Chronique de la quinzaine - 14 décembre 1868

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Chronique n° 880
14 décembre 1868


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 décembre 1868.

Notre monde va comme il peut à travers des incidens qui ne peuvent arriver à être des événemens, occupé tour à tour des questions intérieures qui s’aigrissent, des morts qui s’en vont, des conflits qui s’apaisent ou se réveillent. Il a certes fort à faire pour garder une impression juste des choses à mesure qu’elles se succèdent. Nous n’avons pas eu heureusement le 3 décembre la grande manifestation à laquelle on avait fini presque par croire, tant on s’était plu à en évoquer le fantôme ; mais nous avons eu le plus vaste déploiement de forces militaires, les bataillons attendant l’arme au pied, les Brigades de police en campagne, comme à l’heure des conflagrations intérieures, puis tout est rentré dans le calme : en fin de compte, on n’avait rien vu, personne n’avait tenté l’assaut du cimetière Montmartre. Nous n’avons pas non plus heureusement cette campagne d’hiver contre la Prusse, qu’on nous promettait presque. Le Rhin allemand roulé ses eaux tranquilles, nous ne l’avons pas remis encore dans notre verre ; mais voilà que des nuages se montrent de nouveau vers l’Orient. La politique roumaine vient de passer par une crise qui n’est peut-être pas arrivée à une solution définitive en présence de l’agitation des partis ; les mésintelligences de la Turquie et de la Grèce se sont envenimées subitement, et n’ont qu’un pas à faire pour devenir une rupture. Ces nuages ne s’évanouiront-ils pas à leur tour, comme l’insurrection du 3 décembre ? Ils viennent du moins jeter une ombre sur cette paix qu’on croyait raffermie, ils ravivent le sentiment d’une situation précaire qu’on étaie sur un point, et qui a toujours l’air de s’effondrer d’un autre côté.

Il est certain que cette éternelle question d’Orient est et sera longtemps encore la source d’une multitude de conflits, de mille embarras qui n’auraient rien de bien menaçant, s’ils pouvaient être réduits à eux-mêmes, qui ne prennent une signification plus grave que parce qu’ils se rattachent à tout un ensemble de choses, parce qu’ils se combinent avec tous les mouvemens de la politique européenne. C’est l’histoire d’hier et d’aujourd’hui, comme ce sera l’histoire de demain. Il ne faut cependant rien grossir, et, à tout prendre, ces nouveaux incidens de Bucharest et d’Athènes pourraient bien n’être que le retentissement lointain, désormais importun et inutile des complications qui ont failli éclater dans l’Occident. En d’autres termes, tant que l’Europe a été sous la menace d’une guerre prochaine, immédiate, il est bien clair que Roumains, Bulgares, Hellènes, se mettaient en mesure de saisir l’occasion : ils armaient comme tout le monde, ils attendaient avec une fiévreuse impatience le premier coup de canon, toujours prêt à retentir en Occident ; ils avaient à coup sûr aussi leurs alliés intéressés à exciter leurs espérances. La situation de l’Europe a paru s’améliorer pour le moment, et ces pays orientaux sont restés en quelque sorte à découvert avec leurs armemens, leurs agitations, leurs embarras et leurs querelles. La politique suivie dans les principautés par le gouvernement du prince Charles s’est trouvée prise au dépourvu, et a été obligée de s’arrêter sur place. La Grèce à son tour voit aujourd’hui la Turquie se retourner vers elle pour lui demander compte des encouragemens qu’elle n’a cessé de donner depuis deux ans à l’insurrection crétoise. Ainsi se produisent avec une apparence d’imprévu ces deux incidens, qui à un point de vue supérieur ont évidemment un intime lien, qui reprennent leur vrai sens à la lumière d’une situation générale, et dont l’un tout au moins garde encore sa gravité.

C’est à Bucharest que s’est passé le premier acte, le moins grave jusqu’ici, de cet imbroglio oriental, et naturellement c’est le ministère de M. Bratiano, principal auteur des embarras de la Roumanie, qui a payé les premiers frais d’une évolution devenue nécessaire. M. Jean Bratiano, le chef du cabinet moldo-valaque depuis plus d’un an, a certes montré une singulière ténacité et même une certaine habileté dans l’art de se maintenir au pouvoir en face d’adversaires acharnés et puissans. Il avait à vaincre bien des difficultés, bien des préventions ; il les a surmontées. Malheureusement il a fait tout ce qu’il fallait pour compromettre la politique du jeune état danubien, pour la rendre suspecte dans l’Occident. Par ses procédés d’administration intérieure, par les moyens qu’il a employés pour obtenir des chambres dévouées à sa cause, par les persécutions qu’il a exercées ou qu’il a laissé ses partisans exercer envers les Juifs, il a mis contre lui non-seulement ses adversaires naturels dans les principautés, mais encore jusqu’à un certain point une notable partie de l’opinion occidentale. La manière dont il a conduit particulièrement cette affaire des Juifs a été plus que violente, elle a été malhabile, et, en se faisant un appui équivoque des passions populaires auxquelles il semblait livrer une proie, il s’est créé une faiblesse qu’on a fort exploitée contre lui ; il s’est attiré des remontrances européennes devant lesquelles il n’a pas vraiment joué un beau rôle. Dans la direction des affaires extérieures des principautés, on ne pouvait certes lui faire un crime d’avoir de l’ambition pour son pays, de rêver une indépendance plus complète vis-à-vis de la Porte, de tenir compte aussi des troubles de l’Europe et des occasions qui pouvaient en sortir. Quelles étaient d’ailleurs ses idées et ses vues ? On ne le sait au juste. Ce qui est certain, c’est qu’il s’est engagé avec peu de prudence dans une voie fort dangereuse en faisant de la Roumanie un foyer d’agitation contre la Turquie, un arsenal, selon le mot de M. de Beust, en multipliant des arméniens hors de toute proportion, et en laissant s’organiser sur le territoire moldo-valaque des bandes toujours prêtes à faire irruption en Bulgarie. Par là il ne se plaçait pas seulement dans la condition la plus irrégulière vis-à-vis de la Turquie, il ajoutait aux embarras des gouvernemens européens auxquels les traités ont réservé un certain droit de tutelle sur les principautés.

M. Bratiano pouvait, il est vrai, avoir des raisons de croire qu’il ne resterait pas sans appui. On ne peut guère douter de ses alliances secrètes avec la Russie et avec la Prusse. Ce n’était pas moins une situation incessamment tendue dont on pouvait tout au plus esquiver les périls tant que l’Europe semblait toujours près de glisser dans la guerre. Le jour où des influences plus pacifiques ont prévalu, le cabinet de Bucharest s’est trouvé à demi abandonné par les uns, plus étroitement surveillé par les autres, notamment par l’Autriche, et réduit à nier ce qui était évident, à se sauver par des subterfuges le jour où il était pris en flagrant délit de transports d’armes clandestins. Le dernier acte qui l’a compromis, à ce qu’il semble, est un procédé assez léger vis-à-vis de la Turquie, une lettre irrégulièrement adressée par le ministre des affaires étrangères, M. Golesco, au grand-vizir. D’ans une autre circonstance, ce n’eût été rien peut-être ; en ce moment, c’était plus grave. L’Autriche serrait de près le cabinet roumain, la France le tenait en suspicion depuis longtemps ; à la dernière heure, la Prusse elle-même l’a abandonné, voulant sans doute donner ainsi un gage de ses intentions pacifiques, et M. Bratiano est tombé ; sa chute a coïncidé avec l’ouverture des chambres à Bucharest. M. Bratiano et ses collègues ont été remplacés par M. Démètre Ghika, M. Cogolnitchano et quelques autres. Le prince Charles a eu la prudence de s’arrêter sur une pente périlleuse en appelant au pouvoir un cabinet qui s’est donné pour mission de redresser la politique de la Roumanie en la ramenant à des conditions plus régulières ; mais voici où la question se complique. Ce ministre, tombé, M. Bratiano, la chambre des députés de Bucharest l’a élu aussitôt pour son président ; l’ancien ministre des affaires étrangères, M. Golesco, a été choisi comme président du sénat. Il en résulte entre le nouveau ministère et la représentation nationale un antagonisme qui peut assurément conduire à dès crises plus graves ; quelles que soient cependant les animosités des partis, il y a une situation plus forte qui s’impose aujourd’hui. L’essentiel pour la Roumanie était de sortir d’une voie sans issue.

Que ce dénoûment de la crise roumaine ait causé quelque satisfaction à Constantinople, cela n’est point douteux. La chute de M. Bratiano a été saluée par la Porte comme un succès, et c’est là peut-être malheureusement ce qui a donné de la confiance à la Turquie, ce qui l’a encouragée à soulever une autre question qui reste jusqu’ici infiniment plus grave, qui pourrait même à la rigueur nous ramener à des complications inattendues, si la volonté de l’Europe ne s’était mise entre des ennemis toujours prêts à en venir aux mains. La Grèce, nous en convenons, a donné bien des griefs à la Turquie. La Grèce plus encore que la Roumanie, on le sait bien, a ses ambitions, et, comme elle a été souvent l’enfant gâté de l’Europe, elle se jette volontiers à corps perdu dans toutes les agitations contre un empire qui à ses yeux a le tort suprême d’exister. Elle épie les occasions, qui ne manquent jamais en Orient, elle vient en aide à toutes les tentatives de soulèvement. Depuis deux ans surtout, elle fait ce qu’elle peut pour entretenir l’insurrection crétoise, et c’est encore cette malheureuse insurrection qui est le point de départ immédiat de l’incident actuel. On croyait cependant en avoir fini avec cette affaire de Candie, depuis longtemps abandonnée à elle-même : nullement ; elle vient de se réveiller en Grèce, où des milliers de Crétois se sont réfugiés, où l’on fait évidemment tout ce qu’on peut pour rallumer le combat, au risque de pousser la Turquie à bout par toute sorte d’actes d’hostilité qu’on ne dissimule même pas. Récemment encore un chef de bandes, Petropoulakis, enrôlait publiquement des volontaires à Athènes, à quelques pas de la légation ottomane, et on dit même que cette légation a été insultée. Entre la Grèce et la Crète, il y a un service presque régulier de navires transportant hommes et munitions. A la fin, la Turquie s’est lassée, et, une fois délivrée du souci de la Roumanie, elle s’est tournée vers la Grèce. Elle a paru d’abord décidée à recourir immédiatement aux mesures de coercition les plus sévères. Le gouvernement turc s’est ravisé cependant, sans doute sous l’influence des conseils européens, et pour le moment il s’est borné à envoyer un ultimatum demandant au gouvernement grec de désarmer les volontaires et les corsaires, de laisser partir les réfugiés crétois qui voudront rentrer dans leur pays, d’assurer une indemnité à la famille d’un soldat turc tué par des Grecs, et de s’engager enfin à respecter désormais les traités.

L’ultimatum turc, qui ne laisse d’ailleurs que quelques jours pour une décision, a naturellement soulevé toutes les passions en Grèce. L’ardeur belliqueuse a éclaté plus que jamais, et le cabinet d’Athènes se trouve aujourd’hui dans cette pénible situation de prendre parti en face d’une exaltation populaire croissante. S’il ne devait résulter d’un refus de la Grèce qu’une rupture diplomatique, ce ne serait pas encore bien grave. On a vu plus d’une fois la paix se concilier avec une interruption de rapports diplomatiques entre deux pays, mais ce qui deviendrait plus sérieux, ce serait si la Turquie mettait à exécution la menace qu’elle a faite d’expulser les Hellènes séjournant dans l’empire. Il serait difficile alors que le conflit n’allât pas plus loin, et ce serait peut-être le commencement d’inévitables orages, même quand on parviendrait au premier moment à localiser une guerre de ce genre. Pourrait-on d’ailleurs la localiser ? Les cabinets européens n’ont pas tardé certainement à voir ces dangers, et, s’ils sont décidés à maintenir la paix en Occident, ce n’est pas pour la laisser troubler en Orient par des querelles qui n’ont rien de nouveau. Ils paraissent s’être mis d’accord pour agir tout à la fois à Constantinople et à Athènes. La Russie elle-même semble disposée à décourager les ardeurs belliqueuses de la Grèce et à lui conseiller la modération. Une rupture, il est vrai, serait imminente, à ne consulter que le délai rigoureux accordé par l’ultimatum de la Turquie et les dispositions de la Grèce ; mais ce délai peut être prolongé, s’il ne l’est déjà, et dans l’intervalle on amènera ces ennemis irréconciliables à se raccommoder jusqu’à ce qu’ils se brouillent de nouveau, car c’est l’éternelle histoire entre Grecs et Turcs. Pour nous, ce que nous voyons en ce moment dans tout cela, c’est l’intérêt de la paix européenne, qui a été assez puissant pour déterminer un changement de politique à Bucharest, et qui ne peut aller misérablement échouer à Athènes.

Quant à nos affaires intérieures, elles se résument plus que jamais dans une situation réellement étrange, que toutes les ardeurs, toutes les polémiques et les entraînemens ne font qu’obscurcir, au lieu de l’éclairer et de la simplifier. Nous en sommes toujours aux procès de presse, qui se multiplient, aux manifestations qu’on veut voir partout et aux victoires de l’ordre public comme celle du 3 décembre. Nous ne voudrions pas insister sur cette bizarre journée du 3 décembre. Nous supposons toujours les meilleures intentions, et nous admettons, si on veut, que le gouvernement, croyant à quelque tentative sérieuse, a mieux aimé prévenir une perturbation passagère qu’a voire la réprimer. Ne s’est-il pas toutefois bien singulièrement mépris en offrant aux yeux d’une ville demeurée en vérité fort paisible le spectacle de tout un appareil militaire contre un insaisissable fantôme ? Est-il bien certain d’avoir gagné ce jour-là une grande victoire ? Il a cru sans doute attester sa force ; il a prouvé qu’il était inquiet et déliant. Une chose est de nature à frapper en général, c’est ce penchant qu’ont les gouvernemens à se défier et à s’alarmer pour des faits auxquels ils donnent eux-mêmes de la gravité. Ils ne s’aperçoivent pas que le vrai sentiment de la force peut très bien s’allier à la confiance dans la liberté des opinions, il n’a même toute sa dignité qu’à ce prix.

Nous n’en avons pas fini avec nos morts. C’est le privilège de certains hommes, mêlés par l’esprit ou par l’action à tous les événemens, de ne pouvoir en quelque sorte disparaître d’un seul coup. On dirait que leur dernière heure se prolonge même après qu’ils ne sont plus, tant leurs contemporains ont de la peine à se désaccoutumer de les voir. Il y a quelques jours déjà que M. Berryer est mort ; depuis ce moment son nom a retenti partout, et un de ces jours passés seulement il a été enseveli à vingt lieues de Paris, à Augerville, dans ce petit village où il avait si souvent cherché le repos et l’agrément de sa vie agitée, et qui lui a dû après sa mort d’être pendant quelques heures tout peuplé d’une foule illustre ou ayant le désir de l’être. On l’a bien vu à cette affluence que l’éloignement n’avait pas découragée, M. Berryer était de ceux qui laissent une longue trace dans la mémoire affectueuse des hommes. Il le devait sans doute à tous les dons d’une large et puissante nature ; mais il le devait encore à l’originalité de son rôle, à cette indépendance que les événemens lui avaient faite, à ce double caractère d’avocat et d’orateur politique par lequel il s’imposait. M. Berryer avait été heureux parmi les heureux ; il n’avait connu jamais l’épreuve du pouvoir. Engagé dans la vie publique à la veille de la révolution de 1830, il n’avait pas eu le temps d’arriver au gouvernement, et depuis cette époque l’heure n’est plus revenue pour lui. Il eût été assurément un brillant garde des sceaux, si la monarchie qu’il aimait eût vécu ; il a été mieux que cela : il est demeuré l’avocat de toutes les causes vaincues ou délaissées, le patron de tous ceux qui avaient besoin de sa parole.

La légitimité était restée sans doute sa foi politique au milieu de toutes les révolutions, et il l’a confessée avant de mourir dans des termes qui feraient presque sourire, s’ils n’étaient empreints de la religieuse émotion de la dernière heure. Il a voulu redire encore une fois cette suprême parole d’un Blondel éloquent : « ô mon roi ! » En réalité, la royauté légitime n’était pour lui qu’une cliente de plus, comme Chateaubriand et Lamennais, comme le maréchal Ney, dont le dernier fils a eu le bon goût d’aller assister à ses funérailles, comme ces ouvriers qu’il avait défendus, et qui se sont fait un honneur de suivre son convoi. Des cliens, il en avait dans tous les camps, sur le trône comme dans l’exil, et lui seul a eu la bonne fortune de défendre tour à tour, quoique d’une façon différente, l’empereur Napoléon III et M. le comte de Chambord, les républicains et les princes d’Orléans. Au fond, il restait lui-même. Ce n’était ni Cicéron ni Démosthènes, comme on l’a dit dans une réminiscence classique ; c’était M. Berryer, homme de son siècle par les goûts et par les instincts, tempérament généreux, esprit à la fois solide et passionné, captivant ceux même qu’il ne pouvait convaincre.

C’est ce qui explique cette affluence qui se pressait l’autre jour dans le petit village d’Augerville. Les nuances d’opinions les plus diverses s’étaient donné rendez-vous autour de cette tombe prête à se fermer. Les cliens se confondaient avec les amis ; des ouvriers se mêlaient aux hommes d’état d’hier et aux hommes d’état de demain. On comptait des députations des barreaux de province, des barreaux d’Angleterre et de Belgique à côté des représentans du barreau de Paris. Seule, la magistrature française, à ce qu’il paraît, n’a pas cru nécessaire de rendre ce dernier devoir à celui qui avait si souvent illustré ses audiences, ou du moins, il faut être juste, il n’y avait que trois magistrats, un conseiller à la cour de cassation, M. Peyramont, un juge suppléant au tribunal de la Seine, M. Picot, et un honorable juge de paix de Paris, M. Charles Fagniez. Il faut nommer ces courtisans d’un grand mort. Qui pourra expliquer cette absence de la magistrature ? Qui pourra dire aussi pourquoi M. de Sacy s’est cru dans la nécessité de faire savoir que sa présence comme directeur de l’Académie était obligatoire, ce qui signifie sans doute qu’à défaut de cette obligation il n’aurait pas assisté aux obsèques de M. Berryer ? Quand donc en viendrons-nous à honorer simplement nos morts illustres sans nous demander s’ils sont de notre parti, ou s’ils ont mérité d’être sénateurs ? Parce que M. Berryer aurait souscrit au monument Baudin ou aurait de sa main défaillante envoyé un dernier témoignage de fidélité à M. le comte de Chambord, en est-il moins M. Berryer, une des lumières et une des forces de son temps ?

Après cela, nous le savons bien, ces grandes funérailles ont quelquefois leurs côtés mesquins ; elles ne sont pour les vivans que des occasions de se produire. Chacun a tenu à faire son discours sur la pelouse d’Augerville. Il n’y a que M. l’évêque d’Orléans qui, pour une difficulté d’étiquette, à ce qu’il paraît, n’a pu prononcer le sien ; mais il l’a fait imprimer. Si l’illustre mort n’a pas eu sa dernière recommandation, les vivans n’y perdent rien. On a le discours par omission de M. Dupanloup à côté du discours par obligation de M. de Sacy, et en définitive de tout cela ce que nous préférerions encore, ce que le glorieux mort eût préféré peut-être lui-même, c’est ce qu’ont dit avec une émotion simple ces ouvriers qui sont venus rappeler qu’ils avaient eu besoin de M. Berryer, qu’ils l’avaient trouvé cordial et dévoué sans complaisance, et qui portaient à sa tombe l’hommage d’une reconnaissance fidèle. Une pluie d’hiver en a fini de ces funérailles ; le mort est entré dans les sphères sereines où l’on ne dispute plus, où l’on ne fait plus de discours, et maintenant, sur cette tombe à peine scellée, voilà la politique qui reprend tous ses droits. Il s’agit de savoir qui remplacera M. Berryer comme député à Marseille. C’est une nouvelle campagne électorale qui est ouverte en attendant la grande lutte dont nous ne sommes plus séparés que par la courte session législative qui va s’ouvrir dans un mois : courte session, disons-nous, et qui peut avoir cependant une importance exceptionnelle, si elle est bien conduite, si tous les esprits libéraux savent s’entendre pour préciser le terrain du combat, pour planter un drapeau auquel le pays puisse se rallier au jour de la manifestation décisive. Il n’y a plus d’ici là que six mois à peine, et il est bien facile, à mesure que nous approchons du terme, de voir que ces élections de 1869 sont destinées de toute façon à marquer une phase nouvelle dans la vie de la France. Elles sont d’avance désignées pour être l’épreuve suprême de notre politique intérieure ; elles diront si nous entrons dans la voie d’un développement régulier de nos libertés tant disputées, ou si nous en sommes toujours à nous débattre entre ces fantômes de réactions et de révolutions qui nous assiègent alternativement.

L’Angleterre, quant à elle, vient de traverser cette crise électorale, et elle l’a traversée comme elle fait toujours, non sans agitation, mais sans péril, avec cette fermeté confiante des peuples que la liberté n’étonne ni n’embarrasse. Le caractère général de ces élections anglaises, on le connaît, c’est la pleine et décisive victoire du parti libéral. Le résultat pratique et inévitable a éclaté plus tôt qu’on ne le pensait. M. Disraeli, avec sa souplesse habituelle d’évolutions, a fait au public anglais la surprise de quitter le pouvoir sans attendre même la réunion du parlement et la petite session qui vient de s’ouvrir il y a quatre jours. Il a cédé brusquement la place à son triomphant adversaire, M. Gladstone. Il n’avait assurément rien négligé pour éviter une si grande déroute. Il avait fait, comme on dit, flèche de tout bois, et il était allé jusqu’à promettre plus qu’il ne pouvait tenir. Il avait laissé entrevoir aux électeurs anglais la solution définitive des différends anglo-américains, solution due à l’habileté de lord Stanley, et il se trouve qu’il n’en est rien. Le cabinet de Washington repousse les arrangemens négociés par son envoyé, M. Reverdy Johnson ; il n’accepte pas l’arbitrage du roi de Prusse, de sorte qu’on en revient au même point, c’est-à-dire qu’on a toujours sur les bras cette difficulté née de la faveur accordée dans les ports anglais aux navires corsaires pendant la guerre de la sécession. M. Disraeli avait fait luire aux yeux émerveillés de l’Angleterre la possibilité d’une médiation supérieure dans les complications du continent, médiation due toujours à l’habileté du cabinet tory, et il se trouve qu’il faisait de la diplomatie d’imagination, qu’il exagérait beaucoup tout au moins. Une médiation réelle n’a jamais existé et n’a jamais été proposée. L’Angleterre ne s’y est pas prise, et au fond M. Disraeli lui-même ne s’inquiète guère de ce qu’il a dit et de ce qu’il a promis il y a un mois, avant les élections. Il s’agissait alors d’avoir la victoire, il aurait promis bien d’autres choses. S’est-il fait illusion pendant le combat ? a-t-il cru lui-même au succès de ses paroles pour réchauffer le zèle de ses électeurs ? On dit que ses partisans ont espéré jusqu’au bout. Il faut lui rendre cette justice, qu’une fois la défaite connue et avérée il n’a plus hésité. Le premier ministre s’est évanoui subitement, et le tacticien s’est réveillé en lui. Il a fort habilement compris qu’affronter dans le parlement même une lutte dont le dénoûment était connu d’avance, c’était aggraver sa défaite. À se présenter ainsi, il perdait ses derniers avantages ; il était obligé de produire un programme qui pouvait devenir un embarras, il se trouvait réduit à défendre une place démantelée, tandis qu’en s’effaçant, en redevenant le chef de l’opposition sans avoir eu à s’expliquer, il laissait à ses adversaires le fardeau d’une situation difficile ; il reprenait le rôle d’agresseur brillant et incommode à la tête du parti conservateur dans le parlement. C’est là sans nul doute la clé de cette crise ministérielle survenant avant l’heure. M. Disraeli a voulu se réserver et se relever à demi par une retraite habile.

Le successeur de M. Disraeli était naturellement désigné. C’est évidemment pour la forme que la reine a d’abord appelé lord John Russell. Déjà avancé en âge, retiré dans la chambre des lords, le comte Russell ne peut plus guère jouer qu’un rôle d’honneur dans un ministère. Le vrai premier ministre porté en quelque sorte au pouvoir par le flot libéral, c’était M. Gladstone, et c’est M. Gladstone en effet qui est resté définitivement chargé de former le nouveau cabinet, où il entre lui-même comme premier lord de la trésorerie. Jamais homme à coup sûr n’est monté plus simplement, plus grandement et par un plus légitime effort au pouvoir. M. William Gladstone a un peu moins de soixante ans aujourd’hui, il est encore dans la force du talent. Il y a trente ans déjà qu’il entrait dans les affaires publiques ; à vingt-trois ans, il était élu membre du parlement par l’influence du duc de Newcastle. Vers 1835, sir Robert Peel l’attachait comme sous-secrétaire d’état des colonies à son administration. Depuis cette époque, il a parcouru tous les degrés, et il a exercé notamment avec éclat les fonctions de chancelier de l’échiquier, qu’il occupait encore en 1866, dans le dernier cabinet de lord Russell. M. Gladstone n’a pas été toujours libéral ; il a commencé par être tory, et il a écrit autrefois sur l’état considère dans ses relations avec l’église un livre d’un esprit bien différent de celui qui l’anime aujourd’hui. Détaché peu à peu de son ancien parti au risque de se voir abandonné à un certain moment par l’université d’Oxford, dont il était le représentant, il a flotté pendant assez longtemps entre les opinions diverses. Ce n’est que depuis dix ans qu’il est entré définitivement dans la voie libérale, et il s’y est engagé en véritable Anglais qui reconnaît là puissance des choses, sans craindre de désavouer ses opinions d’autrefois. Son talent, la part qu’il a prise aux discussions du bill de réforme, ses récentes propositions sur l’église d’Irlande, tout le désignait désormais au poste de chef d’une administration libérale depuis la mort de lord Palmerston et la retraite de lord John Russell à la chambre des pairs. Les élections dernières ont fait le reste. À côté de M. Gladstone, c’est lord Clarendon qui reprend la direction des affaires étrangères. Le comte Granville est secrétaire pour les colonies, M. Cardwell est à l’administration de la guerre. M. Bright, entrant pour la première fois au pouvoir, devient président du bureau de commerce. L’homme dont la présence dans le cabinet semble la plus singulière, c’est le nouveau chancelier de l’échiquier, M. Lowe, qui a été un des plus vifs et des plus passionnés adversaires du bill de réforme, qui a combattu dans cette question M. Gladstone aussi bien que M. Disraeli ; mais le bill de réforme est aujourd’hui un fait accompli sur lequel il n’y a plus à revenir, et M. Lowe est un partisan de l’abolition de l’église d’Irlande ; cela suffit. Les Anglais ne se piquent pas d’une logique et d’une conséquence absolues dans les combinaisons politiques. Ils s’arrangent aisément dès qu’il y a un progrès pratique à poursuivre. On ne voit pas même que M. Gladstone ait hésité à s’assurer le concours de M. Lowe.

Par quelques-uns des hommes qui le composent, par la situation dans laquelle il se forme, comme par la politique qu’il semble devoir suivre, le ministère Gladstone est assurément une nouveauté en Angleterre. C’est une génération nouvelle qui fait sa trouée. Entre M. Gladstone et M. Disraeli arrivant l’un et l’autre à la tête de leur parti et des affaires publiques, il y a du moins cette analogie, qu’ils ont grandi tous deux par le talent, qu’ils appartiennent tous deux, avec des nuances différentes, aux classes moyennes, assez fortes désormais pour partager l’influence avec l’aristocratie de race, pour n’avoir plus besoin du patronage de quelque vieux lord. Ce n’est pas que l’Angleterre semble fort disposée à rompre avec ses traditions. On l’a bien vu tout récemment, lorsqu’il s’est agi d’ouvrir le parlement. Y aurait-il un discours de la couronne ? Le cas semblait embarrassant en présence d’un ministère à peine formé. On est remonté pour trouver un précédent jusqu’à lord North, jusqu’en 1765, où quelque chose d’analogue arriva. La conscience anglaise s’est trouvée parfaitement tranquillisée quand on a découvert qu’on pouvait très bien faire aujourd’hui ce qui s’est fait en 1765, c’est-à-dire éviter pour le moment le vrai discours de la couronne, constituer la chambre des communes par l’élection du speaker, lancer les writs pour la réélection des membres du cabinet, exposer les causes de la dernière crise ministérielle et ajourner les grands débats à la session du mois de février. Cela s’est fait au mois de décembre 1765, cela se fait encore au mois de décembre 1868 ; c’est toujours l’Angleterre, seulement c’est une Angleterre qui a grandi, qui a aujourd’hui M. Gladstone pour premier lord de la trésorerie, et qui compte un radical, M. John Bright, parmi les membres du gouvernement. M. Gladstone entre au ministère avec une majorité telle qu’il n’a point à craindre les embarras des pouvoirs précaires, réduits à mendier leur vie dans le parlement. Il ne faut pas croire cependant que tout soit facile. M. Disraeli, redevenu aujourd’hui chef de l’opposition à la tête d’une phalange compacte de conservateurs, peut harceler singulièrement le cabinet, et il a plus d’une ressource dans son imagination. Il a déclaré la guerre au plan de M. Gladstone pour, l’abolition de l’église d’Irlande ; mais il ne s’est pas interdit de trouver un autre biais. Dans sa dernière circulaire aux membres du parti conservateur avant sa retraite, il s’est déclaré prêt à « étudier la question avec soin et à favoriser un plan quelconque qui améliorerait la situation de l’église en Irlande, » ce qui veut dire peut-être qu’il se prépare à faire la part du feu pour mettre les libéraux dans l’embarras. Entre M. Disraeli et M. Gladstone, c’est un duel qui commence, et qui peut certes offrir un puissant intérêt.

M. de Bismarck vient de rentrer à Berlin en pleine session parlementaire, et il a retrouvé tout d’abord un peu de cette humeur goguenarde qui doit dénoter chez lui un parfait retour à la santé. Il a commencé par un de ces mots énigmatiques dont on est réduit à chercher le sens. Les appréhensions de guerre, selon lui, n’avaient pas été sans fondement l’été dernier, et elles n’auraient été écartées que par une circonstance inespérée. Voilà, ce nous semble, de quoi faire réfléchir et justifier ces frissons dont l’esprit public s’est trouvé périodiquement saisi depuis quelques mois. Il est vrai que le premier ministre du roi Guillaume ne s’est pas expliqué sur les incidens qui ont pu particulièrement motiver ces appréhensions de guerre, pas plus que sur la circonstance mystérieuse qui a eu la magique influence dont il a parlé. Provoqué à se prononcer sur les relations de la Prusse avec l’Autriche et même sur ses relations personnelles avec M. de Beust, que l’empereur d’Autriche vient de décorer du titre de comte, M. de Bismarck s’est tiré d’affaire par un bon mot au sujet des jeunes libertés autrichiennes. On peut croire toutefois que les deux comtes allemands aujourd’hui en présence ne professent pas l’un pour l’autre une amitié des plus tendres. Le retour de M. de Bismarck à Berlin est-il fait pour donner à la politique prussienne des allures plus vives ? C’est fort douteux en ce moment. Le chancelier de la confédération du nord ne paraît pas plus belliqueux que le roi Guillaume. La Prusse d’ailleurs a beaucoup, faire un peu partout, dans le Hanovre, dans la liesse ; elle a même passablement à faire chez elle, car, malgré la bonne humeur avec laquelle M. de Bismarck a parlé récemment de l’âge respectable des libertés prussiennes, ces libertés ne sont pas tellement assurées qu’elles soient à l’abri de toute atteinte, et que les ministres eux-mêmes ne les traitent quelquefois sans façon.

À quoi a-t-il tenu encore ces jours derniers qu’on ait échappé en Prusse à un nouveau conflit constitutionnel, comme celui que la guerre de 1866 a tranché par une victoire d’ambition nationale ? À bien peu de chose en vérité, quoique le prétexte parût léger. Il s’agissait simplement d’obtenir de la chambre le vote de quelques milliers de thalers pour le traitement des juges suppléans de la cour suprême ; mais c’est de ces juges suppléans que le gouvernement s’est servi l’année dernière dans une tentative contre l’inviolabilité parlementaire, c’est avec ces juges qu’il a fait condamner un député pour un discours qu’il avait prononcé dans la chambre ; en d’autres termes, le ministère avait mis de côté pour la circonstance les juges titulaires, attendant plus de complaisance des suppléans, et il ne s’était pas trompé. Un député encore sous le poids de ce souvenir a proposé le rejet de l’allocation demandée pour ces jugés de si bonne volonté, et il a été appuyé. C’est alors que le ministre de la justice, M. Leonhardt, un vrai bureaucrate hanovrien recruté par M. de Bismarck, s’est emporté au point de défier la chambre, de déclarer qu’il n’en ferait ni plus ni moins, quel que fût le vote, — qu’il ne recherchait pas un conflit, mais qu’il était prêt à l’accepter, — et il a en la naïveté d’ajouter qu’il n’avait nulle envie de faire de la coquetterie avec les partis politiques, qu’il n’avait aucune disposition libérale. On s’en serait presque douté. La chambre n’a pas moins voté la suppression du traitement des juges suppléans. De là une agitation extrême en présence de cette menace de conflit. Jusqu’ici cependant il n’en a rien été. M. de Bismarck arrivait heureusement sur ces entrefaites à Berlin. Il aura trouvé sans doute que son collègue, M. Leonhardt, en bon Hanovrien pressé de faire du zèle, marchait trop sur ses traces, et qu’il n’appartenait qu’à lui seul de traiter si lestement les chambres. Lui, c’était an gentilhomme qui en rudoyant les députés méditait l’agrandissement de la Prusse. M. Leonhardt est un annexé qui ne peut se passer de telles fantaisies à l’égard des vieilles libertés prussiennes. Ce qui est certain, c’est que tout est apaisé pour le moment par une note semi-officielle qui est une espèce de rétractation du ministre de la justice. En maintenant la paix à Berlin, M. de Bismarck voudra Bien peut-être la maintenir en Europe.

Si l’Espagne, comme la Prusse, n’avait que des conflits prompts à s’apaiser sous la main d’un homme que la fortune a gâté, elle serait heureuse. Elle n’en est pas là ; chaque jour au contraire elle voit se déployer et s’aggraver les redoutables conséquences d’une révolution que nul n’a su diriger. Ce qui était facile à prévoir arrive aujourd’hui. La lune de miel de la révolution de septembre est passée, c’est l’insurrection qui se montre avec tous ses périls ; elle a commencé dans la petite ville de Puerto Santa-Maria, près de Cadix, elle est allée se barricader à Cadix même, ou 3, 000 insurgés ont résiste pendant quelques jours avant d’être obligés de déposer les armes. Le gouvernement provisoire et ses partisans croient faire illusion en répétant que cette insurrection ne peut être que l’œuvre de la réaction et des agens de la reine Isabelle ; elle est tout simplement la suite d’une politique qu’on a suivie depuis trois mois, qui n’a rien fait et qui a laissé tout faire. La vérité est que l’agitation est un peu partout en Espagne, et qu’elle peut demain dégénérer en conflit sanglant à Malaga ou même à Madrid comme à Cadix. Elle est en grande partie factice, nous le croyons, et le parti républicain, qui ne désavoue pas d’ailleurs son œuvre, n’a qu’une force apparente ; mais en définitive à cette agitation croissante qu’a donc à opposer le gouvernement ? Il manque par lui-même d’autorité morale, il n’a pas même l’autorité d’un dessein arrêté. Il joue le rôle d’un victorieux de hasard qui ne sait plus que faire de la victoire. Il n’est pas républicain, mais, en avouant ses préférences monarchiques, il ne sait à quel roi se vouer. Il cherche à tous les coins de l’horizon un candidat sur lequel il puisse se mettre d’accord. Les cortès cependant ne doivent se réunir que dans deux mois. Or d’ici là qu’arrivera-t-il ? La lutte est évidemment engagée aujourd’hui. De deux choses l’une : ou c’est le gouvernement qui restera maître de la position, et alors il sera obligé de se prononcer sans plus de retard, de choisir un candidat au trône, de donner enfin une direction à l’opinion, ou c’est la république qui triomphera, et dans ce cas il n’y aura plus qu’un souhait à faire, c’est que la république ne soit pas le plus court chemin pour revenir à l’absolutisme et à don Carlos, ce qui serait un étrange épilogue d’une révolution libérale.

Chose étrange cependant que l’Espagne en soit là encore une fois après toutes les épreuves qu’elle a déjà traversées, après s’être déchirée elle-même pendant sept ans dans une guerre civile pour élever un trône constitutionnel que le souffle d’une révolution nouvelle vient de renverser ! Cette histoire de la dernière guerre de succession, quoiqu’elle date de trente ans, est certes instructive même aujourd’hui, plus que jamais aujourd’hui ; elle a été racontée par un des hommes les mieux faits pour la connaître dans des Mémoires pour servir à l’histoire des sept premières années du règne d’Isabelle II. L’auteur est le marquis de Miraflorès, qui a été lui-même, comme ministre, comme ambassadeur, comme membre des assemblées, un des acteurs de cette période constitutionnelle. Quand on rapproche cette première époque du dénoûment qu’elle vient d’avoir, on se demande comment tant d’élémens de succès ont pu être perdus, comment cette monarchie a été misérablement ruinée, et par quelle succession d’erreurs a pu être amenée une situation où apparaît, avec des chances que les événemens peuvent diminuer ou accroître, le petit-fils de don Carlos, du prince vaincu en 1839 ! Et si l’on veut remonter plus haut encore dans l’histoire, voici un livre qui parle de l’Espagne du temps passé : c’est le recueil des Lettres de Mme de Villars, de la femme de l’ambassadeur de Louis XIV à la cour de Charles II. Les lettres de Mme de Villars sont d’une observation ingénieuse et vive. Cette cour de Charles II, que la brillante ambassadrice décrit, c’est le vide, la décrépitude même, et l’Espagne porte encore la marque de cette décadence d’où elle a tant de peine à se relever. ch. de mazade.

ESSAIS ET NOTICES

De la Variation des Animaux et des Plantes sous l’action de la Domestication, par Ch. Darwin, traduit par M. J.-J. Tome II, Moulinié. 1 vol. in-8 », Reinwald


Dans les sciences d’induction, une hypothèse générale qui relie et coordonne un grand nombre d’observations éparses peut rendre d’incontestables services, quand même elle reposerait sur une erreur. C’est comme un drapeau autour duquel viennent se grouper les faits. Une foule de détails qui, isolés, n’auraient point frappé l’attention prennent tout à coup de l’importance par le rapprochement avec d’autres cas semblables, et peu à peu la science dévoile le lien mystérieux qui existe entre des phénomènes en apparence hétérogènes. L’ingénieuse théorie de M. Darwin sur l’origine des espèces pourra ne pas triompher des objections nombreuses qu’elle a soulevées ; il restera toujours l’immense quantité de documens de toute sorte qui ont été mis au jour pour la soutenir, et la science fera son profit du mouvement d’idées vraiment extraordinaire dont cette conception a été le point de départ.

Le second volume du nouvel ouvrage de M. Darwin, dont la traduction vient de paraître, est consacré à l’examen des effets de l’hérédité et du croisement au point de vue de la variation des espèces. Cet examen conduit l’auteur à conclure que l’hérédité est la règle, le défaut d’hérédité l’exception ; mais, quelle que soit la puissance de cette influence occulte, elle permet l’apparition incessante de caractères nouveaux, qui à leur tour se transmettent de génération en génération. Ces déviations accidentelles, qu’elles soient insignifiantes, comme une nuance de couleur, une mèche de cheveux différente du reste de la chevelure, ou qu’elles constituent de véritables monstruosités, sont fortement héréditaires chez l’homme, les animaux inférieurs et les plantes ; elles deviennent la source de variations plus ou moins importantes par suite de la sélection naturelle ou artificielle. Toutefois on constate dans la manifestation de cette loi des allures capricieuses : nous ne citerons à cet égard que les curieux phénomènes du retour, ou atavisme, qui fait reparaître dans un animal les caractères depuis longtemps perdus de quelque ancêtre reculé. On sait d’ailleurs que certaines races et même certains individus sont doués d’une puissance de transmission tout à fait prépondérante, et impriment leur marque d’une manière indélébile sur toutes les lignées auxquelles leur sang s’est mêlé. La fameuse race bovine appelée courtes-cornes en est un exemple frappant.

La considération des faits relatifs au croisement conduit M. Darwin à formuler cette loi générale, que le croisement d’animaux et de plantes qui n’ont pas de relations de parenté trop étroites est avantageux et même nécessaire, tandis que la reproduction consanguine, prolongée pendant un trop grand nombre de générations, peut avoir les effets les plus nuisibles. Il cherche à établir que tous les êtres organisés se croisent occasionnellement. Ainsi beaucoup de plantes, quoique hermaphrodites par la conformation, sont unisexuelles par les fonctions, le pollen d’une fleur n’étant pas apte à féconder son propre stigmate et ne pouvant agir que sur une fleur étrangère. Par les unions consanguines, on peut exagérer certaines particularités des premiers parens, mais on amoindrit peu à peu la vigueur et la fécondité des produits. Au contraire le libre croisement conserve la vitalité des races en même temps qu’il tend à les niveler, à effacer les différences, à imprimer à l’ensemble des individus une certaine uniformité d’aspect. C’est ici que la sélection intervient pour fixer les caractères individuels et pour en faire des caractères de race. Elle est méthodique lorsque les éleveurs cherchent à modifier les produits dans un sens déterminé d’avance ; elle est inconsciente lorsqu’ils se bornent à sacrifier les individus inférieurs pour ne conserver que les plus vigoureux ou les mieux conformés ; ce procédé seul peut déjà déterminer à la longue des changemens importans. Nous avons enfin la sélection naturelle, qui consiste dans l’influence exercée par les individus les mieux adaptés aux conditions d’existence données ; ce sont eux qui survivent, qui se reproduisent avec le plus de facilité. La sélection ne repose pas d’ailleurs uniquement sur les croisemens, elle profite de mille circonstances qui au premier abord pourraient sembler insignifiantes, et parmi lesquelles il faut citer la variabilité que déterminent un changement dans les conditions extérieures de la vie, un excès de nourriture, une modification de climat. La sélection peut devenir difficile ou même impossible, si le milieu n’est point en harmonie avec les qualités que l’eleveur désire obtenir. Pour que la sélection méthodique réussisse, il faut une attention soutenue, une grande sagacité, souvent une patience à toute épreuve ; il faut enfin le coup d’œil, qui est un talent naturel et que rien ne remplace.

Parmi les lois de la variation des êtres, la plus curieuse est peut-être celle de la variabilité corrélative des organes. On a pu constater assez fréquemment une connexion étroite entre les modifications qui atteignent deux parties en apparence sans liaison d’un organisme vivant ; l’une ne peut varier sans que l’autre ne présente un changement correspondant. C’est ainsi qu’il y a une corrélation manifeste entre le poil et les dents : on a signalé chez l’homme plusieurs cas de calvitie héréditaire qui était accompagnée d’un défaut des dents, d’un autre côté quelques individus qui étaient nés velus offraient une denture incomplète ou anormale. Certaines formes de cécité semblent être associées à une couleur particulière des cheveux. Les chats blancs sont presque toujours sourds lorsqu’ils ont les yeux bleus. Les porcs, les moutons, les chevaux, lorsqu’ils sont blancs ou seulement tachetés de blanc, se montrent beaucoup plus sensibles à l’action des poisons végétaux que lorsqu’ils sont de couleur noire ; on a même observé plusieurs cas où les parties de la peau qui étaient couvertes de poils blancs s’enflammèrent seules chez des chevaux qui avaient mangé des herbes vénéneuses. Des faits de cette nature, et M. Darwin en a recueilli, discuté et coordonné, sous des points de vue généraux, un nombre vraiment étonnant, montrent assez combien le sujet qu’il a abordé offre de difficultés et de points obscurs.

M. Darwin a fait une tentative pour réunir sous une même loi. et pour expliquer par une même synthèse tous les faits relatifs à l’hérédité et au retour miraculeux des caractères individuels. Il propose à titre « d’hypothèse provisoire, » la doctrine de la pangenèse, d’après laquelle chacun des atomes qui composent l’organisme se reproduit lui-même par une gemmule spéciale. Les ovules, les grains de pollen, la graine fécondée ou l’œuf, les bourgeons, seraient donc des agglomérations d’une multitude innombrable de germes émanant de tous les points de l’organisme. En faveur de cette hypothèse hardie, M. Darwin invoque d’abord l’indépendance fonctionnelle des élémens du corps, que beaucoup de physiologistes admettent aujourd’hui comme un fait démontré. Chaque organe a sa vie propre, son autonomie ; les cellules, les fibres, mènent chacune en quelque sorte une existence de parasite relativement au reste du corps. Pourquoi n’émettraient-elles pas des gemmules qui, entraînées dans la circulation, s’y rencontreraient avec d’autres germes libres pour former, en vertu d’affinités latentes, des agrégations, susceptible, de devenir des élémens reproducteurs ? Si l’on objecte à cette théorie le nombre de cellules qu’il faudrait réunir pour constituer une graine, M. Darwin répond qu’une morue peut produire de six à sept millions d’œufs ; un ascaride plus de soixante millions. En développant ces idées, M. Darwin arrive à rendre compte d’une foule de faits mystérieux. Les divers modes de reproduction asexuelle, — régénération, cicatrisation, génération alternante. — ne sont pour lui que des phénomènes d’agrégation des atomes-germes. La fécondation et le développement successif sont des faits du même ordre ; l’hérédité n’est qu’une forme de croissance. « Chaque animal, chaque plante peut être comparé à un terrain rempli de graines dont la plupart germent promptement, quelques-unes demeurent un certain temps à l’état dormant, tandis que d’autres périssent. »


R. RADAU.


L. BULOZ

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