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Chronique de la quinzaine - 14 mars 1874

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Chronique no 1006
14 mars 1874


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 mars 1874.

S’il y a pour un pays des heures favorables où tout est simple, net et vivant, il y a des momens où tout est laborieux et difficile, où la politique, indécise et fatiguée, passe des agitations vaines à une sorte de stagnation. On a de la peine à s’ouvrir un chemin, à se tirer d’une discussion financière ou de la préparation d’une loi, à se décider et à faire tout ce qui serait sérieux. On se repose ou l’on se perd dans une délibération confuse et lente. Il n’y a que les vanités, les fantaisies, les passions futiles et opiniâtres des partis, qui montrent une activité toujours infatigable, qui se déploient avec leur égoïste et audacieuse candeur. Qu’en est-il donc encore aujourd’hui ? Les événemens sont rares, c’est tout au plus s’il y a des incidens. Tandis que l’assemblée vote consciencieusement des impôts ou que la commission des trente arrive à mettre au jour son projet de loi électorale, les journaux mâchent et remâchent d’éternelles polémiques sur l’éternelle conjonction des centres, sur l’organisation du septennat, sur la constitution de la seconde chambre. Les légitimistes s’ingénient à raconter les émouvantes histoires de ce qui se passe entre M. le comte de Chambord et ses amis, ou à se demander comment on pourrait supprimer le nom de la république en attendant mieux, — et les bonapartistes vont à Chislehurst pour saluer demain la majorité du prince impérial, toujours aussi en attendant mieux. Tout cela est fort naturel, à ce qu’il paraît, il ne s’agit que de ne pas faire trop de bruit. En même temps l’élu d’Avignon, M. Ledru-Rollin, introduit par un maître des cérémonies du radicalisme, fait son entrée dans l’assemblée sans que la terre ait tremblé de Paris à Versailles, sans qu’il y ait en vérité rien de changé, et un autre revenant qu’on croyait enseveli sous les ruines, M. Émile Ollivier, oui, M. Ollivier lui-même croit le moment venu de faire sa réapparition sur la scène par un coup de théâtre, par une fausse entrée à l’Académie française. Il y avait si longtemps qu’on n’avait parlé de M. Émile Ollivier, et l’Académie éprouvait un si pressant besoin de le recevoir, ne fût-ce que pour le complimenter de la gloire qu’il a procurée à son pays ! À travers ces incidens et ces diversions cependant la France reste avec ses intérêts et ses nécessités, avec son désir de voir se préciser une situation où elle puisse sans préoccupation et sans trouble se mettre à l’œuvre qui la touche désormais plus que toutes les autres, au rétablissement progressif de ses forces morales et matérielles.

Cette œuvre militaire, politique, financière, morale même, elle est assurément immense, et ce serait déjà beaucoup de l’entreprendre, de la mettre en bonne voie, après avoir délivré le pays des fléaux de la guerre étrangère et de la guerre civile. M. le vice-président du conseil retraçait justement hier encore une partie de ce patriotique programme qui devrait rester présent à toutes les pensées, qu’on ne peut espérer réaliser, si l’on ne s’y attache avec une certaine fixité et un certain ordre, en sachant éviter de se laisser détourner ou retenir par toute sorte de considérations où se mêlent incessamment les calculs inavoués, les préoccupations personnelles et les fantaisies excentriques. Sait-on ce qui démontre le mieux la nécessité d’une organisation constitutionnelle qui en finisse avec toutes les incertitudes ? C’est que sans cela, avec la meilleure volonté, on tombe dans de véritables confusions, faute d’ordre et de direction. On ne sait pas toujours ce qu’on veut faire. Dès qu’on aborde une question, on semble s’aventurer dans un pays vague où l’on craint de s’avancer, où l’on se croit obligé de tenir compte à chaque pas des réticences des uns, des prétentions des autres, d’un inconnu que tout le monde réserve. Qu’en résulte-t-il ? On met trois mois à étudier, à préparer un projet de loi électorale, sans s’apercevoir de l’incohérence qui éclate dès le premier article. On n’a songé qu’à une chambre des députés, sans s’inquiéter s’il y aura une autre assemblée, comment cette assemblée sera composée. Le rapporteur. M. Batbie, aurait, dit-on, exprimé la crainte que la loi nouvelle ne contentât personne. Ce n’est point impossible, c’est une œuvre assez composite où chaque membre de la commission a mis évidemment son mot, son arrière-pensée, sa préoccupation ou sa précaution.

On s’est proposé d’organiser, de moraliser le suffrage universel, de faire une loi conservatrice, Aura-t-on réussi ? ne dépasse-t-on pas singulièrement le but ? Qu’on exige des garanties pour la constatation du domicile, rien de mieux. Il faudrait pourtant prendre garde : avec ce luxe de formalités poussées jusqu’à la minutie, on agit quelquefois très aveuglément, on ne sait pas qui on élimine, on croit n’exclure que des électeurs qui seraient dangereux, et on exclut ceux à qui on donnerait un double vote, si on le pouvait. — On proscrit le mandat impératif, et on en fait une cause d’annulation du vote, soit encore : seulement on oublie de dire comment sera constatée l’existence de ce mandat, que les intéressés peuvent aisément dissimuler. La chambre sera-t-elle investie du droit d’interpréter arbitrairement toutes les paroles d’un député à ses électeurs ? — Le vote aura lieu par arrondissement, fort bien : c’est sans nul doute le meilleur moyen de mettre la vérité, la sincérité dans les élections, et de toutes les garanties conservatrices qu’on cherche celle-là est probablement la plus efficace ; mais cela n’a pas suffi aux raffinés de la commission, il faut trouver mieux : on n’aura pas le droit d’être élu, si on n’est pas né dans le pays ou domicilié dans le département. La société ne sera sauvée que lorsqu’on aura dans une chambre la fleur des pois de tous les arrondissemens de France ! Le secret de la restriction ou de la comédie, on ne le cache pas : on a peur de ce qu’on appelle les « candidatures plébiscitaires. » Allons, qu’on dise toute la vérité, on a voulu surtout se prémunir contre l’élection multiple d’un homme, et, si M. Thiers n’existait pas, on n’aurait sans doute jamais imaginé cette condition de l’indigénat pour les députés. L’inconvénient, du projet nouveau, c’est qu’il est tout plein de ces arrière-pensées, de ces précautions inutiles ou puériles, sans compter qu’il est quelquefois d’une correction douteuse, et qu’on s’est probablement mépris en mettant dans un article que « tous les électeurs sont éligibles sans condition de cens, à l’âge de trente ans, sauf ceux qui ont été députés. » Les membres de l’assemblée actuelle ne sont donc plus éligibles ! Est-ce là ce qu’on a voulu dire ? La commission des trente s’est un peu égarée dans ses études, elle n’a pas vu qu’elle perdait bien du temps, sans compter son français, pour arriver à coordonner ces inventions, et qu’elle allait au hasard en séparant la loi électorale des autres projets constitutionnels, si bien qu’après trois mois on n’est pas plus avancé.

Avec ces incohérences et ces lenteurs, à quoi arrive-t-on ? Pas plus tard qu’hier, M. le vice-président du conseil était obligé de proposer une prorogation des conseils municipaux, qui devraient être renouvelés le mois prochain et qui ne pourront l’être faute d’une loi organique qui n’est pas faite. On avait pris trois ans pour préparer cette loi, qui est à peine présentée d’hier par la commission de décentralisation, que l’assemblée aura maintenant à discuter. Il est évident que, si on n’en vient pas à mettre un peu d’ordre dans cet immense travail que M. le vice-président du conseil résumait l’autre jour, — lois constitutionnelles, loi municipale, loi de réorganisation militaire, budget de 1875, — si on ne se décide pas à tout simplifier et à commencer par le commencement, on risque de se débattre indéfiniment dans une confusion vaine ; on s’expose à renouveler en tout et incessamment ce qui se passe dans cette discussion des impôts nouveaux qui se prolonge depuis plus de deux mois à travers les résistances, les contestations, les propositions improvisées et les motions de fantaisie. A chaque pas, la bataille se reproduit, tantôt sur les chèques, tantôt sur l’alcool ou sur les sucres, le lendemain sur le sel, et c’est toujours au fond la même chose : il s’agit de savoir sur quoi on rejettera le fardeau. Un de ces derniers jours, à Londres, dans cette heureuse Angleterre à laquelle M. Gladstone laisse d’opulentes finances, le nouveau chancelier de l’échiquier, sir Statford Northcote, recevait une députation de brasseurs venant lui demander une diminution de la taxe sur la bière. « Bien, répondait avec bonne humeur le chancelier de l’échiquier, mais je viens de recevoir une députation d’agriculteurs me demandant de dégrever le malt et de charger la bière qu’en pensez-vous ?   » Les brasseurs ne furent pas de cet avis. C’est l’éternelle histoire : la propriété veut généreusement imposer l’industrie, qui rejette le fardeau sur l’agriculture ; le sucre se décharge sur le sel. Le malheur est que nous n’avons pas des excédans comme l’Angleterre, qu’il faut tout voter en définitive, parce qu’il faut faire face au déficit, et un des esprits les plus nets, les plus décidés de l’assemblée, M. Bocher, avait certes raison de le dire l’autre jour : « Il n’y a plus ni système ni rien ; il n’y a plus maintenant qu’une règle, la nécessité ; — plus qu’une mesure, la possibilité ! » Tout est là en effet, il faut payer. Après cela, on peut certainement choisir entre les impôts, et puisque dans cette discussion même certains inventeurs ont déployé un tel luxe d’imagination, puisque M. de Belcastel et M. de Lorgeril se sont mis de la partie pour aider de leur génie M. le ministre des finances, pourquoi n’ont-ils pas proposé un impôt sur les titres, même sur les décorations civiles ? Il y a en France bon nombre de titres, les uns fort légitimes, les autres de fantaisie, il y a encore plus de décorés de toute sorte. Pourquoi les uns et les autres ne paieraient-ils pas une redevance à l’état ? Le travail, l’industrie, le commerce, tout paie, tout est soumis à la charge commune ; c’est bien le moins qu’on demande à la vanité le prix des titres et des rubans dont elle se pare. Qu’on ne craigne point, elle ne se cachera pas pour se dérober à l’impôt, et même elle paiera deux fois plutôt qu’une pour se donner un bon air, pour n’être pas soupçonnée d’avoir des contrefaçons de décorations et de titres. Nous ne répondons pas que l’impôt fût encore bien productif ; mais il produirait toujours autant que les taxes sur les pianos, sur les chapeaux et sur les photographies qu’on a proposées.

Au demeurant, après avoir passé par bien des détours, après s’être égarée dans bien des minuties ou bien des conflits d’intérêts, elle va finir, cette longue et confuse discussion ; elle finit comme elle a commencé par un acte de soumission à la nécessité, par le vote résigné des impôts dont M. Magne a besoin pour remplir son trésor, qui est le trésor de la France. Elle laisse du moins une impression qui doit survivre au vote, c’est que tous ces impôts, qu’on a raison de voter, puisqu’ils sont nécessaires, ne sont cependant qu’un expédient d’une efficacité partielle et transitoire, c’est qu’il faudrait en venir, non pas à remanier dans son ensemble un système financier qui a démontré sa puissance, mais à revoir certaines parties, à chercher des ressources là où s’est créée une richesse nouvelle. On est entré jusqu’à un certain point dans cette voie en adoptant dès ce moment une motion d’un député, M. Lanel, sur la taxation immédiate des terres défrichées, et en renvoyant à une commission spéciale une proposition plus étendue de M. Feray sur la révision des évaluations cadastrales. C’est incertain et difficile, assure-t-on. Y songez-vous ? La révision du cadastre, l’arpentage, la péréquation, pour tout cela il faut du temps et de l’argent, on ne peut dans tous les cas compter là-dessus pour avoir des ressources immédiates. D’abord rien n’est assurément plus juste que ce qu’on propose, tout le monde en convient, et, s’il faut du temps, c’est une raison de plus pour se hâter, pour ne pas se laisser enchaîner par la routine, comme on l’a fait jusqu’ici, de façon à entendre répéter dans dix ans, dans quinze ans : il faut du temps !

Ces nécessités financières, elles sont la rançon cruelle, inexorable, d’événemens qui pèsent sur nous du poids de toutes leurs conséquences matérielles, politiques, morales, et qui resteront longtemps l’obsession de la France, M. Émile Ollivier a cru sans doute que ces événemens étaient assez oubliés et qu’après en avoir été le promoteur futile, après avoir passé trois années en Italie, il pouvait rentrer dans ce monde parisien où la foudre a passé. Si encore l’ancien garde des sceaux de l’empire était revenu simplement, modestement, sans bruit, comme il convenait à un homme chargé d’un tel fardeau ! Mais non, le glorieux personnage ne peut pas agir ainsi, il semble n’avoir pas même le sentiment de sa situation, et du premier coup il a voulu donner une représentation nouvelle de sa vanité en faisant autour de sa réception à l’Académie française une sorte de tapage inattendu, provoquant et au bout du compte fort éphémère. À vrai dire, l’Académie française a un peu ce qu’elle mérite, elle a expié ici une vieille faute. Si elle avait réfléchi au mois d’avril 1870, au moment où elle s’est laissée aller à la tentation d’accorder ses suffrages à M. Émile Ollivier, alors garde des sceaux, chef du ministère du 2 janvier, elle aurait un peu plus hésité ; elle se serait dit que, puisqu’elle n’avait pas à couronner un talent exceptionnel, puisqu’elle allait nommer tout simplement le ministre, elle devait au moins attendre la fin de la représentation et se donner le temps de savoir ce que c’était que ce premier ministre improvisé de la veille. Elle aurait été d’autant mieux fondée à ne pas aller trop vite qu’elle aurait pu remarquer facilement chez M, Ollivier, dans la plupart de ses actes, même dans ceux qu’on vantait le plus, comme dans ses discours, une inconsistance présomptueuse, un esprit aussi peu sûr que possible. L’Académie a cédé alors à la séduction, et elle l’a payé aujourd’hui en se voyant obligée de maintenir son droit et sa dignité devant les prétentions de celui qu’elle a eu la faiblesse d’élire il y a quatre ans.

Que s’est-il donc passé ? M. Émile Ollivier, ayant à faire pour sa réception un discours sur Lamartine, qu’il remplace, a voulu condamner l’Académie et le public de l’Académie à entendre l’éloge de l’empereur Napoléon III. Au fond c’est là toute la question, et comme M. Émile Ollivier, après une scène assez vive dans une commission, a mis une puérile hauteur à refuser de se rendre devant l’Académie tout entière, seule juge des atténuations qu’elle avait le droit de demander, la réception a été ajournée. L’Académie n’a fait assurément dans cette circonstance que ce qu’elle devait. Que M. Émile Ollivier eût tenu à rendre en passant un discret hommage au souverain qu’il a servi, qui l’a transformé en premier ministre, c’était son affaire. Qu’on cherche à mettre les coupables folies de l’empire sous la protection des malheurs qui en ont été l’expiation, on le peut encore ; mais en vérité on semble oublier qu’il y a une sorte d’outrage public dans cette évocation complaisante et calculée de l’empire et de l’empereur devant une assemblée où l’intelligence française a ses représentans, devant une nation qui saigne encore par toutes ses blessures, qui se sent mutilée par le fait de l’empire et de l’empereur. M. Émile Ollivier lui-même se croit-il donc innocent de tous ces désastres ? Et qu’on ne parle pas de persécution, de proscription, qu’on n’aille pas, par une comparaison au moins bizarre et disproportionnée, rappeler le nom de Chateaubriand à propos de M. Émile Ollivier ! Chateaubriand était atteint par un acte autocratique de Napoléon Ier pour avoir voulu faire entendre une parole de liberté devant l’Académie ; M. Émile Ollivier a été tout simplement invité à parler avec discrétion d’un souverain qui a laissé la France démembrée. Le nouvel académicien n’a pas voulu être reçu à ce prix, rien de mieux ; il a donné ou laissé donner à son discours le genre de publicité qui lui convenait, soit encore ; s’il ne sent pas sa situation, c’est son malheur. M. Émile Ollivier, dans la spirituelle réponse qui lui était destinée, et qui a été publiée aussi, lui a dit le vrai mot en s’arrêtant à son sujet au mois d’avril 1870. Après cela, M. Émile Ollivier est-il reçu ? n’est-il pas reçu ? Qu’il aille à l’Académie tant qu’il voudra et qu’on n’en parle plus !

Le voyage de l’empereur François-Joseph à Saint-Pétersbourg est donc un fait accompli. Les ressentimens sont éteints, les mauvais souvenirs sont effacés. Le souverain autrichien a été reçu avec éclat, fêté à la cour d’Alexandre II, entouré de marques de sympathie par la société russe, toujours prompte à suivre le mot d’ordre d’en haut. Il est allé au bal chez la grande-duchesse Marie, l’une des filles de l’empereur Nicolas, il a passé des revues et il a chassé : il a conquis tous les suffrages par ses exploits de chasseur, en tuant un ours d’une balle au front ! Pendant ce temps, le prince Gortchakof et le comte Andrassy ont sans doute mis au net la politique des deux empires. Quelles seront maintenant les conséquences de ce voyage, de l’entrevue de François-Joseph et du tsar, du rapprochement des deux puissances ? Évidemment c’est une réconciliation, ce n’est pas une coalition. On n’a pas partagé l’Orient, on n’a pas menacé l’Occident. Le souverain autrichien est allé chercher à Saint-Pétersbourg, non une alliance active pour des desseins précis et arrêtés, mais une garantie de paix échangée au milieu des fêtes, dans un intérêt commun. C’est déjà beaucoup, puisque la situation extérieure de l’Autriche, dégagée de l’incessante préoccupation d’un conflit toujours possible entre les politiques des deux empires, en devient plus simple et plus aisée. N’y eût-il que ce résultat, il suffirait à l’Autriche, replacée dans des conditions de sécurité au centre de l’Europe, et libre de consacrer tous ses efforts à ses affaires intérieures. Aussi l’empereur François-Joseph est-il revenu, dit-on, visiblement satisfait de son voyage, gardant la meilleure impression de la brillante hospitalité qu’il a reçue à Saint-Pétersbourg. Il est revenu pour trouver en rentrant tous les tracas intérieurs de l’empire austro-hongrois, non pas précisément des difficultés comme il y en a eu quelquefois, mais une discussion parlementaire des plus sérieuses à Vienne, et une crise ministérielle à Pesth.

La discussion très animée, très vive, qui s’agite pour le moment dans le Reichsrath de Vienne, a trait à une question certainement des plus graves, aux lois confessionnelles proposées pour régler les nouveaux rapports de l’état et de l’église. L’Autriche est devenue une monarchie libérale ; elle ne pouvait évidemment maintenir comme une loi souveraine un concordat signé avec Rome dans un temps de réaction absoluttiste et cléricale. Le gouvernement autrichien ou cisleithan n’a nullement l’intention de suivre M. de Bismarck dans la guerre où il s’est engagé contre l’église catholique ; il veut tout simplement remplacer un régime de prépondérance théocratique par un régime de garanties civiles, mettre l’action et les droits de l’église en rapport avec le caractère libéral des institutions nouvelles. C’est là l’objet des lois confessionnelles. Le ministre des cultes a nettement défini ces lois en disant qu’on veut, « non faire la guerre à l’église, mais régler ses relations, afin qu’elle puisse accomplir librement sa mission sans empiéter sur les droits de l’état, » et le chef du cabinet, le prince Auersperg, répondant à une menace de résistance, a déclaré qu’on ferait énergiquement respecter la législation nouvelle. C’est la même question qui s’agite partout, quoique dans une mesure et dans des conditions différentes. À Vienne, elle est plus qu’à demi, résolue par une majorité considérable qui a déjà sanctionné une partie des propositions libérales et modérées soumises au Reichsrath, et le début, si vif qu’il soit, n’a rien qui puisse mettre en doute l’existence du ministère cisleithan.

Ce qui se passe à Pesth est d’un ordre différent, et la crise ministérielle que l’empereur François-Joseph a trouvée déjà flagrante à son retour de Pétersbourg tient en définitive à toute une situation qui va depuis quelques années en se compliquant, en s’aggravant. La Hongrie, après le premier essor qui a suivi la grande transaction de 1867, est entrée dans une période laborieuse et difficile où tout a semblé se réunir contre elle. Des fléaux sont venus décimer sa population, les récoltes lui ont manqué, la crise financière de Vienne a fortement réagi à Pesth. Entraînée tout d’abord à des dépenses publiques excessives, à des entreprises industrielles démesurées, elle n’a pas tardé à subir les mécomptes qui suivent ces mouvemens mai réglés. On a fini par arriver à une condition économique des plus pénibles. Le pays souffre, les impôts ne rentrent pas, et l’état plie sous le poids d’un déficit qu’on ne sait comment combler. C’est là même le prétexte de la crise ministérielle qui s’est récemment déclarée ; mais ce n’est que le prétexte ou du moins la cause apparente. La vraie raison est une sorte de décomposition des partis qui n’a fait que s’aggraver dans le parlement depuis deux ans, surtout depuis que la maladie a fait disparaître de la chambre et de la scène politique l’éminent patriote M, Deâk, dont l’autorité a manqué tout à coup pour maintenir une majorité compacte.

Déjà, il y a un an, un des premiers symptômes de cette décomposition était la chute du comte Lonyay, qui avait succédé comme président du conseil au comte Andrassy et qui était lui-même remplacé par M. Szlavy. Depuis ce moment, soit qu’il n’ait pas eu l’ascendant nécessaire, soit qu’il ait été aux prises avec des difficultés politiques et financières insurmontables, M. Szlavy n’a pu gouverner que péniblement avec une majorité douteuse, travaillée par les rivalités personnelles et par l’esprit de coterie, toujours prête à lui échapper, et récemment il finissait même par ne plus trouver un ministre des finances pour remplacer celui qui venait de tomber victime du déficit. L’opposition elle-même du reste s’est décomposée comme la majorité. La division s’est mise au camp de la gauche modérée. L’un des deux principaux chefs, M. Ghyczy, est resté avec une fraction, l’autre, M. Koloman Tysza, s’est rapproché à demi de l’ancien parti Deâk, sans se confondre encore avec lui. Le résultat, c’est que, si le ministère Szlavy a de la peine à vivre, il est vraiment assez difficile de le remplacer. Un ministère formé, présidé par M. Ghyczy ou par M. Tysza ne répondrait pas à la situation parlementaire et serait sans doute peu en mesure de faire face aux difficultés qui pèsent sur le pays, surtout aux difficultés financières, qu’une commission choisie dans tous les partis est chargée en ce moment d’étudier à fond pour trouver un remède au déficit.

Comment sortir de là ? On a songé à diverses combinaisons. La première consisterait à former un ministère de coalition dont M. Szlavy resterait le président et où entreraient M. Ghyczy, M. Tisza. De cette façon on espérerait rallier une majorité composée des amis du ministère et des libéraux modérés ; mais ce ministère de circonstance, d’expédient, serait vivement combattu par toute une flraction du parti Deak, par l’ancien président du conseil, M. de Lonyay, qui deviendrait un chef d’opposition redoutable, qui compte ios adhérens nombreux groupés autour de lui. M. de Lonyay lui-même a été mis en avant pour former un cabinet ; mais M. de Lonyay, malgré une situation considérable, est resté peu populaire ; il rencontrerait probablement aussitôt toutes les difficultés devant lesquelles il est tombé l’an dernier. Un autre nom des plus sérieux, des plus importans, a été enfin prononcé, celui du baron Paul Sennyey, qui a été dans le gouvernement de la Hongrie avant 1867 et qui n’a pas peu contribué à préparer les transformations de cette époque. C’est un homme d’autant d’intelligence que de courage, ayant les plus éminentes qualités pour exercer le pouvoir ; mais le baron Sennyey, qui sera peut-être le premier ministre de demain, serait à peu près impossible aujourd’hui avec un parlement qui suspecte ses tendances et ses idées, qui verrait en lui un promoteur de réaction, un conservateur à outrance, et le premier acte d’un ministère Sennyey, aussi bien du reste que d’un ministère de Lonyay, devrait être de dissoudre la chambre actuelle ; ce serait aller au-devant d’une crise qui rallumerait toutes les passions, qui deviendrait, comme toutes les crises d’élections en Hongrie, une lutte violente, peut-être non sans péril pour le pays. C’est dans ces conditions que l’empereur François-Joseph, roi de Hongrie, a trouvé les affaires à son retour de Pétersbourg, au moment où M. Szlavy s’est rendu à Vienne pour lui présenter la démission du cabinet. L’empereur ne s’est point hâté, il n’a point accepté d’abord la démission qu’on lui offrait ; avant de rien décider, il a voulu aller à Pesth, il a même rendu visite à M. Deák dans sa retraite, et ce n’est sans doute qu’après avoir tout vu, après avoir laissé aux partis le temps de se mettre d’accord ou de proposer leurs combinaisons, qu’il prendra une résolution définitive.

La question ministérielle a été plus vivement enlevée en Angleterre, dans cette vieille patrie des mœurs et des traditions parlementaires ; il est vrai qu’elle avait été nettement et souverainement tranchée d’avance par les élections. La fortune s’était prononcée, contre les libéraux et M. Gladstone, pour M. Disraeli et les conservateurs, à qui le scrutin donnait une majorité de plus de cinquante voix. La situation se trouvait fort simplifiée. M. Gladstone n’a pas laissé traîner la crise, il est allé aussitôt porter sa démission à la reine, et immédiatement s’est formé un nouveau ministère, où M. Disraeli a naturellement le poste de premier lord de la trésorerie, où entrent avec lui lord Derby comme chef du foreign office, le duc de Richmond avec la présidence du conseil privé, lord Cairns comme lord chancelier, le marquis de Salisbury comme ministre de l’Inde, M. Gathorne Hardy comme ministre de la guerre, M. Cross comme ministre de l’intérieur, sir Statford Northcote comme chancelier de l’échiquier. Le comte de Carnarvon, le comte de Malmesbury, lord John Manners, M. Ward Hunt, complètent le cabinet. M. Disraeli du reste n’a pas laissé de montrer du tact, une ingénieuse habileté dans la manière dont il a composé le ministère et distribué les portefeuilles. Ainsi le duc de Richmond semblait désigné pour le ministère de la guerre ; mais il s’était montré dans la chambre des lords l’adversaire implacable des dernières réformes militaires, de la législation qui abolit l’achat des grades ; on a évité de le placer au ministère de la guerre, où sa présence eût paru peut-être trop significative, presque menaçante, on l’a envoyé au conseil privé. Au premier abord, M. Gathorne Hardy aurait dû rentrer au ministère de l’intérieur, où il a déjà déployé de sérieuses aptitudes ; mais M. Gathorne Hardy, dans des discussions économiques, s’est prononcé très vivement en faveur du capital contre certaines prétentions du travail. Or les ouvriers, qui sont maintenant armés du droit de suffrage, ont donné dans les dernières élections un assez large contingent au parti conservateur pour qu’on les ménage, et on a évité de replacer M. Gathorne Hardy au ministère de l’intérieur, on l’a envoyé au ministère de la guerre, où il va remplacer M. Cardwell. On a mis à l’intérieur un ami de lord Derby, M. Cross, qui a des opinions moins tranchées sur toutes les questions qui divisent les patrons et les ouvriers. M. Disraeli a voulu éviter toute apparence de préméditation réactionnaire. Les Anglais sont ainsi faits, un ministère conservateur ne songe pas à détruire ce qui a été réalisé par un ministère libéral, et le torysme s’est modifié singulièrement depuis trente ans ; il a su se plier aux nécessités de l’époque, renoncer à l’inflexibilité de ses opinions les plus anciennes. Il ne dédaigne plus les classes populaires, et cette réforme électorale qui vient de lui profiter, c’est lui qui en a été il y a six Ou sept ans sinon le promoteur, du moins l’exécuteur, après l’avoir reçue du cabinet libéral auquel il succédait alors.

Quelle sera maintenant la politique du ministère Disraeli ? quelles chances de durée lui sont réservées ? Il ne s’est manifesté jusqu’ici par aucun acte sérieux, pas même par le discours de la reine, qui n’a point été prononcé à l’ouverture du parlement le 5 mars, qui a été réservé, selon le vieil usage anglais, pour le moment où les ministres récemment nommés auront subi l’épreuve de la réélection. Tout dépendra sans doute de la politique qu’on suivra, des événemens qui pourront survenir. A ne voir que le début, M. Disraeli est aujourd’hui en possession d’une majorité disciplinée, compacte, de plus de cinquante voix en face d’adversaires divisés avant la bataille, plus divisés encore et découragés après leur défaite. M. Gladstone a tout d’abord à recomposer son armée, à la rallier avant de pouvoir profiter des circonstances favorables qui lui seront offertes. Au moment où il entre aux affaires du reste, le nouveau ministère se trouve délivré de cette guerre entreprise par le dernier cabinet sur les côtes d’Afrique contre les Achantis, et que M. Disraeli avait très vertement critiquée. L’expédition est maintenant accomplie et terminée. Le commandant en chef, sir Garnet Wolseley, vient d’annoncer sa victoire, et même un traité a été signé. Le commandant anglais n’avait point hésité à s’engager avec sa petite armée dans l’intérieur du royaume barbare ; il était arrivé jusqu’à la capitale, jusqu’à Coumassie, qu’il avait occupée. Le roi des Achantis s’était sauvé, mais il avait envoyé un officier avec la promesse de venir le lendemain pour conclure un traité. Il n’est pas venu, comptant sans doute laisser les Anglais se morfondre avec leur victoire inutile. Alors sir Garnet Wolseley a tout simplement réduit la ville en cendres. Il paraît que le roi nègre s’est laissé convaincre par cet argument de la force, puisqu’il a signé depuis un traité par lequel il consent au paiement d’une indemnité, à l’abandon de quelques postes de la côte aux Anglais et à l’abolition des sacrifices humains dans son royaume. L’expédition contre les Achantis finit comme la guerre d’Abyssinie, moins l’héroïsme du roi Théodoros, qui se tua dans sa capitale avant de la livrer. Elle est finie, et c’est là sans doute ce qu’il y a de plus heureux pour les Anglais.

L’Espagne, quant à elle, n’a point à faire des expéditions si lointaines ; elle a la guerre chez elle, dans ses provinces. Elle est réduite à combattre, non un roi nègre, mais à se défendre contre un parti puissant qui est arrivé à disposer de forces assez considérables, qui a son prétendant à la couronne et qui depuis deux ans est sous les armes. La durée de cette lutte, les succès relatifs des carlistes, tiennent évidemment à la désorganisation où se débat ce malheureux pays depuis quelques années, depuis l’an dernier surtout. C’est le déchaînement de toutes les folies révolutionnaires qui a d’abord favorisé les carlistes en provoquant la dissolution de l’armée régulière ; c’est l’insurrection socialiste du sud qui est venue ensuite aider aux progrès de la cause absolutiste dans le nord, en obligeant le gouvernement de Madrid à diviser le peu de forces qui lui restait. Le coup d’état du 2 janvier, qui a renvoyé les cortès et créé un nouveau gouvernement, a-t-il modifié sérieusement cette situation ? Sans doute on a commencé à s’inquiéter un peu plus de la guerre du nord, on a rassemblé des forces, on a même envoyé un nouveau général, qu’on croyait plus habile, Moriones, pour diriger la campagne contre les carlistes. Malheureusement on s’est beaucoup plus occupé encore à Madrid de rivalités personnelles, de crises ministérielles, d’antagonismes d’influences.

Le fait est que depuis deux mois c’est une lutte permanente entre radicaux, conservateurs, républicains, s’agitant autour du gouvernement et dans l’intérieur du gouvernement. Qui aurait le dernier mot, la prépondérance resterait-elle aux radicaux ou aux conservateurs ? Ferait-on un plébiscite pour transformer le général Serrano en lieutenant-général d’un royaume sans roi, en régent ou en président septennal, décennal de la république ? C’était là ce dont on s’occupait, et pendant ce temps, les carlistes, gagnant du terrain, arrivaient à cerner Bilbao, à s’emparer de l’embouchure du fleuve qui met la ville en communication avec la mer, et à organiser un véritable blocus. Dégager Bilbao au plus vite, c’était là ce que le général Moriones avait à faire, et on ne doutait pas plus de son succès que de son habileté. Après une feinte pour attirer une partie des bandes carlistes vers le sud des provinces, Moriones s’est transporté rapidement à Santander, et il s’est avancé vers Bilbao avec sa petite armée. Il avait une quinzairfô de mille hommes avec de l’artillerie ; il est arrivé non loin de la ville bloquée, à Somorostro. On était plein de confiance, on a commencé l’attaque des lignes carlistes. Deux jours de suite, on s’est acharné au combat et on a été repoussé ; on a laissé sur le terrain plus d’un millier d’hommes, ce qui est certes beaucoup dans une guerre semblable. Un moment, la chute de Bilbao a paru inévitable, La ville, bombardée par les carlistes, a résisté néanmoins et elle résiste encore ; seulement elle avait perdu l’espoir d’être secourue pour le moment. Une autre conséquence de l’affaire de Somorostro a été l’abandon de la capitale de la Biscaye, de Tolosa, par les forces régulières du général Loma, qui s’est retiré, avec tout ce qu’il avait, à Saint-Sébastien. La situation devenait critique.

L’échec de Moriones n’a eu qu’un bon résultat : il est allé secouer un peu tous les esprits à Madrid. On a senti le coup que porterait au gouvernement la chute de Bilbao, On a quelque peu renoncé, du moins en apparence et momentanément, aux petits jeux de la politique. Le général Serrano a pris le titre de président du pouvoir exécutif, et il est parti pour le nord avec l’amiral Topete, emmenant avec lui tout ce qu’il a pu réunir de forces. C’est maintenant le général Serrano qui dirige lui-même les opérations à la place de Moriones, malade et disgracié ! Il est arrivé à Santander et est allé prendre le commandement. Quelle sera l’issue de la campagne nouvelle qui va s’ouvrir avec des forces accrues et des moyens de guerre plus considérables ? Le choc sera évidemment décisif. Si Bilbao est délivrée, si les carlistes sont battus, tout ne sera pas fini ; mais le coup sera moralement grave pour eux ; il n’est point impossible que leurs bandes découragées ne se dispersent. Serrano a certainement bien des chances en sa faveur. S’il échouait cependant, le gouvernement de Madrid serait, lui aussi, fort atteint et bien menacé. Les carlistes, il est vrai, ne seraient pas beaucoup plus sûrs du succès définitif ; même dans ce cas, ils auraient encore de la peine à dépasser l’Èbre, mais le nord tout entier leur appartiendrait. Ce serait un véritable péril pour l’Espagne, qui, en présence de cette cause absolutiste en armes, se trouverait avec un gouvernement battu, sans autorité morale. C’est à l’épée du général Serrano de trancher ce nœud redoutable.

CH. DE MAZADE.
ESSAIS ET NOTICES.

LA NOSTALGIE[1].


Les grands déplacemens temporaires de population qu’a provoqués la dernière guerre ont rappelé l’attention des médecins sur une maladie très bizarre, la nostalgie ou mal du pays, dont il s’est présenté, surtout parmi les mobiles rassemblés à Paris pendant le siège, des cas extrêmement curieux. Le mal du pays est en effet une vraie maladie, déterminant un ensemble de symptômes et de perturbations d’un caractère fort net, une maladie d’autant plus réelle qu’elle se termine souvent par la mort. Un médecin distingué, qui a eu occasion naguère, comme officier de santé de la marine, et plus récemment comme chef d’une des grandes ambulances de Paris, d’étudier de près la nostalgie, M. le docteur Benoist de La Grandière, a publié sur ce sujet un mémoire qui va nous fournir quelques faits intéressans.

Sauvage caractérise la nostalgie en quatre mots : morositas, pervigilio, anorexia, asthenia, ce qui veut dire : tristesse, insomnie, inappétence, faiblesse. Le nostalgique perd d’abord sa gaîté, son énergie, et recherche l’isolement pour s’abandonner à l’idée fixe qui le poursuit, l’idée de son pays. Il transforme, embellit les souvenirs qui se rattachent aux lieux où il a été élevé, et s’en crée un monde idéal dans lequel son imagination s’enferme si obstinément qu’il est impossible de l’en faire sortir. Il fuit les personnes qu’il aimait le mieux, repousse les distractions et s’irrite quand on cherche à le consoler. Cette certitude imaginaire qu’il a de ne plus revoir son pays, et le regret qu’il en éprouve, déterminent chez lui des troubles fonctionnels qui finissent par envahir toute l’économie. Les traits de son visage s’altèrent, ses yeux sont fixes et inanimés, sa physionomie exprime la stupeur; puis ses mouvemens se ralentissent et attestent une pénible indécision de la volonté. L’anémie survient, la peau devient sèche et terreuse, les muqueuses se décolorent, les sécrétions diminuent, le pouls tombe, des troubles circulatoires apparaissent. Du côté des fonctions digestives, la perturbation n’est pas moins profonde ; comme le malade ne mange presque plus, on voit apparaître des embarras gastriques. Chez les femmes, la chlorose se déclare avec son cortège habituel de névropathies variées, elles négligent leur toilette et toutes leurs passions, y compris la coquetterie ; puis viennent des frissons irréguliers, des sueurs nocturnes ; c’est ce que Broussais appelait la fièvre hectique, et Lorry la phthisie sèche des mélancoliques. Enfin le malade meurt avec son intelligence et en soupirant encore après le pays qu’il, ne reverra plus ! Ce qui caractérise principalement cette névrose, c’est que le malade sait qu’il mourra. Il arrive souvent que les nostalgiques se laissent mourir de faim ou se tuent.

La nostalgie atteint surtout les adolescens et les jeunes gens, et frappe indistinctement tous les tempéramens. C’est le plus souvent parmi les militaires qu’on l’observe. Pendant les grandes guerres de la révolution et de l’empire, elle a souvent régné épidémiquement et exercé de grands ravages dans nos armées. Desgenettes raconte qu’à Saint-Jean-d’Acre elle vint compliquer la peste et la rendre encore plus meurtrière. À bord des pontons de Cadix et de Plymouth, où furent jetés après la capitulation de Baylen les soldats du général Dupont, elle tua autant de Français que la fièvre jaune. En Pologne, en Russie, elle aggrava toutes les autres épidémies. Michel Lévy rapporte qu’en 1831 le 21e régiment d’infanterie légère, alors en Morée, reçut un grand nombre de jeunes recrues corses, dont plusieurs succombèrent à la nostalgie, à l’hôpital de Navarin.

Pendant la dernière guerre, la nostalgie a fait de nombreuses victimes parmi nos infortunés prisonniers disséminés dans toute l’Allemagne. Elle a frappé les militaires et les mobiles pendant le siège de Paris, surtout vers la fin du siège, au moment où les revers successifs et les souffrances commençaient d’abattre les organisations les plus robustes, Plusieurs des cas de nostalgie observés alors dans les hôpitaux et les ambulances faisaient vraiment mal à voir. En voici un dont nous avons été témoin. Le 4 janvier 1871, le jeune marquis de R….., âgé de vingt-quatre ans, mobile du Finistère, entrait à l’hôpital militaire de Bicêtre. Il avait une varioloïde légère et une bronchite dont la guérison était sûre et eut lieu effectivement. Cependant ce mal l’inquiétait peu ; il était en proie à d’autres préoccupations. Il mangeait à peine, et passait son temps à prier et à pleurer, repoussant tout divertissement et toute consolation. Le 10 janvier, tout symptôme pathologique avait disparu, mais le dépérissement avait tellement augmenté, la dépression morale du malade était si inquiétante, que le médecin de la salle crut devoir l’admonester paternellement. On plaça près de lui deux soldats et un infirmier qui l’entretenaient constamment de son pays et de sa famille, en breton. Tous ces moyens échouèrent. Le 16, interrogé à nouveau par le médecin, le jeune malade soupira amèrement et dit, les larmes aux yeux, à peu près ce qui suit : « C’est fini, je le sens bien, je vais mourir, vous ne pourrez pas m’en empêcher. Je n’avais jamais quitté la Bretagne, j’étais content, j’étais riche, j’étais heureux; mon père est mort sans m’avoir jamais grondé et m’a laissé faire tout ce que j’ai voulu ; j’ai refusé d’aller au collège, et mon éducation s’est faite au château; j’ai grandi, élevé et instruit par le curé, et j’ai mené la vie insouciante, honnête et pure d’un gentilhomme breton. Qui m’eût dit que je quitterais jamais le Finistère et que je viendrais mourir sur un lit d’hôpital à la porte de Paris! J’ai bien senti, le jour de mon départ de la Bretagne, que c’en était fait de moi. J’étais à Villiers, à Champigny, j’ai fait comme les autres, je me suis battu, mais Dieu n’a pas voulu de moi. Il a voulu m’éprouver davantage, et je respecte sa sainte volonté. Si vous saviez comme je souffre ! Ne plus revoir mon château, les bois, les troupeaux, mon cheval et mes chiens ! Que Dieu abrège ma souffrance et qu’il me pardonne ma faiblesse!.. Comme le canon gronde fort ce matin, ne restez pas ici, la salle va s’écrouler, ma dernière heure est proche, et je vais me préparer à mourir en bon chrétien... » Le 23 janvier, le malade a le pouls à 110, la peau sèche, l’œil brillant, du délire, et il meurt le 28 à dix heures du matin.

M. Benoist de La Grandière donne sur la nostalgie chez les différens peuples des détails bien curieux. Les Français, justement parce qu’ils sont plus que tous les autres attachés à leur pays et éprouvent une véritable répugnance à s’expatrier, sont aussi ceux que la nostalgie atteint de préférence. Les habitans des départemens de l’ouest, surtout les Bretons, puis des provinces méridionales et de la Corse, y sont particulièrement prédisposés. La vie si religieuse, les mœurs si invariables, les coutumes si caractéristiques qui se sont perpétuées en Bretagne créent entre le sol et l’habitant de la vieille Armorique des liens qui ne se relâchent pas impunément. — Les Suisses aussi aiment beaucoup leur pays et ne s’en éloignent qu’avec regret. La nostalgie n’est pas rare en Italie, surtout depuis que les conscrits sont transportés d’une extrémité à l’autre du royaume. De 1867 à 1870, l’armée italienne a présenté un total de 203 cas de nostalgie essentielle, dont 8 décès. Les Anglais et les Allemands émigrent plus volontiers. Les Anglais surtout sont préservés de la nostalgie par leur esprit aventureux, et l’on peut dire que la patrie est pour eux partout où flotte le drapeau britannique. Le caractère cosmopolite des Allemands est moins prononcé. Pendant la dernière guerre, la nostalgie a fait d’assez nombreuses victimes parmi les soldats de la landwehr; dans une récente excursion en Alsace, j’ai pu m’assurer qu’elle atteignait les soldats de Silésie et de Poméranie.

Sagar dit qu’on aime d’autant plus son pays qu’on est plus près de l’état de nature. Cela est très vrai. Les sauvages, les hommes des civilisations les plus grossières, des climats les plus désolés, ne les quittent qu’avec chagrin. M. Foissac rapporte qu’un Lapon amené en Pologne, où il était entouré de soins, fut pris d’une tristesse insurmontable et finit par se sauver pour regagner son inclémente patrie. Des Groënlandais qui avaient été transportés en Danemark bravèrent une mort certaine en s’exposant dans de frêles canots pour traverser la mer qui les séparait de leur pays. Des faits analogues ont été observés parmi les Indiens de l’Amérique du Nord. Alibert cite l’histoire d’une jeune Indienne, Couramé, recueillie dans une forêt, puis adoptée par une famille opulente. « Ramenez-moi, s’écriait-elle, ramenez-moi au pays où je suis née ! Oh ! ma mère, suis-je donc oubliée de toi ? » Couramé languissait, se desséchait. Un beau jour, ayant aperçu des Indiens de sa tribu, elle s’enfuit avec eux. — Singulière affinité que cet attachement invincible de l’homme pour le sol, le ciel, les aspects de la région circonscrite où s’est écoulée son enfance ! Quel argument contre nos philosophes internationaux et humanitaires !

Qu’est-ce donc que cette singulière maladie? La plupart des médecins en ont fait une variété, une forme de la folie, une sorte de manie ou de mélancolie. M. Benoist de La Grandière ne la considère pas ainsi; il y voit une névrose des organes de l’imagination et de la mémoire. Les différences fort nettes qu’il établit entre la nostalgie et les autres genres de démence justifient sa manière de voir. En effet, le nostalgique n’a pas d’idées insensées ou extravagantes comme les fous. Il ne s’imagine pas être possédé du démon, ni changé en loup ou en chien. Il n’est pas dominé, comme les mélancoliques, par la crainte ou la terreur d’un mal imaginaire. D’autre part les maniaques et les hypocondriaques se portent bien en général; malgré le désordre de leurs idées, ils conservent leurs forces et leur embonpoint. La tristesse profonde du nostalgique a au contraire pour premier résultat d’altérer chez lui les fonctions nutritives, et de provoquer des perturbations souvent mortelles. Les états divers de démence sont héréditaires, la nostalgie ne l’est jamais. Enfin ce qui caractérise surtout cette affection, c’est qu’on peut la guérir à coup sûr quand les troubles qu’elle a déterminés n’ont pas encore compromis la santé ; il suffit de rendre le nostalgique à sa famille. Au contraire essayez de satisfaire les idées de grandeur ou de richesse d’un fou ambitieux, le trouble de sa raison, loin d’en être diminué, ne fera que s’accroître.

Quoi qu’il en soit, il n’y a qu’un moyen de guérir cet infortuné que l’amour du pays dévore et tue, c’est de le renvoyer dans son pays. Quand un tel remède n’est pas possible, et malheureusement il ne l’est pas souvent, la thérapeutique de la nostalgie se réduit à des palliatifs purement moraux et hygiéniques. Tout d’abord le devoir des médecins, partout où les causes de nostalgie semblent imminentes, est d’agir de façon à en prévenir la fatale influence. Pour cela, il importe d’occuper activement, de distraire par tous les moyens possibles les soldats et les marins qu’on éloigne de leur pays. Il paraît d’ailleurs prouvé que la nostalgie est beaucoup moins fréquente dans la marine que dans l’armée de terre, et cela tient probablement à la sollicitude avec laquelle les officiers de marine s’efforcent de pourvoir à l’amusement des matelots et de les prémunir contre l’ennui. Rien n’est gai comme un équipage. L’ordre n’y perd rien, et l’obéissance n’en est que plus empressée. « Un bâtiment où on ne chante pas, dit M. Fonssagrives, nous a toujours fait suspecter le régime moral auquel il est soumis. » Pendant la campagne de Chine, à bord du Forbin, dont tout l’équipage était composé de Bretons, toutes les grandes manœuvres se faisaient au son du biniou national.

Chez les nostalgiques dont la maladie a pour cause l’isolement où les réduit la langue qu’ils parlent, le commerce des gens qui savent cette langue est souvent un remède des plus efficaces. Esquirol, s’apercevant que tous les Bretons placés dans une des salles de la Salpêtrière présentaient des symptômes plus graves que les malades couchés dans les autres salles de cet hôpital, fit placer dans cette salle des étudians bretons, les invitant à causer amicalement avec leurs compatriotes dans leur dialecte natal. Il n’en fallut pas davantage pour guérir les nostalgiques. — Pendant le siège de Paris, des faits analogues se sont présentés fort souvent. Dans les ambulances, on voyait des paysans, surtout des Bretons, maigrir et s’affaiblir à vue d’œil. Le médecin les interrogeait; ils ne répondaient pas, parce qu’ils ne comprenaient que le patois de leur pays. On finissait par découvrir quelqu’un qui fût capable de s’entretenir avec eux dans ce patois, de les consoler, de les remonter, et on voyait ces pauvres désespérés recouvrer les forces et l’espérance. Lorsque tous les moyens ont échoué et que les circonstances ne permettent pas de renvoyer le nostalgique dans son pays, certains stratagèmes peuvent encore améliorer son état. Pendant le blocus de Mayence, les médecins firent annoncer aux soldats décimés par le typhus et la nostalgie que le général en chef avait obtenu des assiégeans un libre passage pour les convalescens. Cet espoir ranima le courage d’un grand nombre de ces malheureux. Marceray guérit un moine employé dans un hôpital militaire en lui faisant lire une lettre apocryphe par laquelle son supérieur l’autorisait à retourner bientôt dans son couvent. — Il en est de la nostalgie comme des autres névroses, où les drogues sont presque complètement inefficaces, et où l’on ne peut attendre quelque amélioration que d’une judicieuse et habile intervention morale du médecin.


FERNAND PAPILLON.


Le directeur-gérant, C. Buloz.

  1. Diverses circonstances nous ont empêchés de publier plus tôt la notice qu’on va lire et qui était entre nos mains depuis quelque temps déjà. C’est la dernière que nous ait remise un de nos plus sympathiques collaborateurs, qu’une mort soudaine a enlevé prématurément à ses amis le 2 janvier, à l’âge de vingt-six ans. Né à Belfort en 1847, M. Fernand Papillon avait su très jeune encore acquérir une juste réputation de savant et d’écrivain. Nos lecteurs se rappellent les études où il traitait, avec une réelle compétence et en les prenant de haut, les questions scientifiques à l’ordre du jour; la plupart de ces essais ont été réunis par lui, un mois avant sa mort, dans un volume intitulé la Nature et la vie.