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Chronique de la quinzaine - 14 août 1854

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Chronique n° 536
14 août 1854


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 août 1854.

Le mot de cette longue énigme qui se composait de marches et de contremarches, de tant d’opérations contradictoires et de mouvemens confus exécutés par l’armée russe sur le Danube, le mot de cette énigme, disons-nous, vient d’être en partie révélé. Les soldars du tsar ont reçu l’ordre d’évacuer les principautés pour se retirer derrière le Pruth, et communication de cet ordre a été donnée aussitôt au cabinet de Vienne. La Russie, après avoir épuisé tous les moyens de se soustraire à cette nécessité suprême de sa position, a fini par se rendre à la force des choses. Au premier abord, ce mouvement de retraite semblerait devoir être d’un grand poids dans les circonstances présentes ; en réfléchissant peu, on pourrait y voir une sorte de satisfaction donnée aux manifestations pressantes et réitérées de l’Autriche dans ces derniers temps. Par le fait, malgré l’empressement apparent du cabinet de Saint-Pétersbourg à notifier cette résolution à Vienne, rien n’est changé ni pour la France et l’Angleterre, ni même pour l’Autriche. On ne peut seulement se défendre d’un retour pénible sur un passé si récent en voyant la Russie faire tardivement aujourd’hui ce qui aurait pu, il y a un an, empêcher la guerre sans détourner l’Europe de ses travaux et de ses intérêts, et en la laissant elle-même dans sa grande, et menaçante situation.

Que demandait-on en effet au tsar, si ce n’est d’arrêter son armée sur le Pruth ? et quand celle-ci a eu franchi le fleuve, de la faire revenir sur ses pas ? De quelque obscurité que le cabinet de Saint-Pétersbourg s’obstine encore, dans ses dernières dépêches, à envelopper les causes de la crise actuelle, il n’en reste pas moins clair comme le jour que la guerre, dérive, dans son principe, d’un fait unique. — le passage du Pruth. Si le Pruth n’eût point été franchi, il est parfaitement évident que les questions soulevées par le prince Menchikof ne seraient pas sorties du domaine diplomatique. Si même après la première apparition de son armée dans les principautés le tsar eût cédé aux avis, aux sollicitations qui ne lui ont pas manqué, la paix n’était pas moins certaine. Qu’a donc gagné l’empereur Nicolas à passer outre ? Il a perdu vingt mille hommes dans des opérations sans suite et sans gloire ; il a montré à ses soldats un moment fanatisés l’impuissance de cette croisade qui devait le conduire à Constantinople et à Jérusalem ; il a fourni à l’année turque l’occasion de s’aguerrir et de s’illustrer à Oltenitza, à Kalafat, à Sillstria ; il a attiré les armées anglo-françaises sur le Danube, l’armée autrichienne sur la frontière moldo-valaque. Et, en fin de compte, ce qu’il aurait pu faire, il y a un an, de sa libre volonté, dans la plénitude de son prestige politique, il est obligé de le faire en ce moment sous le coup d’échecs multipliés, devant une coalition qu’il a lui-même nouée de sa main. Voilà le premier résultat de la triste campagne de la Russie ! Et toutefois, malgré les incertitudes et les sacrifices inévitables de la guerre, est-ce à l’Europe de se plaindre que l’empereur Nicolas n’ait point cédé l’an dernier aux représentations qui lui étaient faites relativement à l’invasion des principautés ? La paix, au point de vue de cette question d’Orient destinée à occuper le continent un jour ou l’autre, la paix était certainement plus profitable à la Russie qu’à l’Europe. La Russie restait vis-à-vis de l’empire ottoman avec sa situation menaçante, ses traités onéreux, ses prétentions à demi acceptées ou subies. Sa prépondérance en Orient ne recevait aucune atteinte. Dans les déférences de l’empereur Nicolas aux représentations de l’Europe, on eût vu moins un acte de faiblesse qu’un hommage rendu à un vœu universel de paix et d’ordre général. La retraite des armées du tsar hors des principautés n’a point évidemment le même caractère aujourd’hui, et ne saurait avoir les mêmes conséquences. En réalité, la Russie a résisté tant qu’elle a pu après avoir marché de propos délibéré à l’accomplissement de ses desseins ; là où il lui a été possible de fomenter des soulèvemens populaires comme en Grèce, elle les a fomentés ; là où elle a espéré trouver des alliés, elle les a cherchés. Tant qu’elle a cru pouvoir se maintenir sur le Danube, elle y est restée, occupant la Dobrutscha, assiégeant Silistria, et ce n’est que quand elle s’est vue cernée, resserrée de toutes parts, qu’elle a songé à se retirer derrière le Pruth : c’est une nécessité extrême de sa situation qui n’a aucune valeur politique. Si donc la retraite des Russes ouvre une nouvelle phase dans la crise actuelle, elle n’en modifie pas les conditions essentielles, elle ne change pas surtout le but poursuivi en commun désormais par les puissances intervenantes. Cela est si vrai que, même après la communication faite à Vienne de la dernière résolution prise par le cabinet de Saint-Pétersbourg, l’Autriche a échangé avec l’Angleterre et la France une note diplomatique d’où il résulte qu’elle est entièrement d’accord avec les deux puissances sur les conditions générales du rétablissement définitif de la paix. Ce dernier acte est du 8 de ce mois.

Comment en serait-il autrement ? La Russie a malheureusement toujours suivi le même chemin depuis que cette terrible question a commencé. Bien des fois déjà on lui a offert les moyens de sortir de la fausse situation où elle s’est placée ; elle a toujours refusé d’accéder à ces moyens, ou, quand elle les eût acceptés peut-être, il n’était plus temps. À l’origine, le cabinet russe n’a point voulu croire à la possibilité d’une alliance entre la France et l’Angleterre. Cette alliance s’est réalisée pourtant, elle s’est manifestée par des actes, et quand il a fallu compter avec elle, les circonstances s’étaient déjà singulièrement aggravées, les conditions de la paix devenaient plus difficiles. La Russie s’est tournée alors vers l’Allemagne, elle a cherché à la diviser, à la neutraliser ; elle n’y a point réussi : les armemens de l’Autriche, le traité d’alliance signé entre le cabinet de Vienne et la Sublime-Porte, sont venus achever de dissiper les illusions, de ce côté du moins. Elle espère encore peut-être aujourd’hui détacher la Prusse en se retirant des provinces danubiennes, et ici, comme toujours, la Russie se trouvera sans doute en retard sur les événemens. La Prusse se tint-elle pour satisfaite, la vérité est que l’occupation des principautés n’est plus désormais qu’un des élémens de la question qui s’agite, et qui a dû s’agrandir dès le jour même où les forces de l’Angleterre et de la France ont paru sur les divers théâtres de la guerre. Il serait trop commode véritablement d’épuiser la patience et la longanimité des cabinets, de mettre l’Europe entière en armes, de placer son ambition et sa volonté au-dessus du droit public, de tenir en suspens tous les intérêts depuis plus d’une année, pour en revenir simplement ensuite à la situation d’où est sortie la guerre. C’est là cependant ce que semble offrir M. de Nesselrode dans la dépêche par laquelle il répondait à la dernière sommation de l’Autriche. Sans doute l’évacuation des principautés, qui est survenue depuis, est une des conditions de la paix, puisque c’est l’attestation visible de l’indépendance et de l’intégrité de la Turquie ; mais il est d’autres conditions qui semblent désormais tout aussi nécessaires aux puissances occidentales. M. le ministre des affaires étrangères les résumait récemment dans une dépêche au représentant de la France à Vienne. Elles dérivent de la situation même qui a fait naître les dangers actuels. Ainsi la Russie a profité du droit exclusif de surveillance que lui attribuent les traités sur la Moldavie et la Valachie, pour envahir ces provinces. Sa position privilégiée dans la Mer-Noire, les établissemens formidables qu’elle y a créés, sont une menace permanente contre l’empire ottoman. La possession sans contrôle de la principale embouchure du Danube par la Russie a permis à celle-ci de gêner par des obstacles sans nombre la navigation et le commerce du monde. Enfin le gouvernement russe, par des interprétations abusives, est parvenu à tirer du traité de Kutchuk-Kainardji ses prétentions à un protectorat religieux, d’où est née la lutte actuelle.

Il faut donc que la paix qui sera conclue écarte ces causes incessantes de perturbations, et consacre les garanties de la sécurité européenne. Elle ne le peut qu’en rattachant explicitement la Turquie au système général de l’Europe, en faisant disparaître le droit d’ingérence de la Russie dans la Moldavie et la Valachie, en affranchissant la navigation de la Mer-Noire et du Danube, en révisant les traités dans le sens d’une limitation de la prépondérance russe dans l’Euxin, et en substituant l’intervention collective de toutes les puissances en faveur des sujets chrétiens du sultan au protectorat exclusif que revendique le tsar. Ces garanties, qui impliquent le renouvellement de toutes les conditions politiques de l’Orient, l’opinion universelle les pressentait et les indiquait déjà ; elles ont acquis un caractère authentique par les déclarations des ministres anglais dans le parlement, et par la note plus formelle encore de M. Drouyn de Lhuys, qui vient d’être rendue publique. C’est en pleine connaissance de ces vues aussi bien que de mouvement de retraite de la Russie, que l’Autriche s’est rattachée, le 8 août, par un nouveau lien, à la politique occidentale, en s’interdisant toute paix qui ne stipulerait pas les garanties réclamées par la France et l’Angleterre elles-mêmes.

On peut voir dès lors le chemin qu’a l’ait la question par le dernier incident. M. de Nesselrode, répondant récemment à la note autrichienne du 2 juin, posait comme condition de l’évacuation des principautés la signature d’un armistice, et en cela la dépêche a été dépassée par les événemens ; il ajoutait que la Russie était disposée à souscrire aux principes proclamés par le protocole de Vienne du 9 avril ; seulement la Russie entend le protocole du 9 avril dans un sens tel qu’elle se trouverait à peu près replacée dans la situation antérieure à la guerre ; l’Angleterre et la France, qui savent ce qu’elles ont voulu dire, l’entendent autrement. Entre ces deux interprétations, qui diffèrent autant que possible, l’Autriche a choisi celle des puissances occidentales. C’est là le fait important du moment. Le point de départ d’une négociation quelconque, ce n’est pas l’interprétation russe, c’est l’ensemble de garanties revendiquées par l’Angleterre et la France. Sans doute, il faut s’attendre encore à une certaine indépendance politique de la part du gouvernement autrichien. Ainsi il est très vrai que l’Autriche, en étant diplomatiquement d’accord avec les puissances occidentales, n’a point agi jusqu’ici comme elles. Faut-il en conclure qu’en entrant dans les principautés, elle se prépare à une sorte de médiation armée qui mettrait au même rang les intérêts européens et l’intérêt russe ? L’échange de notes du 8 août répond sur ce point aux craintes exprimées de nouveau ces jours derniers par lord Clanricarde dans le parlement anglais. On a dit aussi que le cabinet de Vienne, avant d’occuper les provinces moldo-valaques, exigeait que les troupes ottomanes se retirassent sur la rive droite du Danube. La meilleure preuve qu’il n’en est rien, c’est que les Turcs viennent d’entrer à Bucharest, et c’est d’accord avec l’Autriche, selon les déclarations de lord Clarendon, que la Porte envoyait récemment une commission impériale dans les principautés, pour rétablir l’ordre au nom du sultan, et pour faire une enquête sur la conduite des anciens hospodars au moment de l’invasion russe. Quoi qu’il en soit, c’est aux événemens, à des événemens prochains selon toute probabilité, qu’il appartient de donner un caractère plus tranché à l’action de l’Autriche. Pour le moment, l’entrée de son armée dans les principautés, c’est l’éviction complète et définitive des Russes. L’Autriche aura ainsi exécuté son traité du 14 juin avec la Porte ; il reste à savoir si d’un jour à l’autre des circonstances nouvelles ne la rattacheront pas plus intimement encore aux deux puissances de l’Occident.

On a pu le remarquer, dans les détails de ce dernier incident des complications actuelles, il est fort peu question de la Prusse. La politique des gouvernemens a beau se couvrir de voiles ; par le fait, on n’en est point à savoir que, sous l’apparence d’une entière identité de vues et de conduite, d’incessantes divergences se sont produites entre les deux principaux cabinets allemands depuis la signature de la convention austro-prussienne du 20 avril. Ces divergences vont-elles se manifester encore à l’occasion de l’évacuation des principautés ? Cela est fort à craindre, et il ne serait point surprenant que la Russie eût fait aussi entrer dans ses calculs de fournir un nouvel aliment aux tergiversations du cabinet de Berlin. La Prusse joue en vérité un rôle singulier depuis quelque temps. Elle craint d’avouer ses préférences, elle n’ose professer une politique, elle se réfugie dans les négociations secrètes et les expéditions de courriers. Ses diplomates vont de Berlin à Vienne, de Vienne à Saint-Pétersbourg ; elle mêle ses incertitudes à tous les conseils. Et à quoi arrive-t-elle ? Elle devient en quelque sorte étrangère à l’une des plus grandes affaires de ce siècle ; elle arrive à être une puissance peu consultée, peu écoutée, de telle sorte qu’avec la passion des arrangemens et des médiations, le roi Frédéric-Guillaume a pris la route qui conduit tout droit aux interventions sans crédit et aux conseils sans efficacité. C’est ainsi qu’une puissance de premier ordre passe au second rang. Jusqu’ici, la Prusse s’est contentée de signer des protocoles en refusant d’appuyer ses paroles d’aucun acte sérieux, et en embarrassant même ceux qui voulaient agir. Si elle trouve bon de rester neutre dans une guerre où se débat un intérêt général, comment espérerait-elle être écoutée dans les négociations qui viendront après la lutte ? La première condition de l’autorité pour un cabinet, c’est que tout le monde sache que chacune de ses paroles a une sanction. C’est d’ailleurs une grande question de savoir si l’Autriche elle-même ne se décidera point à agir en dehors de la Prusse. L’échange de notes du 8 août est peut-être un premier symptôme de ces dispositions. Tel est donc l’état réel des choses en ce moment. L’évacuation des principautés ne saurait être considérée que comme un incident d’une certaine gravité sans doute, mais qui ne change rien à la situation respective des puissances belligérantes. C’est sur un autre terrain que les véritables conditions de la paix restent à débattre, et c’est là l’œuvre des armées qui poursuivent leurs opérations sur leur double théâtre en Orient et dans la Baltique.

Il y a sans doute des impatiences de l’opinion très compréhensibles à l’égard des opérations militaires, et d’un autre côté la guerre ne peut toujours marcher au gré de toutes les impatiences, aujourd’hui cependant nous touchons peut-être au moment où peuvent se produire des événemens sérieux. Dans la Mer-Noire, une expédition combinée des armées de terre et de mer semble devoir être dirigée vers les côtes de Sébastopol. Dans la Baltique, l’arrivée du corps expéditionnaire français a déterminé l’attaque d’Aland, qui a eu lieu, dit-on, avec succès. Sur ces deux points, le drapeau des armées alliées ira attendre la conclusion de la paix future. Ce seront les premiers actes décisifs de la guerre. Quelque peu nombreux qu’ils soient encore, il ne faut pas cependant s’y méprendre, ainsi que le disait lord Clarendon avant la clôture du parlement anglais, qui vient d’avoir lieu. Il y a six mois que les hostilités sont ouvertes, et dans cet intervalle une armée considérable a dû être transportée en Orient, où elle est aujourd’hui en mesure d’agir ; un corps expéditionnaire est dans la Baltique, et nos flottes occupent les mers fermées aux escadres russes. L’alliance de la France et de l’Angleterre a été resserrée, l’insurrection grecque a été vaincue, l’Autriche a disposé ses forces et réalisé un emprunt qui assure ses ressources financières ; enfin la Russie s’est vue obligée d’abandonner les principautés danubiennes. Ce sont là des résultats qui ne sont point certes sans valeur et sans signification : ils sont un premier témoignage de l’efficacité de l’intervention européenne dans une crise trop profonde et trop sérieuse pour pouvoir être dénouée par un coup de main heureux.

Les affaires d’Orient, quelque douloureux que soit parfois le spectacle de la guerre, ont du moins cet avantage, qu’elles élèvent l’esprit au-dessus des luttes vulgaires et stériles. Il n’en est point ainsi par malheur des événemens dont l’Espagne est le théâtre depuis quelques jours, et qui sont venus se mêler aux complications générales de l’Europe. La Péninsule est en proie à une révolution, dont elle ne se rend pas compte elle-même, qui échappe à toutes les directions, à toutes les influences. On avait cru d’abord que l’arrivée du duc de la Victoire à Madrid, que la formation d’un nouveau gouvernement ramènerait le pays à un état plus normal. Espartero est arrivé ; il a formé un cabinet, dont il est le président, et la situation n’en a pas été meilleure. On est parvenu, il est vrai, non sans peine et sans diplomatie, à obtenir la destruction des barricades de Madrid ; mais l’incertitude n’en est pas moins restée dans les esprits et dans les faits, au point de toucher de très près à l’anarchie. Après une révolution accomplie pour rétablir l’empire des principes constitutionnels méconnus, l’Espagne est aujourd’hui un pays sans constitution d’aucune espèce et sans lois, avec une royauté humiliée, un gouvernement qui en est encore à manifester une pensée politique, des partis qui s’observent et des factions menaçantes. Il ne s’agit point de rien conjecturer ; il suffit d’observer cet état pour ce qu’il est, c’est-à-dire comme un moment de transition des plus critiques qu’ait pu traverser la Péninsule dans sa longue carrière de révolutions. C’est dans les derniers jours de juillet que le général Espartero arrivait à Madrid et faisait son entrée triomphale, offrant au peuple l’épée de Luchana pour défendre ses droits. Il y avait cependant quelque chose de plus pressé que de tirer l’épée de Luchana, c’était de créer un gouvernement ; or là commençait la difficulté. Le mouvement même des partis depuis quelques années indiquait peut-être dans quel sens devait être composé ce nouveau pouvoir. Toutes les fractions libérales de, l’opinion dans ces derniers temps se sont réunies dans une même opposition contre les différens ministères qui se sont succédé. Dès lors il semblait naturel de chercher à réunir dans un ministère, ne fût-ce que pour faire face à la situation du moment, quelques-uns des hommes les plus considérables de ces diverses nuances libérales ; mais d’une part des noms conservateurs trop connus n’eussent point été sans doute du goût des meneurs révolutionnaires de Madrid, qui n’ont point abdiqué leur droit de représentation, et d’un autre côté cette combinaison politique eût peut-être fait trop complètement disparaître les chefs militaires de l’insurrection. Il en est résulté un ministère où ne figure aucun des hommes éminens des anciens partis, dont les élémens sont assez dissemblables, et dont l’importance se résume dans la présence simultanée au pouvoir du duc de la Victoire et du général O’Donnell. Le ministre le plus connu à côté des deux généraux est M. Pacheco, qui a été longtemps le chef de ce qu’on nommait le parti puritain. Les autres membres du cabinet sont d’anciens progressistes : M. Manuel Collado, M. Lujan, M. Santa-Cruz, M. José Alonzo, ancien ministre de la régence du duc de la Victoire ; le général Allende Salazar, aide de camp d’Espartero, le même qui était chargé, il y a peu de jours, de porter les conditions de ce dernier à la reine Isabelle. C’est donc sur le duc de la Victoire et sur le général O’Donnell, comte de Lucena, que s’est tout d’abord concentrée l’attention. On sait la carrière d’Espartero. Il a soixante-deux ans maintenant. Engagé dans le parti progressiste par une sorte de fatalité plutôt que par choix, il était porté à la régence en 1840 par une révolution, et une révolution le renversait en 1843. Depuis, il est resté complètement en dehors de la vie publique. Le général Espartero a toujours passé pour un courageux soldat devant l’ennemi ; malheureusement chez lui l’aptitude politique n’égale pas la valeur militaire ; il en a fait la cruelle expérience pendant qu’il était régent. Incertain et sans décision dans le conseil, facilement accessible à l’esprit de coterie, il n’y avait pas deux ans qu’il était au pouvoir, qu’il avait réussi à mettre contre lui tous les partis. C’est pour ses services militaires qu’il est resté honoré. Le général O’Donnell est beaucoup plus jeune ; il est né en 1809 et à quarante-cinq ans maintenant. Issu d’une famille très dévouée à Ferdinand VII et même à la royauté absolue, O’Donnell recevait un brevet de sous-lieutenant à l’âge où il ne pouvait certainement se servir d’une épée que pour jouer avec elle, et c’est ce qui explique la rapidité de sa carrière. Il était déjà capitaine à dix-neuf ans et colonel à vingt-cinq ans. Remarqué d’ailleurs comme soldat dans la dernière guerre de succession, il arrivait en 1839 au grade de lieutenant-général ; il avait trente ans. C’est en 1839 que par ses habiles opérations il faisait lever le siège mis par Cabrera devant Lucena, et c’est ce qui lui a valu le titre qu’il porte aujourd’hui. On a dit qu’O’Donnell avait été attaché à Espartero ; il fut un instant simplement chef d’état-major de l’armée du nord, et de là il passait au commandement, en chef de l’année du centre. Or l’armée du centre à cette époque était dans une certaine mesure une création dirigée contre Espartero, comme l’avait été précédemment l’armée de réserve dont le gouvernement connaît l’organisation à Narvaez. C’est sur O’Donnell et sur son année que le gouvernement comptait pour balancer l’influence du duc de la Victoire. Quand éclataient au mois de juillet 1840 les événemens de Barcelone, qui étaient le premier coup porté par Espartero à la régence de Marie-Christine, O’Donnell envoyait immédiatement sa démission, et au lieu de l’accepter, la régente lui envoyait le grand cordon de Charles III. Au mois d’octobre 1841, sous la régence d’Espartero, l’ancien général de l’armée du centre, prenait à Pampelune l’initiative d’une insurrection pour le rétablissement de l’autorité de Marie-Christine, tandis que le malheureux Diego Léon et Concha tentaient à Madrid d’enlever la reine Isabelle. Emigré depuis lors, O’Donnell ne rentrait en Espagne, en 1843, que pour aller comme capitaine-général à Cuba, où il est resté jusqu’en 1848. Nommé en 1849 directeur général de l’infanterie par le maréchal Narvaez, il occupait ce poste jusqu’en 1851, et c’est depuis cette époque que le général O’Donnell était devenu un des membres les plus ardens de l’opposition dans le sénat. Le 28 juin dernier, cette opposition a trouvé son dénouement. Nous ne rappelons pas ces faits pour montrer les vieilles causes d’antipathie qui peuvent exister entre Espartero et O’Donnell. Ils sont unis aujourd’hui, ou plutôt on désire qu’ils le soient, et parce qu’ils se sont trouvés dans un même cabinet, on a cru un moment le péril passé. Le plus difficile était à faire cependant ; il restait à gouverner, à tirer l’Espagne de la situation terrible où elle se trouve. Or c’est sous ce rapport que le nouveau gouvernement n’a pas montré jusqu’ici une grande puissance politique.

Le gouvernement espagnol actuel, il faut le dire, a distribué des récompenses à tous les auteurs ou complices de l’insurrection triomphante. O’Donnell a été nommé capitaine-général ou maréchal en même temps que le vieux San-Miguel. Une foule de généraux ont été nommés ; des employés de tout rang ont été remplacés. Récemment, c’étaient presque tous les ministres plénipotentiaires au dehors qui recevaient des successeurs. M. Olozaga paraît devoir venir à Paris ; M. Antonio Gonzalès, ancien progressiste, va à Londres ; M. Pastor Diaz va à Turin. Tout cela n’a certes rien de bien surprenant, c’est un changement de décoration très habituel dans les révolutions. Mais dans l’ordre politique, quels sont les actes du nouveau gouvernement de Madrid ? En réalité, le cabinet espagnol n’est point maître de lui ; il est à la merci de ses incertitudes et de l’incertitude universelle, et en attendant il se poursuit en détail une sorte de réaction peu réfléchie contre tout ce qui s’est fait depuis dix ans. Ce qu’il y a de plus singulier, c’est qu’après avoir accusé les anciens ministères d’avoir porté la main sur toutes les institutions, sur toutes les lois du pays, on ne fait rien autre chose. On a tout simplement supprimé le conseil d’état ; les conseils provinciaux sont abolis. Comme on voit, c’est un procédé peu compliqué ; un simple décret suffit pour détruire toute une organisation administrative, et pour ramener les choses au point où elles en étaient en 1843. Une question plus grave se présentait : quelle était la constitution pour laquelle on s’était insurgé’ ? Était-ce la constitution de 1837 ou celle de 1845 ? Il s’est trouvé que ce n’est ni l’une ni l’autre, Le gouvernement a décidé la convocation de cortès constituantes qui devront aviser. Ces cortès se composeront d’une seule assemblée, et jusque-là l’Espagne est dans cet état qu’un homme d’esprit appelait le dégouvernement absolu. Le cabinet de Madrid est sans force, voilà la réalité, et s’il est quelque chose de triste, c’est de voir des hommes comme Espartero et O’Donnell obligés de compter avec toutes les passions révolutionnaires ; on l’a vu dans toute cette pénible affaire de la reine Christine. Les ministres, à ce qu’il paraît, auraient désiré faire partir l’ancienne régente, mais les meneurs révolutionnaires s’y sont opposés ; ils sont allés en députation auprès du duc de la Victoire, qui a dû rassembler le conseil, et il s’en est suivi que le gouvernement a pris l’engagement de ne laisser partir Marie-Christine ni publiquement ni en secret. C’est aux cortès qu’on réserve la mission de réviser la fortune de la veuve de Ferdinand VII et de prononcer sur elle. La situation de la reine elle-même est-elle beaucoup meilleure ? Personnellement sans doute, Isabelle II n’est point menacée ; comme reine, son autorité n’existe pas ; il y a quelque chose de plus, on s’en sert contre elle-même, contre sa propre dignité. Il y a quelques jours, on mettait dans sa bouche des paroles qui étaient une sorte d’amende honorable devant l’insurrection. Plus récemment encore, on soumettait à sa signature un décret qui décerne une récompense à un des généraux insurgés, et on avait soin de spécifier que c’était pour sa brillante conduite à Vicalvaro. Or, quand l’insurrection se couronne elle-même en haut, il est tout simple que ce même esprit descende dans tous les rangs de la hiérarchie, et c’est ce qui arrive à Barcelone, où le général Manuel de la Concha en est à se débattre entre des émeutes d’ouvriers contre les fabriques et les séditions qui éclatent dans les corps militaires.

Au milieu d’une telle situation, le duc de la Victoire trouvera-t-il les ressources d’initiative et de décision qu’il n’a point trouvées quand il était plus jeune ? À son défaut, le général O’Donnell se montrera-t-il à la hauteur de circonstances qui sont si nouvelles pour lui, puisqu’il est pour la première fois au gouvernement ? Ce sont là des questions malheureusement fort douteuses. Pour le moment, l’Espagne marche au hasard, ne sachant plus sous quelles lois elle vit, et sur bien des points les populations sont forcées de prendre d’elles-mêmes des mesures contre les désordres qui les menacent. C’est là sans nul doute un état qui ne saurait durer, et il n’est point impossible que le sentiment de ce malaise profond ne provoque dans l’opinion une réaction favorable. Ce qui est à souhaiter, c’est que cette réaction, au moment où elle se produira, soit dirigée par des hommes intelligens et fermes, capables de ramener la Péninsule à un régime régulier et stable. Le général Narvaez adressait en 1851 cette grave parole aux progressistes : « Le jour où un parti politique pourra laisser le gouvernement, la direction des affaires publiques à un parti opposé, ce jour-là la nation recueillera le prix du sang qui a été versé et de tant de coûteux sacrifices ; mais j’ajoute une circonstance : ce sera le jour où ce parti pourra laisser la place à ses adversaires politiques pour que ceux-ci puissent gouverner suivant leur conscience, suivant leurs doctrines, sans être forcés de céder aux exigences de ceux qui voudraient aller plus avant. Là est la condition. » On voit si cette condition est remplie aujourd’hui. Elle est cependant la première loi, si l’Espagne veut rester une monarchie réellement libérale et constitutionnelle, au lieu d’être, comme elle s’est montrée si souvent, une monarchie tempérée par l’anarchie et l’insurrection.

Ces événemens extérieurs restent le principal aliment offert aux préoccupations publiques en France. Ce n’est pas qu’ils réagissent sur notre pays ; ils semblent au contraire rendre plus palpable et plus frappant le calme de notre vie intérieure. Si d’habitude ce calme est un résultat naturel du régime sous l’empire duquel se trouve placée la France, qu’est-ce encore lorsque la saison vient tout suspendre dans les régions officielles aussi bien que dans le monde, lorsqu’il y a une sorte de trêve tacite de, toutes les relations, de toutes les affaires ? Privé de cet aliment des faits et des incidens de tous les jours qui forment l’histoire courante et mobile du temps, l’esprit n’a d’autre refuge que l’étude des choses déjà disparues, ou des mouvemens lointains de la civilisation, c’est la littérature qui résume ces spectacles, qui fait vivre en quelque sorte, de la vie du passé qu’elle reproduit, de la vie des autres peuples qu’elle retrace, et ces spectacles ont souvent un intérêt inégal, bien qu’ils restent toujours instructifs par la diversité même des points de vue. Le moment de raconter et de caractériser avec vérité la révolution de février est-il venu ? Une telle question peut sembler étrange après toutes les histoires qui ont été écrites déjà. Tous ceux qui ont mis la main dans ces événemens ont fait leur confession, ils ont dit ce qu’ils ont vu ou ce qu’ils ont cru voir, ils ont décrit surtout le rôle qu’ils ont eu la prétention de jouer ; mais ce n’est point là évidemment la véritable histoire inflexible et sévère, le tableau fidèle de ce temps où tout s’est trouvé un moment confondu. Ce tableau, M. H. Castille a-t-il réussi aujourd’hui à le tracer avec exactitude, comme il le pense, dans son Histoire de la seconde République française ? En réalité, le livre de M. Castille, peu nouveau quant aux faits, ne se distingue que par une certaine vigueur de style et une certaine âpreté de jugement à l’égard de tout le monde ; c’est une déclamation démocratique encore plus qu’une histoire. L’auteur se fait le coloriste de la révolution, il a même des momens d’exaltation lyrique au sujet du drapeau rouge, « dont la couleur contente l’œil, dit-il, comme une fanfare contente l’oreille ; c’est la couleur de la vie. » Ainsi parle M. Castille en ayant l’air de chanter une strophe sur cette sinistre enseigne des plus funestes journées. Du reste, nul n’est plus sévère que M. Castille pour les héros de février ; il les traite presque aussi mal que de simples conservateurs ; il les ensevelit tous dans le même linceul que celui de la république, et il les lance glorieusement dans l’histoire. Maintenant l’avenir, si avenir il y a, est sans doute à la jeunesse démocratique, telle que l’entend l’auteur de l’Histoire de la seconde République française. Or quel est l’idéal de cette jeunesse ? Il serait peut-être difficile de le dire. Ce qu’il y a de certain, c’est que la première parole de cette jeunesse paraît être une véritable mise en accusation de la liberté. M. Castille met très délibérément sur la sellette cette grande coupable qui a ensanglanté la terre. S’il parle de la liberté démocratique, le portrait est vrai sans doute, quoique peu flatteur. Heureusement il y a une autre liberté à laquelle peuvent se dévouer sans crainte les esprits les plus généreux, parce qu’ils ne la séparent pas de toutes les idées de devoir, de toutes les notions morales qui la contiennent et la règlent. Au lieu de déclamer contre cette liberté, mieux vaudrait chercher à s’élever jusqu’à elle, se former à sa pratique, et apprendre comment elle peut devenir durable. M. Castille touche de près, ce nous semble, à ce socialisme qui a de grandes prétentions à l’organisation universelle, et qui absorbe l’individu en supprimant en lui tout sentiment de responsabilité. C’est là le vrai fond du socialisme, et c’est par là surtout qu’il est l’ennemi le plus dangereux de la civilisation humaine.

La liberté n’est point certainement une simple figure dans nos débats politiques contemporains, comme le dit l’auteur ; elle est une réalité. Seulement tous les peuples ne sont pas heureux et ne parviennent pas à se l’approprier. Là où elle existe, elle est le ressort de la grandeur d’une race, en même temps qu’elle donne une originalité, singulière à ses mœurs, à toute son existence. Le caractère de cette liberté, là où elle existe, c’est justement qu’elle n’est point un mot vide, une déclamation, une abstraction inscrite dans un pacte constitutionnel. Elle est partout : avant d’être dans une loi, elle est dans le caractère, dans les mœurs ; elle a sa source dans l’intimité du foyer, et comme elle se concilie avec un sentiment énergique de la responsabilité individuelle, avec le respect de la liberté d’autrui, tout s’agite et marche par un effort commun, sans que l’ordre général soit à chaque instant menacé. Là est la grandeur des États-Unis, là est le principe de leur force. Quelle est l’idée, quelle est la folie qui ne trouve point sa place dans cet immense laboratoire ? Les plus étranges aberrations religieuses s’y produisent chaque jour, mais elles ne pas aussitôt à réformer despotiquement la société. Il y a des phalanstères, personne ne s’en occupe, sauf ceux qui y vivent, et tout se borne là. Mlle Bremer peint avec un singulier intérêt cette existence des États-Unis dans un livre qui vient d’être traduit par Mlle Du Puget, la Vie de famille dans le Nouveau-Monde.

Mlle Bremer a visité successivement les diverses parties des États-Unis, New-York et Boston, Charleston et Savannah. Elle s’est arrêtée partout, observant d’un regard curieux et cherchant à pénétrer le mystère de cette civilisation dans l’enfantement. Le mérite du livre qui a été le fruit de ces observations, c’est qu’il décrit le côté le moins connu de la vie américaine, le côté intime, les mœurs, les hommes, les diverses nuances sociales qui passent sous les yeux de l’auteur. Mlle Bremer ne parle ni de la constitution américaine, ni du congrès, ni de l’administration, ni de tous ces appareils extérieurs et souvent artificiels de l’existence d’un peuple ; elle fait mieux : elle entre dans le foyer domestique. Reçue partout avec empressement, elle voit se dérouler toutes les scènes intérieures des familles américaines, et c’est là qu’éclate l’originalité de cette forte et étrange race. Les ménages du Massachusetts, la position de la femme dans la société américaine, les usages du monde, les ridicules, les goûts, les excentricités, rien de tout cela n’échappe à l’observation de la voyageuse. Une des plus curieuses parties du livre de Mlle Bremer est celle qui traite de la littérature des États-Unis. Ce n’est point une analyse critique : par la lecture de ce livre, on ne connaît même pas beaucoup plus les œuvres de la littérature américaine ; mais on connaît les hommes, Longfellow, Lowell, Emerson, Channing. On est transporté dans ce foyer intelligent du Massachusetts, à Boston, où vivent tous ces hommes. Suivez Mlle Bremer à Concord ; vous trouverez Ralph-Waldo Emerson, le premier des écrivains américains. Celle vie littéraire est du reste très différente de la vie littéraire en France ; elle se ressent de cette liberté universelle, de cette décentralisation universelle, pourrait-on dire, qui règne aux États-Unis dans le domaine intellectuel comme dans le domaine politique. C’est en observant, en décrivant tous ces traits de l’existence américaine, que l’auteur de la Vie de famille dans le Nouveau-Monde a réussi à faire de ses lettres de voyage une révélation attrayante et instructive des choses de l’Amérique. Elle ne se tait, par reconnaissance sans doute, que sur les défauts du caractère américain.

Les États-Unis célébraient, le mois dernier, le soixante-dix-huitième anniversaire de la proclamation de leur indépendance, date mémorable dans leur vie politique. Certes, s’il est une race qui puisse avoir l’orgueil de ses œuvres et de ses progrès, c’est bien cette race anglo-américaine qui commençait si humblement, le 4 juillet 1776, en formant une nationalité nouvelle, et qui en moins d’un siècle a atteint le degré de grandeur où elle est. L’Union américaine, quand elle se constitua, se composait de treize états, elle en compte trente et un aujourd’hui ; elle avait une population de trois millions d’âmes, qui s’élève maintenant à vingt-cinq millions ; elle était pauvre et sans commerce, elle occupe désormais un des premiers rangs dans le mouvement commercial du monde. Elle a vu des villes naître là où il y avait le désert, l’industrie transformer son sol, les populations de toutes les contrées du globe accourir, et ses prétentions ont grandi dans la même mesure. C’est ainsi que l’Union américaine est arrivée à être pour l’Europe, à un certain point de vue, une puissance aussi menaçante que la Russie, avec qui le cabinet de Washington vient de signer un traité de neutralité dans la guerre actuelle. Elle est menaçante par son esprit d’envahissement, par ses tendances dominatrices, par l’âpreté jalouse et exclusive de ses ambitions ; elle a cette autre ressemblance avec la Russie, que le droit lui importe peu : elle marche en avant, sûre d’avoir pour elle la suprême raison de la force. Il y a peu de jours encore qu’un sloop de guerre, envoyé par le cabinet de Washington, allait bombarder un port de l’Amérique centrale, San-Juan de Nicaragua, pour une injure douteuse. Notez que depuis plus d’un an la diplomatie de l’Union est occupée à agiter ces contrées de l’Amérique centrale. C’était d’abord un traité que M. Squiers allait négocier avec le Honduras pour l’établissement du chemin de fer interocéanique, et aujourd’hui on ne parle de rien moins que d’une démarche faite par le Honduras pour demander son annexion pure et simple aux États-Unis. Il y a quelques mois, avant les circonstances qui ont amené le bombardement de San-Juan, un ministre de l’Union, M. Borland se rendait dans le Nicaragua, et en remettant ses lettres de créance, il prononçait un discours qui était une sorte de manifeste, un exposé audacieux de la politique américaine ; c’était de plus comme un défi jeté à l’Angleterre. M. Borland développait longuement, la doctrine comme de Monroë, et montrait tous les liens qui existent entre les États-Unis et les républiques voisines. Après tout, que peut-on reprochera la politique américaine ? Est-ce son ambition usurpatrice ? Elle a mis la main, il est vrai, sur le Nouveau-Mexique et sur la Californie ; mais elle les a payés, et elle s’est contentée de s’approprier ces deux provinces, lorsqu’elle aurait pu garder le Mexique tout entier. Peut-on l’accuser de déguiser l’esprit de conquête sous le nom d’annexion ? Qu’y a-t-il d’étrange que les États-Unis désirent faire le bonheur des autres pays en les associant à leur prospérité ? En parlant à ces républiques de l’Amérique centrale, M. Borland avait soin d’ailleurs d’ajouter qu’il n’y avait aucun antagonisme entre leurs intérêts et ceux de l’Union. Ce n’est là qu’un symptôme de ce travail permanent et obstiné d’envahissement.

Les journaux américains rappelaient récemment quelques-uns des actes accomplis depuis peu. Les plus saillans sont sans nul doute le traité avec le Japon et le traité avec le Mexique, qui vient d’être ratifié. Le premier de ces traités est le fruit de l’expédition partie ces dernières années des États-Unis pour aller forcer la barrière derrière laquelle le Japon s’est retranché jusqu’ici. Le Japon, comme on sait, n’est en relations de commerce qu’avec les Hollandais et les Chinois. Le roi de Hollande écrivait, il y a quelques années, à l’empereur du Japon pour l’engager à ouvrir quelques-uns de ses ports aux Européens ; mais le souverain japonais répondait qu’il ne voulait pas se laisser entamer sur un point, de peur de devenir plus vulnérable sur tous les autres. Il n’en a pas moins cédé au commodore Perry, quand il s’est présenté à la tête de son escadre. D’après le traité signé le 31 mars 1854, les ports de Simoda et de Hakodade sont ouverts aux Américains, qui pourront y aller chercher le bois, l’eau, le charbon de terre et autres marchandises. Diverses stipulations sont destinées à garantir le sort des naufragés. Une particularité de cette négociation, c’est que les commissaires japonais ont vivement insisté pour que le gouvernement des États-Unis ne permît jamais à une dame de visiter le Japon. Les négociateurs n’ont pu même arriver à s’entendre, et la difficulté est encore à résoudre. Quelle chance ce traité offre-t-il aux autres pays ? Quelle perspective ouvre-t-il au commerce général ? C’est là ce qu’il serait difficile de dire. Ce qui est certain, c’est que les États-Unis n’ont point tardé à tirer avantage de la facilité qui leur était offerte de trouver du charbon sur leur roule. Ils viennent de créer une ligne de paquebots à vapeur de la Californie en Chine et faisant relâche au Japon. C’était là le but de leur traité, et néanmoins ils ont ouvert la brèche par où tous les autres peuples peuvent entrer à leur tour.

C’est un intérêt plus immédiat qui s’agite dans les relations des États-Unis avec le Mexique. L’Union achète tout simplement morceau par morceau la république mexicaine. Il y a quelques mois, on s’en souvient peut-être, le général Gadsden allait négocier avec le gouvernement du général Santa-Anna un traité qui cédait une portion assez considérable du territoire mexicain dans la vallée de Messilla aux États-Unis, et qui en retour assurait au Mexique une certaine somme qui devait être immédiatement versée. Ce traité, tout onéreux qu’il fût, garantissait encore dans son texte primitif quelques intérêts mexicains ; mais par malheur il a été modifié à Washington. D’abord la somme à payer a été réduite de 15 millions de piastres à 10 millions. En outre les États-Unis ont supprimé un article qui leur imposait l’obligation de faire poursuivre les aventuriers, toujours prêts à violer le territoire mexicain. Enfin les Américains deviennent à peu près maîtres de l’isthme de Tehuantepec, où était projetée, comme on sait, une voie de communication interocéanique. Le général Santa-Anna est entré, à ce qu’il paraît, dans une fureur singulière quand il a appris ces changemens. Il ne parlait de rien moins que de refuser la ratification. Le fait est pourtant qu’il a ratifié le traité par cette raison souveraine, qu’il a besoin d’argent et que les finances mexicaines sont dans le plus déplorable état de désorganisation. Le déficit du Mexique, sans compter la dette extérieure et intérieure, s’élève à quelque chose comme 17 millions de piastres, environ 85 millions de francs. Quant à ses ressources, elles sont à la merci des révolutions, et malheureusement aussi souvent des dilapidations. Le général Almonte, représentant de Santa-Anna à Washington, a donc touché déjà 7 millions de piastres sur l’indemnité des États-Unis pour le dernier traité. Cette somme contribuera-t-elle à améliorer les finances du Mexique ? Il serait difficile de le dire. Une chose certaine, c’est qu’il n’aura plus son territoire, et pour les États-Unis ce territoire est d’un grand prix, puisqu’il permet d’établir une communication directe de l’Océan Atlantique à l’Océan Pacifique.

Le traité avec le Mexique était depuis quelque temps la grande affaire des États-Unis. Voilà cette question vidée comme l’ont voulu les passions américaines. Il reste une autre question qui n’est pas moins grave, c’est celle de Cuba. Elle est née, comme on sait, du traitement que le capitaine-général de La Havane a fait essuyer au navire américain le Black-Warrior, ou plutôt cet incident n’a été qu’un prétexte. Dans le fond, après le premier bruit, le cabinet de Washington était loin de maintenir ses prétentions premières. On avait d’abord réclamé à Madrid la révocation des autorités supérieures de Cuba et une indemnité considérable pour le navire lésé, ce qui avait été péremptoirement refusé. Dans ces derniers temps, le gouvernement du général Pierce en était revenu à une appréciation beaucoup plus modérée de cet incident. Il demandait simplement qu’on lui démontrai que le Black-Warrior avait véritablement enfreint les règlemens de douane. Cette preuve faite, la question n’existait plus ; mais tandis que le cabinet de Washington se modérait, l’opinion publique s’exaltait au contraire. De toutes parts naissaient les projets d’invasion. Des enrolemens se faisaient publiquement, des sommes considérables étaient souscrites, et les approvisionnemens d’armes se poursuivaient, si bien que le général Pierce finissait par être obligé de publier une proclamation nouvelle pour empêcher les expéditions projetées. Depuis, ces tentatives n’ont fait que prendre un caractère plus sérieux. Du reste, le capitaine-général de Cuba avait fait à son tour ses préparatifs. C’est dans ces circonstances que sont survenus les derniers événemens d’Espagne, et aujourd’hui le capitaine-général de Cuba, le marquis de Pezuela, vient d’être remplacé par le général José de la Coucha. La question est de savoir si la dernière révolution espagnole ne sera pas un motif de plus pour les aventuriers américains de poursuivre leur entreprise.

Voici déjà quelques jours que l’Égypte a vu s’opérer une modification grave dans sa situation. Le pouvoir vient de changer de mains par suite de la mort du vice-roi, Abbas-Pacha. Le successeur de ce dernier est Saïd-Pacha. L’hérédité en Orient, on le sait, n’a point les mêmes règles que dans l’Occident. Saïd-Pacha n’hérite pas de la vice-royauté d’après le droit admis en Europe, mais parce qu’il est le plus âgé des membres de sa famille ; il est le quatrième fils de Méhémet-Ali. C’est en vertu des mêmes règles qu’Abbas-Pacha avait déjà reçu l’autorité à son avènement, bien qu’il ne fût que l’aîné des enfans du second fils de Méhémet-Ali, et qu’il existât des enfans d’Ibrahim-Pacha. Ce droit a du reste été consacré par la loi de constitution du pachalik héréditaire de l’Égypte. On se souvient encore de la renommée, de la popularité, dirons-nous, que s’était acquise Méhémet-Ali par les réformes qu’il avait accomplies en Égypte. Il était parvenu à jouer un grand rôle dans la politique européenne par l’incontestable génie qu’il avait montré dans sa longue vie. Il avait transformé l’Égypte en demandant à l’Europe les ressources de son industrie et de sa science. Si quelque chose cependant peut révéler ce qu’il y avait de violent, d’artificiel, de purement personnel en quelque sorte dans les réformes du vieil Arnaute, c’est ce qui est arrivé à sa mort. Méhémet-Ali soutenait cet édifice d’une main de fer. Quand il a disparu, il n’est plus rien resté. Au lieu de continuer son œuvre, son successeur s’est appliqué à la détruire, allant même jusqu’à persécuter souvent les hommes qui avaient servi son grand-père de l’héritage de Méhémet-Ali, Abbas-Pacha n’avait accepté que le despotisme sans limites. Il ne savait pas se servir de ce terrible moyen dans une pensée utile. Plein de vices et de caprices bizarres, il semblait se complaire dans la solitude qu’il se créait, ne s’occupant pas d’ailleurs des affaires de l’état qu’il avait à gouverner. En définitive, il est mort misérablement au Caire, après un règne qui laisse peu de souvenirs honorables ; on dit même aujourd’hui qu’il est mort assassiné par doux de ses mameloucks, qui l’ont volé après l’avoir étranglé.

Abbas-Pacha laisse une œuvre immense à recommencer. Son successeur, Saïd-Pacha, parviendra-t-il à réparer ces désastres d’un règne malfaisant, et à replacer l’Égypte dans des conditions meilleures ? Il en a, dit-on, le plus ferme désir. Il est jeune encore, il a trente-deux ans à peine ; il a été élevé en France, il aime la civilisation européenne ; l’Égypte, pour sa part, a vu avec enthousiasme son avènement. Ce sont là sans doute bien des conditions de succès. D’ailleurs les premiers actes du nouveau vice-roi ont déjà confirma l’idée qu’on s’était faite de la politique qu’il était décidé à suivre. C’est ainsi que Saïd-Pacha a levé les prohibitions que son prédécesseur faisait peser sur le commerce des grains, et cette mesure, utile pour le commerce étranger, a été surtout profitable aux populations égyptiennes. Il reste maintenant au nouveau gouvernement à surmonter les embarras financiers que lui a légués Abbas-Pacha, et ce n’est pas la moindre difficulté. On peut donc prévoir pour l’Égypte un règne intelligent, protecteur et sympathique pour l’Europe.

CH. DE MAZADE.




REVUE LITTÉRAIRE.


LEZIONI DI STORIA SUBALPINE (LEÇONS D’HISTOIRE SURALPINE), par M. Paravia, professeur d’histoire et d’éloquence à l’université de Turin[1]. — L’auteur de ces études publie chaque année depuis 1850 un ou deux volumes qui sont le résumé de son enseignement. Nous ne nous bornerons donc pas à rendre compte ici du dernier ouvrage qu’il vient de publier ; nous croyons devoir aussi dire un mot de ses aînés, qui ont encore, indépendamment de leur valeur réelle, tout l’attrait de la nouveauté pour le public français.

Il faut avant tout parler un peu de l’auteur. M. Paravia est de ces écrivains qui ne se recommandent pas moins par la générosité du caractère que par les qualités de l’esprit. Né à Zara, en Dalmatie, il a créé dans cette ville une bibliothèque publique aux dépens de celle qu’il avait formée pour lui-même à grands frais ; chargé par le roi Charles-Albert de fonctions importantes dans le haut enseignement, il a fait don à ce prince de la bibliothèque toute militaire du capitaine Paravia, son oncle, ancien officier au service de la république de Venise ; professeur, il a vu passer bien des générations ; ses élèves, malgré de naturelles divergences d’opinion, sont restés ses amis. M. Paravia est le vir bonus des anciens ; on ne peut douter, après avoir lu ses ouvrages, qu’il ne soit en même temps dicendi péritus.

C’est en 1850 qu’a commencé la série des publications de M. Paravia. Ses Memorie Venesiane di Litteratura e di Storia, qui parurent alors, sont un recueil d’études historiques et littéraires sur quelques auteurs vénitiens, comme Cozzi, Bernardo et Carlo Cappello, oncle et père de la fameuse Bianca Cappello, qui devint duchesse de Toscane. On ne saurait louer assez le soin consciencieux que M. Paravia porte dans ses moindres travaux : des notes rejetées à la fin de chaque étude éclaircissent tout ce qui peut paraître obscur, et ces notes sont suivies, pour chaque auteur, d’une exacte bibliographie. Ce qui intéresse surtout dans ce recueil, c’est le récit des derniers jours de la république de Venise, d’après les souvenirs manuscrits du capitaine Paravia, qui a joué un rôle modeste, mais actif, dans ces événemens. Le lecteur français trouve avec plaisir des détails peu connus sur le séjour de Louis XVIII à Vérone et sur la conduite du général Bonaparte en Lombardie. S’il faut tout dire, il nous semble que M. le professeur Paravia traite un peu sévèrement les Français : ils sont pour lui des ennemis, non moins que les Autrichiens. N’eût-il pas dû reconnaître là, comme il le fait ailleurs, que les armées de la république et la vice-royauté du prince Eugène ont apporté le progrès à l’Italie du nord, maintenue plus tard dans la routine par la domination autrichienne ?

Un volume sur l’art de composer des inscriptions en langue vulgaire[2] suivit les Memorie Veneziane. Un volume sur ce sujet, cela peut, au premier abord, paraître un peu long, mais il faut dire que M. Paravia n’a consacré à l’épigraphie vulgaire que quatre leçons : si maigre que soit le sujet, il était difficile de le traiter avec plus de brièveté ; quant à l’à-propos, il ne saurait être contesté. C’est un préjugé encore répandu en Italie que les inscriptions doivent être écrites en latin ; M. Paravia combat dans une certaine mesure cette opinion trop absolue, et fait remarquer avec raison qu’à Pologne, par exemple, où elle règne eu maîtresse, on a soin d’écrire en italien tout ce qu’on désire faire comprendre. M. Paravia a donc fait une œuvre utile non moins qu’originale. Sans doute les préceptes qu’il donne pour écrire une bonne inscription sont un peu ceux du style en général, clarté, précision, brièveté ; mais il n’est pas sans intérêt de connaître les différentes abréviations, suppressions ou élégances qu’une épigraphe comporte. Le reste du volume n’est que l’exemple judicieusement joint au précepte. M. Paravia recueille cent inscriptions, funéraires ou autres, composées par lui avec beaucoup d’art. Sa supériorité dans ce genre est bien reconnue à Turin : c’est lui qui a été chargé des inscriptions nombreuses qui ornaient l’église pour les funérailles solennelles de Charles-Albert et de Gioberti, et pour le service funèbre des victimes de la bataille de Novare. Son talent a répondu à la confiance du gouvernement piémontais : on trouve tout ensemble dans ces épigraphes le sentiment national et le sentiment religieux.

En 1852 paraissaient les Lezioni di varia letteratura. Le titre de ce volume indique assez que M. Paravia n’a pas prétendu nous donner un cours complet de littérature italienne, ni même, comme M. Villemain, l’ensemble de ses leçons pendant une certaine période ; il s’est borné à choisir celles qui lui ont paru les mieux composées ou les plus intéressantes. Peut-être éprouverait-on quelque surprise en passant brusquement et sans transition d’un sujet à un autre, du général au particulier, si l’on voulait lire plusieurs leçons à la suite ; mais chacune, prise séparément, offre un véritable intérêt. Sans doute aussi des études sur la tragédie, sur la satire, sur l’éloquence sacrée, n’ont rien de bien nouveau. Toutefois ce qui les rajeunit pour nous, c’est qu’il est surtout question des tragiques, des satiriques, des prédicateurs italiens. Quant aux leçons où M. Paravia nous fait connaître quelques écrivains dont le nom est à peine parvenu jusqu’à nous, comment ne pas lui savoir gré de les avoir imprimées ? Sait-on bien en France qu’au XVIIIe siècle l’Italie a eu deux ou trois poèmes didactiques d’un mérite réel ? Zaccaria Betti écrivait alors sur le ver à soie ; Giambatltsta Spoverini sur la culture du riz ; Bartolommeo Lorenzi sur l’agriculture dans les pays montagneux. M. Paravia nous fait connaître avec impartialité les beautés et les défauts de ces trois poèmes, et les fragmens qu’il cite, s’ils ne donnent pas le désir de lire l’œuvre en entier, font du moins qu’on s’applaudit d’avoir lu l’analyse habile et les citations choisies qui peuvent nous en dispenser.

Sous ce titre : Carlo Alberto e il suo regno, M. Paravia s’est borné à réunir les discours officiels prononcés par lui-même à l’éloge du roi Charles-Albert. C’était un usage à Turin qu’à l’ouverture de l’année scolaire les deux professeurs d’éloquence fissent alternativement un discours de rentrée et l’éloge du prince régnant. Six fois dans l’espace de douze ans M. Paravia s’est donc vu obligé de se conformer à cet usage, dont le moindre inconvément n’était pas de forcer l’orateur à des redites ou à de bien maigres louanges, s’il ne voulait se répéter ou copier son collègue. On était réduit alors à louer le roi d’avoir institué un conseil d’état, promis un code, ouvert une galerie de tableaux, fondé une bibliothèque, une université, des hôpitaux, éclairé Turin au gaz, ou même, quand tout cela était dit, il fallait faire l’éloge des citoyens pour leur charité, de la ville ou du pays pour les beautés qu’ils renferment. Telles étaient les difficultés insurmontables d’un pareil sujet : M. Paravia a lutté contre elles avec courage, et par son élégante parole, par son éloquence académique, il a réussi quelquefois à les dissimuler, toujours à se faire applaudir. Ses discours réunis forment bien réellement l’histoire apologétique du règne de Charles-Albert. Ce prince n’avait maintenu un si singulier usage que par respect pour la tradition. Lorsqu’on 1847 il crut l’heure venue d’accomplir les réformes qu’il méditait, parmi tant d’améliorations plus importantes il n’oublia pas la suppression de cet éloge annuel, dont souffrait sa modestie. Libre désormais de choisir son sujet, M. Paravia fit encore, en 1849, l’éloge de Charles-Albert. L’infortuné monarque venait de perdre la bataille de Novare et de mourir à Oporto. Cette pieuse marque d’affection et de reconnaissance inspira heureusement le savant professeur : le discours de 1849 est le plus touchant et le plus éloquent de tout le recueil. Nous mentionnerons encore, comme animée d’une éloquence patriotique, l’oraison funèbre des guerriers morts à Novare : M. Paravia la prononça lui-même sous les voûtes de l’église. Ne se trouvait-il donc pas dans tous les états sardes un prêtre assez patriote, ou du moins assez chrétien, pour porter la parole de paix sur ces tombes fraîchement remuées, et comment le clergé a-t-il laissé à un laïque l’honneur d’une tache qui semblait n’appartenir qu’à lui seul ?

Après avoir rendu ainsi hommage au roi, M. Paravia crut devoir rendre hommage au Piémont, devenu son pays d’adoption ; ses Memorie Piemontese di litteratura e di storia contiennent des notices nécrologiques, celles, par exemple, de Gioberti et de Pinelli, des détails peu connus sur Alfieri, des recherches sur un prédicateur piémontais, le père Giuglaris, sur l’époque où les ducs de Savoie furent inscrits parmi les patriciens de Venise, sur la prétendue expédition d’Amédée V contre Rhodes, etc. ; mais le morceau capital de ce volume, c’est une dissertation sur le véritable auteur de l’Imitation de Jésus-Christ, M. Paravia réfute très bien l’opinion qui attribue ce livre célèbre à Thomas A-Kempis, à Gerson, à Thomas Gallo, et se range à l’avis de M. Grégory, qui en rapporte l’honneur à l’abbé Gersen, du couvent de Verceil. Je ne connais pas les deux volumes que M. Grégory a écrits sur ce sujet ; mais la discussion de M. Paravia est si claire et paraît si concluante, qu’on n’hésite pas, après l’avoir lue, à croire avec lui que le manuscrit découvert par M. Grégory tranche la question en faveur du moine piémontais. C’est l’opinion de quelques-uns de nos compatriotes qui ont étudié à fond cette question délicate, et personne ne l’a exposée avec autant de lucidité et de brièveté tout ensemble que M. Paravia.

Nous arrivons aux Lezioni di Storia subalpina. Chargé par le roi Charles-Albert de créer l’enseignement de l’histoire nationale dans les états sardes, le savant professeur n’a rien négligé pour répondre dignement à la confiance royale ; il a visité avec une conscience rare les lieux où s’étaient passés les événemens dont il devait parler ; il a compulsé les chroniques et les historiens, Costa de Beauregard, Grillet, saint Thomasn Litta, Cibrario ; mais, indépendant d’eux tous, il les éclaire et les complète l’un par l’autre. Il faut avouer que l’histoire du Piémont n’offre qu’un médiocre intérêt. L’exiguïté de ce pays, la faible part qu’il a prise pendant longtemps aux événemens dont l’Europe était le théâtre, ont forcé M. Paravia à faire presque uniquement l’histoire de la maison de Savoie. Si intime que soit aujourd’hui l’union de cette illustre famille avec le pays sur lequel elle règne, il n’en est pas moins fâcheux que l’histoire du Piémont ne soit que celle de princes dont les possessions ont eu si longtemps pour limite le versant septentrional des Alpes ; c’est la faute du sujet, non celle de l’historien, et je ne songerais pas à la lui reprocher, si, dans le volume qu’il vient de publier, il n’avait essayé de faire de cette exception une règle, et de prouver que l’histoire des monarchies absolues est celle des rois, puisque tous les historiens l’ont prise ainsi. C’est sans doute pour le besoin de sa cause que M. Paravia a généralisé ; mais c’est tenir trop peu de compte de la profonde réforme introduite si heureusement dans l’histoire par l’école française. MM. Guizot et Augustin Thierry prouveraient au besoin qu’il est possible de faire l’histoire des peuples, même sous la monarchie absolue. Sous ces réserves, il est juste de dire que M. Paravia tire tout le parti possible de son sujet ; autant qu’il le peut, il parle de l’Italie et de Turin, mais il est surtout l’historien de la maison de Savoie, et il nous intéresse, quoique étrangers, aux péripéties de son existence. Sous l’historien, on retrouve avec plaisir le professeur d’éloquence qui pare le récit un peu sec, un peu maigre des faits, de tous les charmes d’une diction qu’on trouverait presque trop élégante, si l’on ne se souvenait, que ces deux volumes sont moins un livre d’histoire que des leçons professées publiquement.

Cette élégance, ce soin de la forme est peut-être ce qui trappe le plus quand on lit les œuvres de M. Paravia ; il est vraiment Italien à cet égard, et de la meilleure école, de celle qui croit avec raison que la langue d’un pays doit, autant que possible, s’en tenir à l’imitation des grands modèles nationaux ; aussi l’académie de la Crusca lui a-t-elle ouvert ses portes. L’autour des Lezioni du Storia subalpina est ce que les amateurs de la littérature facile appellent, par une dédaigneuse extension, un trecentiste, et par là il rend un service réel à son pays, en montrant combien il est profitable de rester fidèle aux saines doctrines littéraires. Le nombre des représentans de ces doctrines devient assez rare en Italie, comme partout ailleurs, pour que leurs travaux rencontrent au-delà même du pays qui les a vus naître l’attention reconnaissante et les sympathies de tous les amis des lettres.


F.-T. PERRENS.


Ce ne serait pas une histoire littéraire sans intérêt que celle de la petite contrée limitrophe de la France située au pied des Alpes. Profondément sympathique à sa grande voisine, la Savoie n’en a pas moins son individualité nationale très positive et très persistante. À la Savoie, la langue française dut son premier législateur, Vaugelas ; sa première académie, l’Académie Florimontane, fondée sous les auspices de saint François de Sales. Et depuis ce grand et aimable saint, qui fut aussi un remarquable écrivain, jusqu’à l’illustre auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg et à son frère, le charmant auteur du Voyage autour de ma Chambre et du Lépreux, l’amour et la culture des lettres n’ont point manqué à la patrie de ces grands écrivains. C’est en Savoie aussi que s’est éteint prématurément l’an dernier un aimable et gracieux poète, Mlle Jenny Bernard. Tous les compatriotes de l’auteur et la plupart des étrangers qui ont visité la Savoie ont pu lire un recueil de poésies simples et doucement émues, où, sous le titre de Luth des Alpes, l’auteur décrivait avec une grâce pénétrante quelques-uns des plus beaux sites de la Savoie. Ceux qui ont rencontré l’auteur ont gardé vive souvenance de sa conversation, de quelques-unes de ses lettres si pleines de verve, où se mêlait tant d’esprit à tant de bonté, et dont une modestie sans apprêt augmentait le charme. Mlle Bernard a laissé de nombreux morceaux de prose et de poésie, connus seulement de ses amis, et qui demeurent entre des mains fraternelles et littéraires. Sans doute le dépositaire ne privera pas le public des derniers accens harmonieux de cette voix aimée.


F. DE SYON.


Nous avons déjà cité ici deux petits poèmes de M. Des Guerrois qui ont trouvé place plus tard dans un volume intitulé : Sous le Buisson. Aujourd’hui l’auteur prépare un volume nouveau, Paysages de Champagne, et il nous adresse deux pièces que nous croyons devoir publier comme un nouveau témoignage d’une inspiration qui, sous une forme parfois laborieuse, arrive à se traduire avec une certaine originalité. Il y a, ce nous semble, dans les vers de M. Charles Des Guerrois un assez vif sentiment de la nature et de la vie rustique. Le lecteur en jugera :

AVANT L’ORAGE

Il est dans la Bourgogne un usage que j’aime,
Un feuillet détaché du rustique poème.

Dès les mois du printemps où le sol attiédi
Promet l’épi joyeux au sillon reverdi
Et la feuille bientôt à la vigne craintive,
— Car le bourgeon renflé la tient encor captive
Jusqu’au jour où l’un met la faux dans la moisson,
Et l’alouette alors redouble sa chanson, -
Jusqu’au jour où la vigne aux feuilles rougissantes,
Livrant aux vendangeurs ses grappes mûrissantes,
Au penchant des coteaux invite les paniers
Et de gais travailleurs emplit les hauts sentiers, -
Quand les champs sont la crainte ainsi que l’espérance,
Que pas un toit n’abrite ici l’indifférence, -
Le sonneur en ce temps, dès la pointe du jour,
Le sonneur matinal et monté dans la tour
Tinte la passion pour les biens de la terre,
Pour l’homme en même temps, le laboureur austère,
Qui donne ses sueurs, et pour nourrir les siens,
En arrose le champ qu’ont béni ses anciens,
Et met dans ses sillons une part de sa vie,
Comme un trésor douteux volontiers enfouie.
Et si l’orage encor, visible à l’horizon,
D’un tonnerre lointain menace le sillon,
Le vigneron si pauvre, et qui n’a pour richesse
Que le frêle raisin, décevante largesse,
Le pauvre laboureur dont le pain est aux champs,
Craignant la grêle lourde et les souffles méchans,
Dans leur bourse tous deux ils trouvent une obole,
Ils vont, et simplement disent une parole,
Et dans la tour encor sonne la passion
Pour la vigne en péril, pour le blé du sillon.
Que de Dieu maintenant la volonté soit faite !
Que les champs aient leur deuil, que les champs aient leur fête,
Ces hommes béniront la main qui donnera,
Ou, pauvres et frappés, la main qui reprendra.
Et quand viendra plus tard la moisson désirée,
Et pour couronner tout, la vendange espérée,
Le curé prendra part, — part aussi le sonneur, -
Ainsi qu’à la prière, à leur humble bonheur ;
Dîme que fait le cœur aux fromens en javelle,
Part choisie aux raisins, et non pas la moins belle.


SUR LA ROUTE


C’était dans un chemin écarté, sur la route
Aboutissant de loin sous le bois qui fait voûte ;
Et le bois en retour, finissant brusquement,
Dans un vaste carré laissait croître un froment.

La forêt à l’entour, sous la brume amincie,
Faisait d’un souffle frais onduler l’éclaircie.
Il avait plu beaucoup, et depuis le matin.
Tout à coup vaguement je vis dans le lointain
Quelque chose venir d’une forme indécise,
Un groupe en mouvement qui se forme et se brise.
Je reconnus bientôt quel voyage accompli
Donnait à quelques-uns ce visage pâli,
Des pleurs à quelques-uns. Je ne sais quel village
Qu’on n’apercevait pas, caché dans le feuillage,
Envoyait à l’église un de ses enfans mort,
Un matelot perdu qui rentre dans le port.
Pauvres, ils n’avaient point pour eux seuls une église,
Et leurs morts s’en allaient, qu’il fit soleil ou bise,
Chercher une prière et le dernier repos,
— Travail doux et béni qui suit les durs travaux !
Le mort allait porté dans sa pauvre voiture,
Et les parens à pied suivaient à l’aventure,
Quelquefois dispersés, réunis quelquefois,
Et le vent apportait de loin le bruit des voix.
C’était étrange à voir, les rouges parapluies
Qui semblaient au soleil des fleurs épanouies,
Ou des tentes qui vont au caprice du vent,
Tantôt cédant un peu, tantôt se relevant.
Et je songeais tout bas, me disant en moi-même :
C’est ainsi que finit le rustique poème, -
Le travail ! Quarante ans, un demi-siècle et plus !
Et puis, quand les vieux jours tremblans sont advenus,
La bière qui s’en va sur la route déserte,
D’un lambeau de drap noir à peine recouverte,
Chercher loin du hameau, du sillon familier,
L’asile où nul ne vient de loin s’agenouiller.
Qu’importe ? Dieu reçoit et reconnaît ces âmes,
Ouvriers de son champ, dignes et fortes femmes ;
Ils ont leur nom là-haut, ici-bas refusé,
Et dans le livre d’or l’ange l’a déposé.

Charles des Guerrois.


CORRESPONDANCE

En insérant dans notre dernier numéro l’article sur les Latinistes, il ne nous était pas venu à l’idée que l’auteur eut pu citer inexactement un texte latin qui lui servait d’acte d’accusation ; nous nous sommes trompés, et nous nous sommes trompés d’autant plus aisément, on en conviendra, qu’on citait ce texte comme un spécimen de latin fort équivoque. Voilà ce qui excuse et justifie jusqu’à un certain point notre erreur, que nous expions d’ailleurs en faisant droit à la réclamation suivante :


À M. le rédacteur de la Revue des Deux Mondes.

« Monsieur, « Dans la livraison de la Revue des Deux Mondes qui a paru le 1er août, M. Louandre, auteur d’un article sur les Latinistes français dit dix-neuvième siècle, m’a fait l’honneur de s’occuper d’une thèse présentée par moi, il y a seize ans, à la Faculté des lettres de Paris pour obtenir le doctorat. La latinité de cette thèse n’a pas été du goût de M. Louandre, qui a cru devoir y relever des fautes considérables. Il signale ces fautes aux lecteurs de la Revue, non sans s’exprimer avec une sévérité au moins égale sur le fond même de la thèse et sur la manière dont je l’ai traitée.

« J’accepte sans résistance la position faite à tous les auteurs dont les travaux n’intéressent qu’un public très restreint : on sait combien il est facile, quand on traduit ces auteurs devant le grand public, d’en faire des hommes du premier ordre ou d’en rabaisser le mérite, selon qu’il convient à la passion ou au préjugé du rapporteur. Mais il faudrait pourtant, quand on accuse un latiniste moderne de commettre des solécismes, citer exactement, et c’est parce que M. Louandre se laisse prendre en flagrant délit d’infidélité à mon égard, que je me détermine à recourir à votre impartialité pour rétablir devant vos lecteurs le texte dont s’autorise contre moi une critique aussi rigoureuse.

« J’étais bien étonné, je l’avoue, en lisant sous mon nom, dans la Revue, cette phrase inintelligible : « Vestigia remotissimœ antiquitatis multas in comœdias partes apud Graecos haurire debuisse conjiciet. » Comme il s’agissait d’un écrit de 1838, j’ai eu recours au texte même, et au lieu du grimoire qu’on m’attribue, j’y ai trouvé la phrase que je vous transmets avec un exemplaire de ma thèse comme pièce justificative. Dans ce mémoire, j’établissais d’abord la relation intime du théâtre antique avec la religion, et je m’attachais ensuite à prouver qu’entre les traditions religieuses et mythologiques, le goût des Grecs avait approprié les unes à la tragédie, et les autres à la comédie. Puis, appliquant cette observation aux récits qui concernent l’Amour, je disais, page 19 : « Nunc, si de origine Amoris remotissimae antiquitatis vestigia relegas, multa, nec parvi momenti, in comoediae partes apud Graecos transire debuisse conjicies. » Ce qui veut dire en bon français : « Maintenant, si l’on cherche dans les débris de la plus haute antiquité ce qui se rapporte à l’origine de l’Amour, on reconnaîtra sans doute qu’un certain nombre de ces traditions, quelques-unes même des plus importantes, ont dû passer dans les domaine de la comédie. » Cela ressemble-t-il à ce que M. Louandre m’attribue ?

« Quant au solécisme que ce savant critique me reproche, j’ai beau chercher, je ne puis le découvrir. Il souligne « transire debuisse, » et prétend « que je saute à pieds joints sur l’accord des temps : » que veut-il dire ? est-ce qu’il adresserait le même reproche à Cicéron pour avoir écrit : « Num debuerunt ferre arma[3] ? » Il est vrai que ce juge sévère s’imagine toujours, à propos de mon latin, que definire fontem veut dire en français définir une source, et qu’il trouve monstrueux haurire narrationem, après qu’Horace a dit haurire prœcepta, Cicéron haurire calamitates, etc… Ces grands précepteurs de notre âge en savent plus sur les lois de la bonne latinité que les anciens eux-mêmes.

« On m’accusera peut-être d’un excès de susceptibilité envers un critique qui donne si complaisamment sa propre mesure. Je ne tiens pas non plus à passer pour un habile latiniste : cette prétention ne siérait guère à un homme qui, comme bien d’autres, a recommencé à près de trente ans des études très imparfaites. Mais M. Louandre ignore sans doute que les thèses soumises à la Faculté des lettres passent sous le regard vigilant du respectable doyen qui la préside, que le vidi et perlegi dont il les accompagne lorsqu’il en permet l’impression n’est pas un vain mot, et que, pour l’honneur de la Faculté, les concurrens sont charitablement avertis des fautes qui leur échappent. Il ne dépend pas du savant doyen, sans doute, de donner du talent à ceux qui n’en ont pas ; mais sa censure atteint tout ce qui viole les lois de la grammaire, et cette censure en vaut bien une autre. Désormais, je pense, M. Louandre se tiendra pour averti.

« Agréez, monsieur, l’hommage de ma considération distinguée.

« LENORMANT.

« Paris, 6 août 1854. »


Avant d’insérer la réclamation de M. Lenormant, nous devions la communiquer à M. Louandre, et voici la réponse qu’il nous adresse :

« Nous nous empressons, en ce qui touche le texte de la citation qu’on vient de lire plus haut, de reconnaître que la réclamation de M. Lenormant est juste, en ajoutant que nous nous serions fait un devoir de rectifier les inexactitudes dont nous nous sommes malheureusement aperçu trop tard, mais sur le compte desquelles du reste il était impossible de se méprendre, à cause du galimatias même de la première citation. L’auteur nous a épargné le soin de faire l’errata. Il a vu une intention malveillante dans ce qui n’était qu’une erreur de typographie, et, en nous adressant sa thèse et ses observations, il a pleinement confirmé, de sa propre main, l’opinion que nous avions émise dans l’article inséré au numéro du 1er août. Nous avons aussi, pour notre part, à faire une correction dans le passage qui concerne M. Lenormant ; cette correction, la voici : on lit, pag. 574 de l’article les latinistes français au dix-neuvième siècle : « Ce qui nous a frappé en lisant le latin des thèses, c’est de voir qu’en général ce sont les érudits de profession, — ceux qui pratiquent le plus habilement l’antiquité, — qui éprouvent le plus d’embarras à manier la langue de Virgile et de Cicéron. » C’est habituellement que nous avions écrit et c’est habituellement qu’il faut lire. La pureté du texte ainsi rétablie de part et d’autre, nous demanderons à M. Lenormant la permission de lui répondre quelques mots, et de revenir encore une fois sur sa thèse, en regrettant toutefois qu’il se soit obstiné à défendre ce qui ne peut être défendu.

« M. Lenormant dit qu’il ne tient pas à passer pour un habile latiniste. Nous lui répondrons que ce dédain pour la philologie romaine nous étonne de la part d’un archéologue, d’un numismate, d’un épigraphiste. Comment en effet restituer avec certitude des inscriptions à demi effacées sur des pierres rongées par les siècles, déchiffrer les légendes des médailles, pénétrer par les textes des auteurs dans les mystères de la civilisation antique, comment en un mot faire de la numismatique latine, de l’épigraphie latine, de l’archéologie latine, quand on n’est point habile latiniste ? En semblable matière, la connaissance de la langue est le véritable outil de la science, et c’est un outil qui ne se remplace pas.

« En terminant sa lettre, on l’a vu, M. Lenormant abrite son latin sous le vidi et le perlegi du respectable doyen de la Faculté des lettres, M. Victor Leclerc, et il nous engage à nous tenir pour averti. Nous n’avions pas besoin de cet avertissement pour savoir comment les choses se passent à la Sorbonne, mais nous nous étonnons à bon droit que M. Lenormant ait fait intervenir la responsabilité de M. Leclerc dans ce débat, où pour notre part nous nous serions toujours abstenu de l’engager. La science du traducteur de Cicéron n’est révoquée en doute par personne, mais on connait aussi son indulgence pour la latinité problématique des aspirans au doctorat qui recommencent à trente ans des études incomplètes, et le vidi et perlegi ne nous prouve qu’une chose, à savoir que M. Leclerc a vu et lu, et qu’il a autorisé l’impression ; mais cela ne prouve nullement, comme on pourrait le croire par ce que dit M. Lenormant, qu’il ait présidé à la correction de la thèse. Il suffit de la lier pour rester convaincu du contraire. Arrivons maintenant à l’examen du passage en question. On verra qu’au lieu d’une faute de grammaire dans un membre de phrase, défiguré par les compositeurs, nous en trouvons quatre dans la phrase entière rétablie par M. Lenormant.

« Nous répétons d’abord, en soulignant, la phrase qui a donné lieu à ce débat : « Nunc, si de origine. Amoris remotissimae antiquitatis vestigia relegas, multa, nec parvi momenti, in comoediae partes apud Graecos transire debuisse conjicies » (page 19). Nous laissons de côté, en la maintenant toutefois, notre première observation, et nous recommençons à nouveaux frais.

« 1o M. Lenormant voudrait-il nous dire à quelle syntaxe appartient le « vestigia de origine ? » Ce n’est pas seulement un barbarisme, c’est une locution qu’on ne peut pas même traduire : les traces ou les débris sur l’origine de l’amour, cela n’a pas plus de sens en français qu’en latin.

« 2o Transire apud Grœcos. — Le verbe transire implique l’idée qu’on vient d’un lieu qui est spécifié pour se rendre dans un autre, parce qu’il faut toujours que trans soit justifié. Nous voyons bien d’après la phrase de M. Lenormant que les traces ou les débris sur l’origine de l’amour sont arrivés chez les Grecs ; mais, pour justifier le verbe transire, nous prendrons la liberté de lui demander d’où ces traces ou ces débris sont partis ?

« 3o Transire in partes n’a jamais signifié autre chose que passer dans un parti politique, embrasser un parti. Transire in partes Caesaris, passer dans le parti de César. Les mots ne changent point d’acception au gré de ceux qui s’en servent, et la phrase de M. Lenormant ne veut rien dire autre chose, sinon que dans la Grèce il est probable, non pas comme le dit M. Lenormant, qu’un grand nombre de traditions ont dû passer dans le domaine de la comédie, mais dans le parti politique de la comédie.

« 4o Debuisse transire. — Debuisse ne signifie pas ont dû, mais auraient dû ; debere se prenant toujours dans le sens de l’obligation, et jamais dans celui de la probabilité.

« On le voit, la plus amère critique que M. Lenormant pouvait faire du latin de sa thèse, c’est la citation textuelle et la traduction qu’il en a donnée dans sa lettre. Aucun mot n’est pris dans l’acception qu’il a réellement, et nous demanderons à tous les lecteurs de bonne foi si de pareilles conditions sont bien favorables à l’épigraphie latine, à la numismatique latine, à l’archéologie latine. M. Lenormant ayant cru devoir nous avertir, nous nous croyons autorisé à user à son égard de la même liberté, et nous l’engageons, dans le cours des études variées auxquelles l’obligent ses nombreuses fonctions, à se montrer prudent et à se souvenir qu’il n’a point, ainsi qu’il le dit lui-même, la prétention d’être un habile latiniste.

Charles Louandre. »


Nos lecteurs viennent comme nous d’assister à cette passe du néo-latinisme. Pour la résumer et être justes envers tout le monde, même envers nos compositeurs, qui pourraient se plaindre à leur tour, nous dirons d’abord qu’il est très possible qu’ils ne soient pas étrangers aux fautes d’impression qui ont donné lieu à la double réclamation qu’on vient de lire ; mais il n’est pas moins vrai que l’auteur reçoit des épreuves pour corriger ces fautes et contrôler ses citations. Pourquoi ne l’a-t-il pas fait ? C’est surtout le regret que nous avons exprimé en recevant la réclamation de M. Lenormant. Après cette justice rendue à nos compositeurs, nous en devons une autre au critique de M. Lenormant : c’est de ne pas laisser ignorer que, dans sa réponse à celui-ci, il abordait plusieurs points nouveaux assez vulnérables dans la thèse du docteur ès-lettres ; mais on comprendra que nous n’ayons pas été tentés de renouveler l’épreuve, comme aussi d’ouvrir la voie à d’autres réclamations. Il est probable d’ailleurs qu’après cette nouvelle polémique les bons latinistes auraient bien pu mettre les plaideurs dos à dos. Nous avons préféré, sans être de bons latinistes, prendre ce parti plutôt avant qu’après, à moins que les savantissimi doctores (on nous pardonnera cette inoffensive plaisanterie, bien permise d’ailleurs à l’ennui que nous a valu cette affaire) ne veuillent continuer le débat devant le prœses de Molière.


  1. Deux volumes, Turin 1851-54.
  2. Della Epigrafia volgare, 1850.
  3. Afin que M. Louandre ne croie pas que je me suis mis en frais d’érudition pour lui répondre, je crois devoir l’avertir que j’ai fait tout simplement usage du dictionnaire de M. Quicherat.