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Chronique de la quinzaine - 14 mars 1900

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Chronique n° 1630
14 mars 1900


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 mars.


Nous avons aujourd’hui peu de chose à dire sur notre politique intérieure ; la quinzaine qui vient de s’écouler a été tout à fait dépourvue d’événemens importans. Le ministère continue d’expédier les affaires ; la Chambre continue, sans se presser, la discussion du budget. Les deux derniers budgets discutés et votés sont ceux de la Guerre et de la Marine. Le rapporteur du budget de la Guerre, M. Camille Pelletan, aurait produit sur la Chambre une impression plus sérieuse s’il n’avait pas affecté, dans son rapport et dans ses discours, un ton de raillerie et de persiflage où l’on sentait le parti pris de tout dénigrer. Ses critiques auraient certainement gagné à être concentrées sur quelques points bien choisis ; il les a multipliées et éparpillées à l’infini. Ce défaut de tactique a donné à M. le ministre de la Guerre des avantages dont il a très habilement profité, et, si la discussion de son budget a été longue, elle a marché jusqu’au bout sans rencontrer de difficultés graves. M. le général de Galliffet a triomphé toutes les fois qu’on lui a livré bataille.

La discussion du budget de la Marine a été troublée par un incident qui a failli tourner au tragique pour le Cabinet. Les journaux avaient parlé, depuis quelques jours, de la singulière fortune administrative d’un M. Philipp, pour lequel ses chefs avaient eu des complaisances inexpliquées, et qui, mêlé à de nombreuses affaires, dont quelques-unes plus que suspectes, avait obtenu à la fois des congés et un avancement également ininterrompus. M. Camille Pelletan, qui ne consacre pas tous ses soins à l’armée de terre et en garde une partie pour la marine, a proposé à la Chambre de manifester sa réprobation en diminuant de cent francs le crédit afférent à l’administration centrale. Il a raconté tout au long l’édifiante carrière administrative de M. Philipp, et ne s’est pas privé du plaisir d’agrémenter son récit de considérations désobligeantes, auxquelles sa verve naturelle pourvoit toujours abondamment. Ce qu’il y a de mystérieux dans l’affaire Philipp semblait s’éclairer de lueurs inquiétantes. M. de Lanessan, ministre de la Marine, a résisté insuffisamment à ces attaques ; il a parlé d’enquêtes commencées, mais qui n’étaient pas terminées ; il a fait des réserves sur tous les points ; il ne s’est expliqué sur aucun. La mollesse du ministre était en désaccord absolu avec l’irritation et l’impatience de la Chambre, et on a vu le moment où le gouvernement tout entier allait être renversé. L’assemblée était houleuse ; on sentait déjà le naufrage imminent. Les ministériels commençaient à désespérer. Alors, on a pu voir quels trésors d’indulgence il y a quelquefois dans l’âme d’un radical-socialiste, et M. Pelletan, après avoir mis le Cabinet tout au bord du précipice, lui a tendu la main pour l’empêcher d’y tomber. Il a proposé une diminution de crédit, non plus de cent, mais de cinq cents francs, en ajoutant qu’il serait convenu que cela ne signifiait rien du tout, de sorte qu’au moment même où il semblait augmenter sa sévérité dans la proportion arithmétique de un à cinq, il en supprimait tous les effets. Le gouvernement a déclaré que, si la diminution ne devait avoir aucun sens, il y consentait sans difficulté, et qu’il lui importait fort peu qu’elle fût de tel chiffre ou de tel autre. La Chambre presque tout entière l’a votée : c’est une économie de cinq cents francs, voilà tout. Le ministère était sauvé ; mais il l’avait échappé belle, et on a pu voir qu’il tenait à peu de chose. Il tient à peu de chose, mais il tient toujours, et rien ne l’empêchera peut-être d’atteindre l’Exposition universelle, qui est pour lui, ou qu’il regarde, comme le port de salut.

En attendant, il a déposé ou annoncé quelques projets de loi, que nous signalons dès aujourd’hui à cause de leur importance, nous réservant d’y revenir plus tard, lorsqu’ils seront mieux connus. L’un est un projet d’amnistie pour toutes les affaires qui se rattachent à celle de Dreyfus et qui n’ont pas encore abouti à des jugemens définitifs. L’autre est un projet d’impôt personnel et général sur le revenu. Nous souhaitons que le premier projet fasse l’apaisement qu’il annonce : nous n’avons aucune confiance dans la répartition plus équitable des charges sociales que promet le second. Il y a quelques chances pour que le projet d’amnistie soit discuté, peut-être voté : quant au projet d’impôt sur le revenu, rien n’est plus improbable. Mais le gouvernement tient-il à ce qu’il le soit ? Mettra-t-il la moindre hâte à le faire étudier par une commission, puis à le faire figurer à l’ordre du jour ? Nous croirions plutôt que ce projet mal venu ira rejoindre le projet contre la liberté de l’enseignement et le projet sur les associations, qui ont déjà pris le chemin des oubliettes parlementaires. Ce n’est pas une politique d’action que celle d’aujourd’hui, mais une politique de démonstrations, et le plus souvent de démonstrations vaines. On ne pourra pas reprocher au ministère actuel de n’avoir pas exhibé tout son programme ; mais il a bon caractère et ne met aucune obstination à l’exécuter. Pourvu qu’on le laisse vivre lui-même, il ne demande rien de plus. Et on le laisse vivre.

Au moment où nous écrivions, il y a quinze jours, le général Kronje n’avait pas encore été obligé, après une résistance héroïque, de renoncer à la lutte et de se constituer prisonnier entre les mains de lord Roberts. On se demandait même s’il ne parviendrait pas à échapper à la poursuite et à l’étreinte de son adversaire. À vrai dire, nous avions peu d’illusions sur le dénouement : l’inégalité était trop grande entre les deux combattans. La retraite du général Kronje n’en reste pas moins un épisode militaire digne d’admiration, et les Anglais se sont honorés eux-mêmes en le reconnaissant. Il était impossible, de montrer plus de sang-froid, de fermeté, de ténacité que ne l’a fait le général Kronje. Il a sauvé une grande partie de son armement et peut-être quelques-uns de ses hommes ; avec le reste, il a fait front à l’ennemi jusqu’au moment où ses forces, totalement épuisées, l’ont obligé à se rendre. Dès lors, le général anglais avait réussi dans l’exécution de son propre plan : il avait débloqué Kimberley, cerné et capturé Kronje, brisé et tourné l’aile gauche de l’ennemi. Les résultats immédiats de cette manœuvre devaient être très importans. Les Boers ont compris aussitôt qu’ils ne pouvaient pas continuer un jour de plus le siège de Ladysmith, et ils se sont empressés de le lever. Lorsque ces nouvelles sont arrivées en Angleterre, l’enthousiasme y a été immense, et il faut bien reconnaître qu’il était justifié. Depuis de longues semaines, on tremblait pour le sort de Ladysmith et du vaillant petit corps d’armée qui y était enfermé. Aussi l’opinion publique a-t-elle associé dans ses acclamations les noms de sir Redvers Buller et de lord Roberts. Le premier, toutefois, n’a rien fait de considérable : il n’est entré à Ladysmith qu’après le départ des Boers. En fait, tout l’honneur du succès, aussi bien à Ladysmith qu’à Kimberley, revient au seul lord Roberts. C’est lui qui, en renouvelant les procédés stratégiques trop longtemps suivis dans l’Afrique australe, a complètement changé la physionomie de la guerre. C’est à lui que doit aller la reconnaissance nationale. Il a conjuré le mauvais sort qui pesait sur les armes britanniques, et donné à ses compatriotes, après tant de revers pénibles, cette sensation de la victoire qui agit si puissamment sur l’âme de tous les peuples.

Le procédé qu’il a employé est d’ailleurs très simple ; mais ce sont les plus simples et dès lors les plus sensés qui réussissent le mieux à la guerre. Ladysmith avait pris, au cours des événemens et, on peut le dire, par le fait du pur hasard, une importance militaire absolument artificielle. La fortune avait voulu que, dès le début des hostilités, le général White y fût enfermé avec environ dix mille hommes. Les Boers l’y avaient assiégé et, depuis lors, ils avaient victorieusement repoussé les nombreux assauts dirigés contre eux. La question qui dominait tout était de savoir si Ladysmith serait ou non obligée de capituler. C’était une faute, aussi bien pour l’un que pour l’autre des belligérans, de réduire tout leur effort à ce point unique, comme si tout en dépendait effectivement, et comme s’il suffisait aux Boers de prendre Ladysmith pour terminer la guerre, ou aux Anglais de la débloquer pour obtenir le succès définitif. Il faut, d’ailleurs, avouer que la faute commise était beaucoup plus excusable de la part des Boers que de la part des Anglais, puisque les premiers avaient été toujours vainqueurs dans les combats livrés autour de la place, et les seconds toujours battus. Comment, dans ces conditions, le général Joubert aurait-il pu lever le siège de Ladysmith ? Il lui aurait fallu, pour cela, une clairvoyance et une résolution peu communes, et il est douteux qu’à sa place, tout autre général aurait fait autre chose que lui. L’aveugle obstination des Anglais à attaquer de front une position si fortement défendue qu’elle était presque imprenable témoignait, au contraire, d’une véritable déraison. Non pas que ces attaques directes contre l’année assiégeante fussent fatalement condamnées à un échec final ; il est bien clair que, si les Anglais avaient porté là toutes leurs forces, ils auraient pu y briser la résistance des Boers ; mais cela leur aurait coûté extrêmement cher, et ils se seraient trouvés, le lendemain, dans une situation très difficile. Tout fait croire, en effet, que, derrière leur première ligne de défense, les Boers en avaient échelonné plusieurs autres, et ils les auraient, successivement défendues avec la même énergie. Lord Roberts a appliqué à la guerre la théorie du moindre effort : il a atteint de plus importans résultats avec des moyens moins onéreux. S’il est vrai que, pour les deux adversaires, c’était une faute de tout subordonner à Ladysmith et de négliger tout le reste, celui qui y renoncerait le premier avait chance de remporter de grands avantages, et celui-là a été lord Roberts. Après avoir réuni des forces considérables, formées des renforts qu’il avait enfin reçus de la métropole, au lieu de les diriger sur Ladysmith, il les a dirigées sur Kimberley, c’est-à-dire sur l’extrémité, à l’ouest, de la ligne de bataille des Boers. Il a surpris Kronje, qui ne s’attendait pas à cette brusque attaque, et n’était d’ailleurs pas en mesure d’y résister. La suite des événemens s’est déroulée avec cette logique qui tient à la nature même des choses, et qui n’est jamais plus apparente qu’à la guerre. Leur aile gauche ayant été brisée, enlevée et débordée, les Boers étaient menacés sur leurs derrières ; les lignes de défense qu’ils avaient pu établir au nord de Ladysmith étaient tournées ; le Transvaal lui-même était à découvert. C’est pourquoi la levée immédiate du siège de Ladysmith s’imposait, et les Boers auraient commis la faute suprême en le continuant un jour de plus. Heureusement pour eux, ils ont pris leur parti et l’ont exécuté avec une grande rapidité. Ils ont perdu à cela l’honneur de prendre le général White et son corps d’armée ; mais ils ont pu faire face à lord Roberts, reconstituer leur aile droite détruite, et porter leur principale résistance sur le point où avait lieu contre eux la principale et la plus redoutable agression. En somme, les résultats de cette décision n’ont pas tardé à se manifester. Après la capture ; de Kronje, on avait cru que lord Roberts allait marcher sur Bloeinfontein, capitale de l’État libre d’Orange, et que rien ne pouvait s’opposer à sa marche victorieuse. On présentait volontiers, à Londres, les Boers comme complètement démoralisés. Les choses ne se sont point passées ainsi. Lorsque lord Roberts a voulu marcher vers l’Est, il a rencontré les Boers à cheval sur la rivière Modder, et, s’il les a battus dans quelques combats sans importance décisive, toujours en tournant brusquement une de leurs ailes, car il continue d’employer de préférence le procédé qui lui a jusqu’à présent si bien réussi, il ne semble pourtant pas qu’il ait encore occupé une portion quelque peu appréciable du territoire de l’Orange. En somme, il en est au même point qu’il y a quinze jours, ce qui donne à croire que son succès, quelque brillant qu’il ait été, — et nous ne voulons certes pas en diminuer la valeur, — n’a pas été un de ces coups de foudre devant lesquels tout plie à la guerre. La résistance des Boers n’a point fléchi, et lord Roberts en est encore à faire un pas de plus.

Il faut ajouter, pour donner un tableau complet de la situation, que le danger d’un soulèvement des Afrikanders de la colonie du Cap, au lieu de diminuer à la suite des succès remportés par les Anglais, n’a fait qu’augmenter. Ici, les prévisions qui semblaient les plus naturelles ont été déjouées. Si les Afrikanders devaient se soulever, pourquoi ne l’ont-ils pas fait dès le début des hostilités, à un moment où leur intervention aurait pu jeter dans la balance un poids décisif ? On a cru d’abord qu’ils hésitaient et qu’ils voulaient, avant de prendre une résolution, se rendre compte des forces respectives des deux armées : mais alors, pourquoi ne se sont-ils pas soulevés au moment où la fortune semblait sourire aux Boers ? Pourquoi ont-ils attendu pour le faire qu’elle parût se prononcer contre eux ? N’est-ce pas avant l’arrivée des renforts britanniques qu’ils auraient pu se ranger du côté des Boers le plus utilement pour ces derniers, et pour la cause de l’indépendance de l’Afrique australe dont ils étaient les vaillans champions ? À toutes ces questions, il est difficile de faire des réponses satisfaisantes. Quelques personnes se demandent si les Afrikanders du Sud n’ont pas voulu attendre que les forces anglaises fussent en totalité engagées au Nord pour menacer leurs communications avec la base de leurs opérations, qui est le Cap : peut-être ont-elles raison. Les journaux anglais présentent, bien entendu, les choses autrement, et s’efforcent d’atténuer le danger, sans aller toutefois jusqu’à le nier complètement. Le Times ne croit pas que les Afrikanders se soulèvent en masse, ou du moins qu’ils le fassent bien sérieusement, au moment même où la guerre prend une meilleure tournure pour les Anglais. Il juge plutôt qu’il n’y a là qu’une manifestation morale, et en quelque sorte diplomatique, en vue d’amener le gouvernement impérial à conclure la paix plus vite et dans des conditions plus favorables au Transvaal. Nous donnons ce raisonnement pour ce qu’il vaut : il n’a pas généralement paru bien convaincant. La vérité est que nous ignorons pourquoi les Afrikanders ont choisi l’heure actuelle pour se soulever ; on peut faire à cet égard toutes les hypothèses qu’on voudra ; mais, en fait, ils se soulèvent, et, s’il n’y a pas là, dès aujourd’hui, un péril bien redoutable pour les armées anglaises, il y a du moins une gêne et un embarras. Qui sait si les inquiétudes qui en résultent ne sont pas pour quelque chose dans l’espèce d’immobilité où est resté lord Roberts après avoir fait le général Kronje prisonnier, et surtout dans celle de lord Kitchener ? En somme, la situation des Anglais, quoiqu’elle soit notablement améliorée, n’est pas ce qu’on aurait pu croire d’après les premières explosions de joie qui se sont produites à Londres. Tout ce qu’on peut dire, c’est que le prestige britannique, après l’éclipsé presque totale qu’il avait subi, a commencé à reprendre quelque éclat.

L’occasion serait bonne pour adopter une politique de modération et pour faire la paix. On parle beaucoup de la paix depuis quelques jours. Les nouvelles les plus diverses circulent à ce sujet. On assure, en Angleterre, que des avances formelles auraient été faites dans ce sens par les présidens des deux républiques de l’Afrique australe ; mais ces bruits, bien que les dernières dépêches le confirment expressément, rencontrent peu de confiance : ils auraient besoin d’être précisés et expliqués. Certes, la paix serait possible si l’Angleterre revenant, le lendemain de ses victoires, à des sentimens plus généreux ou à une politique plus habile, consentait à ménager la dignité et l’indépendance des petites républiques africaines. Il y aurait alors un soulagement pour l’humanité tout entière, et l’opinion des deux mondes, qui s’est détournée de l’Angleterre avec une si parfaite unanimité, lui reviendrait non moins unanimement favorable. Mais rien ne fait croire, bien au contraire ! que les choses doivent tourner ainsi. À en juger par la lecture de ses journaux, l’Angleterre, enivrée par le succès, montre une âpreté plus grande encore que par le passé dans ses revendications contre le Transvaal et l’Orange, non pas que les ambitions impériales aient été réellement moindres autrefois, mais parce qu’on n’osait pas alors les avouer tout entières. On le fait aujourd’hui sans réticences. On demande l’annexion des républiques à l’Empire britannique. Le but réel de la guerre, tel que nous l’avons d’ailleurs indiqué dès le premier jour, apparaît désormais sans voiles. Il s’agit de supprimer par la force un centre d’opposition contre le pan-britannisme que la politique de M. Chamberlain a toujours voulu et veut plus que jamais faire prévaloir dans toute l’Afrique orientale ; et ce n’est pas au moment où cette politique paraît sur le point de briser l’obstacle opposé par la résistance des Boers qu’elle s’arrêterait dans sa marche triomphale. L’annexion, la conquête, la suppression brutale d’une nationalité, on n’entend point parler d’autre chose à Londres. Dès lors, comment la paix pourrait-elle se conclure ? Le plus probable est que la guerre continuera jusqu’à ce que le plus faible, ayant perdu tout son sang et toutes ses forces, ait succombé sur un dernier champ de bataille. En attendant, le président Krüger, dans un manifeste qu’il a adressé à ses compatriotes, et depuis, dans un discours qu’il a prononcé à Blœmfontein, a affirmé l’union des deux républiques dans une même volonté de maintenir leur indépendance, dans une même résolution de la défendre par les armes, et enfin dans une même espérance de voir la justice divine faire pencher la balance dans le sens de la justice humaine et du droit. La paix ne paraît donc pas prochaine, et la guerre, avec les incertitudes qu’elle contient encore, ne touche pas à son terme. L’humanité sera soumise à de nouvelles épreuves ; elle en gémira ; mais, comme elle ne fera pas davantage, les Anglais, qui sont de grands réalistes, ne s’en embarrasseront pas beaucoup. Et, s’il faut faire une guerre d’extermination contre des hommes d’origine européenne et de haute culture morale, civilisés et chrétiens comme eux, ils la feront. La grandeur de l’Empire est, parait-il, à ce prix. Il faudrait aujourd’hui l’âme d’un Gladstone pour s’arrêter devant cette œuvre de fer et de feu ; or, il n’y a plus de Gladstone en Angleterre, et, s’il s’en rencontrait un, il n’obtiendrait qu’un sourire de dédain, à moins pourtant qu’on ne préférât se livrer contre lui à des démonstrations moins platoniques.

L’exaltation de l’opinion est telle que la reine Victoria s’est vue obligée de sortir de ses habitudes de réserve pour satisfaire aux besoins d’enthousiasme dont sont animés ses fidèles sujets. Elle vient de faire une entrée théâtrale à Londres, et y a été accueillie comme elle ne l’aurait certainement pas été, il y a un mois, et comme elle ne le serait peut-être plus dans deux, avec les démonstrations que comporte l’heure précise où nous sommes. Rien de plus légitime, d’ailleurs, que ces démonstrations. Il est tout naturel qu’après les jours pleins d’angoisse qu’ils ont traversés, et pendant lesquels ils ont fait une si belle contenance, ne laissant rien paraître sur leurs visages ou dans leur attitude des sentimens secrets qui les oppressaient ; il est, disons-nous, bien naturel qu’à la nouvelle des premières victoires, les Anglais se soient laissés aller à une explosion de joie d’autant plus bruyante que leur contrainte morale avait été plus pénible. Ils avaient besoin de leur reine pour que la fête fût plus complète, car ce peuple loyaliste se tourne instinctivement vers elle toutes les fois qu’il éprouve une forte impression, quelle qu’en soit d’ailleurs la nature, douloureuse ou heureuse. Quand nous disons que la Reine, il y a quelques semaines, n’aurait pas été reçue à Londres comme aujourd’hui, cela ne signifie pas qu’elle ne l’aurait pas été avec le même attachement et le même respect ; mais les manifestations extérieures de ces sentimens auraient été différentes. La Reine est toujours la véritable représentation de la patrie, avec ce je ne sais quoi de plus touchant qui s’attache à une femme, surtout lorsque, par sa vie tout entière et par son âge, elle est digne de tous les hommages. La reine Victoria devait aller passer quelque temps à l’étranger ; elle y a renoncé afin de rester plus intimement mêlée à son peuple pendant des jours hier encore si sombres, aujourd’hui si brillans, également inoubliables les uns et les autres. Les Anglais lui ont su gré de n’avoir pas quitté le territoire britannique, et leurs acclamations en ont redoublé.

On a même espéré à Londres, mais cette espérance repose peut-être sur une illusion, que le moment serait bien choisi pour amener une sorte de rapprochement avec l’Irlande. Les Irlandais, qui sont de très bons et de très vaillans soldats, se sont admirablement conduits dans la guerre sud-africaine. Ils ont contribué par leur bravoure au dernier succès de lord Roberts, et celui-ci leur en a d’autant plus volontiers rendu le témoignage dans une dépêche officielle, qu’il est Irlandais lui-même, comme le sont d’ailleurs les généraux Kitchener, French, Clery et Kelly-Kenny. On a remarqué que c’était eux qui avaient rendu la victoire aux Anglais, tandis que les généraux de race purement britannique l’avaient pendant quelque temps compromise. De pareils services méritaient bien d’être reconnus : aussi la Reine a-t-elle décidé que les régimens irlandais porteraient désormais comme emblème national, le jour de la Saint-Patrick, le trèfle qui leur avait été interdit jusqu’à ce jour. Ce sera, paraît-il, pour eux une grande satisfaction, et les orateurs irlandais à la Chambre des communes s’en sont montrés reconnaissans, tout en rappelant qu’ils avaient encore d’autres revendications, et même de plus importantes, à faire accepter par l’Angleterre. La Reine ne s’en est pas tenue là : elle a annoncé officiellement qu’elle irait dans trois semaines passer une quinzaine de jours à Dublin. C’est presque une révolution dans les mœurs gouvernementales, et surtout dans les habitudes de l’auguste souveraine, qui n’a pas franchi le détroit de Saint-George depuis plus de cinquante ans. Il faut, pour que cette résolution ait été prise, que l’on sente bien vivement, à Londres, sinon le besoin, au moins l’intérêt d’établir un lien plus étroit et surtout plus cordial entre les deux îles qui ne sont sœurs que par antiphrase. Mais un voyage de la Reine suffira-t-il pour cela ? La Reine sera reçue avec déférence à Dublin, non seulement par le vice-roi et par tout le monde officiel anglais, mais encore par la population irlandaise. Là non plus, on n’oubliera ni son sexe, ni son âge, ni ses vertus personnelles ; mais, si l’Irlande véritable pouvait parler, elle aurait beaucoup à dire et la Reine entendrait des vérités auxquelles ses oreilles sont peu habituées. L’Irlande, qui réclame depuis si longtemps en vain le droit de s’administrer elle-même et pour qui le home rule est toujours resté l’idéal à réaliser, n’a pas pu voir sans révolte intérieure la guerre portée dans l’Afrique australe pour supprimer l’indépendance d’une autre nation, que l’on a jugée la plus faible. Ceux qui ont jeté dans l’avenir les vues les plus lointaines ont justement exprimé la crainte que le Transvaal, sous la main étrangère, ne devint une autre Irlande, ce qui serait certainement pour lui le pire des malheurs, mais ce qui en serait un aussi pour l’Angleterre. Celle-ci ne s’est pas arrêtée à ces avertissemens elle y a passé outre et s’est jetée dans la guerre, résolue à en accepter toutes les conséquences, quelles qu’elles fussent. Cette analogie entre le Transvaal et l’Irlande, exacte pourvu qu’on ne l’exagère pas, n’était pas faite pour assurer beaucoup de sympathies à l’Angleterre : aussi l’Irlande, — on a pu le voir par l’attitude, le langage et les votes de ses députés au parlement, — est-elle restée pour le moins indifférente aux revers et aux succès britanniques. Rien n’a pu la faire sortir de sa froideur. Les soldats se sont bien conduits parce qu’ils sont des soldats, et que le devoir militaire, qui a tant d’empire sur des hommes braves et disciplinés, agit fortement sur leurs âmes ; mais il serait téméraire d’en conclure que l’Irlande est convertie à cette guerre atroce, trop semblable à celle qui lui a été faite autrefois, et qu’elle soit prête à en adresser à la Reine de sincères félicitations. Quoi qu’il en soit, le voyage à Dublin est un fait intéressant, non pas par ses suites, car il n’en aura probablement aucune, mais comme indication des sentimens qui remplissent aujourd’hui l’âme britannique. Au moment d’écraser le Transvaal, on rêve à Londres d’un rapprochement avec l’Irlande : rien n’est plus édifiant.

Le gouvernement vient de prouver d’ailleurs, par la carte à payer présentée au Parlement, qu’il ne se fait d’illusions ni sur ce que durera la guerre, ni sur ce qu’elle coûtera. Il demande, comme entrée de jeu, une somme de un milliard, et demi. Nous disons comme entrée de jeu, parce que le chancelier de l’Échiquier, sir Michaël Hicks-Beach, n’a pas dissimulé que c’était là le chiffre minimum du sacrifice à faire, mais n’a pas le moins du monde exclu la possibilité, ni même la vraisemblance de l’obligation où l’on serait d’en faire par la suite un plus considérable encore. Il s’est alors réservé de présenter, au mois de juillet ou au mois d’août prochain, une nouvelle demande de crédit. La guerre ne sera donc pas terminée à cette époque ? Non ; on estime à Londres qu’elle durera jusqu’à la fin de septembre, et peut-être plus longtemps. La somme de un milliard et demi couvre les dépenses déjà faites et celles qu’on prévoit pour demain : on n’a rien prévu d’ailleurs, ni pour le rapatriement ultérieur des troupes, ni pour ces dépenses de liquidation, qui suivent toutes les guerres, même les plus heureuses. Il n’y aurait rien de surprenant, en mettant les choses au mieux, à ce que le crédit actuel dût être majoré d’un nouveau milliard. Mais ce sont là des questions d’avenir. À chaque jour suffit sa peine ; celle d’aujourd’hui se chiffre à un milliard et demi. Sir Michaël Hicks-Beach y pourvoit par des moyens ingénieux et pratiques. Il demande environ 407 925 000 francs à des impôts nouveaux, ou plutôt à des augmentations d’impôts déjà existans, sur le revenu, sur les bières, sur le tabac, sur les cigares étrangers, sur les spiritueux. La suspension de l’amortissement sur certaines annuités produira 111 500 000 francs. Il restera finalement à faire face à une dépense de 1 milliard 75 millions de francs : mais le Trésor devant renouveler des bons pour 200 000 millions, le chiffre à demander finalement à l’emprunt s’élèvera à 875. Les Anglais, fidèles à leur pratique traditionnelle, n’imputent à l’emprunt qu’une partie, à la vérité considérable, des charges de la guerre. Mais l’emprunt lui-même n’hypothèque l’avenir que pour une durée limitée : il devra être remboursé en dix ans.

Tel est le projet que le chancelier de l’Échiquier a soumis au parlement : il a été voté sans la moindre difficulté. La presse l’avait critiqué assez vivement ; mais, à la Chambre des communes, il n’y a guère eu d’autres réserves que celles qui ont été faites par les Irlandais, et à la Chambre des lords, il n’y en a pas eu du tout. L’Angleterre est assez riche pour payer ce qu’elle peut, si cela lui convient, appeler sa gloire. Toutefois, s’il est douteux que le crédit que le Parlement vient de voter soit suffisant pour couvrir les frais de la guerre africaine, il le sera encore plus pour couvrir les frais bien autrement lourds que ne manquera pas d’occasionner par la suite la politique impérialiste, si brillamment inaugurée par M, Chamberlain. Dans la voie où elle s’engage, l’Angleterre doit s’attendre à recourir souvent à sa bourse et à y puiser largement et profondément. Ce pays, que l’on présente volontiers comme pacifique a déjà inscrites à son budget ordinaire des dépenses militaires supérieures aux crédits qui figurent pour le même objet dans les budgets des autres puissances, y compris celles qui ont souvent fait la guerre et qu’on a, dès lors, l’habitude de représenter comme belliqueuses. Rien ne coûte à l’Angleterre pour entretenir et pour fourbir pendant la paix le plus redoutable instrument de guerre qui existe au monde. Son armée de terre et sa flotte réunies lui coûtent chaque année sensiblement plus de 1 milliard : — l’armée de terre entre dans ce chiffre pour 500 millions de francs, et l’armée de mer pour 601 700 000. — Il n’y a pas un autre pays qui fasse de pareils sacrifices, car l’Allemagne, — si on ne tient pas compte, à la vérité, des dépenses exceptionnelles qu’elle consacre au développement de sa flotte et qu’elle se propose encore d’augmenter, — a un budget militaire qui s’élève à 680 et quelques millions, et qui, en y comprenant ses dépenses exceptionnelles, ne dépasse pas de beaucoup 750. Quant à la France, ses dépenses militaires ne vont pas à 900 millions. Nous savons bien que, pour l’Allemagne en particulier, les chiffres que nous donnons, officiels et ostensibles, ne sont pas complets, et que d’autres ressources encore sont appliquées à l’armée ; mais si l’on songe, en ce qui concerne l’Angleterre, que nous avons seulement parlé de son budget métropolitain, et non pas des budgets de ces colonies puissantes sur lesquels elle compte s’appuyer de plus en plus pour développer sa politique impérialiste, on voit que son budget de guerre doit encore être augmenté dans une proportion considérable, et que nous n’exagérons rien en disant qu’il est, et de beaucoup, le plus élevé qui existe dans l’univers. Malgré cela, une leçon ressort de la guerre d’Afrique, et probablement il en sera tenu compte, à savoir que l’armée de terre de la Grande-Bretagne est insuffisante pour certaines expéditions continentales. Il y a là des réformes, et par conséquent des dépenses à faire. On les fera sans doute, et le contribuable anglais s’en apercevra bientôt. On sentira le besoin de tenir de plus en plus disponible et toujours mieux en main un instrument de combat qui, malgré ce qu’il coûte déjà, ne s’est pas montré exempt de certaines défaillances et pourrait bien en éprouver ou en subir de plus graves encore.

On le voit, la Grande-Bretagne est la plus puissante des puissances militaires ; il ne lui suffit plus de l’être sur mer, elle tend à se développer sur terre ; il y a là de quoi faire réfléchir l’Europe, et aussi de quoi dissiper la légende qui représente l’Angleterre comme exclusivement consacrée aux œuvres de la civilisation et de la paix. Il s’établit naturellement, inévitablement, une sorte d’équation entre la politique suivie et l’armée destinée à la défendre. On se rend de plus en plus compte, à Londres, de cette nécessité. Tous les jours, on y parle d’augmenter encore une force qui est déjà prodigieuse, et des crédits nouveaux s’ajoutent aux crédits anciens. Néanmoins, qui peut annoncer avec certitude le dénouement de la guerre actuelle ? Les problèmes politiques et militaires ne comportent pas seulement des données matérielles, et peut-être y a-t-il, comme disait Gambetta, une justice immanente des choses, ou, comme le dit plus simplement M. Krüger, une justice divine qui intervient à son heure et qui, en toutes choses, a le dernier mot.


Francis Charmes.
Le Directeur-gérant,
F. Brunetière.

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