Chronique de la quinzaine - 14 décembre 1858

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Chronique n° 640
14 décembre 1858


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 décembre 1858.

Un des plus utiles services que l’on pût rendre à la France serait de faire connaître et comprendre au grand public, — quoi ? — le budget ! Tout le gouvernement d’un pays est là. C’est dans le budget que vous trouverez les abus de l’état social ou politique ; c’est dans le budget bien étudié que vous trouverez l’indication, l’élément et l’instrument de tous les progrès politiques et sociaux. D’un côté sont les dépenses, c’est-à-dire les frais de gouvernement du pays ; de l’autre les recettes, qui expriment à la fois et les sacrifices que le pays s’impose sous forme de contributions et de taxes pour subvenir à ces frais de gouvernement, et le degré d’élasticité de la fortune publique. Le jour où les deux termes de cette équation seraient universellement connus et compris, l’éducation politique du pays serait faite ; la France posséderait enfin la vraie science du régime représentatif, et ce qu’on pourrait appeler l’infaillible arithmétique de la liberté. Quand le rapport des dépenses inutiles ou exagérées aux taxes qui alimentent le revenu, et qui paralysent plus ou moins le développement de la richesse générale, serait compris par l’opinion, combien de fautes gouvernementales seraient rendues impossibles, combien de réformes pacifiques et fécondes deviendraient faciles ! Tout se réduirait, dans la conscience publique, à une simple comparaison entre ce que coûte chaque service de l’état et ce qu’il rapporte, entre les frais d’exploitation de l’entreprise gouvernementale et les réductions que ces frais imposent au produit net du capital et du travail de chacun. C’est cette influence des divers impôts sur la richesse publique, sur l’activité des capitaux et du travail, qui fournirait la matière des plus instructives études et d’incessantes mesures de réforme. C’est en étudiant sans cesse cette influence et en la dirigeant avec prévoyance que l’on imprimerait à la production française toute la vigueur dont elle est capable, et que l’on assurerait au travail du peuple toute la rémunération à laquelle il a droit. Tant que le budget et les questions qui s’y rattachent demeureront pour le public une sorte d’algèbre aride et ennuyeuse, il existera une lacune funeste dans l’intelligence politique de la France.

M. le ministre des finances, dans le rapport qu’il vient de soumettre à l’empereur, exprime le regret que les matières financières soient généralement peu connues et mal appréciées ; nous partageons ce regret. Nous ne méconnaissons pas cependant les progrès réels que le public a accomplis depuis quelques années dans cette branche de son éducation. Il est redevable de ces progrès au concours que l’esprit d’association a prêté à la grande industrie, et surtout à l’industrie des chemins de fer. Un grand nombre d’actionnaires lisent couramment aujourd’hui dans ces rapports annuels des compagnies, qui ne sont que de petits budgets rétrospectifs. Il ne faut qu’un peu plus d’attention pour comprendre le budget de cette vaste compagnie qu’on nomme l’état. Quand Mazarin mourant donna son intendant Colbert à Louis XIV, il dit au jeune roi : « Colbert administrera vos finances comme celles d’une maison bien réglée. » De notre temps, Mazarin eût dit : « comme celles d’une compagnie bien administrée. » C’est à nous maintenant d’être des actionnaires avisés de l’état, c’est à nous de créer des Golbert et de les inspirer ou de les conduire par notre actif et intelligent contrôle, c’est à nous de leur dire : « Administrez bien notre compagnie ! Avant tout, messieurs, qu’on voie clair dans vos comptes ! Réduisez, réduisez sans relâche vos frais d’exploitation, et sachez manier assez habilement vos tarifs pour nous assurer de bons dividendes ! »

Un éloge qu’on ne saurait refuser à M. le ministre des finances, c’est justement d’être clair dans ses comptes. M. Magne, orateur parlementaire si net dans les questions d’affaires, où il avait déjà consacré sa réputation avant 1848, a porté au ministère cette lucidité d’esprit et d’exposition qui est une qualité éminente en matière de finances. Le rapport qu’il vient de présenter à l’empereur est plutôt l’exposé de notre situation financière que l’analyse et la discussion du budget de 1860. Les faits dont ce rapport nous informe n’en offrent pas moins un très haut intérêt. Nos budgets étaient placés, depuis plusieurs années, sous le poids de charges exceptionnelles que leur avaient léguées les insuffisances des budgets précédens. L’année présente avait toujours à répondre du passif des années antérieures. Ce fardeau du passé enlevait à l’homme d’état économiste la faculté de se mouvoir dans le budget avec intelligence et liberté. C’est la fin de cette période de fatalisme financier, c’est le commencement de la période de la liberté des budgets, c’est le moment où chaque année n’aura plus à répondre que d’elle-même que nous annonce M. Magne, et en même temps il nous signale par des faits éclatans la puissance productive toujours croissante des impôts existans, qui se traduit chaque année en augmentations continues de recettes. Suivons-le de plus près dans ces intéressantes informations.

Le fléau des budgets des dernières années a été ce que l’on nomme dans notre langue financière les découverts, c’est-à-dire les excédans des dépenses sur les recettes, par lesquels se soldaient les budgets antérieurs. Ces découverts s’élevaient au commencement de cette année, suivant l’exposé des motifs du budget de 1859, à la somme énorme de 965 millions. Cette somme comprend, il est vrai, les 78 millions remboursés en 1852 par le trésor aux porteurs de rentes 5 pour 100 qui n’acceptèrent pas la conversion : ce remboursement constitue moins en lui-même un découvert du trésor que la transformation d’une partie de l’ancienne dette de l’état ; il n’en pèse pas moins sur le trésor, puisqu’il a fallu y faire face avec des ressources de trésorerie et accroître d’autant la dette flottante. Dans le rapport que nous examinons, M. Magne décompose le total des découverts suivant leur origine, sans tenir compte de ces 78 millions. Le gouvernement de juillet y aurait contribué en nombres ronds pour 292 millions, la république pour 359, et la période impériale pour 234, si l’on ne tient pas compte des 78 millions résultant de la conversion, ou pour 312 millions, si l’on fait figurer cette somme au total. Nous mentionnons ces chiffres uniquement comme les élémens du découvert total de 965 millions, qui était, au commencement de cette année, le point le plus fâcheux de notre situation financière, et nous laissons de côté les observations diverses auxquelles ils pourraient donner lieu. Nous croyons seulement qu’il est juste, à propos du découvert laissé par le gouvernement de juillet, de remarquer d’abord que sur ce chiffre de 292 millions il faudrait imputer 230 millions au premier empire et à la restauration, ensuite que le gouvernement de juillet jusqu’en 1840 n’avait ajouté que 36 millions aux découverts que les régimes précédens lui avaient légués, enfin que les découverts qui s’étaient formés pendant les dernières années du gouvernement de juillet avaient eu pour cause les dépenses extraordinaires consacrées par l’état aux travaux de chemins de fer, dépenses qui ont été si utiles au pays et dont on a recueilli le fruit en 1852, mais qui ne constituaient qu’un découvert passager, car elles devaient être couvertes réellement et par l’emprunt de 250 millions contracté en 1847, et par les sommes que les compagnies étaient tenues de rembourser à l’état. Aussi dès l’exercice 1848 la plus grande partie du découvert créé pour les travaux publics eût été comblée, et l’on serait rentré dans la situation régulière vers laquelle on se félicite, à bon droit, d’approcher aujourd’hui ; c’est la révolution en effet qui empêcha la continuation des versemens de l’emprunt de 1847 et les remboursemens des compagnies, et qui mit à la charge de la liquidation du gouvernement de juillet la faible somme qui lui revient dans le découvert de 292 millions qu’on lui attribue. Mais ce n’est point la question dont nous avons maintenant à nous occuper. Revenons au découvert actuel du commencement de cette année. Il était donc, quelles qu’en fussent les provenances, de 965 millions. Ajoutons, avec M. le ministre des finances, que le dernier budget qui ait grossi ce découvert est celui de 1854, et que depuis lors non-seulement les budgets subséquens, ceux de 1855, de 1856 et de 1857, ne l’ont pas accru d’un centime, mais au contraire que la liquidation de ces budgets a laissé un excédant disponible qui concourra à l’atténuer.

L’on sait en effet que la liquidation de chaque année financière est arrêtée dans ce que l’on appelle la loi des comptes. Dans les comptes de ces exercices clos, les recettes et les dépenses, tant ordinaires qu’extraordinaires, M. le ministre des finances en avertit fort à propos le public, sont confondues, et viennent aboutir à une balance générale et à un résultat définitif et unique. C’est ainsi que pour le budget de 1855, qui supportait, outre les recettes et les dépenses ordinaires, les dépenses extraordinaires de la guerre et les recettes extraordinaires des emprunts, la balance définitive a laissé un surplus de 394 millions à reporter sur 1856. Le budget de 1856 a pareillement donné un excédant de 112 millions. Enfin le budget de 1857, qui a soldé complètement toutes les dépenses de la guerre, donnera un excédant de recettes d’au moins 36 millions. Ces 36 millions permettront d’éteindre une somme égale dans le découvert, et de le réduire à 929 millions.

Mais dès l’année 1857 M. le ministre des finances avait songé à opérer la réduction des découverts avec des ressources plus sûres et plus importantes que les bonifications éventuelles qu’il était permis d’attendre de la clôture des comptes des prochains budgets. La loi du 10 juin 1857, en renouvelant le privilège de la Banque de France, avait porté à 200 millions le capital de cet établissement, et avait stipulé que 100 millions du nouveau capital seraient appliqués à l’extinction d’une portion égale du découvert, et consolidés en rentes 3 pour 100. La loi du 17 juin suivant avait autorisé le ministre à donner une destination semblable aux excédans disponibles de la caisse de dotation de l’armée pendant les années 1856, 1857 et 1858. Cette dernière opération avait été réalisée à la fin de l’année 1857, et avait permis d’atténuer les découverts d’une somme d’environ 57 millions. En tenant compte de cette réduction et de la bonification de 36 millions acquise à l’exercice 1857, on voit le découvert ramené à 872 millions ; enfin il descend à 772, si l’on défalque les 100 millions de la Banque qui seront dus au trésor l’année prochaine.

Les deux conséquences regrettables ou dangereuses des découverts excessifs du trésor sont en premier lieu qu’ils enchaînent, comme nous le disions tout à l’heure, les budgets du présent et de l’avenir : — comment songer en effet, sous le poids d’une énorme dette exigible, à opérer, par exemple, sur le budget des recettes, des expériences qui peuvent féconder l’avenir, mais qui pourraient diminuer passagèrement les ressources actuelles ? — et en second lieu qu’ils obligent le trésor à exagérer l’expédient de la dette flottante. Les ressources que l’état trouve ou puise dans la dette flottante peuvent se diviser en trois catégories. Parmi ces ressources, il en est qui s’imposent à l’état et qu’il ne peut pas refuser : tels sont les capitaux qui proviennent des cautionnemens et les fonds des départemens et des communes, dont l’état est le caissier ; celles-là d’ailleurs forment entre les mains de l’état un dépôt dont l’importance ne varie guère, et dont la tendance serait plutôt de s’accroître. Il en est d’autres qui s’imposent également à l’état, mais pas avec le même caractère de nécessité : ce sont les fonds des caisses d’épargne ; l’état est obligé de recevoir ces fonds, mais l’importance pourrait en être diminuée. Déjà le maximum des dépôts admis aux caisses d’épargne a été abaissé ; il peut, comme le pense M. Magne, être réduit encore. Enfin il est des ressources que le trésor va chercher comme tout le monde sur le marché des capitaux, en recourant au crédit et en faisant concurrence aux demandes et aux besoins de crédit de l’industrie et du commerce : ce sont celles qu’il se procure par l’émission des bons du trésor. De ces trois catégories de la dette flottante, l’une n’est pas dangereuse, parce que les remboursemens auxquels elle peut donner lieu sont couverts par des apports correspondans ; les autres pourraient causer de graves embarras, si elles étaient étendues au-delà de certaines limites, parce qu’elles exposeraient le trésor à des demandes simultanées de remboursement qu’il serait difficile de satisfaire, ou auxquelles on ne pourrait faire face qu’avec des sacrifices onéreux, et en aggravant la crise qui les aurait provoquées. Il y a donc, si l’on peut s’exprimer ainsi, une portion de la dette flottante qui est nécessaire, qui est stable, et qui permet de maintenir une sorte de découvert normal : c’est celle à laquelle subviennent les cautionnemens et les fonds départementaux et communaux. Il y en a une autre à laquelle l’expérience des temps réguliers nous autorise à reconnaître les mêmes qualités, mais qui cependant, au-delà de certaines limites, n’est point sans inconvéniens : c’est celle qui est fournie par les caisses d’épargne. Il y en a enfin une troisième, celle qui s’alimente aux bons du trésor, qu’il faut surtout surveiller et contenir. Ces distinctions faites, il n’y a plus qu’à voir les chiffres fournis par ces trois branches de la dette flottante pour reconnaître jusqu’à quelles limites le découvert peut aller sans susciter des dangers au trésor, , et sans entraver ce que nous appelons la liberté des budgets.

Or, sans chercher à préciser ces chiffres, en comptant de 200 à 250 millions pour la première catégorie, il est évident que 200 millions versés par les caisses d’épargne ne seraient point un danger, non plus que 200 millions provenant des bons du trésor, et qu’avec une dette flottante ainsi constituée, à laquelle s’adjoindraient d’autres ressources, telles que l’excédant des recettes sur les prévisions des budgets et l’anticipation des rentrées de l’impôt, il serait très facile de faire face à un découvert d’environ 700 millions. Les faits signalés par le rapport du ministre des finances permettent d’espérer que nous sommes à la veille d’atteindre ce résultat. La dette flottante était de 815 millions au commencement de cette année ; ci l’on en déduisait les 15 millions dus par l’état à la Banque, mais qui sont remboursés annuellement par sommes de 5 millions sur les ressources ordinaires du budget, la dette flottante proprement dite était donc de 770 millions. Dans cette somme, les bons du trésor figuraient au 15 février, à ce que nous apprend le ministre des finances, pour 345 millions. Depuis cette époque, il en a été remboursé pour 140 millions. La dette flottante doit donc avoir été ramenée en ce moment aux environs de 630 millions. Si maintenant l’on considère les ressources que nous a déjà données l’accroissement des recettes du budget de 1858, qui avait été établi avec un excédant de 20 millions, et dont les produits réalisés dépassent de 75 millions les chiffres prévus, si l’on songe en outre que les revenus de 1858 dépassent déjà de 20 millions les recettes présumées de 1859, lesquelles étaient basées sur un excédant de 8 millions, et qui ne peuvent manquer de donner elles-mêmes sur les produits de 1858 un accroissement proportionné au progrès continu des revenus indirects, l’on est bien en droit de considérer la France comme rentrée dans une situation financière normale. Nous avons recouvré ce que nous avons appelé l’affranchissement de nos budgets, la liberté de combiner désormais les branches et les élémens de nos revenus en vue du présent et de l’avenir, et non plus sous le poids des engagemens du passé. Quel usage ferons-nous de cette liberté ?

M. Magne en indique déjà plusieurs applications dans les mesures qu’il annonce. Il semble que le gouvernement songe d’abord à réparer la concurrence que les nécessités du trésor l’ont obligé de faire dans ces dernières années au crédit particulier sur le marché des capitaux. C’est à cette tendance que se rattache la pensée d’abaisser le maximum des dépôts des caisses d’épargne, qui refoulera une certaine quantité de capitaux vers les placemens en fonds publics ou en valeurs mobilières ; c’est dans ce courant que le trésor a réduit sa dette flottante, en abaissant successivement l’intérêt des bons du trésor, et en devançant les réductions du taux de l’escompte opérées par la Banque. C’est ainsi déjà que l’action de l’amortissement a été réveillée, et que 40 millions en 1859, 60 en 1860, seront affectés aux rachats de rentes par l’état. Nous aurons d’autres occasions d’apprécier ces diverses mesures ; mais nous ne quitterons pas le rapport de M. le ministre des finances sans témoigner un regret : c’est qu’il n’ait pas dit un mot sur l’abolition prochaine des impôts que les nécessités de la guerre ont contraint le gouvernement à créer, ou que les difficultés du trésor l’ont obligé à maintenir à titre provisoire. Depuis 1854, 72 millions de rentes ont été inscrites sur le grand livre de la dette. Plusieurs impôts de guerre ont été créés pour subvenir à cette charge nouvelle. Un second décime a été ajouté à l’ancien, une surtaxe de 16 francs a été établie sur les alcools, augmentée des deux décimes ; le droit sur les voyageurs par chemins de fer a été accru, et une taxe a été imposée sur le transport des marchandises à grande vitesse. Des impôts de guerre, un seul a été abrogé encore, — le double décime sur l’enregistrement ; mais cette faveur accordée à la propriété foncière a été compensée par l’impôt sur les valeurs mobilières, que l’industrie et notamment les chemins de fer ont bien le droit de considérer comme un impôt de guerre, d’après son origine. Les produits de ces divers impôts figurent pour 76 millions dans le budget de 1859 : 76 millions, c’est le chiffre même de l’excédant déjà réalisé de 1858. Nous avons compris que l’on maintînt les impôts de guerre tant que les charges du passé n’étaient point liquidées, et lorsqu’il eût été téméraire de se fier uniquement, pour les couvrir, à l’élasticité des revenus publics. Cette prudence était légitime encore dans la construction du budget de 1859 ; est-elle prescrite dans la préparation du budget de 1860 ? Nous ne pouvons le dire. Depuis 1830, il avait été aboli plusieurs impôts ; il n’avait point été créé de taxe nouvelle. Ce n’est que dans ces dernières années qu’il a fallu se résigner à cette fâcheuse nécessité. Cette nécessité n’existe plus, puisque, sans tenir compte des impôts de guerre, le produit des revenus indirects, c’est M. Magne qui nous l’apprend, s’est accru de 220 millions depuis 1853. Espérons donc que l’omission que nous signalons dans le rapport ministériel sera bientôt réparée.

Le prochain budget, auquel M. Magne vient d’attacher une si heureuse préface, ne rétablira donc pas seulement la confiance et la sécurité dans la situation financière ; il pourra donner lieu aux discussions les plus instructives et les plus utiles, si les esprits éclairés veulent bien s’intéresser aux importantes questions qu’il est destiné à soulever. Les facultés de la France en matière de finances sont si belles, et l’on a depuis si longtemps abandonné à la routine l’élaboration de nos budgets, que l’avenir trouvera une mine toute neuve et admirablement féconde dans l’étude et dans le remaniement de notre double système de dépenses et de revenus. Si l’on attachait l’opinion à ces discussions financières où se trouve la solution de la plupart des problèmes politiques et sociaux posés encore à la France, l’esprit public ne se laisserait plus égarer aux funestes et folles préoccupations qui l’agitent de temps en temps. Si l’on était plus généralement pénétré de l’importance des questions financières, si l’on avait bien présens à l’esprit les embarras et les charges que nous a suscités la dernière guerre, et que nous n’avons pas encore fini de subir, aurait-on provoqué si légèrement, il y a quelques semaines, la perspective d’une guerre entreprise dès demain par la France pour l’émancipation de l’Italie ? Une note du Moniteur a coupé court en France à cette échauffourée des imaginations, provoquée sur de faux bruits par des déclamations inconsidérées. En France, cette alerte avait sérieusement alarmé les esprits et les intérêts. En Italie, et notamment en Piémont, elle avait surexcité l’exaltation habituelle qu’entretient ce que l’on appelle au-delà des monts la question italienne. Cette émotion, nous dit-on, s’est cependant un peu calmée. M. Mazzini a saisi cette occasion pour lancer un de ces manifestes qui ne manquent jamais de nous avertir, aux dépens de la cause dont il est l’apôtre, des dissensions qui divisent les partisans de l’indépendance italienne. Nous ne contesterons jamais, pour notre part, à un peuple mal gouverné ou tyrannisé par une domination étrangère le droit d’aspirer à l’indépendance et de reconquérir sa liberté. Le droit d’un tei peuple ne périme point. Il peut le faire valoir en tout temps et à son gré, mais c’est à la condition de ne point appeler l’appui de l’étranger pour repousser l’étranger, et, dans les temps de calme général, de n’exposer que lui-même aux chances de son entreprise. C’était ce que disaient les Italiens en 1848 : l’Italia farà da se. Pourtant en 1848 l’Europe tout entière était remuée, et il était permis à l’Italie de choisir et de rechercher des alliances contre l’Autriche parmi les combinaisons nouvelles que la révolution générale avait produites. Il n’en est plus ainsi aujourd’hui : pour retrouver l’occasion perdue en 1848, il faut que l’Italie sache l’attendre. Les Italiens sont malheureux sans doute, mais sont-ils les seuls malheureux dans la constitution actuelle de l’Europe ? Et croient-ils que cette constitution soit si bien assise, que l’espérance sérieuse, celle qui se prépare au succès et le mérite par la patience, leur soit interdite ? L’Italie et le Piémont à sa tête ont de nombreux amis en Europe ; ils ont les sympathies de la France libérale et de l’Angleterre ; les griefs de la Russie contre l’Autriche assurent au besoin au Piémont et à l’Italie un concours inspiré par une autre passion que l’amour de la liberté et du droit des nationalités, mais qui ne serait pas moins efficace. L’Italie a donc de puissans amis ; mais elle ne doit pas se dissimuler que la question italienne n’est point la seule question européenne : pour, qu’elle le devienne un jour, il faut un concours de circonstances et des rapprochemens d’intérêts qu’il n’est point au pouvoir des Italiens de créer à volonté, et particulièrement dans le moment présent.

Il serait sans doute intéressant de parcourir les divers pays constitutionnels qui, dans ces derniers temps, viennent de rouvrir leurs sessions parlementaires. Sauf le Portugal, où l’on attend les débats sur l’affaire du Charles-et-George, ces divers parlemens ne donnent aucun signe d’émotion. Du côté de l’Espagne, on peut s’attendre sans doute à des caprices ; mais nous n’en sommes encore qu’au discours de la reine et aux vérifications de pouvoirs, et le service télégraphique de Madrid s’est permis seul jusqu’à présent une incartade, en annonçant comme une défaite une victoire remportée par le ministère au sénat. Si nous ne nous sommes point occupés encore de la Belgique depuis l’ouverture des chambres, c’est que le ministère de M. Rogier semble vouloir éluder toutes les questions politiques et ajourner les réformes importantes. C’est du moins ce qu’il était permis de conjecturer, si l’on avait cherché le programme de la session dans le discours du trône. M. Rogier et ses collègues ont-ils tort ou ont-ils raison de persévérer dans ce système d’inaction et d’effacement qu’ils ont pratiqué jusqu’à ce jour ? Nous n’oserions nous prononcer, quoique nous connaissions beaucoup de libéraux en Belgique qui blâment avec vivacité l’inertie du ministère. Nous-mêmes, nous ne croyons point que l’immobilité soit une bonne tactique dans les gouvernemens représentatifs, et nous conseillerions plus de résolution et d’audace à M. Rogier, s’il a, comme nous le pensons, l’entière liberté de ses mouvemens. La chambre des représentans paraît être de notre opinion, car sa réponse au discours du trône contrastait par sa franchise avec cet incolore document. La discussion du projet d’adresse a donné lieu à un incident suscité par une puérile tactique du parti catholique. L’adresse, comme le discours royal, parlait de la révision de la législation sur les établissemens de bienfaisance, cette question si maladroitement conduite par le dernier cabinet catholique, et qui amena sa chute au milieu d’une agitation publique extraordinaire. La discussion était à peine ouverte, que le chef du parti clérical, M. de Theux, déclarait que « l’adresse était un acte de provocation, offensant pour la minorité, et que celle-ci croirait manquer à sa dignité, si elle prenait part au débat. » Cette sortie excita une surprise générale. On ne s’attendait pas à voir la minorité déserter ainsi la discussion. On avait plus d’estime pour un parti qui compte dans son sein des hommes d’un talent incontesté, et qui ont rempli une place si grande et souvent si honorable dans la jeune histoire de la Belgique. La surprise redoubla lorsqu’on entendit M. de Decker, le chef du cabinet catholique qui fut renversé le 10 décembre 1857, s’écrier, tout en blâmant l’adresse, qu’il désapprouvait la désertion de la droite, et qu’il était resté étranger aux délibérations où avait été prise cette résolution bizarre. Au fait, la plupart des membres de la minorité avaient été tenus dans l’ignorance du projet de leurs chefs. MM. de Theux, de Mulenaere et Malou, membres de l’association conservatrice fondée, il y a un an, pour résister aux libéraux, avaient préparé ce coup de théâtre sans en prévenir leurs amis, qui obéirent à regret, mais obéirent par discipline, au signal de déroute donné par leurs chefs. Les fuites de cette sorte ont toujours porté malheur aux partis qui ont cru les accomplir comme d’habiles manœuvres. C’est ce que l’on a appelé dans l’histoire parlementaire de l’Angleterre des sécessions. L’illustre Fox fit une sécession pareille après ses grandes luttes avec Pitt du temps de la révolution française. Il croyait réveiller le public par cette retraite théâtrale ; il ne réussit qu’à précipiter et à aggraver la dissolution de son parti. Si nous avons fait allusion à cette fausse manœuvre du parti catholique belge, ou plutôt de M. de Theux et de M. Malou, c’est qu’il nous paraît étrange, dans un temps comme le nôtre, de voir des hommes qui jouissent de la liberté de discussion, qui ont le pouvoir de protester contre les injustices dont ils croient être victimes, agir comme s’ils ne possédaient pas la faculté d’éclairer sur eux-mêmes et sur les idées qui leur sont chères l’opinion et la conscience de leurs concitoyens, et, au lieu de se servir de cette arme de la parole dont la privation est une douleur pour tant de libéraux en Europe, renoncer, par une pique puérile et avec une impardonnable étourderie, à la parole et à la lutte.

La calme, honnête et industrieuse Hollande mérite, elle aussi, qu’on ne perde point de vue le travail régulier de ses institutions. Tout est paisible et modéré cette année dans le parlement hollandais, naguère encore troublé par des controverses religieuses très vives et par d’aigres animosités personnelles. L’on s’occupe surtout en Hollande de chemins de fer et de questions financières. Comme il arrive toujours, les projets de chemins de fer donnent lieu à des conflits d’intérêts locaux que le gouvernement a grand’-peine à concilier ; mais l’opinion s’est émue à propos des voies ferrées ; les villes, les provinces, offrent de contribuer aux frais de construction des lignes réclamées, et la Hollande se mettra bientôt au niveau de ses voisins. La discussion du budget n’a pas présenté d’incident intéressant : on y a remarqué surtout cet esprit de conciliation et de modération qui distingue cette année les discussions parlementaires. La discussion d’un projet de réforme des impôts présenté par M. van Bosse est ajournée au printemps prochain. Le parlement hollandais a trouvé dans le budget colonial le sujet d’un débat intéressant. On connaît les efforts tentés dans ces derniers temps par un Anglais, sir James Brooke, devenu, par une suite d’efforts et d’aventures que la Revue a racontés autrefois, rajah de Sarawak, pour faire incorporer aux possessions britanniques cette province de Sarawak dont il s’était fait roi, et qui est située au nord-ouest de l’île de Bornéo. Le projet de sir James Brooke semblait mettre en question le traité conclu en 1824 entre l’Angleterre et les Pays-Bas, et qui délimitait les possessions des deux pays dans la Polynésie. Plusieurs orateurs hollandais, émus de l’agitation provoquée en Angleterre par sir James Brooke, avaient appelé sur ce danger l’attention du ministre des colonies. M. Rochussen avait calmé leurs craintes en laissant entrevoir que le gouvernement anglais ne céderait point aux offres et aux incitations de sir James Brooke. Lord Derby a confirmé en effet les espérances données par M. Rochussen dans la réponse si nette qu’il a adressée à la députation du commerce de Londres qui venait lui recommander les propositions de sir James Brooke, et où il a déclaré que l’annexion de Sarawak serait un précédent périlleux, et que son gouvernement au surplus était opposé à toute nouvelle extension territoriale.

Cette protestation de lord Derby contre la politique d’agrandissement colonial n’a pas eu moins de succès au sein de l’opinion libérale anglaise qu’auprès des Hollandais, rassurés sur leurs possessions à Bornéo. Le danger et l’inutilité de la conquête ou de la fondation de colonies nouvelles sont en effet un des principes que l’école de Manchester a soutenus avec le plus de conviction, et elle a réussi à l’implanter dans l’esprit actuel de la politique anglaise. C’est un des points sur lesquels le cabinet de lord Derby peut se concilier sans trop de difficulté, et sans aucun sacrifice d’opinion, cette bienveillance dont M. Bright et ses amis lui ont donné des preuves marquées dans la dernière session. La protection de l’école de Manchester sera-t-elle continuée au ministère de lord Derby dans la session qui va s’ouvrir ? Cela n’est guère probable, à en juger par le feu avec lequel M. Bright vient d’inaugurer à Manchester l’agitation de la réforme électorale. M. Bright veut quelque chose qui ressemble beaucoup au suffrage universel ; il veut surtout un changement profond dans ce que nous appellerions chez nous les circonscriptions électorales, afin de proportionner le plus possible le nombre des nominations des membres de la chambre des communes au nombre des électeurs ; il veut enfin le secret des votes. Il n’est pas possible que le projet de lord Derby donne satisfaction sur ces trois points au parti radical ; mais d’un autre côté une section très importante du parti whig se montre résolument hostile aux prétentions de M. Bright. Un ancien membre de l’administration de lord Palmerston, M. Robert Lowe, également connu comme un des rédacteurs les plus habiles du Times, vient de faire à cet égard une profession de foi très nette et très remarquable devant ses électeurs à Kidderminster. Suivant lui, le succès du plan de M. Bright dénaturerait les institutions britanniques. Il est donc probable que les whigs s’uniront aux tories contre les radicaux, et que cette nouvelle combinaison donnera une prolongation d’existence au cabinet de lord Derby. Dans tous les cas, il ne sera plus question d’un ministère de lord Palmerston. M. Lowe a déclaré, et ce n’est point la révélation la moins piquante de son discours, que son ancien chef ne pourrait plus reparaître à la tête d’un cabinet. e. forcade.



REVUE MUSICALE.

Tous les théâtres de Paris sont pleins de bruit, de chants et de succès ; des pièces nouvelles attirent la foule dans toutes les salles qui longent cette voie triomphale des boulevards, où le Théâtre-Lyrique brille d’un éclat particulier, en livrant à l’admiration des générations nouvelles un vieux chef-d’œuvre, si tant est qu’il y ait des chefs-d’œuvre qui vieillissent. La province s’émeut aussi au nom de Mozart et de ses Nozze di Figaro. La ville d’Angers vient de donner un exemple qui marquera dans l’histoire du dilettantisme. Cinq ou six cents amateurs de cette bonne ville, bien connue par son goût et son zèle pour l’art musical, se sont fait transporter à Paris, leur président en tête, et ont assisté, le 24 novembre, à la représentation d’un opéra qui est antérieur à la révolution de 89, et qui n’en est pas moins beau pour cela ! Qu’on dise encore qu’il n’y a plus de miracles, que la loi du progrès continu ne souffre aucune exception et s’applique à tous les phénomènes de l’esprit humain ! S’il en était ainsi, M. Verdi serait plus grand que Mozart. — Prenez garde, me dira-t-on, vous allez retomber encore du côté où vous penchez trop volontiers et justifier le reproche qu’on vous adresse d’être exclusif dans vos adorations, de n’admettre qu’un très petit nombre de saints dans votre chapelle, en refusant de prêter une oreille bienveillante aux grands hommes du jour, dont vous méconnaissez les hautes vertus. — Je sais que des contradictions peu sérieux, qui prennent des lazzis de bouffon pour des jugemens, m’accusent de ne point aimer autant qu’il le faut les platitudes qui se débitent sous leur patronage. Je n’ai rien à répondre à des critiques de cette portée, qui font leurs délices des chefs-d’œuvre de M. Adolphe Adam ou de M. Offenbach, et qui n’ont que des injures pour des hommes tels que Meyerbeer. Ils font leur métier. Il me serait facile cependant de revenir sur une question que j’ai bien souvent traitée ici, et de prouver une fois de plus aux lecteurs de la Revue que ma chapelle n’est pas si petite qu’on veut bien le dire, et qu’elle contient toutes les images qui sont dignes d’être adorées.

Grimm, dont l’esprit valait mieux que le caractère, a dit excellemment de ces admirations faciles qui, de son temps déjà, étaient le signe d’une grande altération du goût public : « Quand on est en état de sentir la beauté et d’en saisir le caractère, franchement on ne se contente plus de la médiocrité, et ce qui est mauvais fait souffrir et vous tourmente à proportion que vous êtes enchanté du beau. Il est donc faux de dire qu’il ne faut point avoir de goût exclusif, si l’on entend par là qu’il faut supporter dans les ouvrages de l’art la médiocrité, et même tirer parti du mauvais. Les gens qui sont d’une si bonne composition n’ont jamais eu le bonheur de sentir l’enthousiasme qu’inspirent les chefs-d’œuvre des grands génies, et ce n’est pas pour eux qu’Homère, Sophocle, Raphaël et Pergolèse ont travaillé. Si jamais cette indulgence pour les poètes, les peintres, les musiciens, devient générale dans le public, c’est une marque que le goût est absolument perdu... Les gens qui admirent si aisément les mauvaises choses ne sont pas en état de sentir les belles. » Jamais certes ces paroles, échappées à Grimm au milieu du XVIIIe siècle, n’ont été plus vraies que de nos jours. Où est l’homme de courage, aux doctrines solidement assises, qui sache résister à l’entraînement des succès factices, et qui, à ses risques et périls, ose appliquer à des œuvres médiocres, qui excitent les transports de la foule, une parole sévère déduite de principes immuables? Ne voyons-nous pas au contraire de rares esprits, parvenus à la maturité du talent et à tous les honneurs auxquels ils ont droit de prétendre, faire de lâches concessions à cette jeunesse abâtardie qui s’élève autour de nous, et qui déjà produit une littérature digne de ses mœurs et de l’idéal où elle aspire? Courtisans de la puissance et du succès, ces sophistes ingénieux, qui ont tout analysé, ont perdu dans cette anatomie microscopique des infiniment petits le sens de la vraie beauté et le courage de la défendre, quand ils l’aperçoivent dans des œuvres modestes qui ne leur sont pas recommandées par la faveur du public ou du pouvoir. Ce n’est pas l’esprit qui fait défaut de notre temps, c’est le courage moral, c’est cette intrépidité de la conscience qui affirme quand même le beau et le juste qui passent devant elle, et dont elle réfléchit les images. Or il n’y a pas plus de critique sans un amour ardent et exclusif pour les belles choses qu’il n’y a de justice avec les âmes molles et timorées qui reculent devant l’application du droit rigoureux. Sans doute il est plus aisé de bien juger les actes qui sont du ressort de la loi morale que de classer et d’apprécier avec équité les œuvres de l’intelligence qui s’adressent au goût. En musique surtout, rien n’est plus rare qu’un bon jugement porté sur les compositions contemporaines. Nous avons l’air de soutenir un paradoxe en disant que l’art musical est celui qui exige le plus de connaissances réelles et de délicatesse dans le sentiment de la part du critique qui tient à ne pas donner son impression individuelle pour un jugement délibéré. Les procédés du métier sont très compliqués en musique, et ont une influence considérable sur le mérite et la durée d’une composition qui semble être le produit spontané d’une conception immaculée. Enfin, dans aucune partie de la critique, il n’est aussi nécessaire ni aussi difficile de connaître les origines et les monumens qui ont précédé et préparé les œuvres contemporaines, en sorte que c’est surtout dans l’art musical qu’il convient de dire avec Bacon : Veritas filia temporis, non auctoritatis; ce qui veut dire que la beauté musicale est fille de la tradition plus qu’on est disposé à le croire généralement.

On peut diviser les compositeurs en deux grandes familles, auxquelles se rattachent de près ou de loin tous les maîtres dont l’histoire a conservé le nom. L’une comprend les cinq ou six génies de premier ordre, tels que Sébastien Bach, Haydn, Mozart, Beethoven et Rossini, chez lesquels le fluide musical, si je puis m’exprimer ainsi, est à l’état pur; il fait partie de l’être, il circule comme le sang dans les veines, il rayonne comme la lumière, il s’épanche abondamment et sans efforts sur les moindres objets qui en provoquent le rejaillissement. Ils sont parce qu’ils sont, ils chantent comme ils respirent, et, quels que soient la différence originelle de leur inspiration et le caractère particulier de l’œuvre accomplie, ils ont cela de commun, ces génies prédestinés, que la musique est le verbe de leur âme, leur essence, et que seuls ils peuvent s’écrier avec le psalmiste : Exsurge, gloria mea, exsurge, psalterium et cithara. Dans l’autre famille se rangent les compositeurs dramatiques, tels que Haendel, Gluck, Weber, Spontini, Meyerbeer, et leurs proches, chantres vigoureux des passions humaines, dont ils aiment les complications, mais chez lesquels la musique proprement dite n’est qu’un élément subordonné du génie dramatique. En dehors de la situation contrastée qui excite leur fantaisie, en l’absence des caractères qui posent devant eux et dont ils se plaisent à fixer les linéamens, les génies essentiellement dramatiques dont nous venons de parler perdent une grande partie de leur virtualité musicale, et, comme Antée, leur inspiration s’amoindrit en quittant le sol de la réalité. Il y a sans doute des nuances intermédiaires entre ces deux grandes familles de compositeurs, et je ne prétends pas soutenir que les génies en qui surabonde le fluide musical soient impropres à la peinture des passions : Mozart et Rossini ont largement prouvé le contraire. De même on peut signaler, parmi les compositeurs essentiellement dramatiques, des génies plus ou moins abondans qui touchent, par certaines qualités lyriques, à la famille des musiciens purs, — Weber par exemple. Du reste la nature est si fertile dans ses combinaisons qu’il est toujours téméraire de limiter sa puissance de création.

L’école française tout entière n’a guère produit que des compositeurs dramatiques plus ou moins féconds, parmi lesquels on distingue Méhul, M. Auber, et surtout Hérold, qui, par une inspiration élevée et riche en ses manifestations, se rapproche à la fois de Weber et de Rossini. L’Italie, plus fortement douée que la France, n’a pourtant donné le jour qu’à de mélodieux interprètes des sentimens du cœur, à d’aimables et doux génies qui se sont servis de la parole et d’une fable dramatique comme d’un thème à leurs divins concerts. Les trois plus grands musiciens de la patrie de Dante et de l’Arioste sont Palestrina, Jomelli et Rossini, qui seul est de la grande famille des génies purs,

Che spande di cantar si largo fiume.

C’est à l’Allemagne qu’appartiennent les souverains créateurs de la poésie musicale, et aucun pays du monde ne peut disputer la supériorité à celui qui a enfanté Beethoven, Mozart, Haydn, Sébastien Bach, et puis Weber et Mendelssohn. On voit, par cette rapide excursion dans le domaine de l’histoire, que notre chapelle ne manque pas de saints de première et de seconde qualité, et que nous avons de quoi choisir parmi les élus à l’éternelle béatitude; mais il ne suffit pas de prononcer des noms, si on ne connaît pas les œuvres qui s’y rattachent, et ce sont précisément les œuvres de l’art musical qu’il est si difficile d’apprécier à travers la lettre morte d’une écriture compliquée. Je maintiens de plus qu’on n’a la pleine intelligence d’un vrai génie qu’en remontant à la source de sa tradition, qui n’est pas toujours simple ni à fleur de terre. Rossini, par exemple, procède à la fois de Cimarosa, d’Haydn et de Mozart; Beethoven, de Mozart et d’Haydn; Mozart est le fils du père de la symphonie et de l’école italienne, quoi qu’en disent les Allemands; Haydn procède d’Emmanuel Bach, selon son propre aveu, et du vieux Samartini, dont le nom est à peine connu ; le grand Sébastien résume dans son œuvre immense les travaux des organistes et des maîtres obscurs de son pays, tels que Jean Eccard, Stobæus, Henri-Albert, élève d’Henri Schütz, etc., dont il refond les idées et prépare, avec ces élémens nouvellement élaborés par sa puissante main, l’âge d’or des grands musiciens allemands. Dans l’art de Mozart et de Rossini, de Gluck et de Meyerbeer, l’inspiration du génie n’est pas, on le voit, un fait isolé du temps et des écoles qui en ont préparé l’éclosion.

Un de ces beaux diseurs qui traitent la musique comme ils traitent les femmes, pensant que plus elle est jeune et mieux elle vaut, nous aborda un jour, le sourire sur les lèvres. — Bonjour, philosophe, nous dit-il avec une charmante désinvolture, comment se portent la musique et les musiciens, que vous traitez si rudement? — La musique va assez mal, lui répondis-je, mais les musiciens se portent bien, et il n’y a pas à craindre que de nos jours ils meurent de misère ni d’un excès de modestie. — Tant mieux, morbleu, il faut que tout le monde vive, et vive bien, et la modestie est aussi passée de mode que la musique de Mozart, qu’on vous reproche de trop admirer. — Mozart, répondis-je, mérite bien qu’on souffre un peu le martyre pour défendre sa glorieuse mémoire, et l’on peut dédaigner les attaques de ceux qui ne sont pas dignes de le comprendre. — Là, là,... me dit-il en riant, n’allez-vous pas croire que je parle sérieusement, et que je partage l’opinion de vos contradicteurs? Mais en quoi je suis un peu de leur avis, c’est que vous êtes trop sévère dans vos jugemens, et que, pour un homme d’esprit, vous avez le tort de vous fâcher pour des chansons. Que diable ! laissez donc débiter de mauvaises notes comme on débite du mauvais vin ; la France et l’Europe ne s’en porteront pas plus mal pour cela. — Et le public? lui répondis-je timidement. — Le public est une abstraction, me dit-il, aussi ingrate et aussi vaine que la république. — Mais l’art, que deviendra-t-il? — Autre abstraction de philosophe allemand. Je ne connais que des compositeurs et des artistes qui exécutent leur musique; hors de là, tout est chimère. Servez les maîtres et les cantatrices, qui vous en seront reconnaissans, et laissez les vaines subtilités d’école aux professeurs du Conservatoire, qui ne peuvent pas faire mieux. — Savez-vous, repris-je avec calme, quel nom vous portiez il y a deux mille ans passés? — Je n’ai garde, me dit-il, d’aller chercher mon origine si loin ; mon règne est de ce monde, et voilà pourquoi j’aime les chansons que vous dédaignez si fort. — Vous vous appeliez Gorgias. — Et vous, me dit-il, quel était votre nom en cet âge d’innocence que je suis indigne de connaître? — Je ne sais trop, répondis-je; j’étais probablement confondu parmi les auditeurs obscurs qui admiraient la dialectique forte et pénétrante avec laquelle Socrate battait les sophistes et dégageait de leurs misérables arguties les principes éternels du vrai, du juste et du beau. C’est sans doute la raison qui me fait tant aimer Mozart, Rossini, Weber, Meyerbeer, et tant d’autres musiciens de génie ou d’esprit qui remplissent ma chapelle, d’où je ne crois pas avoir jamais exclu aucun compositeur digne d’être canonisé.

Le Théâtre-Italien fait cette année une assez bonne campagne. L’administration, plus active qu’on ne l’a jamais vue, s’efforce de renouveler son répertoire et son personnel, et le public distingué, qui aime avant tout à entendre bien chanter, semble reprendre aussi ses vieilles habitudes. Depuis la Norma, où Mme Penco a révélé un talent qu’on ne lui connaissait pas, on a donné le Barbier de Séville, avec M. Mario et Mme Alboni, mais le Barbier de Séville défiguré par toute sorte de licences soit dans les mouvemens, soit dans l’observation des effets indiqués par le maestro. Ainsi M. Corsi, qui joue le rôle de Figaro, persiste toujours à chanter à pleine gorge cette phrase du finale qui doit être dite à mezza voce, pour ne point réveiller Bartolo de sa stupeur :

Guarda don Bartolo,
Sembra una statua,


en sorte que le crescendo qui se développe lentement après ce délicieux andante n’existe plus, et n’a plus de raison d’être. Que fait donc M. Bonnetti, le chef d’orchestre? N’a-t-il pas la partition sous les yeux, et qu’est-ce qui l’empêche de dire à M. Corsi que son esprit à lui ne vaut pas celui de Rossini ?

Après le chef-d’œuvre del maestro sovrano, on a donné Lucrezia Borgia, de Donizetti, avec Mme Grisi. Hélas! elle l’a voulu,... La leçon a été cruelle, et il n’a pas dépendu de nous qu’elle ne lui fût épargnée. Le public a dit clairement cette année à Mme Grisi ce qu’elle n’a pas voulu entendre à demi-mot les années précédentes. Que les destins s’accomplissent! M. Bellart, l’agréable ténor espagnol que nous avons applaudi l’année dernière, a été réengagé, et a fait son apparition dans le rôle de Lindoro de l’Italiana in Algieri. Sa voix a doublé de volume, et il a été fort applaudi dans le trio délicieux de Papatacci. Si M. Bellart parvient à modérer encore la volubilité de sa vocalisation, un peu trop menue, et à soigner davantage la composition de ses points d’orgue et la chute de ses phrases, qui souvent sont étranglées, il pourra devenir un chanteur de mérite et très recherché. Enfin il Giuramento, de Mercadante, qui était promis depuis longtemps au public parisien, a été donné le 22 novembre avec un succès dont nous allons apprécier la valeur.

C’est à Milan, pour le théâtre de la Scala, que M. Mercadante a composé il Giuramento sur la fin de l’année 1837. Le libretto de Gaetano Rossi est tiré d’Angelo, tyran de Padoue, de M. Victor Hugo ; mais il ne reste à peu près rien de la conception du poète français dans le canevas inintelligible qui a servi de thème au compositeur italien. La fable peut se résumer dans les termes suivans. Manfredo, comte de Syracuse, aime éperdument une femme, Éloïsa, qui ne lui appartient ni par droit de conquête, ni par droit de naissance. Manfredo est marié, et sa femme, Bianca, qu’il tient éloignée de lui, n’a pas le don de lui plaire; mais ces deux femmes, Éloïsa et Bianca, qui se sont connues jadis, aiment toutes deux l’heureux Viscardo, qui, ne pouvant partager son affection en deux portions égales, préfère Bianca à la belle Éloïsa. Cette préférence de Viscardo provoque une jalousie atroce chez Éloïsa, qui veut se défaire de sa rivale par le poison. En retrouvant dans sa rivale Bianca une amie qui autrefois a sauvé son père de la mort, Éloïsa hésite d’abord ; puis elle change le breuvage mortel en un narcotique, et meurt poignardée par Viscardo, qui ne reconnaît que trop tard le cœur généreux de la femme qu’il vient d’immoler. Transportez cette donnée en Sicile, mêlez-y un traître qui s’appelle Brunoro, des hommes d’armes, une menace de guerre de la ville d’Agrigente contre Syracuse, ce qui donne lieu à un finale dont on avait besoin, et vous avez une de ces pièces absurdes comme il y en a tant en Italie, sans que ce soit toujours la faute du pauvre poeta. Il faut connaître les rigueurs de la censure sous tous les gouvernemens de la péninsule pour avoir une idée de la bêtise humaine et des obstacles qui pèsent sur l’imagination des hommes de talent.

Le nom de Mercadante est connu en France depuis longtemps. Né dans un village de la Pouille en 1798, il fit ses premières études musicales au collège de Saint-Sébastien de Naples. Chassé de cette école par le directeur, Zingarelli, qui le surprit un jour copiant de sa main, pour les mettre en partition, des quatuors de Mozart, grand crime pour ce vieux maître, qui était resté fidèle à la tradition exclusive de l’école italienne, Mercadante dut chercher fortune auprès du public, qui en Italie est toujours favorable aux nouveau-venus. La conduite de Zingarelli à l’égard du jeune Mercadante rappelle la sévérité de Cherubini, directeur du Conservatoire de Paris, qui ne voulait pas permettre que les élèves de contre-point étudiassent les fugues de Sébastien Bach, qu’il traitait de barbaro Tedesco ! Le premier succès de Mercadante fut obtenu au théâtre de Saint-Charles en 1818 par un opéra, l’Apoteosi d’Ercole, qui le fit connaître avantageusement des impresarii. Il parcourut successivement les principales villes d’Italie. C’est à Milan, en 1822, que Mercadante écrivit son meilleur ouvrage, Elisa e Claudio, qui lui valut une réputation européenne. Les Napolitains essayèrent même pendant un instant d’opposer Mercadante, qui appartenait à leur école, à Rossini, le Romagnol, comme ils l’appelaient. Cette plaisanterie ne fut pas heureusement de longue durée. En 1824, Mercadante alla à Vienne diriger la mise en scène d’Elisa e Claudio; puis il se rendit en Espagne, à Madrid d’abord, et à Cadix, où il est resté jusqu’en 1830. Mercadante fut nommé maître de chapelle de la cathédrale de Novare après la mort de Générali, en 1833. Il vint à Paris en 1836 pour y écrire i Briganti d’après le drame de Schiller, opéra qui fut représenté le 22 mars sans beaucoup de succès. Mercadante retourna en Italie, et fut nommé directeur du conservatoire de Naples après la mort de Zingarelli, survenue le 5 mai 1837. Il occupe encore aujourd’hui ce poste important, qu’il est parfaitement digne de bien remplir. Le public ne connaissait le nom de Mercadante que par l’opéra d’Elisa e Claudio, qui fut chanté à Paris avec un très grand succès le 23 novembre 1823, par Pellegrini, Zuchelli, Bordogni et Mme Pasta. En 1841, on avait donné la Vestale du même compositeur, ouvrage de mérite qu’il était difficile de faire réussir dans un pays qui possède sur le même sujet un chef-d’œuvre universellement admiré, la Vestale de Spontini, en sorte que le succès d’ il Giuramento est, après celui d’Elisa e Claudio, le plus décisif qu’ait obtenu à Paris M. Mercadante.

Il n’y a pas d’ouverture au Giuramento, qu’on a divisé en quatre actes au Théâtre-Italien, tandis que la partition originale n’en contient que trois. Après quelques mesures de symphonie, le rideau se lève, et l’on entend un chœur joyeux accompagné par des instrumens militaires cachés derrière les coulisses, et dont la sonorité se marie avec l’orchestre ordinaire. À ce chœur de chevaliers et de dames qui ne manque pas d’entrain, et qui célèbre les charmes de la belle Éloïsa, succède une cavatine de ténor chantée par Viscardo :

Bella adorata incognita,


dans laquelle il exprime son indifférence pour Éloïsa et l’amour que lui a inspiré une belle inconnue dont l’image s’est gravée furtivement dans son cœur. Ce morceau a de la grâce, et la mélodie un peu courte d’haleine est de cette couleur sentimentale qui a prévalu en Italie depuis Rossini. Vient ensuite un air de basse que chante Manfredo, dont le style sera plus tard celui que M. Verdi rendra populaire, surtout la jolie phrase qui se trouve sous ces paroles :

A lei tutti gia sacrai
I piu dolci afietti miel.


Il veut parler d’Éloïsa, dont il subit la domination. Le quatuor pour une voix de soprano, deux ténors et basse, entre Éloïsa, Viscardo, Manfredo et Brunoro :

Vicino a chi s’adora
Dover frenarsi ognora


est charmant, bien accompagné et fort bien écrit pour les voix, qui ne sortent jamais de leurs limites naturelles. Ce quatuor, auquel vient s’adjoindre le chœur à la cadence-finale, prépare la stretta, morceau d’ensemble vigoureux où l’on remarque l’attaque à l’unisson du soprano et du ténor, un de ces effets dont M. Verdi a tant abusé depuis. Ainsi se termine le premier acte dans la division du Théâtre-Italien. L’acte suivant commence par un joli chœur de voix de femmes délicatement accompagné, et suivi d’une cavatine que chante Bianca :

Or là sull’ onda,

d’un très beau sentiment; mais l’allegro ou second mouvement de cette cavatine est un lieu-commun de cantatrice qui n’a même pas le mérite de l’originalité, puisqu’il est pris dans la Semiramide de Rossini. Le duo pour

deux voix de femme entre Éloïsa et Bianca, qui se reconnaissent sans se douter encore qu’elles sont rivales, renferme de beaux passages, particulièrement la phrase que chante Bianca pour apaiser le courroux d’Éloïsa contre celui qu’elles aiment toutes deux :

Ma s’è ver che voi l’amate,


phrase pleine de tendresse qui forme une opposition très dramatique et très musicale, ce qu’il ne faut pas oublier, avec les élans de fureur que laisse éclater Éloïsa. Le quintette qui prépare si heureusement le finale est peut-être écrit d’une harmonie trop serrée, qui ne laisse pas suffisamment d’espace aux différentes voix pour circuler à l’aise ; il rappelle d’ailleurs un peu le quintette de la Lucia, sans en avoir toutes les qualités. La seconde péripétie du finale, où toutes les voix sont entraînées avec le chœur par un de ces mouvemens rapides auxquels les Italiens donnent le nom de stretta, qui veut dire serrée, est d’une belle et puissante sonorité. L’air de ténor, au troisième acte, très bien chanté par M. Ludovico Graziani, qui est un artiste de talent, n’est pas autrement remarquable et ne vaut pas, à beaucoup près, la belle prière pour voix de femmes qui s’exhale de l’intérieur d’une abbaye, et qui est précédée d’une ritournelle de violoncelle que M. Chevillard exécute avec justesse et onction. Sur cette prière d’une mélodie touchante et noble de style tombent quelques coups d’un glas mortuaire, lesquels, se mêlant aux imprécations de Manfredo, présentent les mêmes élémens dont s’est servi plus tard M. Verdi dans la scène du Miserere, au troisième acte du Trovatore. Ce sont les mêmes contrastes autrement combinés par les deux compositeurs, mais dont l’idée première appartient évidemment à M. Mercadante. L’air de baryton avec accompagnement du chœur qui suit cette belle scène, qu’on pourrait appeler la scène des tombeaux, produit aussi beaucoup d’effet, chanté par l’admirable voix de M. Graziani, qui enlève à la pointe de l’épée une appoggiatture vigoureuse dont il lance les éclats dans la salle, tout émue de son courage. Le morceau capital du troisième acte est incontestablement le second duo d’Éloïsa et de Bianca, réconciliées par le malheur, duo dont l’andante délicieux n’est pas sans avoir beaucoup d’analogie avec celui de Semiramide et d’Arsace dans le chef-d’œuvre du maître, car, jusqu’à la ritournelle des quatre cors, c’est une heureuse réminiscence de l’ouverture du même ouvrage. Mme Penco et Alboni chantent ce duo avec une perfection digne des plus beaux temps du Théâtre-Italien. Un trio très dramatique pour soprano, contralto et basse entre Éloïsa, Bianca et Manfredo, et puis la scène et le duo final entre Viscardo et Éloïsa expirante, complètent cette belle partition, qui, d’un bout à l’autre, est écrite avec un soin remarquable où se reconnaît la main d’un maître de la véritable et bonne école italienne.

Nous voudrions n’avoir rien oublié dans l’analyse rapide d’une œuvre aussi distinguée. Rappelons seulement au souvenir du lecteur le chœur de fête de l’introduction avec l’accompagnement des instrumens militaires, la cavatine du ténor, l’air de Manfredo, le charmant quatuor : Vicino a chi s’adora, avec la conclusion vigoureuse qui le termine ; le joli chœur de femmes au second acte, si bien accompagné par la flûte, qui l’enjolive d’arabesques délicates ; la cavatine de Bianca, le premier duo des deux femmes, le quintette et le finale ; au troisième acte, la prière, l’air de baryton, le second duo entre les deux rivales réconciliées, surtout l’andante : Dolce conforto al misero, etc., le trio et la scène dernière. L’exécution d’il Giuramento est aussi bonne que possible au Théâtre-Italien. Mme Penco a de beaux élans dans le rôle si dramatique d’Éloïsa ; Mme Alboni déploie dans celui de Bianca la magnificence de son bel organe et sa riche vocalisation ; M. Ludovico Graziani se fait justement applaudir dans le rôle difficile de Viscardo, qui fut chanté à Naples par ce pauvre Adolphe Nourrit quelques jours avant sa mort déplorable. Les chœurs et l’orchestre se font remarquer par une grande précision qui contribue beaucoup au succès, désormais incontestable, qu’obtient l’œuvre si remarquable de M. Mercadante.

Il Giuramento restera au répertoire du Théâtre-Italien. Il serait à désirer que la direction qui a fait connaître au public cette belle partition fit d’autres choix dans l’œuvre considérable du maître napolitain. M. Mercadante a beaucoup écrit, et l’on cite parmi ses opéras-bouffes les mieux réussis, après son chef-d’œuvre d’Elisa e Claudio, la Donna Caritea, qu’il a composée à Venise en 1826. Nous ne voulons rien exagérer. La carrière de M. Mercadante est marquée d’hésitations et de tâtonnemens. On le voit d’abord fortement attiré par l’éclat que jette le génie de Rossini, dont il imite la manière dans son chef-d’œuvre, Elisa e Claudio. A l’arrivée de Bellini et de Donizetti, M. Mercadante modifie de nouveau sa manière et se forme ce style un peu complexe qu’on remarque dans la partition d’il Giuramento, où l’imitation discrète des maîtres allemands tels que Haydn, Mozart et Weber, se combine avec cette sentimentalité pénétrante, mais un peu monotone, qui prévaut dans l’école italienne depuis le silence de Rossini. S’il est juste de dire que les exemples de la Lucia, de Lucrezia Borgia et d’Anna Bolena de Donizetti, de la Norma et d’ i Puritani, de Bellini, ont pu contribuer à la dernière évolution qui s’est opérée dans le beau talent de M. Mercadante, il faut reconnaître aussi que c’est dans la partition d’il Giuramento que M. Verdi a pris les élémens de sa propre manière. Seulement M. Mercadante est un maître dans l’art d’écrire ; c’est le digne chef d’une école illustre qui n’aurait qu’à suivre ses conseils pour reprendre le haut rang d’où elle est déchue depuis tant d’années.

Le théâtre de l’opéra est toujours dans le même état. On y donne des banquets aux danseuses qui ne sont plus, sans doute pour consoler le public de celles qui ne sont pas encore. C’est toujours le même répertoire, les mêmes choristes qui rient en chantant faux, les dames du corps de ballet faisant la conversation avec la belle jeunesse qui trône dans les loges d’avant-scène, un orchestre qui se démène comme aux premiers jours de sa création, et dont le chef est obligé de battre la mesure comme un maître d’école enseignant aux petits enfans les élémens du solfège. Voilà le spectacle que donne, trois fois par semaine, le premier théâtre du monde, à ce qu’ils disent : ils n’ont qu’à franchir le Rhin et aller au théâtre grand-ducal de Carlsruhe un jour qu’on y donnera l’Iphigénie en Aulide de Gluck, ou tout autre chef-d’œuvre que la France a vu naître, pour apprendre ce que c’est que le respect de l’art et l’importance qu’un grand établissement lyrique doit attacher aux moindres détails de l’exécution. Cependant l’administration actuelle de l’Opéra fait de louables efforts pour remonter cette vieille machine. Elle vient d’envoyer en Italie un musicien de talent, M. Dietsch, pour y chercher, ce que ne donne pas le Conservatoire, des voix et des instincts d’artiste. On assure que M. Dietsch a fait une précieuse trouvaille dans deux sœurs si bien douées par la grâce de la nature qu’elles ramèneraient les beaux jours des Malibran et des Falcon. Ainsi soit-il. En attendant, on a fait débuter, un peu clandestinement, une nouvelle cantatrice, Mme Barbot, qui s’est essayée dans le rôle de Valentine des Huguenots. Ancienne élève couronnée du Conservatoire, Mme Barbot a parcouru la province et s’est longtemps arrêtée à Bruxelles, où elle était appréciée. Sa voix est charmante dans le registre supérieur, et sa physionomie intelligente. Mme Barbot a eu d’heureuses intentions aux troisième et quatrième actes, où le public lui a fait un accueil favorable. Nous attendrons que Mme Barbot se soit produite et raffermie dans les différens rôles de son répertoire pour la mieux juger. Quoi qu’il arrive, Mme Barbot n’aura pas de peine à ne point faire regretter Mlle Poinsot, qui a eu l’adresse de chanter faux pendant dix ans à l’Opéra, avec les encouragemens de cette belle critique qui nous traite d’esprit exclusif.

On sait qu’il existe à Paris plusieurs sociétés d’artistes et d’écrivains fondées dans une intention de sage prévoyance pour les intérêts et les besoins des membres qui les composent. La plus ancienne et la plus considérable de toutes ces associations est celle des auteurs et compositeurs dramatiques, dont la naissance remonte à l’année 1837. Tout individu qui a pris une part quelconque à l’édification d’une pièce de théâtre peut faire partie de cette société, qui perçoit les droits d’auteur, administre et place les fonds qui en résultent. Reconnue par l’état, par les tribunaux et par les théâtres, avec lesquels elle traite de puissance à puissance, la société des auteurs et compositeurs dramatiques jouit de tous les droits d’une personne civile. Sa juridiction s’étend sur toute la France. Une commission, qui est nommée tous les ans, je crois, par l’assemblée générale, la représente, veille au respect de ses droits, et décide des secours à donner aux membres nécessiteux, sauf à faire ratifier ses déterminations par l’assemblée générale. Selon l’esprit plus ou moins éclairé des membres de la commission, les libéralités de la société des auteurs et compositeurs dramatiques peuvent s’étendre au-delà du cercle des associés, et quelquefois franchir même les limites de la nationalité. Ainsi des secours ont été accordés par la commission à des parens d’auteurs et de compositeurs français qui n’avaient jamais fait partie de la société, et tout récemment une arrière-petite-fille de Racine, qui était menacée de passer sa vie dans un atelier de couture, a été placée dans un couvent de Blois, où elle sera élevée aux frais de la société. On voit qu’en cette matière, comme en beaucoup d’autres choses, il y a l’esprit qui vivifie l’idée d’une institution, et la lettre qui tue tout ce qui est généreux.

Inspirée par des principes de noble confraternité qui sont la vie des lettres et des arts, la commission des auteurs et compositeurs dramatiques a eu la généreuse pensée de transmettre la somme provenant des représentations d’Oberon, d’Euryanthe, de Preciosa et des Noces de Figaro, aux héritiers directs de Weber et de Mozart, dont le dernier fils, Charles Mozart, est mort en octobre 1858 aux environs de Milan. Cet acte de haute libéralité, digne d’une société littéraire qui représente l’art dramatique de la France, a rencontré deux seuls contradicteurs, qui ont protesté contre l’emploi que la commission a cru devoir faire de l’argent produit par les chefs-d’œuvre de Weber et de Mozart, en accusant la commission d’avoir outre-passé ses pouvoirs. La commission, par l’organe de M. Mélesville, a fait un rapport de ce curieux incident à l’assemblée générale des auteurs et compositeurs dramatiques, qui, par une chaleureuse acclamation, a sanctionné sa noble initiative. Nous croyons que le monde musical nous saura gré de porter à sa connaissance un fait aussi honorable pour l’esprit et les tendances généreuses de notre temps, qui n’est pas gâté par les panégyristes.

Le fils de Mozart qui vient de mourir a reçu avec une grande joie la somme de neuf mille francs que lui avait envoyée la société des auteurs et compositeurs dramatiques. Il n’était pas dans le besoin, comme on l’a dit dans quelques journaux : ancien employé du gouvernement autrichien, le fils de Mozart avait une pension de retraite qui, ajoutée à quelques économies, suffisait à sa modeste existence. Il a laissé plusieurs legs au Mozarteum de Saltzbourg, sorte de musée consacré à la mémoire du plus exquis des grands musiciens que le monde ait produit. J’ai connu dans ma jeunesse ce fils de Mozart ; c’était à Milan, en 1817, lorsque Rossini faisait retentir le grand théâtre de la Scala de son beau chef-d’œuvre la Gazza ladra. Introduit dans une grande famille de la ville, je fus présenté au fils de l’auteur de Don Juan, qui voulut bien m’accompagner au piano l’air de Tancredi : Di tanti palpiti. — Je me rappelle non sans émotion qu’après avoir terminé mon morceau, le fils de Mozart, dont la figure respirait la bonhomie, me caressa la joue du revers de la main en disant : Bravo, abbiate giudizio, e andara bene (bravo, soyez sage et tout ira bien). Qui sait si le contact de cette main ne m’a pas inoculé le germe de l’admiration que m’inspirent le génie divin de Mozart et celui de tous les maîtres qui marchent dans sa voie ! Ah ! le culte de la beauté a ses superstitions comme tous les autres.


P. SCUDO.


ESSAIS ET NOTICES
Histoire de l’Ornementation des Manuscrits, par M. Ferdinand Denis. — L’Imitation de Jésus-Christ. — Le Livre d’Heures de la reine Anne de Bretagne, édition L. Curmer.


L’histoire de l’ornementation des manuscrits est liée d’une manière étroite à l’histoire même de la culture intellectuelle au moyen âge. Ce n’était pas un art frivole, celui qui embellissait avec tant de soin les œuvres écrites de la pensée humaine, qui les entourait en quelque sorte d’un cadre magique pour mieux en marquer le prix et inviter le lecteur à y revenir. Que de fois les gracieux dessins d’un illuminator inconnu ont éveillé le goût de l’étude chez les naïves imaginations des temps barbares ! Un jour, au IXe siècle, un jeune prince anglo-saxon, celui qui devait plus tard s’appeler Alfred le Grand (c’est son biographe Usser qui raconte ce curieux détail), aperçut chez la princesse Judith, fille de l’empereur Charles le Chauve, un beau manuscrit étincelant de pourpre et d’or. Alfred était en compagnie de son frère, et les deux enfans s’extasiaient devant ces merveilleuses images, si bien que la princesse Judith, prudente et avisée déjà comme une jeune mère : «Le premier de vous deux, dit-elle, qui saura lire, je lui donne ce volume. » Aussitôt Alfred se met à l’étude avec passion; ce qu’il devint, vous le savez. Quinze ans plus tard, l’écolier de la princesse Judith donnait une impulsion vigoureuse à la civilisation anglo-saxonne. Pour ne parler que de son amour des lettres, il traduisait dans l’idiome de son pays quelques-uns des ouvrages qui résumaient alors les traditions de la culture antique et le trésor du genre humain, l’Historia Mundi de Paul Orose, le De Consolatione philosophiæ de Boèce, et l’Historia ecclesiostica de Bède le Vénérable. Ce joli tableau, indiqué par le chroniqueur, résume bien l’histoire entière de l’art des miniaturistes depuis le VIIIe siècle jusqu’au XVIe. Ces humbles ouvriers, si patiens, si dévoués, exercèrent une sérieuse influence ; à toutes les époques où la culture littéraire s’accroît, on voit se multiplier les brillans manuscrits, et si un peuple prend le dessus dans le développement intellectuel de la chrétienté, c’est chez lui que l’art des miniaturistes brille de l’éclat le plus vif. Quels sont les pays qui ont gouverné l’Europe au moyen âge par les travaux de la pensée? L’Italie et la France. C’est précisément la France et l’Italie qui se disputaient la prééminence dans l’art d’orner les manuscrits. Au XIIIe siècle, c’est-à-dire au moment où s’épanouit le génie du moyen âge, il y a deux écoles de miniaturistes et de calligraphes qui dominent toutes les autres : l’école de Bologne et l’école de Paris. Dante, au onzième chant du Purgatoire, rencontre dans le cercle des orgueilleux un des miniaturistes bolonais : « N’es-tu pas, lui dit-il, Oderisi, l’honneur d’Agobbio, l’honneur de cet art qu’on appelle à Paris enluminure? »

Non se tu Oderisi
L’onor d’Agobbio e l’onor di quell’ arte
Ch’ alluminare e chiamata in Parisi?


Ces vers du poète mettent en présence les deux écoles: ils indiquent du moins comme on se préoccupait à Bologne des miniaturistes de la France, et particulièrement de Paris. La France de son côté rendait hommage aux artistes de Bologne. Le roi de Saxe, dans son savant commentaire de la Divine Comédie, à propos du passage que nous venons de rappeler, signale une phrase curieuse tirée des actes de l’inquisition de Carcassonne : « Ostenderunt mihi quemdam librum valde pulchrum et cum optima littera Bononiensi et peroptime illuminatum cum adhurio et minio. » Ces paroles datées de 1308, écrites par conséquent à l’époque où Dante conférait des titres de noblesse aux dessinateurs parisiens, montrent bien quelle était jusqu’au fond de nos provinces la célébrité de l’école bolonaise.

Mais ce n’est pas seulement le XIIIe siècle qui a vu briller l’art des illuminateurs, ce ne sont pas seulement les écoles de Bologne et de Paris qui l’ont rendu célèbre. De Byzance au fond de l’Angleterre, et du VIe siècle au XVIe, chaque période, chaque pays a ses calligraphes et ses miniaturistes. On dirait une armée avec sa hiérarchie de grades et de fonctions : bibliothécaires. la vie réelle. Les choses vulgaires y apparaissent en quelque sorte transfigurées. Dans ces mystérieuses atmosphères, les corps se subtilisent, de même que les esprits acquièrent une certaine densité. Cet idéal des peuples qui naissent est tout à fait semblable à l’idéal que nous nous créons dans les jeunes années de notre vie. Il touche à l’infini en même temps qu’il est resserré par l’horizon le plus prochain. La merveillosité, cette illusion collective qui se transmet par tradition, forme une interminable épopée, dont les esprits les plus humbles et les plus naïfs sont parfois les plus éloquens rhapsodes. La foi et l’espérance, tels en furent les premiers thèmes, tels ils devaient être, sortis du cœur des faibles et des opprimés; mais peu à peu croire et espérer dans la réalité devint une si amère tromperie, que le désespoir envahit jusqu’aux régions surnaturelles, créées cependant pour la consolation des pauvres et des affligés. D’ailleurs le mystère le plus doux finit lui-même par effrayer, et l’empire de la merveillosité fut bientôt abandonné aux choses terribles, aux choses hideuses. Du terrible au burlesque, il n’y a qu’un pas, et l’espace fut bientôt franchi par les esprits forts et les faibles intelligences, même chose, dit-on.

Ainsi se créèrent les légendes et se propagèrent les hallucinations : aux pâles rayons d’un astre sans chaleur, errèrent dans les landes et dans les plaines de blanches figures, tantôt plaintives, tantôt courroucées. La pierre, fouillée par un sculpteur invisible, montra des yeux caves où l’imagination mit une flamme; les arbres emprisonnèrent des âmes, et le sang coula sous la hache du bûcheron ; au bord des marais dansèrent des feux bleuâtres, et le long des murs, au détour des buissons, se dressèrent d’étranges animaux pour attendre le paysan attardé. Chaque localité a sa version, mais le fonds reste le même. Avec toutes ces visions, et particulièrement avec celles du Berri, Mme Sand vient de composer douze récits fantastiques qu’accompagnent les dessins de M. Maurice Sand. Ces naïves légendes sont finement racontées, mais l’on se prend à regretter que l’auteur de la Mare au Diable et de la Petite Fadette n’ait point fait de cela quelque roman, car Mme Sand se fût ainsi obligée à croire elle-même à ce merveilleux, au lieu de l’expliquer, et par conséquent de le diminuer. Nous ne sommes pas tellement absorbés par la littérature réaliste, que nous n’aimions encore ces longues histoires racontées à voix basse aux hôtes qui se serrent devant le feu, la porte bien fermée, la vieille horloge accompagnant le récit de son tic tac monotone, tandis qu’au dehors le vent, les feuilles bruissent, et que la terre appartient aux esprits qui reviennent,

A l’heure où l’on entend les chiens hurler dans l’ombre !

Les dessins de M. Maurice Sand offrent les mêmes qualités que les peintures déjà exécutées par ce jeune artiste sous l’influence des paysages et des traditions du Berri. Le Casseu de bois et les Lupins se font remarquer, entre autres, par une composition tout empreinte de l’esprit de ces terribles et naïves légendes.


EUGENE LATAYE.


V, DE MARS.