au cri d’amour ou de rage d’une bête fauve, plutôt qu’à un nom prononcé par une bouche humaine.

Presque aussitôt la jeune fille qu’elle appelait parut, craintive et tremblante, sur la porte ; elle avait distingué, dans cet accent bien connu de la maîtresse, tout ce qu’il y avait de colère et de menace.

— N’entendez-vous pas que je vous appelle, dit la reine, et faut-il toujours vous appeler deux fois ?

— Mille pardons, ma noble maîtresse, mais j’étais là… avec…

— Avec qui ?

— Avec un jeune homme que vous connaissez, que vous avez déjà vu… auquel vous aviez la bonté de vous intéresser.

— Qui ? qui donc ?

— Perrinet Leclerc.

— Leclerc, dit la reine, d’où arrive-t-il ?

— De Paris.

— Je veux le voir.

— Lui aussi, madame, voulait vous voir et demandait à vous parler, mais je n’osais…

— Fais-le entrer, te dis-je. Tout de suite ! à l’instant ! Où est-il ?

— Là, dit la jeune fille, et, soulevant la tapisserie, elle appela : Perrinet Leclerc ! Celui-ci s’élança plutôt qu’il n’entra dans l’appartement ; la reine et lui se trouvèrent face à face.

C’était la deuxième fois que le pauvre vendeur de fer allait traiter d’égal à égal avec l’orgueilleuse reine de France ; deux fois malgré la différence de leurs conditions, les mêmes sentimens les amenaient des deux extrémités de l’échelle sociale vis-à-vis l’un de l’autre. Seulement, la première fois c’était l’amour, et la seconde, la vengeance.

— Perrinet ! dit la reine.

— Madame ! répondit celui-ci en la regardant fixement, et sans que le regard de sa souveraine fit baisser le sien.

— Je ne t’ai pas revu, ajouta Isabeau.

— À quoi bon ? Vous m’aviez dit, si on le transportait vivant dans une autre prison, de le suivre jusqu’à la porte ; si l’on déposait son corps dans un tombeau, de l’accompagner jusqu’à la tombe, et mort ou vivant, de revenir vous dire : Il est là ! Reine, ils ont prévu que vous pouviez sauver le prisonnier ou déterrer le cadavre, et ils l’ont jeté vivant et mutilé dans la Seine.

— Pourquoi ne l’as-tu ni sauvé ni vengé, malheureux ?

— J’étais seul, ils étaient six ; deux sont morts. J’ai fait ce que j’ai pu. Aujourd’hui je viens faire davantage.

— Voyons, dit la reine.

— Ah ! le connétable, vous l’exécrez, n’est-ce pas, madame ? Paris, vous voudriez le reprendre ; et à un homme qui vous offrirait à-la-fois de vous livrer Paris, et de vous venger du connétable, vous accorderiez bien une grâce, hein !…

La reine sourit, avec une expression qui n’appartenait qu’à elle. — Oh ! dit-elle, tout ce que cet homme me demanderait !… tout, la moitié de mes jours, la moitié de mon sang. Où est-il seulement ?

— Qui ?

— Cet homme !…

— C’est moi, reine.

— Vous ! toi ! dit Isabeau étonnée.

— Oui, moi.

— Et comment ?

— Je suis fils de l’échevin Leclerc ; mon père garde la nuit sous son chevet les clefs de la ville, je puis aller un soir chez lui, l’embrasser, me mettre à sa table, me cacher dans la maison au lieu d’en sortir, et la nuit, la nuit, m’introduire dans sa chambre, voler les clefs, ouvrir les portes.

Charlotte poussa un léger cri, Perrinet ne parut pas l’entendre, la reine n’y fit point attention.

— Oui, cela est vrai, dit Isabeau réfléchissant.

— Et cela sera comme j’ai dit, reprit Leclerc.

— Mais, dit timidement Charlotte, si au moment où vous prendrez les clefs, votre père se réveille.

Les cheveux de Leclerc se dressèrent sur sa tête, la sueur coula de son front à cette idée ; puis après un instant, il porta la main à son poignard, le tira à demi, et prononça ces seuls mots ; — Je le rendormirai.

Charlotte poussa un second cri, et tomba sur un fauteuil.

— Oui, dit Leclerc, sans faire attention à sa maîtresse presque évanouie ; oui, je puis être traître et parricide, mais je me vengerai.

— Que t’ont-ils donc fait ? dit Isabeau en se rapprochant de lui, en lui prenant le bras, et en le regardant avec le sourire d’une femme qui comprend la vengeance, quelque atroce qu’elle soit, quelque chose qu’elle coûte.

— Que vous importe, reine ? C’est mon secret à moi. Tout ce que vous avez besoin de savoir, c’est que je tiendrai ma promesse, si vous tenez la vôtre.

— Eh bien donc, que veux-tu ? Est-ce Charlotte que tu aimes ?

Perrinet secoua la tête avec un rire amer.

— Est-ce de l’or ? je t’en donnerai.

— Non, dit Perrinet.

— Est-ce de la noblesse, des honneurs ? Si nous prenons Paris, je t’en donne le commandement et te fais comte.

— Ce n’est point cela, murmura Leclerc.

— Qu’est-ce donc ? dit la reine.

— Vous êtes régente de France ?

— Oui.

— Vous avez droit de vie et de mort ?

— Oui.

— Vous avez fait faire un sceau royal qui peut conférer votre pouvoir à celui qui est porteur d’un parchemin scellé par lui ?

— Eh bien ?

— Eh bien ! il me faut ce sceau au bas d’un parchemin, et que ce parchemin me donne une vie, une vie dont je pourrai faire ce que je voudrai, dont je ne devrai compte à personne, que j’aurai le droit de disputer même au bourreau.

La reine pâlit.

– Ce n’est ni celle du dauphin Charles, ni celle du roi ?

— Non.

— Un parchemin et mon sceau royal, dit vivement la reine.

Leclerc prit sur une table l’un et l’autre, et les lui présenta.

Elle écrivit :

« Nous, Isabeau de Bavière, par la grâce de Dieu, régente de France ; ayant, à cause de l’occupation de monseigneur le roi, le gouvernement et l’administration du royaume, cédons à Perrinet Leclerc, vendeur de fer au Petit-Pont, notre droit de vie et de mort sur…

— Le nom ? dit Isabelle.

— Sur le comte d’Armagnac, connétable du royaume de France, gouverneur de la ville de Paris, répondit Leclerc.

— Ah ! dit Isabeau, en laissant tomber sa plume ; c’est pour le tuer au moins, que tu me demandes sa vie, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Et tu lui diras à l’heure de sa mort que je lui prends son Paris, sa capitale, en échange de l’existence de mon amant qu’il m’a prise — troc pour troc, tu le lui diras, j’espère.

— Pas de condition, dit Leclerc.

— Pas de sceau alors, dit la reine, en repoussant le parchemin.

— Je le lui dirai ; faites vite.

— Sur ton âme !

— Sur mon âme !

La reine reprit la plume, et écrivit en continuant :

« Cédons à Perrinet Leclerc, vendeur de fer au Petit-Pont, notre droit de vie et de mort sur le comte d’Armagnac, connétable du royaume de France, gouverneur de la ville de Paris ; renonçant à tout jamais à réclamer aucun droit sur la personne et la vie dudit connétable. »

Elle signa, et appliqua le sceau à côté de la signature.

— Tiens, dit-elle, en présentant le parchemin.

— Merci, répondit Leclerc en le prenant.

— C’est infernal ! s’écria Charlotte.

La jeune fille, blanche et pure, semblait un ange forcé d’assister au pacte que font entre eux deux démons.

— Maintenant, ajouta Leclerc, un homme d’exécution avec lequel je puisse me concerter et m’entendre ; noble ou vilain, peu m’importe, pourvu qu’il ait pouvoir et volonté.

— Appelle un valet, Charlotte.

Charlotte appela ; un valet parut.

— Dites au seigneur Villiers de l’Île-Adam que je l’attends à l’instant même, et ramenez-le ici.

Le valet s’inclina et sortit.

L’Île-Adam, fidèle à son vœu, s’était jeté sur le parquet, tout habillé dans son manteau de guerre, il n’eut donc qu’à se lever pour être en état de paraître devant la reine.

Cinq minutes après il se trouvait en sa présence.

Isabeau s’avança vers lui, et sans faire attention à son salut respectueux :

— Sire de Villiers, dit-elle, voici un jeune homme qui me livre les clefs de Paris ; j’ai besoin d’un seigneur de courage et d’exécution, à qui je les remette. J’ai songé à vous.

L’Île-Adam tressaillit ; ses yeux s’enflammèrent ; il se retourna vers Leclerc, étendant la main pour presser la sienne, lorsqu’il s’aperçut à la mise du vendeur de fer quelle était la basse extraction de celui à qui il allait donner cette marque d’égalité. Sa main retomba le long de sa cuisse, et sa figure reprit l’expression de hauteur habituelle qui un instant l’avait abandonnée.

Aucun de ces mouvemens n’échappa à Leclerc, qui resta immobile, les bras croisés sur sa poitrine, lorsque l’Île-Adam lui tendit la main, comme lorsqu’il la retira.

— Gardez votre main pour frapper l’ennemi, sire de l’Île-Adam, dit en riant Leclerc, quoique j’aie quelque droit à la toucher ; car, ainsi que vous, je vends mon roi et ma patrie. Gardez votre main, seigneur de Villiers, quoique nous soyons frères en trahison.

— Jeune homme, s’écria l’Île-Adam…

— C’est bien, parlons d’autre chose. Me répondez-vous de cinq cents lances ?

— J’ai mille hommes d’armes dans la ville de Pontoise, que je commande.

— La moitié de cette troupe suffira, si elle est brave. Je l’introduirai avec vous dans la ville. Là cesse ma mission. Ne me demandez rien de plus.

— Je me charge du reste.

— Eh bien ! partons sans perdre un instant, et le long de la route je vous instruirai de mes projets.

— Bon courage ! seigneur de l’Île-Adam, dit Isabelle.

L’Île-Adam mit un genou en terre, baisa la main que lui tendait sa noble maîtresse, et sortit.

— Rappelez-vous votre promesse, Perrinet, dit la reine. Qu’il sache, avant de mourir, que c’est moi, son ennemie mortelle, qui lui prends Paris, en échange de la vie de mon amant.

— Il le saura, répondit Leclerc en enfonçant dans sa poitrine le parchemin, et en boutonnant son pourpoint pardessus.

— Adieu, Leclerc, dit à demi-voix Charlotte.

Mais le jeune homme ne l’entendit pas, et s’élança hors de l’appartement, sans lui répondre.

— Que l’enfer les conduise, et qu’ils arrivent au but, dit la reine.

— Que Dieu veille sur eux, murmura Charlotte.

Les deux jeunes gens descendirent aux écuries ; l’Île-Adam choisit ses deux meilleurs chevaux, chacun sella, brida le sien, et sauta dessus.

— Où en trouverons-nous d’autres quand ceux-ci seront morts ? dit Leclerc ; car au train dont nous allons les mener, ils ne nous conduiront guère qu’au tiers de la route.

— Je me ferai reconnaître aux postes bourguignons qui se trouveront sur notre passage, et l’on m’en donnera.

— Bien !

Ils enfoncèrent leurs éperons dans le ventre de leurs montures, leur jetèrent la bride sur le cou, et partirent comme le vent.

Certes, celui qui, à la lueur des étincelles qu’ils faisaient jaillir dans leur course, les eût vu dans l’ombre de cette nuit grisâtre glisser ainsi côte à côte, chevaux et cavaliers dévorant l’espace, crinières et cheveux au vent ; aurait raconté, pendant longues années, qu’il avait assisté au passage d’un nouveau Faust et d’un autre Méphistophèles se rendant sur des coursiers fantastiques à quelque réunion infernale.


V.


Tous criaient : « Notre-Dame de la paix ! vive le roi ! Vive Bourgogne ! Que ceux qui veulent la paix s’arment et nous suivent. »


Le moment était, on ne peut mieux choisi par Perrinet Leclerc pour mettre à exécution le projet qu’il avait conçu de livrer Paris ; l’exaspération des bourgeois était à son comble, et tout le monde accusait le connétable, qui chaque jour redoublait de rigueur et de cruauté envers les Parisiens, de malheurs qui étaient ceux du temps. Ses gens d’armes maltraitaient les citoyens, sans qu’ils pussent avoir justice de leurs mauvais traitemens ; depuis que leur général avait été forcé de lever le siége de Senlis, ils étaient plus furieux encore à cause de leur défaite. Personne ne pouvait sortir de la ville, et si quelqu’un, par hasard, voulait le faire malgré les ordres donnés, s’il était surpris par les soldats, il était dévalisé ou frappé ; puis, s’il allait se plaindre au connétable ou au prévôt, ils répondaient : « C’est bon ; qu’alliez-vous faire là ? » Ou bien : « Vous ne vous plaindriez pas ainsi, si c’étaient vos amis les Bourguignons », et autres choses pareilles.

Le Journal de Paris raconte que les vexations s’étendaient jusqu’aux serviteurs de l’hôtel du roi. Quelques-uns d’entre eux étant allés au bois de Boulogne chercher des arbres pour fêter le 1er mai, les gens d’armes qui gardaient Ville-l’Évêque et qui appartenaient au connétable, les poursuivirent, en tuèrent un et en blessèrent plusieurs. Ce n’était pas tout : comme on manquait d’argent, le connétable résolut d’en faire par tous les moyens possibles. Il fit prendre les ornemens des églises et jusqu’aux vases de Saint-Denis. Les campagnes ravagées ne fournissaient plus de vivres. On faisait travailler aux remparts et aux machines de guerre de pauvres ouvriers, qu’on ne payait pas, et qu’on battait et appelait canaille, s’ils avaient l’imprudence de réclamer leur salaire. Ces vexations, qui toutes venaient originairement du comte d’Armagnac, occasionnaient le soir des rassemblemens dans les rues de la capitale. Les bruits les plus ridicules y circulaient et y étaient accueillis avec des cris de haine et de vengeance ; mais bientôt une troupe d’hommes d’armes paraissait à l’extrémité de la rue, dont elle tenait toute la largeur, mettait l’épée à la main, les chevaux au galop, et, frappant et écrasant tout ce qui se trouvait devant elle, dissipait ces attroupemens qui allaient se reformer autre part.

Dans la soirée du 28 mai 1418, un de ces rassemblemens encombrait la place de la Sorbonne. Des écoliers, armés de bâtons ; des bouchers, leur couteau au côté ; des ouvriers, tenant à la main les instrumens qui leur servaient dans leurs travaux, et qu’à la rigueur et entre les mains d’hommes aussi exaspérés on pouvait regarder comme des armes, en formaient la majeure partie. Les femmes aussi y jouaient un rôle actif, et qui n’était pas toujours sans danger pour elles ; car les gens d’armes frappaient indistinctement hommes, femmes, enfans, vieillards, qu’ils se défendissent ou non, qu’ils vinssent en ennemis ou en curieux, et posaient dès cette époque les principes d’un art dont les gouvernemens modernes paraissent avoir retrouvé toutes les traditions.

— Savez-vous, maître Lambert, disait une vieille femme en se tenant sur celle de ses deux jambes qui était la plus longue, afin d’arriver à la hauteur du coude de celui auquel elle s’adressait ; savez-vous pourquoi on a pris de force la toile chez les marchands ? Dites : le savez-vous ?

— Je présume, mère Jehanne, répondit celui auquel elle s’adressait, et qui était un potier d’étain bien connu pour ne pas laisser passer un de ces attroupemens sans s’y mêler ; je présume, dis-je, que c’est pour faire, comme le dit ce damné connétable, des tentes et des pavillons pour l’armée.

— Eh bien ! vous vous trompez : c’est pour coudre toutes les femmes dans des sacs et les jeter à la rivière.

— Ah ! dit maître Lambert, qui paraissait beaucoup moins indigné que son interlocutrice de cette mesure arbitraire ; ah ! vous croyez !

— J’en suis sûre,

— Bah ! si ce n’était que cela, dit un bourgeois.

— Eh bien ! qu’est-ce qu’il vous faut donc de plus, maître Bourdichon, reprit notre ancienne connaissance, la mère Jehanne.

— Ce ne sont pas les femmes que les Armagnacs craignent, ce sont les corporations d’hommes ; aussi tous ceux qui font partie de pareilles associations doivent-ils être égorgés. Ceux d’entre eux qui, d’avance, ont prêté serment de vendre plutôt Paris aux Anglais que de le rendre aux Bourguignons seront épargnés.

— Et à quoi les reconnaîtra-t-on, interrompit le potier d’étain, avec une précipitation qui annonçait l’importance qu’il attachait à cette nouvelle.

— À un écu de plomb portant d’un côté, une croix rouge, et de l’autre le léopard d’Angleterre.

— Moi, dit un écolier en montant sur une borne, j’ai vu un étendard aux armes du roi Henri, il avait été brodé au collége de Navarre, qui n’est composé en entier que d’Armagnacs, et les maîtres devaient le planter sur les portes de la ville.

— À sac, à sac le collége, dirent plusieurs voix qui heureusement s’éteignirent l’une après l’autre.

— Moi, dit un ouvrier, ils m’ont fait travailler vingt-cinq jours à leur grande machine de guerre qu’ils appellent la griète, et quand j’ai été demander mon argent au prévôt, il m’a dit : « Canaille, n’as-tu donc pas un sou pour acheter une ficelle et t’aller pendre ? »

— À mort ! à mort ! le prévôt et le connétable ! vive les Bourguignons !

Ces cris eurent plus d’écho que ceux qui les avaient précédés et furent bientôt répétés par toutes les bouches.

Au même instant, on vit briller, à l’extrémité de la rue, les lances d’une compagnie franche, composée de Génois au service particulier du connétable.

Alors commença l’une de ces scènes dont nous avons parlé, et que nous n’avons pas besoin de peindre, certains que nous sommes que chacun de nous peut s’en faire une idée. Hommes, femmes et enfans se mirent à fuir en jetant des cris affreux. La troupe se déploya dans toute la largeur de la rue, et comme un ouragan chasse les feuilles d’automne, balaya devant elle ce tourbillon de créatures humaines, frappant les unes de la pointe de leurs lances, écrasant les autres sous les pieds de leurs chevaux, fouillant chaque recoin de maison, chaque enfoncement de portes, avec un acharnement et une inhumanité que déploient presque toujours les gens de guerre, quand ils ont affaire aux bourgeois.

Au moment où les gardes avaient paru, tout le monde, comme nous avons dit, avait cherché à fuir, à l’exception d’un jeune homme couvert de poussière, qui, depuis quelques minutes seulement, s’était mêlé à l’attroupement : il s’était contenté de se retourner du côté de la porte contre laquelle il s’était appuyé, et introduisant la lame de son poignard entre le pêne de la serrure et le mur, il avait, en l’employant comme un levier, fait céder la porte, était entré dans l’allée et l’avait refermée sur lui. Puis, dès que le bruit des chevaux, qui allait s’affaiblissant, lui eut appris que le danger était passé, il avait rouvert cette porte, avancé la tête sur la place ; et voyant qu’à l’exception de quelques mourans qui râlaient, elle était libre, il avait pris tranquillement la rue des Cordeliers, qu’il descendit jusqu’au rempart Saint-Germain, et, s’arrêtant devant une petite maison, qui y attenait, il pressa un ressort caché dont le jeu la fit ouvrir.

— Ah ! c’est toi Perrinet, dit un vieillard.

— Oui, mon père, je viens vous demander à souper.

— Sois le bien-venu, mon fils.

— Ce n’est pas tout, mon père, il y a une grande émeute parmi la populace de Paris, et les rues sont mauvaises de nuit. Je voudrais coucher ici.

— Eh bien ! répondit le vieillard, n’y as-tu pas toujours ta chambre et ton lit, ta place au foyer et à la table ? et m’as-tu jamais entendu me plaindre que tu les vinsses prendre trop souvent.

— Non, mon père, dit le jeune homme, en se jetant sur une chaise, et en appuyant sa tête dans ses mains ; non, vous êtes bon et vous m’aimez.

— Je n’ai que toi, mon enfant, et tu ne m’as jamais fait aucun chagrin.

— Mon père, dit Perrinet en se levant, je me sens souffrant ; permettez que je me retire dans ma chambre, je ne pourrais pas souper avec vous.

— Va, mon fils, tu es libre, tu es chez toi.

Perrinet ouvrit une petite porte qui amenait avec elle les trois premières marches d’un escalier, dont la continuation était pratiquée dans l’intérieur du mur, et se mit à monter lentement cette espèce d’échelle sans détourner la tête, sans regarder son père.

— Cet enfant est triste depuis quelques jours, dit en soupirant le vieux Leclerc ; et il se mit seul à la table, où l’arrivée du jeune homme lui avait fait mettre un second couvert.

Pendant quelque temps, il écouta, au-dessus de sa tête, les pas de son fils ; puis n’entendant plus rien, il pensa qu’il dormait, murmura quelques prières pour lui, et rentrant dans sa chambre, se mit au lit, après avoir pris la précaution de glisser, selon son habitude, les clefs dont il avait la garde, sous le traversin où reposait sa tête.

Une heure à-peu-près s’écoula sans que le silence qui régnait dans la maison du vieil échevin fût troublé ; tout-à-coup un léger grincement se fit entendre dans la première pièce, la porte, dont nous avons déjà parlé s’ouvrit, et les trois escaliers de bois craquèrent successivement sous les pas de Perrinet, pâle et retenant son haleine ; lorsqu’il sentit le plancher sous ses pieds, il s’arrêta un instant pour écouter. Aucun bruit n’annonçait qu’il eût été entendu. Alors il s’avança sur la pointe des pieds, en s’essuyant le front avec la main, vers la chambre de son père ; la porte n’en était point fermée, il la poussa.

La lanterne qui servait au vieillard, lorsque par hasard il était forcé de se lever pour aller reconnaître à la porte quelque bourgeois attardé, brûlait sur la cheminée, et sa pâle lueur jetait assez de clarté pour que l’échevin, s’il s’éveillait, pût reconnaître qu’il n’était pas seul dans sa chambre ; mais Leclerc craignit, s’il soufflait cette lumière, de heurter, dans l’obscurité, quelque meuble dont le bruit pourrait tirer son père du sommeil où il était plongé ; il préféra donc la laisser brûler.

C’était une chose effrayante à voir que ce jeune homme, les cheveux hérissés, le front ruisselant de sueur, la main gauche posée sur son poignard, s’appuyant de la droite à la muraille, s’arrêtant à chaque pas pour donner au parquet le temps de s’assurer sous ses pieds, avançant lentement, mais avançant enfin vers ce lit que ne quittait pas une seconde son regard étincelant, suivant pour y arriver une ligne circulaire comme celle du tigre, et tressaillant au bruit des battemens précipités de son cœur, qui contrastait avec le souffle calme du vieillard ; enfin le rideau à demi tiré lui cacha la tête de son père, il fit quelques pas encore, étendit la main, la posa sur la colonne du lit, s’arrêta un instant pour respirer, puis ramassant son corps plié sur ses jarrets, il glissa sa main humide et tremblante sous le chevet, gagnant une ligne par minute, retenant son haleine, insensible aux douleurs que cette position forcée faisait courir par tous ses membres, car il comprenait que de la part du père un mouvement, un soupir faisait le fils parricide.

Enfin il sentit le froid du fer, ses doigts crispés touchaient les clefs, il les passa dans l’anneau qui les rassemblait, les attira lentement à lui, les reçut dans sa seconde main, les serra de manière à ce que leur cliquetis ne pût être entendu ; puis avec les mêmes précautions qu’il avait prises en entrant, il se dirigea vers la sortie, possesseur du trésor qui devait assurer sa vengeance.

À la porte de la rue, les jambes lui manquèrent, et il tomba sur les marches de l’escalier qui conduisait au rempart ; il y était à peine depuis quelques minutes, que la cloche du couvent des cordeliers sonna onze heures.

Perrinet se releva au onzième coup ; le seigneur de l’Île-Adam et ses cinq cents hommes devaient être à quelques pas seulement du rempart.

Leclerc monta rapidement l’escalier ; lorsqu’il fut au haut, il entendit le bruit d’une cavalcade qui se dirigeait de son côté : elle venait de la ville.

— Qui vive ! cria la sentinelle

— Ronde de nuit, répondit la voix rude du connétable.

Perrinet se jeta ventre à terre, le détachement passa à deux toises de lui ; la sentinelle fut relevée et une autre laissée à sa place ; le détachement s’éloigna.

Perrinet rampa comme un serpent vers le milieu de la ligne que le soldat parcourait dans sa faction, puis quand celui-ci passa devant lui, il se leva tout-à-coup, et avant qu’il eût eu le temps de se mettre en défense, de pousser un seul cri, il lui enfonça jusque la coquille, son poignard dans la gorge.

Le soldat ne poussa qu’un soupir et tomba.

Perrinet traîna le cadavre à un endroit où la saillie de la porte rendait l’ombre plus épaisse, et son casque sur la tête, sa pertuisane à la main afin d’être pris pour lui, il s’approcha du bord de la muraille, fixa long-temps ses regards sur la plaine, et quand ils se furent habitués à l’obscurité, il crut apercevoir une ligne noire et épaisse qui s’avançait silencieusement.

Perrinet approcha ses deux mains de sa bouche et imita le cri du hibou. — Un cri pareil lui répondit de la plaine : c’était le signal convenu.

Il descendit et ouvrit la porte : un homme était déjà adossé au-dehors contre le battant : c’était le sire de l’Île-Adam que son impatience y avait poussé en avant des autres.

— C’est bien, tu es fidèle, dit-il à demi-voix.

— Et vos hommes ?

— Les voici.

En effet la colonne, commandée par le seigneur de Chevreuse, le sire Ferry de Mailly et le comte Lyonnet de Bournonville, apparut au coin de la dernière maison du faubourg Saint-Germain, introduisit sa tête sous la herse levée, et comme un long serpent, se glissa par cette ouverture dans l’intérieur de la ville. Perrinet referma la porte derrière elle, remonta sur le rempart et jeta les clefs dans les fossés pleins d’eau.

— Que viens-tu de faire ? lui dit l’Île-Adam.

— Je viens de vous ôter la possibilité de regarder en arrière, répondit-il.

— Allons donc en avant, reprit celui-ci.

— Voici votre chemin, dit Leclerc en lui indiquant la rue du Paon.

— Et toi ?…

— Moi !… j’en prends un autre.

Et il s’élança dans la rue des Cordeliers, gagna le pont Notre-Dame, traversa la rivière, redescendit la rue Saint-Honoré jusqu’à l’hôtel d’Armagnac, s’effaça derrière l’angle d’un mur, où il demeura aussi immobile qu’une statue de pierre.

Pendant ce temps, l’Île-Adam avait joint la rivière, l’avait remontée jusqu’au Châtelet, et arrivé là, avait partagé sa petite troupe en quatre bandes : l’une, commandée par le seigneur de Chevreuse, se dirigea vers l’hôtel du Dauphin, qui logeait rue de la Verrerie ; la seconde, conduite par Ferry de Mailly, descendit la rue Saint-Honoré pour investir l’hôtel d’Armagnac et surprendre le connétable, que l’Île-Adam avait ordonné, sous peine de mort, qu’on ne lui amenât que vivant ; la troisième, sous les ordres de l’Île-Adam lui-même, s’avança vers l’hôtel Saint-Paul où était le roi ; la quatrième, qui obéissait à Lyonnet de Bournonville, demeura sur la place du Châtelet, afin de porter secours à celle des trois autres qui en aurait besoin. Tous criaient : « Notre-Dame de la paix, vive le roi ! vive Bourgogne ! que ceux qui veulent la paix s’arment et nous suivent ! »

À ces cris et tout le long de la route, des fenêtres s’ouvraient, des têtes effrayées se dessinaient pâles dans l’ombre, écoutaient ces vociférations, reconnaissaient les couleurs et la croix de Bourgogne, répondaient par des cris de mort aux Armagnacs ! vive les Bourguignons ! et peuple, bourgeois, écoliers, suivaient en armes et en tumulte chacune de ces bandes.

Ce fut certes une grande imprudence aux chefs qui les commandaient d’avoir ainsi donné l’éveil, car le plus précieux des prisonniers qu’ils comptaient faire leur échappa. Tanneguy Duchâtel, au premier bruit, courut chez le dauphin, renversa tout ce qui s’opposait à son passage, pénétra jusqu’à la chambre où il était couché, et le trouvant accoudé sur son lit, et écoutant la rumeur qui arrivait déjà jusqu’à lui, sans perdre une minute, sans répondre à ses questions, l’enveloppa dans les couvertures de son lit, le jeta sur ses épaules robustes, comme une nourrice son enfant, et l’emporta. Robert Le Masson, son chancelier, lui tenait un cheval prêt, il y monta avec son précieux fardeau, et dix minutes après, la Bastille imprenable se referma sur eux, mettant à l’abri sous ses épaisses murailles, le seul héritier de la vieille monarchie française.

Ferry de Mailly, qui s’avançait vers l’hôtel d’Armagnac, ne fut pas plus heureux que le seigneur de Chevreuse ; le connétable, que nous avons vu commandant quelques hommes de ronde, entendit les cris des Bourguignons, et, au lieu de rentrer à son hôtel, après avoir reconnu que toute défense était inutile, il songea à sa vie. Il se réfugia dans la maison d’un pauvre maçon, lui avoua qui il était, et lui promit une récompense proportionnée au service qu’il réclamait de lui : celui-ci le cacha et promit de lui garder le secret.

La troupe qui croyait le surprendre s’approcha donc de l’hôtel d’Armagnac, en garda toutes les issues, et se mit à enfoncer la porte principale. Au moment où elle céda, un homme se détacha de la muraille en face, écarta tout le monde, et s’élança le premier dans l’hôtel ; Ferry de Mailly n’y entra que le second.

Pendant ce temps, le seigneur de l’Île-Adam, plus heureux, investissait l’hôtel Saint-Paul, et, après un faible combat avec les gardes, pénétrait dans l’intérieur des appartemens, et parvenait jusqu’à celui du roi. Ce pauvre et vieux monarque, dont se raillaient des serviteurs qui depuis long-temps n’obéissaient plus à ses ordres, paraissait avoir été ce soir complètement oublié par eux ; une lampe mourante éclairait à peine son appartement ; quelques restes d’un feu, qui ne pouvaient suffire à chasser le froid et l’humidité de cette vaste chambre, tremblaient sur l’âtre et dans un coin de la large cheminée gothique ; sur un escabeau de bois grelottait un vieillard à demi nu.

C’était le roi de France.

L’Île-Adam se précipita dans la chambre, alla droit au lit qu’il trouva vide, et, en se retournant, aperçut le vieux monarque qui, de ses mains ridées et tremblantes, assemblait quelques restes de tisons.

Il s’avança respectueusement vers lui, et le salua au nom du duc de Bourgogne.

Le roi se retourna, laissant ses mains étendues vers le feu, regarda vaguement celui qui lui parlait, et dit :

— Comment se porte mon cousin de Bourgogne, il y a long-temps que je ne l’ai vu ?

— Sire, il m’envoie vers vous pour que toutes les calamités qui désolent votre royaume prennent une fin.

Le roi se retourna vers le feu sans répondre.

— Sire, ajouta l’Île-Adam, qui vit que dans ce moment de démence le roi ne pouvait ni comprendre ni suivre les raisons politiques qu’il allait développer ; sire, le duc de Bourgogne vous prie de monter à cheval, et de paraître à mes côtés dans les rues de la capitale.

Charles vi se leva machinalement, s’appuya sur le bras de l’Île-Adam, et le suivit sans résistance, car il ne restait plus à ce pauvre prince ni mémoire ni raison. Peu lui importait donc ce qu’on ordonnait en son nom, et entre les mains de qui il tombait. Il ne savait plus même ce que c’était qu’Armagnac ou Bourguignon.

L’Île-Adam, avec sa royale capture, se dirigea vers le Châtelet. Le capitaine avait compris que la présence du monarque au milieu des Bourguignons serait un signe d’approbation royale pour tout ce qui allait se passer : il remit donc son prisonnier entre les mains de Lyonnet de Bournonville, en lui recommandant une surveillance active, mais pleine d’égards.

Cette mesure politique accomplie, il prit au galop la rue Saint-Honoré, descendit à la porte de l’hôtel d’Armagnac, dans l’intérieur duquel on n’entendait que cris et blasphèmes ; et, s’élançant sur l’escalier, heurta avec tant de violence un homme qui le descendait, que tous deux se retinrent l’un à l’autre pour ne pas tomber. Ils se reconnurent.

— Où est le connétable ? dit l’Île-Adam.

— Je le cherche, dit Perrinet Leclerc.

— Malédiction sur Ferry de Mailly, qui l’a laissé échapper.

— Il n’est pas rentré dans son hôtel.

Et tous deux s’élancèrent dehors comme deux insensés, prenant chacun de leur côté la première rue qu’ils trouvèrent devant eux.

Pendant ce temps, un carnage affreux s’exécutait. On n’entendait que ces cris : à mort, à mort les Armagnacs, tuez, tuez tout. Des corporations d’écoliers, de bourgeois et de bouchers, parcouraient les rues, enfonçant les maisons qu’on savait appartenir aux partisans du connétable, et découpaient ces malheureux à coups de hache et d’épée. Des troupes de femmes et d’enfans achevaient avec leurs couteaux ceux qui respiraient encore.

Le peuple avait nommé, aussitôt qu’il s’était vu délivré du joug du connétable, Vauxdebar, prévôt de Paris, en remplacement de Duchâtel. Le nouveau magistrat, trouvant les Parisiens agités d’une telle rage, n’osait pas leur résister, et disait à l’aspect de ces massacres : « Mes amis faites ce qu’il vous plaira ». Aussi ce ne fut bientôt qu’une horrible boucherie. Des Armagnacs s’étaient réfugiés dans l’église du prieuré de Saint-Éloy, quelques Bourguignons découvrirent leur retraite et la signalèrent à leurs camarades. Vainement pour les protéger, le sire de Villette, abbé de Saint-Denis, s’avança sur la porte, revêtu de ses habits sacerdotaux et tenant la sainte hostie en main. Déjà les haches teintes de sang dégouttaient sur sa chasuble et tournoyaient sur sa tête, lorsque le seigneur de Chevreuse le prit sous sa protection, et l’emmena. Son départ fut le signal d’une tuerie générale dans l’intérieur de l’église ; on n’entendait que des cris, on ne voyait flamboyer que haches et épées, les morts s’entassaient dans la nef, et de ce monceau de corps humains, coulait, comme une source au bas d’une montagne, un ruisseau de sang. L’Île-Adam qui passait entendit ces vociférations, s’élança à cheval sous le portail : « C’est bon, dit-il en les voyant à l’œuvre ; voilà qui va bien, et j’ai là de bons bouchers !… Enfans n’avez-vous pas vu le connétable ? »

— Non, non ! dirent vingt voix à la fois. — Non ! mort au connétable ! Mort aux Armagnacs ! et la destruction continua.

L’Île-Adam tourna bride, et alla chercher son ennemi ailleurs.

Une scène du même genre se passait à la tour du palais. Quelques centaines d’hommes s’y étaient réfugiés, et tentaient de s’y défendre. Au milieu d’eux, le crucifix à la main, étaient les évêques de Coutances, de Bayeux, de Senlis et de Xaintes ; l’assaut ne dura qu’un instant, les Bourguignons escaladèrent la tour malgré une pluie de pierres ; puis une fois maîtres du palais, ils égorgèrent tous ceux qui s’y étaient renfermés.

Au milieu de ce carnage, un homme plus pâle, plus haletant, plus couvert de sueur que les autres, se précipita tout-à-coup.

— Le connétable, dit-il, le connétable, est-il ici ?

— Non, répondirent en foule les Bourguignons.

— Où est-il ?

— On ne sait pas, maître Leclerc, le capitaine l’Île-Adam a fait proclamer qu’il donnerait mille écus d’or à celui qui lui apprendrait où il était caché.

Perrinet n’en écouta pas davantage s’élança vers l’une des échelles dressées contre la tour, et s’y laissant glisser se trouva dans la rue.

Une troupe d’arbalétriers génois avait été surprise près du cloître Saint-Honoré, et quoiqu’ils se fussent rendus, et qu’on leur eût promis la vie, on les égorgeait après les avoir désarmés ; ces malheureux recevaient la mort à genoux en criant miséricorde : c’était à qui les frapperait. Deux hommes cependant, une torche à la main, se contentaient de leur arracher leurs casques, de les examiner les uns après les autres, puis ils laissaient à ceux qui les suivaient le soin de les tuer, se livrant à cette recherche avec la minutie de la vengeance. Ils se rencontrèrent au milieu de la foule, et se reconnurent.

— Le connétable ? dit l’Île-Adam.

— Je le cherche, répondit Perrinet.

— Monsieur Leclerc, dit en ce moment une voix. —

Perrinet tourna la tête, et reconnut celui qui lui adressait la parole.

— Eh bien ! Thiébert ? dit-il, que me veux-tu ?

— Pouvez-vous me dire où je trouverai le seigneur de l’Île-Adam ?

— C’est moi, dit le capitaine. »

Un homme, vêtu d’un pourpoint taché de plâtre et de chaux, s’avança.

— Est-il vrai, dit-il, que vous ayez promis mille écus d’or à qui vous livrerait le connétable.

— Oui, dit l’Île-Adam.

— Venez me les compter, continua le maçon, et je vous indiquerai le lieu où il est caché.

— Tends ton tablier, dit l’Île-Adam, et il y jeta des poignées d’or ; maintenant où est-il ?

— Chez moi, je vais vous y conduire.

Un éclat de rire retentit derrière eux ; l’Île-Adam se retourna pour chercher Perrinet Leclerc ; celui-ci avait disparu.

— Allons vite, dit le capitaine, guide-moi.

— Un instant, reprit Thiébert, tenez-moi cette torche, que je compte.

L’Île-Adam tremblant d’impatience, éclaira le maçon qui compta les écus les uns après les autres, et jusqu’au dernier ; il en manquait une cinquantaine.

— Je n’ai pas mon compte, dit-il.

L’Île-Adam jeta dans son tablier une chaîne d’or qui valait six cents écus. Thiébert marcha devant lui.

Un homme les avait précédés ; c’était Perrinet Leclerc.

À peine avait-il entendu le marché de sang que faisaient Thiébert et le capitaine, qu’il s’était élancé à perdre haleine dans la direction de la retraite du connétable ; il s’arrêta devant la porte de la maison de Thiébert ; elle était fermée en dedans, son poignard lui rendit le même service que sur la place de la Sorbonne, et la porte s’ouvrit.

Il entendit quelque bruit dans la seconde chambre : — Il est là, dit-il !…

— Est-ce vous, mon hôte ? murmura à demi-voix le connétable.

— Oui, répondit Leclerc, mais éteignez votre lumière, elle pourrait vous trahir.

Et il vit, à travers les fentes de la cloison, que le connétable venait de suivre ce conseil.

— Maintenant, ouvrez-moi.

La porte s’entrebâilla, Perrinet s’élança sur le connétable qui jeta un cri, le poignard de Leclerc venait de lui traverser l’épaule droite.

Une lutte de mort s’engagea entre ces deux hommes.

Le connétable, qui se croyait en sûreté sur la foi de Thiébert, était sans armes et à demi nu. Malgré ce désavantage, il eût facilement étouffé Leclerc dans ses bras robustes, sans la blessure, qui paralysait le mouvement de l’un d’eux ; néanmoins, de celui qui lui restait, il enveloppa le jeune homme, l’étreignit sur sa poitrine, et pesant sur son adversaire de tout son poids et de toute sa force, il se laissa tomber avec lui, espérant lui briser le crâne sur le pavé.

Effectivement, il y eût réussi, si la tête de Perrinet n’eût porté sur le matelas qu’on avait jeté par terre pour servir de lit.

Le connétable jeta un second cri.

Perrinet, qui n’avait pas lâché son poignard, venait de le lui enfoncer dans le bras gauche.

Il lâcha le jeune homme, se releva en chancelant, et alla tomber à reculons sur une table qui se trouvait au milieu de l’appartement, perdant par ses deux blessures son sang et ses forces.

Perrinet se releva, le cherchant et l’appelant, lorsque tout-à-coup une troisième personne, une torche à la main, parut à la porte de la chambre, et éclaira cette scène.

C’était l’Île-Adam.

Perrinet se jeta de nouveau sur le connétable.

— Arrête !… dit l’Île-Adam, sur ta vie, arrête !

Et il lui saisit le bras.

— Seigneur de l’Île-Adam, l’existence de cet homme m’appartient, lui dit Leclerc ; la reine me l’a donnée, voilà son sceau, laissez-moi donc.

Il tira le parchemin de sa poitrine, et le montra au capitaine.

Le comte d’Armagnac, renversé sur la table, rendu incapable par ses deux blessures, de faire aucune résistance, regardait ces deux hommes : ses deux bras blessés pendaient et saignaient.

— C’est bien, dit l’Île-Adam, je ne veux pas sa vie ; ainsi tout est pour le mieux.

— Sur votre âme ! dit Leclerc en l’arrêtant encore.

— Sur mon âme ! mais j’ai un vœu à accomplir ; laisse-moi faire.

Leclerc croisa les bras, et regarda ce qui allait se passer ; l’Île-Adam tira son épée, prit l’extrémité de la lame à pleine main, de manière à ce que la pointe dépassât d’un pouce seulement le petit doigt, et s’approcha du connétable.

Celui-ci, voyant que tout était fini pour lui dans ce monde, ferma les yeux, renversa la tête en arrière, et se mit à prier.

— Connétable, dit l’Île-Adam, en lui arrachant la chemise qui couvrait sa poitrine.

— Connétable, te souviens-tu d’avoir juré un jour par la Vierge et le Christ, de ne point porter vivant la croix rouge de Bourgogne.

— Oui, répondit le connétable, et j’ai tenu mon serment, car je vais mourir.

— Comte d’Armagnac, reprit l’Île-Adam en se baissant vers lui, et en lui labourant la poitrine de la pointe de son épée, de manière à y tracer une croix sanglante, tu en as menti par la gorge : car tu portes vivant la croix rouge de Bourgogne. Tu as faussé à ton serment, et moi j’ai tenu le mien.

Le connétable ne répondit que par un soupir. L’Île-Adam remit son épée dans le fourreau.

— Voilà tout ce que je voulais de toi, dit-il ; maintenant, meurs comme un parjure et comme un chien. À ton tour, Perrinet Leclerc.

Le connétable rouvrit les yeux, et répéta d’une voix mourante :

— Perrinet Leclerc !

— Oui, dit celui-ci en se jetant de nouveau sur le malheureux comte d’Armagnac près d’expirer, oui, Perrinet Leclerc, celui que tu as fait déchirer de coups par tes soldats. Il paraît que vous avez fait chacun un serment, ici ? Eh ! bien, moi, j’en ai fait deux : le premier, connétable, c’est que tu apprendrais à ton lit de mort que c’était la reine Isabeau de Bavière qui te prenait Paris en échange de la vie du chevalier de Bourdon : le voilà accompli, car tu le sais. Le second, comte d’Armagnac, c’est que tu mourrais en l’apprenant ; et celui-là, ajouta-t-il en lui enfonçant sa dague dans le cœur, celui-là je l’ai rempli aussi religieusement que le premier. Dieu soit en aide, dans ce monde et dans l’autre, à qui tient honnêtement sa parole. »



  1. Le père de Juvénal tirait son nom de l’hôtel des Ursins, que lui avait donné la ville de Paris, et sur le portique duquel étaient sculptés deux jeunes ours jouant.