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Chronique de la quinzaine - 14 juillet 1855

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Chronique no 558
14 juillet 1855


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 juillet 1855.

Au milieu des pénibles et émouvantes épreuves dans lesquelles l’Europe est condamnée à vivre, à travers ces complications toujours nouvelles qui se succèdent, il y a un fait qu’il est impossible de ne point remarquer, parce qu’il peint notre temps : c’est la rapidité avec laquelle tout se divulgue, c’est l’obligation où sont les cabinets eux-mêmes de se rendre à ce besoin universel de tout connaître. Jamais crise plus grave et impliquant plus d’intérêts ne s’est mieux déroulée au grand jour. Les actes sont à peine accomplis, qu’ils passent dans le domaine public. Il y a peu de temps, la conférence de Vienne n’avait point fini son œuvre, qu’on connaissait ses travaux et ses délibérations. Les gouvernemens les plus divers se soumettent à cette puissance nouvelle de l’opinion générale, et ils lui rendent hommage en recherchant sa faveur, en plaidant, pour ainsi dire, leur cause devant elle. Ce n’est pas seulement dans les pays libres depuis longtemps et façonnés aux habitudes de discussion, comme l’Angleterre, que ce fait se produit ; il en est ainsi partout. En France, l’autre jour, à l’ouverture de la session extraordinaire des chambres, l’empereur exposait notre situation diplomatique et militaire à l’appui d’une demande de ressources nouvelles, et la commission du corps législatif chargée d’étudier un projet d’emprunt ne s’est point crue obligée de s’abstenir de tout examen dans la mesure qui lui est assignée. La Russie elle-même se sert de la publicité. Récemment encore, on a vu le cabinet de Saint-Pétersbourg chercher à prévenir le jugement de l’opinion au sujet de cette triste affaire d’Hango, dans la Baltique, où des marins anglais allant en parlementaires ont eu à essuyer le feu des soldats russes. L’Autriche et la Prusse suivent l’impulsion, et livrent aux journaux les savantes énigmes de leur politique. La diplomatie peut avoir des secrets, elle en a qu’elle ne dévoile pas, sans nul doute : il y a aussi toute une partie publique. La diplomatie se fait même quelquefois par la presse, et chaque incident est suivi de commentaires ou de dépêches qui sont comme un compte-rendu successif à l’opinion générale : tant il est vrai qu’il y a aujourd’hui une conscience européenne devant laquelle chacun se sent responsable de ses actes, et éprouve le besoin d’avoir raison ! C’est devant cette conscience publique que le débat s’agite, que nos soldats combattent, que notre diplomatie poursuit l’accomplissement de sa mission, et que chaque puissance a sa politique à maintenir.

On a cherché à conclure récemment de cette intervention permanente de la publicité, que la presse de l’Occident avait pu exercer une influence nuisible, surtout au-delà du Rhin, en excitant des susceptibilités et des méfiances. C’était certainement exagérer un peu et tirer parti contre la presse de quelques exceptions. S’il s’agissait, dans la guerre actuelle, d’une entreprise exclusivement française ou anglaise, il serait en effet assez inopportun d’aller rechercher ce que pensent ou ce que font l’Autriche et la Prusse ; mais il s’agit d’un intérêt commun, de la défense de l’Allemagne aussi bien que du reste de l’Europe : la presse occidentale a bien le droit d’interroger la politique germanique, et de lui demander ce qu’elle doit faire pour ces principes de sécurité commune auxquels nos soldats seuls jusqu’ici dévouent leur héroïsme et leur sang. Et en vérité ce sang et cet héroïsme ne sont point épargnés. Il y a un an à peine que cette guerre est commencée, et on pourrait prononcer un éclatant éloge funèbre, comme après la première année de la guerre du Péloponèse. Le chef de l’armée anglaise lui-même, lord Raglan, vient de mourir ; il a suivi de près le maréchal Saint-Arnaud, et comme lui il a disparu sans voir la fin de cette campagne de Crimée. Lord Raglan avait soixante-sept ans. Il y avait près d’un demi-siècle que ce vieux serviteur de l’Angleterre était dans les camps. Formé à la guerre sous Wellington, il avait combattu avec lui en Espagne ; il s’était retrouvé à ses côtés à Waterloo, la fatale journée dont le souvenir disparaît dans la gloire fraternelle de l’Alma. Lord Raglan avait supporté ce dernier hiver, si terrible pour l’armée anglaise, et il avait eu à subir l’épreuve, plus cruelle encore, des accusations qui lui revenaient de Londres. Était-ce un grand homme de guerre ? C’était du moins un brave et fidèle serviteur de son pays. « La main qui devait recevoir des récompenses, a dit lord Palmerston, est aujourd’hui froide et raide dans la tombe, » et tous les partis se sont réunis pour honorer cette fin. Lord Raglan a succombé à la même maladie qui emportait le maréchal Saint-Arnaud. Seulement celui-ci mourait au lendemain d’une victoire, le chef anglais est mort au lendemain d’une tentative infructueuse. C’est le général Simpson qui a remplacé lord Raglan à la tête de l’armée anglaise, c’est sous ses ordres que se poursuivent les opérations nouvelles pour reprendre dans des conditions plus favorables l’attaque qui a échoué le 18 juin.

Ce n’est point certes l’intrépidité qui a manqué ce jour-là à nos soldats. Les causes de l’insuccès sont dans le rapport même du général Pélissier. C’est surtout un défaut d’ensemble qui a paralysé l’attaque. Une division s’engageait avant le signal, et son chef, le général Mayran, tombait mortellement blessé dès les premiers instans. Une autre division n’avait point achevé ses dispositions de combat, et tandis que quelques-uns de nos soldats allaient planter leur drapeau dans la tour Malakof, il leur manquait l’appui qui eût assuré le succès, sans lequel ils ne pouvaient que mourir héroïquement. Depuis ce moment, de nouveaux travaux ont été entrepris pour serrer de plus près l’ouvrage russe, et tout annonce une action prochaine qui peut décider de l’issue du siège. Là est le nœud de la guerre. Jusqu’à ce que ce nœud soit tranché, la situation ne changera pas évidemment. Ce n’est point que la guerre sait nécessairement terminée par cela même ; mais la puissance de nos armes se sera manifestée victorieusement, et l’état de l’armée russe deviendra d’autant plus périlleux en Crimée, que les difficultés d’approvisionnement et de ravitaillement s’accroissent tous les jours. C’est là un des résultats de l’expédition dans la mer d’Azof. Ainsi on peut croire qu’un succès des armées alliées serait décisif aujourd’hui. Il réduirait à son dernier effort, à ses dernières ressources, cette résistance dont on ne peut méconnaître l’obstination et la vigueur.

Voilà l’état présent des choses au point de vue militaire. Des luttes nouvelles, de nouveaux efforts, telle est la perspective offerte aux quatre armées réunies autour de Sébastopol, pour abattre ce nid d’aigle de la puissance russe. Ceci est l’œuvre de la France, de l’Angleterre, de la Turquie et du Piémont. Quant à la possibilité d’attirer sur le terrain de la lutte commune d’autres puissances de l’Europe en présence de l’échec des dernières négociations diplomatiques, il faut reconnaître que cette chance a notablement diminué depuis que l’Autriche a déclaré sa résolution de ne point sortir de son immobilité, et a confirmé sa résolution en licenciant une partie de son armée. L’Autriche était le pays d’Allemagne sur lequel l’Europe comptait et avait le droit de compter dès que les négociations de Vienne trouvaient dans la volonté de la Russie un invincible obstacle : elle paraît aujourd’hui se placer sur un terrain tout particulier, où son isolement même fera sa faiblesse. L’Autriche prétend rester fidèle au traité du 2 décembre et vivre moralement en alliance avec les deux puissances occidentales. Elle continuera à défendre les principautés du Danube contre la Russie, ou plutôt à les occuper, car elles ne seront probablement pas attaquées. Elle ne s’opposerait en aucune façon, si l’on veut, au passage des Turcs et des alliés dans le cas d’opérations dirigées contre la Bessarabie ; mais elle ne prendra point part à la guerre. Elle restera en un mot immobile, expectante et sympathique. C’est là pour le moment le résumé de la politique du cabinet de Vienne. Or l’Autriche remplit-elle ainsi les engagemens du 2 décembre ? S’est-elle déliée de toute obligation par les dernières propositions dont elle a pris l’initiative, et qui n’ont point été acceptées ? Sa position actuelle, qui la place au rang de la Prusse, est-elle la conséquence de la politique ostensible qu’elle a suivie jusqu’à ces derniers temps ? La réponse palpable est dans une série de faits consécutifs, dans le texte même du traité du 2 décembre, dans l’interprétation adoptée en commun des quatre garanties, dans le langage persistant du cabinet de Vienne au sein des conférences qui ont eu lieu, et qui ont si tristement fini. On se souvient des termes du traité du 2 décembre : il y est dit que si le rétablissement de la paix sur la base des quatre garanties n’est point assuré, l’Autriche, la France et l’Angleterre entreront sans retard eu délibération sur les moyens effectifs d’atteindre le but de l’alliance. Quelle est d’un autre côté l’une de ces garanties de paix, telle qu’elle est explicitement formulée dans le protocole du 28 décembre ? Elle consiste à mettre fin à la prépondérance russe dans la Mer-Noire. Ainsi donc s’ouvrent les conférences, et dès l’ouverture des négociations M. de Buol déclare que l’Autriche accepte les conséquences des obligations qu’elle a contractées dans tout ce qu’elles peuvent avoir de plus sérieux. Les négociations se poursuivent, et en effet le cabinet de Vienne reste invariablement fidèle à la politique inaugurée le 2 décembre. Lorsque M. Drouyn de Lhuys présente un premier projet qui fixe le nombre des vaisseaux que la Russie pourra entretenir dans la Mer-Noire, M. de Buol soutient dans toute sa force le principe de la limitation. Quand le prince Gortchakof présente un plan illusoire, le ministre de l’empereur d’Autriche déclare lui-même que ce plan n’a nullement pour résultat de faire cesser d’une manière normale la prépondérance de la Russie. Jusque-là, on le voit, il n’y a aucun doute. L’Autriche est d’accord avec la France et l’Angleterre sur le sens et la portée des conditions de paix, et quant aux obligations que peuvent lui créer les éventualités futures, elle les a d’avance acceptées à l’origine des négociations. Que l’œuvre de la conférence se termine en ce moment, comme cela semblait naturel en présence du refus de la Russie de reconnaître le principe de la limitation, il n’est point de situation plus nette que celle de l’Autriche. La nécessité d’aviser aux moyens effectifs d’atteindre le but de l’alliance existe par le fait même.

Cette nécessité était claire, évidente. Maintenant l’Autriche s’est-elle affranchie de tout devoir parce qu’elle a mis au jour des propositions qui n’ont point semblé acceptables à ses alliés ? Est-elle fondée à dire à l’Angleterre et à la France, comme elle le dit : « Vous vous étiez réservé le droit d’exiger plus que les quatre garanties ; je m’étais réservé celui de ne point aller plus loin : chacun reste dans sa position, vous en poursuivant la guerre, moi en restant dans ma pacifique expectative ? » Il y a ici une double subtilité à dissiper. L’Angleterre et la France ont si peu dépassé les limites fixées par le traité du 2 décembre, que l’Autriche elle-même a sanctionné jusqu’au haut tout ce qu’elles réclamaient. Le projet mis en avant par le cabinet de Vienne était si peu dans l’esprit des stipulations formulées, qu’il créait tout un système nouveau. Nous ne parlerons pas de la seconde proposition de l’Autriche, qui consistait dans un traité direct de limitation réciproque entre la Turquie et la Russie, et qui s’est produite dans la dernière conférence de Vienne. Il serait inutile d’y insister, parce que d’un côté la Russie en déclinait le principe, et que de l’autre le gouvernement de l’empereur François-Joseph ne s’engageait pas à en faire l’objet d’un ultimatum à Saint-Pétersbourg, en sorte que les puissances occidentales seraient entrées dans une négociation où la Russie apportait un refus, et où l’Autriche n’apportait pas le poids d’obligations effectives. — Reste la seule, la vraie proposition autrichienne. On connaît cette combinaison plus ingénieuse que sérieusement efficace. Elle adoptait comme point de départ le nombre des vaisseaux russes actuellement flottans dans la Mer-Noire, et, par un système de pondération progressive, elle plaçait à côté un certain nombre de navires européens qui aurait pu s’accroître à mesure que la Russie aurait elle-même augmenté ses forces navales. Il s’y joignait un projet de traité permanent entre l’Autriche, la France et l’Angleterre, qui auraient pris les armes le jour où la Russie aurait eu le nombre de vaisseaux qu’elle avait avant la guerre actuelle. Ce n’était nullement, on le voit, la limitation des forces de la Russie, c’était la création d’une force rivale ; ce n’était point la cessation de la prépondérance moscovite dans la Mer-Noire, c’était l’organisation d’une lutte permanente de prépondérances ennemies, lutte qui pouvait dégénérer sans cesse en conflagration. Au lieu d’imposer une restriction au développement menaçant de la Russie, que rien ne liait dans ce système, l’Autriche imposait des charges à l’Europe. Était-ce là réellement la solution la plus conforme à l’esprit et aux termes mêmes des stipulations qui avaient réuni l’Autriche, l’Angleterre et la France ?

Le seul, le grand avantage de cette combinaison, on ne saurait le méconnaître, c’était l’alliance permanente qu’elle créait comme une force incessamment dirigée contre la Russie. C’est l’idée qui dut séduire M. Drouyn de Lhuys et lord John Russell lui-même, ainsi que ce dernier l’a déclaré dans ses explications récentes devant le parlement. Lord John Russell l’a avoué, il voyait là un moyen de terminer la guerre avec honneur, et d’obtenir, sinon la certitude, du moins la probabilité d’une paix durable. Bien d’autres ont eu la même opinion. Qu’on y réfléchisse cependant, cette alliance, qui se présente au premier abord comme le bouclier de l’Europe, elle existait moralement avant que la guerre eût définitivement éclaté : a-t-elle rien empêché ? Elle existe encore par le fait du traité du 2 décembre : qu’est décidée à faire l’Autriche ? Si le cabinet de Vienne n’a rien fait jusqu’ici malgré ses engagemens, s’il est résolu à rester simple spectateur dans une lutte où il a cependant accepté un rôle, quelle garantie offre l’alliance permanente pour l’avenir ? Chose étrange, l’Autriche, par son attitude actuelle, prend soin elle-même de montrer la fragilité de sa combinaison. Et puis, s’il faut tout dire, la proposition autrichienne reposait sur une hypothèse ; c’est que les puissances alliées resteraient constamment dans un intime accord de vues et de pensées, c’est qu’il ne s’élèverait jamais entre elles aucune de ces questions qui diminuent singulièrement l’efficacité des alliances quand elles ne les dissolvent pas, c’est qu’enfin elles auraient à tous les instans la disposition de leurs forces. Or qui pourrait garantir qu’il en sera toujours ainsi, que tous les états européens seront maîtres de leurs résolutions dans toutes les circonstances qui peuvent s’offrir ? Examinée sous ses faces diverses, cette combinaison proposée par l’Autriche tendait donc en réalité bien plutôt à éluder qu’à résoudre la question redoutable qui a mis les armes dans les mains de l’Europe. Elle ne supprimait point le danger, elle le constatait au contraire, et elle ajournait la lutte à un temps où elle pourrait s’engager peut-être dans des conditions moins favorables. Il résulte de ces faits, ce nous semble, que, même en présence de la proposition autrichienne, l’Angleterre et la France n’avaient point d’autre issue que de continuer la guerre, pour atteindre le but quelles ont assigné à leurs efforts. L’Autriche se croit libre de tout engagement par cela seul qu’elle n’a point vu sa tentative de pacification couronnée de succès. Les puissances occidentales ne lui feront pas la guerre sans nul doute pour la contraindre à remplir des obligations qui à leurs yeux n’ont point cessé d’avoir toute leur force. Elles attendront qu’une meilleure inspiration relève à sa juste hauteur la politique du cabinet de Vienne. Qu’on observe cependant quelle est la situation singulière où s’est placée l’Autriche. Adversaire de la Russie, elle lui prête le secours de son immobilité. Alliée de l’Angleterre et de la France, elle décline toute solidarité avec elles dès qu’il faut agir. Puissance européenne intéressée au premier rang dans une des plus grandes luttes publiques, elle apporte ce contingent redoutable, — une proposition ! Elle jette une subtilité nouvelle dans le monde des subtilités diplomatiques. À quelque point de vue qu’où observe aujourd’hui la politique du cabinet de Vienne, on ne peut y voir que le symptôme d’une secrète faiblesse qui contraste avec cette attitude de fermeté dont il ne s’était pas départi jusqu’au dernier moment des négociations.

Ce n’est pas que nous méconnaissions la part qui peut revenir encore à l’Autriche. En Angleterre comme en France, on ne cesse point sans doute d’attacher un grand prix à sa coopération, fut-elle simplement morale. Cela résulte surtout des derniers discours qui ont été prononcés dans le parlement anglais, d’abord par lord Clarendon et plus récemment par lord John Russell. Les dernières propositions autrichiennes ont eu même pour conséquence de soumettre l’existence du ministère anglais à une épreuve nouvelle dont l’issue est encore incertaine, et qui est née des explications de lord John Russell sur le rôle qu’il a joué à Vienne. C’est une étrange destinée politique, il faut le dire, que celle de lord John Russell depuis quelque temps. Il semble qu’il soit l’homme indispensable de toutes les combinaisons, et partout où il paraît, il devient tout au moins un élément de dissolution. C’est lui, on s’en souvient, qui avait amené la décomposition du cabinet de lord Aberdeen, et il ne serait point impossible que le cabinet de lord Palmerston ne finît par une semblable aventure. Lord John Russell était revenu de Vienne, à ce qu’il paraît, dans des dispositions assez favorables à la proposition d’arrangement émanée de l’Autriche. Il avait promis de la soutenir, et il l’a soutenue en effet. Cette proposition n’a point été accueillie pourtant par le cabinet de Londres, comme on le sait. L’ancien plénipotentiaire de Vienne a dû se rendre à la décision du gouvernement dont il fait partie ; mais, à vrai dire, il a conservé son opinion et ne paraît point éloigné de croire qu’il y avait dans le projet autrichien tous les élémens d’une pacification convenable. Seulement il s’élève ici une question. Si lord John Russell a gardé cette conviction, comment est-il resté dans le cabinet ? C’est ce qu’il a expliqué au sein du parlement. Il ne s’est point retiré par un sentiment patriotique, pour ne point ajouter à l’instabilité ministérielle dans un moment où le pouvoir lui-même en Angleterre est en butte à des hostilités menaçantes. Lord John Russell a obéi à un mobile élevé sans contredit ; mais dès qu’il restait dans le cabinet, il est difficile de comprendre comment il s’est cru obligé de publier les divisions intérieures du gouvernement sur le point le plus grave de la politique. Il s’ensuit qu’après avoir voulu, par patriotisme, éviter une crise ministérielle, il peut en provoquer une nouvelle en divulguant ses dissentimens. L’opposition n’a point manqué en effet de s’emparer des aveux de lord John Russell, et M. Bulwer a déposé une motion proposant à la chambre des communes de déclarer que le gouvernement n’a plus la confiance du parlement. Tout compte fait, en peu de temps c’est la troisième ou quatrième motion contre laquelle le ministère anglais se trouve avoir à se débattre. Il a échappé à celle du parti de la paix : échappera-t-il encore à celle de M. Bulwer ? Lord John Russell se verra-t-il obligé de donner sa démission, et se retirera-t-il seul, ou entraînera-t-il avec lui le ministère tout entier ? La question essentielle aujourd’hui est le maintien d’un gouvernement en présence d’une guerre à conduire, et la difficulté serait peut-être de former un autre ministère que celui qui existe, au milieu de l’incohérence des partis.

Quant à la France, elle vient d’avoir une session législative moins troublée par les motions et les interpellations. C’est le 2 juillet que les chambres se sont réunies et que l’empereur a inauguré leurs travaux par un discours où il exposait l’état de la guerre et de nos rapports diplomatiques ; la session est maintenant finie. Quelque court que soit cet intervalle cependant, il a suffi pour que des mesures importantes aient été adoptées. Toutes ces mesures au surplus se rattachent à la guerre. L’une d’elles est la loi qui autorise une levée de cent quarante mille hommes, En elle-même, cette levée n’a rien d’extraordinaire. C’est un retour à un usage suivi jusqu’à ces dernières années, et qui consistait à voter la loi du contingent, comme le budget, une année à l’avance. C’est donc la classe de 1855 qui sera appelée, et la loi actuelle fournira les moyens de hâter la formation du contingent dès les premiers jours de l’année prochaine.

Le corps législatif a eu également à voter diverses mesures financières qui sont des charges nouvelles : c’est là un des résultats de la guerre. Trois lois étaient proposées par le gouvernement et ont été adoptées. L’une a pour but d’assurer la garantie de la France à un emprunt contracté par la Turquie. L’Angleterre a sa part dans cette garantie collective. La seule chose qu’on pût faire était de stipuler que ces ressources seraient consacrées à la guerre par la Turquie, et en outre de donner quelques sûretés à l’Angleterre et à la France elle-même ; c’est ce qui a été fait par un traité signé à Londres. Le gouvernement français a d’ailleurs un emprunt à contracter pour son propre compte. Il s’élève à 750 millions, et se fera vraisemblablement comme par le passé, par la voie d’une souscription nationale. D’après le rapport de la commission législative, cet emprunt nouveau doit suffire à la fin de l’année actuelle et à l’année prochaine tout entière. Malheureusement tous ces emprunts, s’ils grèvent l’avenir, constituent aussi une charge pour le présent : c’est le service des intérêts qui va grossir le budget des dépenses. Quelque progrès qu’il puisse y avoir dans les revenus ordinaires, cela ne suffit pas évidemment. De là la nécessité de nouveaux impôts. Le gouvernement a proposé d’augmenter le droit sur les alcools, de faire porter sur la totalité, au lieu du tiers du prix de la place, le droit de transport auquel sont soumis les voyageurs par les chemins de fer, et enfin d’ajouter un nouveau décime de guerre au principal des contributions indirectes sujettes à l’ancien décime. En fait d’impôts, le mieux serait de n’en point payer certainement. Pourtant, la nécessité admise, pouvait-on trouver d’autres combinaisons ? La commission législative a essayé d’en chercher, à ce qu’il paraît. On a proposé une taxe sur les valeurs mobilières, même l’impôt sur le revenu. En fin de compte, c’est le projet du gouvernement qui a été voté, comme cela était facile à prévoir. Ainsi la guerre apporte ses charges matérielles, tandis que le pays subit des pertes bien plus cruelles encore, celles de tant de vaillans soldats qui meurent chaque jour en Crimée pour la cause de la civilisation et de l’Europe.

Dans ce flot d’événemens qui se pressent, il y a une part qui entre à chaque instant dans le passé. Les hommes eux-mêmes disparaissent de la mêlée, touchés par un doigt invisible, et deviennent des personnages de l’histoire. C’est une coïncidence singulière, et fatale assurément, qui a fait mourir en quelques mois, de la même mort, ces deux chefs dont nous partions, lord Raglan et le maréchal de Saint-Arnaud. Appelés les premiers à porter le poids de cette formidable lutte, ils différaient par leur nature autant que ces armées mêmes qu’ils étaient chargés de mener au combat. L’un avait le calme, le sang-froid, la lenteur prudente et opiniâtre du soldat britannique ; l’autre portait en lui ce feu d’intrépidité et ce besoin d’action de la race militaire française. Lord Raglan aura sans doute son histoire en Angleterre, telle qu’il la mérite. Le maréchal Saint-Arnaud s’est fait lui-même d’avance, et sans y songer, son propre historien, dans ces Lettres qu’on publie aujourd’hui, et où l’on voit se refléter toute une carrière, toute une vie, surtout un caractère plein de ressort et de vigueur. Les Lettres du Maréchal Saint-Arnaud, comme tous les documens de ce genre, ont cela de curieux, qu’elles portent l’empreinte de leur origine. Ce sont les confidences intimes d’une nature qui sent vivement et qui rencontre sans effort l’expression juste et colorée, souvent ingénieuse et saisissante. C’est une sorte d’autobiographie animée et dramatique. Que de choses en effet dans cette existence, depuis le jour où Saint-Arnaud entrait à dix-sept ans, en 1815, dans les gardes du corps jusqu’au moment où il succombait le lendemain de l’Alma ! C’est entre ces deux dates que se déroule cette carrière où il y a les périodes obscures à côté de la période de brillante émulation guerrière. Poussé par l’esprit d’aventure, le jeune soldat allait même en Grèce à l’époque de l’insurrection hellénique, et il faut ajouter qu’il n’en revint pas avec un enthousiasme très vif pour les Hellènes. Il ne se doutait guère alors que dans ces contrées qu’il parcourait en volontaire inaperçu, il se retrouverait un jour à la tête des armées de la France. Saint-Arnaud ne reparaît dans l’armée que vers 1831, d’abord faisant la guerre dans la Vendée contre les chouans, puis bientôt comme lieutenant de la légion étrangère en Afrique. C’est là que cette destinée commence à se dessiner et à se fixer ; là commence cette lutte d’une volonté énergique au milieu des émotions fébriles de la vie militaire. On voit le lieutenant de la légion étrangère s’élever successivement de degré en degré jusqu’à ce sommet où il n’aurait pas osé aspirer, et où un coup imprévu l’a porté. C’est durant cette longue période qu’il se raconte en quelque sorte lui-même familièrement. Dans ces Lettres, écrites au jour le jour, il se révèle incontestablement une rare nature de soldat. Qu’il y eut des orages dans cette vie, Saint-Arnaud ne songe guère à le nier. « La sagesse n’est pas donnée à tout le monde, dit-il en 1839 ; mon pauvre ami, je suis arrivé tard à l’appel quand on la distribuait. On a beau dire, cela dépend beaucoup du tempérament, et on naît sage comme on naît peintre… Moi, je suis né soldat, avec beaucoup des défauts du métier et quelques-unes de ses qualités. » Il a en effet les qualités du soldat. Il a l’instinct, on pourrait dire l’amour de la guerre, et c’est lui qui prétend qu’à l’odeur de la poudre il relève la tête comme un cheval de course. Il a le coup d’œil, la promptitude de décision et d’action, et par-dessus tout une volonté indomptable sous laquelle il fait tout plier, même son corps ; car ce combat qu’on l’a vu soutenir dans ses derniers jours contre la maladie, ce fut la lutte de presque toute sa vie militaire : il semble n’échapper au feu que pour se mesurer avec cet autre ennemi. Ce sont ces qualités qui ont fait la fortune du maréchal Saint-Arnaud, et elles se retrouvent dans sa correspondance sous une forme libre et vive, originale et souvent piquante. Ce soldat de trempe vigoureuse est évidemment un homme d’esprit, soit qu’il parle de lui-même, soit qu’il cherche à pénétrer les mystères de la vie africaine, soit qu’il esquisse en passant quelque tableau de mœurs arabes avec une verve singulière.

Telles qu’elles sont, les Lettres du maréchal de Saint-Arnaud reproduisent plus ou moins, sans nul doute, la vie de tous ces officiers qui ont grandi en Afrique pendant vingt ans, et qui sont aujourd’hui partout à la tête de nos soldats. Des luttes, de la misère, le péril toujours renaissant, des embuscades sanglantes ; la maladie alternant avec le feu, une activité toujours dévorante, voilà cette vie. Il y a eu peut-être aussi le goût des récompenses, l’amour du grade supérieur ; mais où donc ne poursuit-on pas le grade supérieur, sans avoir toujours autant de titres ? Encore, dans cette noble et hasardeuse existence, combien de fois un mot ne suffit-il pas pour endormir la blessure d’une espérance déçue ! Une bonne parole d’un chef sur la brèche de Constantine, une citation à l’ordre de l’armée, c’est assez pour faire attendre plus patiemment la promotion ; puis on repart, puis avec un peu de bonheur on se réveille quelque jour sans savoir comment ont passé ces années fiévreuses et en se disant : « Me voilà général ! » Lorsqu’on mettait si souvent en doute la conservation de l’Afrique, qui aurait dit que là se formaient les hommes qui disposeraient en quelque façon de la France, qui l’abriteraient sous leur épée ? Saint-Arnaud dans ses Lettres s’occupe peu de politique ; en vrai soldat, il ne voit de la politique que ce qui conduit à la guerre. « Tu crains la guerre, dit-il en 1847, moi je l’appelle de tous mes vœux ; c’est peut-être le seul moyen de nous tirer d’affaire : c’est une grande et noble crise qui fera taire toutes les autres. Que le canon gronde, et l’on ne se révoltera plus… Les battemebs de l’aile du coq rappelleraient l’aigle qui dort. Tout le bonheur et la réussite des guerres est dans le moral des armées… Le secret de la gloire de Napoléon est dans le moral dont il avait su cuirasser ses soldats, moral né en Italie et en Égypte, malade à Leipzig et mort de consomption à Waterloo. L’Afrique l’a retrempé ; un bon chef le relèverait plus que jamais. Le maréchal Bugeaud est l’homme qui opérerait le plus vite cette grande cure. » Si le maréchal Saint-Arnaud s’est mêlé depuis à la politique plus directement, s’il a aidé à tuer la république, il faut reconnaître qu’il n’a tenu que ce qu’il promettait. Dès 1842, il annonçait qu’il combattrait toujours la république, parce qu’elle lui était odieuse, et après 1848 il ajoutait encore qu’avant de subir le joug socialiste, il se ferait chef de bande. Tout cela est exprimé avec feu, avec originalité, dans cette correspondance où, à côté du langage du soldat, se retrouve l’accent ému et viril de l’homme songeant toujours à sa famille, et ne séparant point ses enfans de ses rêves de gloire. Ainsi se révèle cette vigoureuse nature, l’un des types les plus curieux des guerres africaines, par ce mélange d’activité nerveuse, d’esprit et de bonne humeur militaire. Les Lettres du maréchal Saint-Arnaud resteront sans contredit sa meilleure histoire. L’homme s’y peint tout entier, comme il se laissait pressentir déjà dans ces derniers rapports de Crimée qui conservent une sorte de teinte émouvante et funèbre adoucie par l’éclair de la victoire.

Voilà cependant comment les destinées s’enchevêtrent dans le mouvement de la vie, et comment les œuvres intellectuelles elles-mêmes viennent reproduire la diversité et la confusion d’une époque. Le maréchal Saint-Arnaud laisse des Lettres qui peignent l’âme de l’homme et du soldat dans cette période qui s’achève à peine ; M. Dupin, l’homme de loi et de parlement, écrit aussi ses Mémoires, et profite des loisirs qui lui sont faits pour fixer ses souvenirs, pour rassembler ses réflexions sur les études et les travaux de sa longue carrière, afin de les léguer à sa famille, à ses amis, à la patrie « et à la postérité enfin, s’il doit aller jusqu’à elle. » M. Dupin est certainement, lui aussi, une des natures originales de notre temps par le bon sens, par la verve de l’esprit, par une certaine rudesse qui ne laisse point de s’allier parfois à une certaine flexibilité. Il a eu un grand rôle, soit comme homme politique, soit comme avocat, et il a été mêlé à presque tous les événemens publics contemporains depuis 1815, époque où il était déjà membre de la chambre des représentans, jusqu’au 2 décembre 1851, qui le trouvait président de l’assemblée législative. Or quel témoignage apporte-t-il sur ces événemens ? quelle lumière nouvelle a-t-il à révéler ? C’est ici peut-être qu’est le plus grand embarras. M. Dupin a beau dire : Quaeque miserrima vidi et quorum pars fui ! il ne raconte point ce qu’il a vu, les catastrophes où il a eu une part. Ses Mémoires sont des notices sur les causes qu’il eut à soutenir dans sa carrière ; ce sont des défenses continuées selon sa propre expression, ou, si l’on veut, des supplémens de dossier.

Dans M. Dupin, il y a, ce semble, plusieurs hommes : il y a celui qui a fait une figure politique, il y a l’avocat, et il y a un dernier homme enfin qui admire les deux autres. C’est celui-ci qui écrit ses Mémoires. M. Dupin plaide sa cause auprès de la postérité, et il lui rappelle quels illustres cliens il a eu à défendre, quels tableaux lui ont été offerts, comment il a été peint dans telle altitude, prononçant telle phrase. L’auteur n’oublie pas même les fragmens de journaux qui le comblent d’éloges. L’intérêt des Mémoires de M. Dupin naît moins de leur nouveauté et des révélations qu’ils contiennent que d’une impression mélancolique qu’ils éveillent. Toutes ces causes dont parle l’auteur sont en effet, à un certain point de vue, le résumé de notre histoire ; elles en marquent pour ainsi dire les jalons. Beaucoup sont oubliées aujourd’hui, quelques-unes dans leur temps passionnèrent les esprits ou les attristèrent. Vous trouverez là l’histoire tragique du maréchal Ney et le fatal souvenir des luttes civiles dans tous ces procès qui se succèdent. Puis viennent les luttes de la presse. De toutes ces causes, un petit nombre seulement a échappé à l’oubli. Le reste est un peu de cendre froide qui tiendrait dans la main. M. Dupin continue trop, il nous paraît, à voir toute cette histoire de l’œil de l’avocat. Une des plus curieuses aventures que M. Dupin se plaît à remémorer est sans nul doute celle de Saint-Acheul. Le célèbre avocat est appelé à Amiens vers 1826 pour plaider ; là il est invité à dîner par le directeur de la maison des jésuites de Saint-Acheul, le fameux père Loriquet en personne. Très bon catholique, il ne se refuse point à assister à une procession et à porter un cordon du dais ; mais aussitôt les journaux libéraux signalent la grande trahison de M. Dupin, les progrès du fanatisme, et voilà M. Dupin obligé d’engager une correspondance avec les journaux et avec le père Loriquet pour défendre sa liberté en se défendant d’être jésuite. L’aventure fut chanté ; l’auteur des Mémoires s’en tira, à ce qu’il dit. À travers tout cependant il y a dans ce livre un passage où M. Dupin émeut en étant vrai et sincère : c’est quand il raconte sa visite à la reine Marie-Amélie en 1850, au moment où viennent de mourir le roi Louis-Philippe et la reine des Belges. M. Dupin baise pieusement la main de cette reine éprouvée, et involontairement il fléchi le genou devant cette image vivante et sacrée de la douleur. Si on dit à M. Dupin qu’il fut un courtisan en fléchissant le genou, il peut s’en consoler : ce jour-là il fut le courtisan du malheur.

De ce monde de l’histoire et des lettres, il faut revenir aux affaires des peuples, qui sont elles-mêmes quelquefois un drame éloquent. N’y a-t-il point ici en effet, sur le terrain des choses positives, tous les intérêts et toutes les passions en présence ? De tous les pays de l’Europe, l’Espagne est celui qui se débat en ce moment dans la plus périlleuse épreuve intérieure. L’anniversaire de la révolution de juillet va être célébré à Madrid, et on pourrait demander de terribles comptes à cette révolution. Bien loin de s’améliorer, depuis quelque temps la situation de la Péninsule s’aggrave et se complique chaque jour, comme à la veille d’une crise décisive. Ce serait déjà fait, si l’Espagne n’était pas la contrée où l’on s’accoutume le plus au désordre. Détresse financière, agitations ouvrières dans la Catalogne, mouvemens carlistes, impuissance et puérilité révolutionnaire des cortès, indécision du gouvernement, faiblesse de tous les pouvoirs combinée avec l’anarchie universelle, tout se réunit aujourd’hui pour donner à cette situation un caractère indéfinissable et alarmant. Voilà une demi-année déjà que le gouvernement et le congrès en sont à chercher les moyens de faire face aux dépenses des services publics ; on ne les a point trouvés, et la détresse financière en est venue à dominer la politique elle-même, tout en s’y rattachant intimement. L’histoire des finances espagnoles est en vérité assez curieuse depuis la révolution. On se rappelle comment ont débuté les cortès : elles ont commencé, pour se donner un peu de popularité, par abolir l’impôt de consommation. C’était enlever au trésor une recette de plus de 150 millions de réaux, sans qu’il en soit résulté aucun profit pour les consommateurs. Depuis ce moment, il a fallu vivre d’expédiens, d’autant plus que toutes les autres recettes ont diminué par le fait de l’incertitude universelle. Le premier de ces expédiens a été un emprunt de 40 millions, c’est-à-dire que pour avoir 40 millions effectifs, il fallait émettre pour 120 millions de litres. Cette merveilleuse opération était à peine accomplie, que le gouvernement était obligé de recourir à un emprunt bien plus considérable : il demandait aux cortès l’autorisation d’émettre pour 2 milliards de titres, afin d’avoir à 500 millions effectifs. On avait eu de la peine à négocier le premier emprunt, il est aisé de présumer quelles facilités devait rencontrer la négociation du second. M. Madoz était alors ministre des finances, et comme les paroles ne suffisaient point pour trouver de l’argent, il se tirait d’embarras en déclarant périodiquement que ses ennemis conspiraient contre lui, parce qu’il était progressiste. M. Madoz a vécu ainsi pendant quelques mois, en se proclamant et en se faisant proclamer le sauveur des finances espagnoles. Le grand moyen de salut devait être la loi de désamortissement. Le fait est que cette loi a été jusqu’ici une difficulté encore plus qu’une ressource, ce que voyant, M. Madoz a saisi le premier prétexte pour se retirer du ministère, et il est en ce moment, dit-on, en Navarre.

Le nouveau ministre des finances, M. Bruil, s’est trouvé tout de suite en présence d’une dette flottante de plus de 600 millions de réaux, et d’un déficit pour l’année de 200 millions. Comme M. Bruil ne paraît pas avoir l’imaginative de M. Madoz, il a tout simplement proposé un plan de finances qui repose sur l’établissement de quelques impôts. Vous croyez peut-être que les cortès, qui ont créé le déficit par l’abolition de l’impôt de consumos, sont venues en aide au gouvernement. La commission du budget a commencé par repousser le plan qui lui était présenté sans rien proposer à son tour. Les besoins pressaient cependant, et le général O’Donnell est venu déclarer que si on ne prenait pas un moyen quelconque, l’armée était sans solde, tous les employés de l’état allaient être sans ressources Alors les cortès se sont émues et ont voté un emprunt national, qui sera volontaire dans les trente premiers jours, et forcé ensuite. Ce n’est rien autre chose qu’un expédient pour remplir pendant quelque temps les caisses de l’état ; mais on n’a point le choix aujourd’hui.

Dans quel moment, en effet, l’Espagne se trouve-t-elle réduite à ces extrémités financières ? Sur tous les points règne une vague fermentation. L’insurrection est mal apaisée en Aragon, et une bande carliste vient de se montrer en Catalogne sous les ordres d’un chef assez connu, Marsal. Ce n’est pas là au surplus le seul danger qu’il y ait aujourd’hui en Catalogne ; le plus grand péril est dans cette sorte d’insurrection ouvrière qui s’est manifestée tout d’abord par les plus odieux attentats contre des fabricans. L’un de ceux-ci, M. Sol y Padris, ancien député, a été assassiné à Sanz, près de Barcelone, au moment où on venait de le forcer à signer un nouveau tarif pour les salaires. Un autre a été également frappé de plusieurs coups de poignard à Igualada, et sa femme a eu le même sort. À Barcelone, les ouvriers se sont à peu près emparés de la ville, où ils ont arboré un drapeau rouge sur lequel ils avaient inscrit ces mots : l’association ou la mort ! À côté se trouvait cet autre mot : vive Espartero ! Deux choses rendent en ce moment cette agitation redoutable : c’est d’abord l’organisation puissante des ouvriers. Ils versent chaque semaine une certaine somme dans une caisse dont les administrateurs sont inconnus, et qui vient à leur aide dans les momens où il leur plaît d’interrompre tout travail. Il s’ensuit que ces masses aveugles sont dans la main de quelques meneurs qui les conduisent à un but inconnu. Et comme cette organisation s’étend à toute la Catalogne, l’agitation qui naît sur un point se manifeste partout en même temps. C’est ce qui arrive aujourd’hui. Un autre fait rend ce mouvement plus redoutable, c’est que depuis la révolution de 1854 la milice nationale est composée tout entière de cet élément populaire. Aussi a-t-on vu récemment la milice refuser de marcher contre les ouvriers. Il y a longtemps que cette terrible question existe en Catalogne. La révolution dernière est venue lui donner un caractère nouveau de gravité, et peut-être les autorités qui se sont succédé à Barcelone ont-elles contribué à laisser empirer cet état de choses. M. Madoz surtout, qui a été gouverneur de Barcelone après la révolution de juillet, a peut-être sa part de responsabilité. M. Madoz aime la popularité, et son système était de traiter avec les ouvriers, de les flatter, de leur faire des concessions. Il assistait même à leurs conciliabules, et un jour, dit-on, il put entendre l’étrange proposition d’égorger cent fabricans. Il s’en indigna en honnête homme ; mais c’était un indice de l’esprit de ses alliés. Quand la situation ne fut plus tenable, M. Madoz se retira, comme il vient de se retirer du ministère des finances. On voit aujourd’hui le résultat. Pour réprimer un ici mouvement, il faudrait des mesures vigoureuses. La première serait la dissolution de la milice nationale, une autre serait une loi qui n’existe pas, sur les coalitions. Il y aurait surtout à fortifier les tribunaux. Aujourd’hui il n’y a qu’un juge : dès qu’un homme dangereux se présente, le juge acquitte, parce qu’il craint d’être assassiné.

Mais ces mesures nécessaires pour la pacification de la Catalogne, le gouvernement les adoptera-t-il ? Malheureusement, dans le partage du pouvoir entre le ministère et les cortès, c’est à qui n’agira point, à qui évitera de prendre une responsabilité. On vient de le voir tout récemment, une commission des ouvriers catalans est allée à Madrid. Le duc de la Victoire a d’abord refusé de la recevoir, puis il a écouté ses doléances, et il vient d’envoyer à Barcelone un de ses aides de camp avec une lettre où le chef du cabinet semble ménager encore ces étranges perturbateurs. Ce n’est point, à coup sûr, qu’Espartero pactise avec eux ; mais il parle comme un homme qui veut rester populaire. L’effet de cette lettre a été peu favorable à Barcelone, et pendant ce temps on expédie de Madrid des troupes vers la Catalogne. Là, comme sur tous les points, il n’y a d’autre salut pour l’Espagne que dans un pouvoir qui se décide enfin à rétablir la sécurité ébranlée, et à mettre un frein à tout ce déchaînement d’instincts révolutionnaires.

CH. DE MAZADE.

V. DE MARS.