Chronique de la quinzaine - 14 juillet 1868

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Chronique n° 870
14 juillet 1868


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 juillet 1868.

Un jour Napoléon, qui avait des passions d’exactitude jusque dans les rêves les plus exaltés de son ambition, et qui portait des rigueurs mathématiques jusque dans ses conceptions les plus démesurées, Napoléon écrivait à son frère Joseph, dont il voulait secouer l’élégance un peu molle : « Lisez-vous vos états de situation ? Moi, je lis mes états de situation avec le même plaisir qu’une jeune fille éprouve à lire un roman… » il parlait ainsi. Les états de situation de ses troupes, puisque c’est le mot administratif, étaient ses romans. À travers ces chiffres, muets pour d’autres, il voyait se dessiner ses plans de bataille, se mouvoir sa pensée enflammée.

Un budget est aussi un roman, ou, pour mieux dire, c’est une histoire aussi instructive que véridique. Pour qui sait y lire, c’est le cadre à la fois précis et flexible de la vie d’une nation. Les chiffres prennent un sens et un langage, ces hiéroglyphes s’animent merveilleusement. Comparez le montant d’un budget d’il y a vingt ans à ce qu’il est aujourd’hui, c’est tout un drame aux péripéties infinies. Dans ce chiffre toujours croissant de la dette, que de guerres, que de sang versé ! C’est peut-être de la gloire parfois, et c’est aussi le désastre d’une campagne « malheureusement terminée, » il faut bien l’avouer aujourd’hui. Cet emprunt nouveau qui va grossir le grand-livre, c’est le maussade bilan des déceptions d’une année où la politique n’a su rien faire ni rien empêcher. Ce chiffre pour les cultes, c’est la rançon des rapports de l’église et de l’état, d’une alliance qui ne fut pas toujours favorable à la liberté des peuples. Ce maigre contingent pour l’instruction publique laisse voir ce qu’il y a encore à faire dans un pays où le citoyen, qui est déjà électeur, ne sait même pas écrire son nom ou lire le bulletin qu’il jette dans l’urne. Ce chiffre des douanes, c’est le résumé d’une immense expérience économique à travers laquelle on distingue le progrès ou le déclin des industries. Chaque page a son éloquence, et le total, c’est ce qu’il en coûte pour être un grand pays, surtout un grand pays gouverné longtemps avec un abandon un peu prodigue. Malheureusement, et voici tout de suite une difficulté première, il semblerait presque qu’on fait ce qu’on peut pour dérouter l’investigation, pour obscurcir et compliquer cette histoire chiffrée. Un budget ordinaire ne suffit pas, il faut un budget rectificatif, un budget spécial, un budget extraordinaire ; voilà encore maintenant un budget particulier pour l’emprunt qui va être émis, si bien que le livre du monde qui devrait être le plus clair, le plus transparent, le plus accessible à tous, est le plus indéchiffrable, le plus énigmatique, et a besoin d’un commentaire périodique qui vienne porter un peu de lumière dans cette comptabilité si savamment compliquée.

Ce commentaire, c’est la discussion qui a lieu tous les ans au sein du corps législatif, et cette année la discussion du budget a pris un intérêt tout nouveau, elle se ressent de ce réveil de l’esprit de contrôle que nous signalions l’autre jour, et peut-être aussi de l’approche des élections, qui ne laisse pas de rendre aux élus du pays une certaine ardeur dans la recherche des économies. Ce n’est point M. Thiers qui a besoin de ce dernier stimulant. Avec cette lucidité d’un grand esprit qui connaît les affaires d’état pour les avoir pratiquées et pour les avoir étudiées dans l’histoire, il sait le prix de bonnes finances pour un pays qui tient à garder sa situation dans le monde, et depuis qu’il est entré au corps législatif il s’est attaché avec une véritable passion à l’étude des budgets ; il a réussi dans ces dernières années à raviver le sentiment de la responsabilité en matière financière. M. Thiers a été précédé ou suivi cette fois par des membres distingués de la majorité, comme M. Louvet, M. de Talhouet, par des membres de l’opposition comme M. Magnin, M. Émile Ollivier ou M. Jules Favre, et il a trouvé dans le ministre des finances lui-même, M. Magne, un contradicteur à l’esprit modéré, à la parole élégante et claire, fait pour soutenir cette lutte de chiffres, de telle sorte que de tous côtés l’étude a été aussi animée qu’approfondie. Cette étude, disions-nous, a été d’une nouveauté singulière par la liberté avec laquelle elle s’est produite, et elle a conduit à des résultats significatifs. Le premier de ces résultats, et M. Magne en est convenu avec une parfaite bonne foi, c’est de reconnaître la nécessité de ramener nos budgets à un ordre plus rationnel, de simplifier cet organisme multiple et confus, qui n’est pour le gouvernement qu’un moyen aussi dangereux que spécieux de se faire illusion à lui-même en déguisant au pays par une subdivision à l’infini le poids des charges publiques. Rien n’est plus facile que d’additionner, dit-on. Oui, mais on n’additionne pas ; si on additionne, on perd le fil en chemin, on confond les chiffres, on s’égare dans un dédale de supputations et de défalcations, on finit par se décourager à la poursuite de cette vérité insaisissable, et c’est la pire des choses, car l’obscurité, en permettant toutes les exagérations, offre un facile prétexte à toutes les crédulités.

À vrai dire, en matière de finances, il y aurait un idéal que tous les esprits sensés voudraient voir réalisé, qui répond aux conditions les plus naturelles de l’administration de la fortune publique aussi bien que des fortunes privées. Cet idéal, ce serait tout simplement un vrai budget, un budget ordinaire largement établi de façon à suffire aux nécessités essentielles du service public, fortement constitué sur un équilibre normal de recettes et de dépenses. Cela fait, le jour où par leur élasticité propre, par le mouvement de la richesse nationale, les recettes se sont accrues et ont gagné de vitesse les dépenses, une situation nouvelle apparaît : cet excédant, s’il n’est employé à des diminutions de taxes, devient tout naturellement la dotation de travaux extraordinaires, de ces travaux toujours utiles sans doute, mais qui n’ont pas un caractère essentiellement obligatoire, dont l’exécution est une affaire d’opportunité. Qu’on aille plus loin : une circonstance exceptionnelle et imprévue appelle un effort du pays, des travaux d’un ordre supérieur et urgent se présentent, et les excédans ne suffisent pas : alors une autre question s’élève, celle du recours à cette ressource extraordinaire et toujours onéreuse dont la forme habituelle est l’emprunt. Ainsi un budget ordinaire fortement établi dans son équilibre invariable, et un budget extraordinaire ou supplémentaire composé soit d’excédans réellement disponibles soit de ressources demandées accidentellement à l’emprunt, mais s’appliquant à une nécessité directe, pressante, et se proportionnant toujours à l’opportunité, s’étendant ou se resserrant selon les circonstances, c’est lu, à ce qu’il semble, un cadre où l’on pourrait se mouvoir à l’aise. Seulement, pour que cette combinaison garde toute son efficacité, il faut évidemment qu’elle soit appliquée avec une énergique et scrupuleuse sincérité, qu’elle ne cède pas au premier entraînement ou à la première pression de l’imprévu. Il ne faudrait pas, par exemple, troubler incessamment l’ordre naturel des recettes et des dépenses, affecter des ressources venant de l’emprunt à des nécessités ordinaires, ou alléger en apparence le budget ordinaire pour maintenir un équilibre fictif en faisant passer des dépenses normales dans le budget extraordinaire ; il ne faudrait pas escompter d’avance la progression naturelle des revenus au risque de se heurter contre des mécomptes inévitables ; il ne faudrait pas, en un mot, déserter le terrain solide de la vérité pour se livrer aux aventures avec cette foi superbe en une fortune dont les faveurs ne sont point inépuisables.

C’est là précisément un danger dont on ne s’est pas défendu depuis seize ans. Le gouvernement, avec un abandon d’autant plus magnifique qu’il était moins contrôlé, a procédé un peu comme tous ceux qui ont hâte de vivre, qui veulent faire de grandes choses et les faire vite, croyant ainsi naïvement montrer la supériorité des régimes d’omnipotence personnelle sur les régimes de discussion libre. Il a voulu faire la guerre sans suspendre les entreprises de la paix, il a voulu augmenter les dotations, accomplir de grands travaux, prodiguer les subventions, stimuler l’activité universelle en lui ouvrant toute sorte de chemins, même les chemins hasardeux. Nous n’avons pas l’injustice de prétendre que de tout cela il ne reste rien : financièrement qu’en est-il résulté ? Les receltes ont pris un essor rapide sans doute, puisque le chiffre de l’accroissement est de 600 millions depuis 1852. Malheureusement les dépenses ont marché plus vite encore ; elles ont couru comme un cheval échappé qu’on ne songe plus à retenir, selon la spirituelle expression de M. Thiers. Et non-seulement les excédans n’ont pas suffi, mais avec un budget ordinaire qui a monté progressivement à 2 milliards on a dépensé encore quelque chose comme 4 milliards, — 3 milliards venant des emprunts pour la guerre, plus d’un milliard dû à des rentrées exceptionnelles, à des opérations douteuses ou à des expédiens. Le dernier mot de ce système, c’est évidemment le déficit en permanence, de quelque façon qu’on le déguise, puisqu’il n’y a plus d’équilibre là où les revenus réguliers ne suffisent pas ; c’est l’emprunt considéré, non plus comme une opération extrême et accidentelle, mais comme un moyen commode et naturel de solder des découverts ; c’est enfin ce que M. Émile Ollivier appelle d’une façon topique le régime des liquidations intermittentes, de l’apuration périodique d’une situation dont les embarras vont nécessairement en croissant à mesure que s’évanouissent des ressources qu’on ne retrouvera plus.

Nous sommes aujourd’hui à une de ces heures de liquidation nécessaire, et cette situation est apparue avec d’autant plus de clarté qu’on avait à discuter tout à la fois les comptes de 1867, le budget rectificatif de 1868 et le budget préventif de 1869. Le déficit de 1867 est de 183 millions, celui de 1868 est de 134 ou Ikk millions, celui de 1869, selon les prévisions actuelles, sera de 143 millions, tandis que d’un autre côté la dette flottante dépasse 1 milliard. Que représente cette masse de chiffres ? Des armemens, de nouveaux travaux à exécuter, le règlement de cette malheureuse affaire des obligations mexicaines. C’est à liquider tout cela qu’est destiné l’emprunt que le gouvernement maintient au chiffre de 440 millions, et que la commission du budget veut réduire à 412 millions. Et après, où en sera-t-on en 1870 ? Il est clair qu’on se retrouvera en face des mêmes difficultés, si rien n’est changé dans la manière de conduire nos affaires publiques ; il est évident que c’est la politique suivie jusqu’ici qui met nos finances dans cette anxiété périodique. Sans manquer au zèle qui était pour lui un devoir dans la défense de son budget, M. Magne n’aurait peut-être pas eu beaucoup de peine, on l’aurait dit du moins, à reconnaître la justesse de bien des critiques dirigées contre un ensemble de choses dont il n’est pas responsable, et M. Rouher lui-même a un esprit trop libre, trop pénétrant, pour ne pas s’avouer les vices d’une situation dont il porte allègrement le fardeau, et pour l’honneur de laquelle il faisait l’autre jour encore une vigoureuse sortie. En réalité, nous payons aujourd’hui les frais d’un système dont l’impuissance a éclaté sous bien des formes, mais particulièrement en 1866, et nous voudrions par un détail montrer ce système à l’œuvre.

Il a été dit dans cette discussion du corps législatif un mot surprenant. La légitimité de l’emprunt a été expliquée tout naturellement par la nécessité de pourvoir à la défense du pays. Nos armemens, on l’a dit comme une chose simple et incontestable, sont une dépense extraordinaire et exceptionnelle autant qu’imprévue. Quoi donc ! la défense du pays n’est-elle pas la dépense la plus normale, la plus ordinaire ? À quoi sert alors l’immense budget voté tous les ans ? Si on a cru devoir aviser en toute hâte au moyen d’un crédit de 158 millions qu’il faut aujourd’hui couvrir par l’emprunt, c’est donc qu’on n’était pas prêt en 1866, c’est donc qu’on a été surpris et qu’on s’est trouvé dans cette situation si justement caractérisée par M. Rouher quand il s’est écrié : « Une grande nation ne peut pas s’excuser à un moment donné sur ses négligences ou sur son impuissance !… » Eh bien ! oui, c’est là la vérité ; on n’était pas prêt, c’est la cause de tout ce qui est survenu, et on n’était pas prêt parce que toutes les forces financières de la France, — nous parlons des forces financières consacrées à la défense du pays, — étaient tournées vers le Mexique. Sans le Mexique, nos arsenaux n’auraient pas été vides, notre effectif n’aurait pas été appauvri de façon à rendre peut-être impossible le rassemblement d’une armée à l’heure où c’eût été le plus nécessaire. Et c’est ainsi que l’erreur de cette irritante expédition a pu à un certain moment énerver notre politique en laissant des traces jusque dans nos finances, réduites aujourd’hui à réparer le mal. Qu’il ait fallu y pourvoir, soit ; mais voilà ce qui arrive. On n’est pas quitte si promptement des conséquences d’une erreur de conduite.

Le pays sans nul doute a vivement ressenti les événemens de 1866 ; au premier instant il eût probablement tout approuvé, et sous cette impression le gouvernement a pu s’engager dans cette voie de réorganisation militaire où il est encore. Il s’est trouvé là un homme, nous n’hésitons pas à le dire, et M. Thiers lui a rendu cet hommage, qui a mis au service d’un grand zèle patriotique une vigoureuse activité. Le maréchal Niel a reconstitué la France militaire. Seulement, tandis que le gouvernement s’avançait dans cette voie coûteuse, le pays a fini par se refroidir, et, dans cet armement qu’on lui représente sans cesse comme une garantie de paix, il ne voit plus que l’immense charge financière qui en résulte, qui retombe de tout son poids sur nos budgets, et qui est le principal obstacle au rétablissement d’un véritable équilibre. Comment sortir de là ? Est-ce par un désarmement ? Ce serait certainement un moyen expéditif, s’il ne fallait que cela pour rétablir la paix dans les esprits et dans toutes les situations, pour ranimer la confiance. M. Jules Favre après M. Émile Ollivier a plaidé cette cause avec un singulier talent. Il y aurait pourtant, ce nous semble, une grande illusion à faire du désarmement une panacée universelle dans l’état actuel de l’Europe, et le remède le plus vrai, le plus efficace, serait avant tout dans une politique courageuse avouant virilement ses « fautes » et ses « malheurs, » — puisque ces mots ont été employés par un membre de la majorité, — associant le pays lui-même à une délibération directe, souveraine, décisive, sur toutes les grandes questions d’où dépendent ses destinées.

Notre temps a cela de caractéristique qu’il n’y a plus vraiment de petites questions. Nous vivons au milieu des grands problèmes, qui apparaissent sous toutes les formes et quelquefois à travers les incidens les plus ordinaires, problèmes économiques ou financiers, problèmes sociaux, problèmes politiques, et les questions religieuses elles-mêmes tendent de plus en plus à jouer un rôle dans ce vaste et confus mouvement dont nos d’bats sont l’expression. On ne peut plus les éluder, ces terribles questions, elles s’imposent toutes seules, non plus comme une grande préoccupation idéale ou comme un sujet de controverse abstraite, mais comme une affaire urgente, pratique, d’aujourd’hui et de demain. Il s’agit de savoir dans quelles relations vont vivre l’église et la société civile, et ce n’est pas dans un médiocre concile comme notre sénat, à propos du matérialisme, que ces tout-puissans problèmes vont être débattus ; ils vont bel et bien s’agiter dans un vrai concile, un concile œcuménique convoqué par le pape Pie IX à Rome pour la fin de l’année 1869. Ils sont toujours étonnans par leur sérénité, ces augustes vieillards du Vatican. On voit bien qu’ils sont éternels, ils disposent du temps sans façon, sans se hâter, et ils fixent un concile à la fin de 1869, sans se demander où en sera l’Europe, où ils en seront eux-mêmes dans un an et demi. D’ici là que de choses peuvent se passer ! Ce n’est pas moins un événement d’un ordre supérieur et qui peut avoir des conséquences singulièrement graves dans l’état moral du monde. Pour la première fois depuis le concile de Trente, l’église catholique vase montrer dans la majesté de ses réunions universelles, pour la première fois depuis trois cents ans, elle va faire l’essai de sa puissance collective, et c’est une ressemblance de plus de notre temps avec le xvie siècle. Ce qu’il y a d’étrange, c’est que dans la convocation de ce concile de Rome, destiné à renouer les traditions du concile de Trente, le pape Pie IX commence par une surprenante nouveauté. Il pose la question de telle sorte que par la déduction la plus simple on arriverait tout droit à la solution du plus grand des problèmes contemporains, la séparation de l’église et de l’état. Ce pape ingénu semble fait pour toutes les audaces, comme il a été soumis à toutes les épreuves. Il ne convoque plus, ainsi que le faisaient ses prédécesseurs, les souverains, les puissances laïques à son concile, il les laisse parfaitement de côté. Ce qu’il fait avec sa candeur accoutumée est l’affirmation la plus hardie de l’indépendance absolue de l’église. C’est donc l’église seule qui va mettre la main à l’œuvre, qui entreprend de se suffire à elle-même en dehors de tout concours des gouvernemens, et, d’après les circonstances où nous sommes, d’après l’inspiration sous laquelle ce grand fait se produit, il est bien clair que c’est là une immense tentative pour ressaisir une puissance ébranlée, ballottée à tous les vents du siècle, pour rallier le clergé universel sous le drapeau d’une doctrine unique déjà résumée dans le syllabus de 1864. C’est, en un mot, une lutte plus que jamais engagée entre l’esprit ecclésiastique retrempé dans un concile et l’esprit d’émancipation laïque qui anime les sociétés modernes. Ce n’est pas tout à fait sans raison, on en conviendra, que l’autre jour au sein du corps législatif, à propos du budget des cultes, M. Émile Ollivier, dans un discours aussi habile que sensé, faisait au gouvernement un devoir de surveiller une situation grosse de difficultés, et M. Baroche a répondu après tout comme peut répondre un ministre qui laisse entrevoir la préoccupation dans la réserve.

Ce qui sortira de ce concile au point de vue purement religieux, nous ne le recherchons pas. Il se trouvera quelque autre Sarpi pour raconter les péripéties de ce drame ecclésiastique. Politiquement, c’est une autre affaire, et il reste à se demander si cette démonstration qui va tenir pendant dix-huit mois les esprits en suspens n’est pas faite pour compliquer les choses au lieu de les simplifier, pour multiplier les embarras et peut-être les périls. C’est là vraisemblablement le moindre souci des inspirateurs du concile et de ceux qui en célèbrent d’avance les grandeurs, qui voient déjà l’église répandant la lumière du haut de Saint-Pierre, et reconquérant le monde à ses lois. N’est-il point à craindre d’abord que ce mouvement religieux exceptionnel dont Rome va devenir le centre pendant quelque temps ne vienne suspendre encore l’œuvre d’apaisement et de consolidation en Italie ? Les Italiens sont gens pratiques, nous le savons bien ; ils ne s’émeuvent pas toujours aussi aisément qu’on le croirait, ou du moins ils ne s’émeuvent que quand ils le veulent, et ils sont fort capables de tirer parti de tout, même de mettre à contribution les pères du concile et les voyageurs accourus à leur suite. Il n’y a pas moins dans un tel fait une excitation permanente pour toutes les passions. Ceux qui ne demandent pas mieux que de pousser tout à l’extrême et d’empêcher l’Italie de se constituer, ceux-là sont dans leur droit sans doute, comme aussi ils justifient les Italiens qui se laisseraient aller à répondre aux manifestations d’hostilité dont ils pourraient être l’objet, car enfin, il en faut convenir, il y a quelque chose d’irritant dans cet appel à toutes les forces morales de l’univers pour tenir en échec une nation qui travaille à s’organiser. Il n’est peut-être pas d’une souveraine prudence de provoquer sans cesse des crises d’où l’Italie peut sortir meurtrie, nous l’avouons, et où d’autres aussi peuvent laisser ce qui leur reste de puissance. Ce futur concile, il conduit à la guerre plutôt qu’à la paix en Italie, voilà un de ses inconvéniens ; mais c’est en France surtout que la question risque de s’agrandir et que cette démonstration peut finir par placer le clergé et le gouvernement lui-même dans une situation aussi délicate que périlleuse.

Il ne faut pas s’y tromper, c’est peut-être la plus sérieuse épreuve qui se présente. Le clergé français en grande partie est resté jusqu’ici modéré d’esprit, tranquille et attaché à ses devoirs. Ceux qui prétendent parler pour lui n’expriment pas toujours ses sentimens. Façonné à vivre dans un monde transformé par la révolution, il n’éprouve pas le besoin d’entrer en guerre avec la société civile, avec l’esprit moderne. Il se ressent de l’atmosphère française qui l’enveloppe, et même, à y regarder de près, on trouverait que beaucoup d’ecclésiastiques, avec un peu plus d’indépendance, résisteraient aux entraînemens absolutistes. Dans tous les cas, il reste encore en France un vieux fonds gallican qui persiste, même quand les apparences s’en vont chaque jour. Voilà les chefs de ce clergé transportés dans une assemblée souveraine où vont dominer naturellement les doctrines ultramontaines. Que feront-ils ? Les plus fougueux l’emporteront évidemment sur les plus modérés, et nous oserions affirmer que M. l’évêque d’Orléans jouera au concile un plus grand rôle que M. l’archevêque de Paris. Ce qui n’était qu’une opinion sur les plus grandes questions qui divisent le monde deviendra un dogme ou presque un dogme qui s’imposera au nom de la foi, et, à moins d’une résistance déclarée qui serait presque aussi dangereuse que la soumission, qui d’ailleurs n’est nullement à prévoir, l’église française tout entière se trouvera engagée dans une campagne où elle n’était pas irrévocablement compromise jusqu’ici, dont quelques-uns de nos prélats les plus violons restaient seuls responsables. Qu’on réfléchisse un instant sur cette situation faite au clergé français le lendemain du concile, si, comme tout le fait croire, ce sont les doctrines les plus absolues qui sont consacrées par l’autorité souveraine de l’église universelle. Il faudrait avoir bien peu de prévoyance pour ne pas pressentir que la guerre se rallumera plus que jamais, qu’une scission plus profonde s’accomplira entre tout ce qui tient à l’esprit ecclésiastique et tout ce qui tient à l’esprit laïque, et il faudrait avoir moins de prévoyance encore pour douter de l’issue d’une lutte où l’église s’est dix fois engagée depuis trois siècles pour être dix fois vaincue. Voilà un autre inconvénient de ce concile, qui peut devenir un grand piège pour notre clergé, à moins que ce ne soit le commencement d’une révolution dès ce moment acceptée par lui.

Et le gouvernement français, que va-t-il faire ? Quelle sera son attitude ? M. Baroche ne l’a pas dit, il ne pouvait pas le dire, et c’est ce qui peut devenir curieux ; c’est ici qu’on peut voir les conséquences de nos expéditions de Rome et de toutes ces occupations indéfinies. Nos soldats vont donc monter la garde autour de ce concile occupé à reléguer parmi les utopies funestes les idées de souveraineté nationale et d’indépendance civile dont la France est la plus complète expression. On n’y prend pas garde, sous prétexte de protection généreuse, nous allons simplement remplacer l’Autriche en Italie, et même nous faisons mieux qu’elle. Pendant que l’Autriche se fait libérale, nous voilà réduits par la fatalité de la plus singulière des politiques à préserver soigneusement de toute atteinte le dernier coin de terre italienne où puisse être fulminée la condamnation du monde moderne. Nous ne savons si le rôle est généreux, et s’il suffira pour assurer aux candidats officiels l’appui du clergé dans les élections ; il est au moins étrange, il peut réserver au gouvernement français des surprises imprévues. Ces contradictions ne sont-elles pas une des causes intimes du malaise qui énerve depuis quelque temps la société française ? Ce pape, avec son audace ingénue, nous joue un mauvais tour en nous offrant cet honneur d’être les sentinelles de son concile, et en réalité il ne fait que rendre plus sensibles ces contradictions d’une politique aujourd’hui vraiment aussi embarrassée pour quitter Rome que pour y rester.

Si la politique française a des embarras à Rome et ailleurs, si elle a laissé s’accomplir des événemens qui sont devenus une cause d’anxiété patriotique, est-ce uniquement la faute de ce principe des nationalités que M. le prince de Broglie analyse avec une si ferme pénétration dans ses études récentes sur la Diplomatie et le droit nouveau, que M. Prevost-Paradol à son tour trouve devant lui dans son livre d’hier sur la France nouvelle ? Il est vrai, ce principe peut donner lieu à d’étranges excès, surtout quand il est livré aux interprétations de la force ambitieuse et conquérante, et ces excès sont bien faits pour enflammer chez un esprit élevé comme M, Albert de Broglie le sentiment de l’équité et du droit. Il n’est pas de mot qui ait été plus torturé, plus dénaturé, plus faussé dans ses applications, parce qu’en définitive le principe des nationalités, comme tous les principes, ne peut avoir rien d’absolu, parce qu’il est limité par une multitude d’autres considérations qui ont leur poids dans les affaires humaines. Mais enfin ce principe, sainement compris, répond à un idéal de vérité et de justice, il est inséparable de la révolution française, et en s’effrayant un peu, comme bien d’autres esprits, des conséquences abusives qu’on en peut tirer, M. Albert de Broglie a l’intelligence assez libérale pour lui faire sa place dans le travail contemporain des peuples.

faut vivre avec son temps pour le mieux diriger. Il reste malgré tout inscrit, ce principe des nationalités, sur le drapeau de cette France nouvelle dont M. Prévost-Paradol trace le portrait, et à laquelle il propose toute une réformation intérieure sous peine de se voir menacée d’une déchéance inévitable. M. Prevost-Paradol est un de ces esprits élégans et fermes qui ne reculent pas devant l’expression de la vérité, même la plus dure, et c’est avec raison qu’il met son livre à l’abri de cette parole virile : « Il serait temps que chacun dît ce qu’il pense, et que l’hypocrisie politique qui nous dégrade en même temps qu’elle nous consume eût un terme… » L’inspiration de ces pages décorées du nom de la France nouvelle est dans une seule idée, c’est que la révolution française a fait une société, elle n’a pas trouvé son gouvernement. Ce gouvernement à coup sûr ne peut être que la démocratie organisée ; mais la question est de savoir comment la liberté peut vivre dans cette démocratie. Jusqu’ici, tantôt elle s’est perdue dans la licence, tantôt elle a été étouffée sous un despotisme né de l’anarchie. La France oscille entre toutes ces extrémités, et elle s’épuise tandis que les autres peuples grandissent, tandis que la race anglo-saxonne envahit le globe, où elle va régner. Pour l’auteur de la France Nouvelle comme pour bien d’autres, l’année 1866 a été une date décisive, peut-être irrévocablement néfaste. Le livre de M. Prevost-Paradol s’inspire d’un mâle esprit, et dans l’étude des réformes que la France aurait à réaliser pour redevenir maîtresse d’elle-même il y a certainement bien des vues ingénieuses ; mais que seraient ces réformes, si le mal était si profond, si étendu, qu’il pût déjà légitimer les conclusions de l’auteur ? La France est malade, nous le savons bien, elle est prise d’une langueur dont elle a de la peine à revenir. Est-ce à dire que nous soyons déjà si condamnés, si parfaitement éclipsés par les autres peuples, que nous puissions tout au plus nous promettre dans la civilisation de l’avenir le sort touchant et effacé d’une autre Grèce, d’une autre Athènes ? Le malheur et la faiblesse de cette démonstration, inspirée d’ailleurs par un sentiment élevé de tristesse, c’est qu’elle ne suppose pas seulement une crise, elle semble proclamer l’épuisement de cette vigoureuse sève de la révolution par laquelle s’est faite la France nouvelle. Il y a des heures de découragement sombre oui on savoure ces amertumes, et on les exprime avec éloquence quand on a le talent de l’auteur. Avec un peu de réflexion, on se reprend vite à croire que les destinées de la France ne sont pas finies, et, sans céder à un vain orgueil, on peut se dire que le jour où notre pays disparaîtrait dans cette ombre d’une décadence définitive un grand vide se ferait dans le monde. M. Prevost-Paradol le croit lui-même assurément. Il faut prendre son livre non pour ses pronostics, mais pour ses généreuses pensées, qui sont comme un aiguillon allant réveiller l’inertie contemporaine.

Nous parlons de la France d’aujourd’hui, de cette société nouvelle, toute démocratique, qui a ses destinées orageuses, et voilà deux images discrètes, à demi voilées, de la société d’autrefois qui revivent dans des pages d’une simplicité charmante, éclairées d’un doux reflet d’émotion. C’est Mme de Lafayette, la femme du héros de la révolution, racontant la vie de sa mère, la duchesse d’Ayen, et c’est Mme de Lasteyrie racontant à son tour, avec autant de facilité que de grâce, la vie de sa mère, Mme de Lafayette. L’une et l’autre, la mère et la fille, étaient de cette race de femmes qui ont le cœur droit et l’esprit fin. Une fortune étrange avait placé auprès de celui qui est resté comme un type légendaire de notre révolution une des personnes les plus accomplies de cet ancien régime expirant. Cette aimable femme était toujours restée passionnément attachée à son mari, elle l’avait accompagné dans sa prison d’Olmutz, elle le suivit jusqu’au bout dans sa destinée, et cette image que nous rend Mme de Lasteyrie semble revivre comme pour marquer la distance qu’il y a entre la société d’autrefois et les sociétés actuelles, occupées de tant d’autres choses, envahies par des mœurs et des sentimens qui ne sont pas toujours du beau monde.

Certes, de tous les pays qui sont aujourd’hui à la recherche de la paix et de la liberté dans leurs institutions et dans leur vie, l’Espagne est un de ceux qui ont le moins de chance ou, pour parler plus vrai, un de ceux qui s’arrangent le mieux pour ne pas réussir. On dirait que l’Espagne, au lieu de placer son idéal en avant et de suivre un mouvement de progrès régulier, a entrepris de rétrograder et de se faire un régime d’absolutisme indéfinissable, tempéré par des menaces incessantes de révolutions. Les gouvernemens de Madrid ont si bien fait depuis quelques années qu’ils sont parvenus à isoler leur pays du reste de l’Europe. On semble ne plus s’intéresser à ce qui se passe au-delà des Pyrénées, on ne croit plus à la vérité des déclarations officielles, c’est le résultat inévitable d’une suspension à peu près complète de toute liberté. Il se fait ainsi sur les affaires d’Espagne un silence à peine interrompu de temps à autre par le bruit de quelque insurrection qui vient d’éclater ou de quelque conspiration qu’on vient de découvrir. Aujourd’hui encore voilà qu’on vient de mettre la main sur un certain nombre de chefs de l’armée qui sont probablement accusés de quelque chose, quoiqu’on ne sache pas au juste de quoi, et qui sont dispersés un peu sur tous les points. Ils ne sont pas arrêtés, non certainement, — ils n’ont fait que passer dans les prisons de Madrid pour être immédiatement expédiés sous bonne escorte aux Canaries, aux Baléares, dans les résidences les plus éloignées, où ils restent internés par mesure de police militaire. Et quels sont ces hommes ? Ce sont tout simplement ceux qui ont joué le plus grand rôle depuis quelques années, et qui sont le plus connus par leurs services : un ancien président du sénat, le général Serrano, duc de La Torre, qui en 1866 risquait dix fois sa vie dans une insurrection pour sauver le trône de la reine Isabelle, le général Zavala, un ancien compagnon d’O’Donnel dans la guerre du Maroc et au ministère, le général Dulce, le général Cordova lui-même, quoique notoirement modéré, le général Echague, le général Ros de Olano, le général Serrano Bedoya, et bien d’autres encore, sans parler de tous les officiers pris obscurément pour être envoyés on ne sait où. Comme ce n’était pas assez, le duc et la duchesse de Montpensier, résidant habiluellement à Séville, ont été embarqués du même coup, et sont envoyés en Angleterre pour aller respirer l’air d’un pays libre. Après cela, M. Gonzalez Bravo, président du conseil, et M. Pezuela, capitaine-général de Madrid, ont bien évidemment sauvé encore une fois l’ordre et la société en Espagne ! Ce n’est pas leur premier exploit, et ce ne sera pas le dernier, s’ils ne sont arrêtés en chemin.

Nous ne voudrions parler que sérieusement d’un pays qui a tant de qualités brillantes et fortes, qui est si bien fait pour grandir ; par malheur ses gouvernemens, depuis quelques années, lui font trop souvent un piètre rôle devant l’Europe. Depuis que le général Narvaez est mort, il y a quelques mois, M. Gonzalez Bravo est resté, on le sait, président du conseil, le cabinet a été fort peu modifié, et ce n’est pas l’entrée d’un poète dramatique, M. Rodriguez Rubi, au ministère d’outre-mer qui a pu sensiblement changer la politique. Or qu’a fait le gouvernement ? Il n’a réussi qu’à prolonger une situation violente à laquelle il n’a même pas toujours laissé des dehors sérieux. Dans ces derniers temps en effet, le cabinet de Madrid était fort occupé à se distribuer des titres et des décorations. Un ancien ami du général Narvaez, M. Marfori, a été fait marquis de Loja. Un autre ministre, M. Orovio, a eu aussi son marquisat tout comme le ministre de la justice, M. Roncali, qui a été fait grand d’Espagne. La toison d’or n’a pas été oubliée dans les distributions. Le cabinet en était à ces passe-temps, lorsqu’il s’est cru tout à coup en face d’un danger qui pouvait bien être réel, quoiqu’il ne soit pas plus imminent aujourd’hui qu’hier, et qu’il ne vînt pas surtout d’une conjuration organisée. Ce danger, c’était un rapprochement opéré entre les partis libéraux, progressistes, membres de l’union libérale, modérés non convertis à l’absolutisme. Il y a deux semaines, un journal progressiste, la Nueva Iberia, publiait un article hardi qui annonçait la fusion accomplie, et semblait inaugurer une nouvelle ère d’action. C’est alors que le ministère se hâtait de mettre la main sur les généraux les plus marquans de l’union libérale, qu’il redoutait sans doute plus que les autres. Mais cette coalition d’opinions eût-elle pris le caractère d’une conspiration véritable, comment le duc et la duchesse de Montpensier pouvaient-ils se trouver impliqués dans ces complots ? C’est le secret du gouvernement, qui n’en fera part à personne pour une raison bien simple, c’est qu’il serait absurde de supposer le duc et la duchesse de Montpensier trempant dans des conspirations contre la reine. Ce qui reste en définitive de tout cela, c’est un acte audacieux tenté parle ministère pour se prémunir contre des changemens prochains et inévitables dont les signes se laissent suffisamment entrevoir à travers l’obscurité qui enveloppe les affaires d’Espagne.

Depuis quelque temps, au-delà des Pyrénées, il y a en dehors de toute conspiration un sentiment qui se fait jour, c’est une lassitude profonde de ce qui est, c’est le sentiment que la situation actuelle ne peut durer. Qu’est-ce en effet que cette situation ? qu’est-ce qui règne à Madrid ? Ce n’est ni un gouvernement modéré, ni même un gouvernement absolutiste, ni bien entendu un gouvernement libéral. C’est un arbitraire capricieux et violent, qui ne représente rien, qui vise à se tenir en équilibre entre tous les partis en les comprimant tous, c’est un gouvernement qui a la prétention de ne pas abolir complètement le régime constitutionnel, et qui n’a d’autres alliés que tous les fauteurs de réactions, tous les ennemis du système représentatif. Un changement est inévitable : il faut que la politique de l’Espagne aille jusqu’à l’absolutisme pur, représenté aujourd’hui par le général Pezuela, par M. Nocedal, ou qu’elle revienne sur ses pas, qu’elle rentre dans les conditions d’un régime régulier, équitablement libéral. Aller jusqu’à l’absolutisme, ce serait assurément, pour un caprice éphémère, préparer une effroyable catastrophe. Il ne reste donc qu’un retour sincère et résolu à la pratique des institutions libérales ; mais comment ce retour peut-il s’accomplir aujourd’hui après tant de crises qui ont jeté les partis dans la confusion ? C’est là justement l’œuvre de ce rapprochement dont nous parlions, rapprochement devenu assez sérieux pour effrayer M. Gonzalez Bravo bien plus qu’une conspiration savamment organisée. Toute politique qui assurerait aujourd’hui à l’Espagne un régime de tolérante légalité serait certainement un très grand progrès ; c’est aux hommes appartenant à toutes les opinions, h toutes les nuances libérales, de s’unir pour replacer leur pays dans des conditions où il ne flotte pas sans cesse entre l’anarchie d’un despotisme indéfini et l’anarchie des insurrections militaires. C’est à eux de travailler en commun à fonder enfin le régime civil au-delà des Pyrénées, puisque les chefs militaires qui ont été des chefs de partis, O’Donnell, Narvaez, s’en vont et laissent la place libre. L’Espagne est en ce moment dans une de ces situations où un pays ne peut pas rester longtemps sans compromettre tous ses progrès matériels et son crédit moral en Europe. ch. de mazade.




ESSAIS ET NOTICES.

LA POÉSIE LÉGENDAIRE CHEZ LES SERBES[1].

Une chaîne centrale, formée par l’ancien Hémus, et qui part de la Mer-Noire pour aboutir à l’illyrie, divise la péninsule turque en deux zones climatériques : au midi, des plaines arides en été, verdoyantes au printemps, des montagnes calcaires et dénudées où rampent quelques arbres résineux, des rivières sans eau, mais fleuries de lauriers-roses, des champs d’orge et de maïs, des haies d’aloès, des bois d’oliviers, des villes blanches et riantes, en un mot tous ces détails du paysage d’Orient qui se retrouvent de Marseille à Alexandrie; sur l’autre versant au contraire, l’aspect général est sévère et triste. Le voisinage du Danube et la disposition des vallées ouvertes aux vents du nord y maintiennent une température basse et humide. La végétation de cette zone est celle du centre de l’Europe; on rencontre même sur certains points la flore septentrionale. Les plaines y sont boisées comme les hauteurs ; les chênes et les bouleaux s’y entremêlent aux sapins alpestres. Les villages sombres et enfumés, fortifiés de palissades et cachés dans les replis du sol, rappellent les stations des barbares décrites par les historiens de Byzance. La population qui habite cette région est en effet une race venue du nord. Ce sont des Slaves qui entrèrent dans l’empire romain au VIIe siècle pour s’établir sur les points qu’ils occupent encore aujourd’hui. Furent-ils appelés par Héraclius ou bien s’imposèrent-ils à la cour impériale, qui, trop faible pour les renvoyer, leur accorda le titre de colons dépendans? C’est là un point historique qui n’a pas été résolu. Dès le IXe siècle au surplus, les Serbes s’étaient affranchis déjà de ce semblant de vassalité, et vers le milieu du XIVe siècle ils étaient devenus assez puissans pour inquiéter les successeurs d’Héraclius dans Byzance même. Survinrent les Turcs. La Serbie n’était pas de force à leur résister. Aussi les chrétiens slaves des bords du Danube éprouvèrent-ils en 1389, dans la plaine de Kossovo, un immense désastre qui fait le sujet des poèmes légendaires traduits par M. d’Avril.

L’origine du peuple chez lequel ces chants se sont produits, ses mœurs, ses traditions, jusqu’à l’aspect du pays où il réside, indiquent d’avance quel doit être le caractère de cette poésie. Bien n’y rappelle l’abondance d’imagination, la grâce élégante et l’esprit sceptique des épopées du cycle d’Homère. Les rhapsodies serbes, pour me servir de l’expression qu’emploie le traducteur, loin de se rattacher à la Grèce, ont des rapports plus ou moins éloignés avec les chansons de geste de l’Occident, ou même avec les sagas de l’antiquité scandinave.

Le poème de la bataille de Kossovo commence par la description d’une fête. L’empereur Lazare et les seigneurs qu’il a conviés sont assis à table, ils devisent en buvant le vin frais, lorsque entre dans la salle du festin la femme de Lazare, l’impératrice Militza. Elle s’avance à pas mesurés vers le siège élevé où se tient son glorieux époux, et lui dit doucement : « Monseigneur, tes ancêtres ont toujours employé leurs richesses à élever des monastères et des églises. Qu’attends-tu pour les imiter et pour sanctifier ta vie par de pieuses dédicaces? » Pendant que l’empereur serbe, ému de ces reproches, fait le vœu de fonder sans retard le couvent de Ravanitza, son gendre, le jeune woïwode Milosch, s’écrie : « Si vous construisez un monastère, ô Lazare, qu’il soit solide et crénelé comme une forteresse; que ses murs puissent nous protéger, car le temps prévu par nos anciens livres est arrivé : les Turcs sont là... »

Les Turcs sont là en effet. L’empereur reçoit une lettre du sultan Mourad qui le somme de lui livrer « les clés dorées de toutes ses villes et des tributs pour sept ans à venir. » A cet ordre, l’empereur pleure amèrement; mais bientôt, reprenant courage, il adjure ses Serbes de le suivre à Kossovo. « Malheur, dit-il, à celui qui évitera le combat! Que sous sa charrue la terre reste stérile, que le froment ne germe pas dans son champ, que le raisin ne mûrisse pas sur ses collines! » Suivent les sermens de fidélité de l’armée à son chef. Les jeunes Serbes contractent entre eux des fraternités d’adoption qui ont un caractère religieux. Le poème ne contient aucun récit de la bataille. Il raconte seulement comment le lendemain Militza apprit de tristes nouvelles. Au point du jour, deux corbeaux s’abattent sur la tour de Krouchéwatz, «Au nom de Dieu, noirs corbeaux, dit l’impératrice, d’où vous êtes-vous envolés? Arrivez-vous du champ de Kossovo? Avez-vous vu les deux armées? laquelle est victorieuse? » Les messagers de malheur se succèdent. Voici venir le fidèle serviteur Miloutine, qui soutient avec sa main gauche son bras droit à moitié tranché. Il a dix-sept blessures, et son cheval ruisselle de sang. Il apprend à Militza a comment sont morts son époux, son père, ses neuf frères et son gendre, le vaillant Milosch, qui n’est tombé qu’après avoir tué le sultan Mourad; mais le mari de son autre fille, Vouk Brankowitch, a trahi les chrétiens; telle est la cause de la défaite... »

Ainsi se développe cette chronique nationale et religieuse. Peut-être un éditeur bienveillant est-il intervenu dans l’arrangement de quelques scènes, a-t-il complété quelques épisodes, éclairci quelques passages obscurs; il n’en paraît pas moins certain que le fond légendaire n’a pas été altéré, et l’on sent en effet dans ces récits de la vie barbare l’âpre saveur des premières poésies. M. d’Avril raconte que des rhapsodes mendians et le plus souvent aveugles comme Homère chantent encore aux paysans attentifs le dévouement de Lazare, l’héroïsme de Milosch, la trahison de Vouk Brankowitch. Le champ de bataille de Kossovo est toujours le but d’un pieux pèlerinage. Ce culte des patriotiques souvenirs dénote une race forte et simple, dont un long asservissement n’a pas tari la sève, et aujourd’hui que la question d’Orient, modifiant ses termes, devient avant tout une question de nationalités, il n’est pas sans intérêt d’étudier dans les légendes intimes du petit peuple serbe le caractère de ses traditions et de ses tendances.


J. DE CAZAUX.


Traité théorique et pratique de droit public et administratif,
par M. A. Batbie, 7 vol. in-8o; Cotillon.


L’immense quantité de lois, d’édits, d’ordonnances, de règlemens, de décrets, dont l’ensemble constitue notre droit administratif renferme des réminiscences de tous les régimes qui se sont succédé en France. Les commentateurs ont quelque peine à exposer avec méthode une science trop riche en documens de toute origine. C’est un des sérieux mérites de M. Batbie d’avoir, grâce à une judicieuse division des matières, présenté avec plus d’ordre et de clarté que ses devanciers n’avaient réussi à le faire les règles de cette législation embrouillée. L’amour de la régularité, qui distingue à un si haut point l’administration française, devrait bien la pousser à coordonner dans un code définitif et commode la collection variée des attributions qui lui incombent. Cette révision fournirait une précieuse occasion d’obvier aux inconvéniens d’une tradition administrative qui remonte loin et qui est restée vivace chez nous.

Cette tradition consiste à tenir en suspicion légitime tout ce qui n’émane pas de l’administration centrale ou de ses délégués, veillant de haut aux intérêts individuels, suppléant aux défaillances et corrigeant les écarts des volontés isolées. C’est la doctrine qu’appliquait Colbert, lorsqu’il essayait de fonder l’industrie nationale à coups d’ordonnances. Malgré les progrès de l’économie politique et les conquêtes de la liberté, cette école administrative est encore florissante, sinon dans les ouvrages de théorie, où personne n’ose plus la défendre, au moins dans la pratique, où elle a pour complices les habitudes de routine qu’elle ne pouvait manquer de faire naître. Sans trop chercher, on trouverait parmi nos administrateurs un certain nombre de petits Colberts formant comme la monnaie du grand et frappés au même coin que lui. Afin de caractériser l’effet de ces sollicitudes maladroites dont la production d’un pays est trop souvent l’objet, M. Batbie emprunte à Bacon une expression d’une concision énergique, il les nomme la pars destruens de l’état. Il en est de l’ancienne administration comme de l’ancienne médecine: toutes deux ont commencé par torturer sous prétexte de guérir.

Heureusement la médecine est revenue de ses erremens de l’avant-dernier siècle, et l’administration commence à faire de même. Des doctrines plus libérales sont mises en avant par les juristes au nom du droit et recommandées par les économistes au nom de la prospérité matérielle, M. Batbie, qui les a toujours défendues comme économiste et comme légiste, y reste fidèle dans ce dernier et important ouvrage. Sans doute il a évité avec soin toute discussion de nature à enlever à son travail le caractère scientifique qu’il entendait lui donner. Son but immédiat était non pas de battre en brèche notre droit administratif, mais de l’apprendre à ceux qui l’ignorent et d’en faciliter l’application à ceux qui ont à le manier. C’est déjà une tâche utile, et son traité contribuera efficacement à propager des opinions saines sur un sujet qui touche de près aux intérêts de chacun de nous,


ALFRED EBELOT.


L. BULOZ.

  1. La Bataille de Kossovo, rhapsodie serbe, traduite par M. A. d’Avril ; librairie du Luxembourg.