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Chronique de la quinzaine - 14 septembre 1894

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Chronique n° 1498
14 septembre 1894


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 septembre.


À quelque opinion politique qu’on appartienne, il est impossible de ne pas éprouver une respectueuse émotion en apprenant la mort prématurée de M. le Comte de Paris. Mourir dans la force de l’âge, en exil, victime d’une fatalité dont on n’est pas responsable, est le sort le plus douloureux qui puisse incomber à un homme auquel ses adversaires eux-mêmes, ou du moins les adversaires du principe qu’il représentait, sont obligés de rendre hommage. Il serait banal de dire que M. le Comte de Paris aimait son pays. Lorsqu’on est le représentant et le descendant d’une longue lignée de rois, la plus ancienne et la plus illustre qui fut jamais, comment ne porterait-on pas dans son âme l’amour ardent de sa patrie ? Le cours des choses a changé : mais si la France, une fois faite et devenue grande et forte, a eu le droit de s’engager dans des voies nouvelles, elle n’a pas celui de renier le passé et de méconnaître ce qu’elle a dû, pendant si longtemps, aux vieux souverains qui l’ont formée, province par province, et lui ont imprimé son admirable unité. M. le Comte de Paris était l’héritier, non seulement de leur gloire, mais de leurs passions généreuses : il aimait la France comme la création de ses ancêtres, comme une patrie dont l’histoire se confondait étroitement avec celle de sa race. Il l’aimait assez pour n’avoir jamais voulu la troubler ni l’agiter, et s’il meurt sans que la destinée lui ait permis de la servir utilement, du moins ne l’a-t-il jamais desservie : il a jusqu’à la fin respecté son repos. On le lui a reproché. Des amis impatiens et maladroits, plus dégagés de scrupules, plus hardis dans leurs conceptions, auraient voulu qu’il se jetât dans la mêlée des partis, qu’il se mît en avant, qu’il appelât sur lui l’attention par tous les moyens bons ou mauvais. S’il a eu quelques velléités de ce genre, elles ont été courtes. Son bon sens et son patriotisme l’ont bientôt arrêté. Il a compris qu’il ne pourrait résulter de ces aventures que beaucoup de mal et aucun bien. L’honnêteté de son esprit y résistait. Aussi meurt-il sans avoir soulevé contre lui aucune colère, aucune haine ; et sa fin cruelle n’a-t-elle provoqué dans tous les cœurs qu’un sentiment de pitié.

Chose bien rare ! l’exil lui-même, sauf un moment, pendant l’aventure boulangiste qui a troublé tant de consciences, n’a pas été pour M. le Comte de Paris un mauvais conseiller. Dans les entretiens suprêmes qu’il a eus avec son fils, on se demande quel langage il a tenu au jeune prince, et la question reste sans réponse. M. le Duc d’Orléans gardera sans doute pour lui ces confidences, mais il faut souhaiter qu’il s’en inspire. On peut se douter, en effet, de ce qu’elles ont été. Il y a quelques semaines à peine, M. le Comte de Paris, sentant le progrès inquiétant de sa maladie, a voulu faire connaître sa pensée définitive par l’intermédiaire d’un journal fidèle. Tout le monde se souvient de cette conversation que toute la presse a reproduite, et où il donnait, dans les termes les plus fermes, l’explication de sa conduite et comme le secret de sa vie. Représentant du principe monarchique, il le regardait naturellement comme supérieur à tout autre, et ce n’est pas ce qu’on peut lui reprocher. Quand un principe a tenu et tient encore une si grande place dans le monde, ce n’est pas à l’un de ses dépositaires qu’il est permis de douter de sa valeur. M. le Comte de Paris se montrait donc assuré que la France reviendrait un jour à la monarchie, qu’elle y reviendrait d’elle-même, par la force des choses, par un penchant naturel et irrésistible ; mais, s’il mettait sa confiance dans la volonté finale de la France, il concluait qu’il fallait respecter cette volonté, même dans ses égaremens provisoires, et se bien garder d’exercer sur elle une pression brusque et violente. Il allait plus loin, il rendait en partie justice au gouvernement actuel ; il ne méconnaissait pas ce que ses efforts avaient eu souvent de louable ; il ne niait pas les progrès accomplis, et dans les conseils qu’il donnait à ses serviteurs et à ses amis, les derniers que ceux-ci entendront de sa bouche, il leur demandait de ne pas prendre à l’égard du gouvernement de leur pays une attitude intransigeante, et de ne pas chercher le bien en poussant à l’excès du mal. Quand le gouvernement, disait-il, fera quelque chose de bien, il faut le soutenir. Il y avait dans ce langage un accent de probité politique auquel on ne saurait se méprendre et un souci de ménager la tranquillité de la France dont il convient de tenir compte à celui qui le tenait. Qui sait si, dans le mystère de sa conscience, M. le Comte de Paris, bien que profondément convaincu de la supériorité de son principe, n’a pas désespéré plus d’une fois de le voir triompher ? Il connaissait l’histoire ; il avait pu y constater les changemens que les peuples, soit par évolution, soit par révolution, éprouvent quelquefois sans retour. Que de monarchies sont tombées ! Que de légitimités sont mortes ! Mais si M. le Comte de Paris a douté ou même désespéré sans le dire, il ne faut que l’en estimer davantage : cela prouve la justesse naturelle de son esprit, qu’aucune prévention n’avait pu obscurcir, et l’élévation de son âme, qui savait se résigner aux renoncemens nécessaires et s’en remettre avec docilité à une volonté supérieure à celles des hommes. Il était chrétien ; il l’a montré par sa vie et par sa mort ; et il croyait que nous encourons ici-bas des responsabilités qui se dénouent ailleurs.

Sa vie a été douloureuse et pénible : il est impossible de l’embrasser dans son ensemble sans éprouver le sentiment qu’inspirent les choses irrémédiablement manquées. Un destin peu clément a pesé sur elle. La mort du Duc d’Orléans, survenue au moment le plus prospère de la monarchie de Juillet, a été comme un coup de tocsin qui annonçait les périls imminens. Le roi était déjà trop vieux, le Comte de Paris était encore trop jeune, et on a prévu, dès ce moment, les difficultés d’une régence, avec tous les hasards qui s’y rattachent. Quelques années après, éclatait le 24 février. Le spectacle qui s’est déroulé ce jour-là sous les yeux du jeune prince, — il avait dix ans, — a dû rester gravé dans sa mémoire comme un souvenir d’épouvante. La monarchie s’effondrait subitement. Mme la Duchesse d’Orléans, avec ce courage héroïque des femmes et des mères qui ne reculent devant rien, prit ses deux fils par la main et les conduisit à la Chambre des députés pour les mettre sous la sauvegarde de l’assemblée. M. le Comte de Paris a vu Lamartine à la tribune demander la république. Puis la Chambre était envahie, l’émeute s’en emparait, et devant sa menace grandissante les députés se retiraient en désordre. Mme la Duchesse d’Orléans, poussée, chassée de banc en banc jusqu’à l’extrémité de la salle, trouva enfin une porte de sortie et de salut ; mais là encore, dans les couloirs encombrés de monde, elle fut emportée avec ses enfans, et comme roulée dans le flot tumultueux de la révolution. M. le Comte de Paris a pu juger alors de ce que pesaient les monarchies dans certains jours d’orage populaire. Le lendemain, c’était l’exil, l’exil qui devait durer plus de vingt ans, et permettre à l’enfant de devenir un homme avant de revoir la France. Son éducation était terminée lorsque éclata en Amérique la guerre de la Sécession. M. le Comte de Paris s’enrôla dans l’armée du Nord ; il fit campagne avec un courage chevaleresque, et il a laissé aux États-Unis des sympathies qui se sont exprimées d’une manière touchante au cours de sa lente agonie et après sa mort. Il voulait s’initier au métier des armes dans l’espoir de combattre un jour pour son pays : cet espoir n’a pas pu se réaliser. Rentré en Europe, il vécut pendant plusieurs années en Angleterre. Son esprit avait atteint alors toute sa maturité ; il est intéressant de constater dans quel sens il se porta de préférence et quelles études l’ont plus particulièrement sollicité. En le faisant, nous n’apprenons rien aux lecteurs de la Revue des Deux Mondes, dont M. le Comte de Paris n’aura pas été sans doute le moins illustre collaborateur. Il entreprit d’abord de raconter la guerre d’Amérique, avec l’autorité que lui donnait la part qu’il y avait prise, et cet ouvrage, qu’il a terminé plus tard, est sans aucun doute un des documens les plus sérieux et les plus précieux que l’on puisse consulter sur cette période de l’histoire des États-Unis. Des fragmens importans en ont été publiés ici même. Mais, quel que fût le très grand mérite de ces travaux, ce n’est pas encore là que nous trouvons l’originalité principale de M. le Comte de Paris, entant que penseur et qu’écrivain. L’intérêt qu’il prit de bonne heure aux questions sociales est en effet un trait de son caractère qui mérite d’être remarqué. Peut-être le mériterait-il moins aujourd’hui, que tout le monde s’occupe de ces mêmes questions, ou du moins en parle ; mais, à cet égard, M. le Comte de Paris a été quelque peu un précurseur : il était en avance sur sa génération. Était-ce de sa part prévision de l’avenir ? Avait-il pressenti quelle place prépondérante les questions sociales devaient bientôt tenir dans tous les esprits ? ou n’était-ce pas plutôt le mouvement naturel d’une âme généreuse qui le poussait vers ces problèmes dont la solution importe si fort au bien-être matériel et au progrès moral des classes ouvrières ? Quoi qu’il en soit, il s’y attacha avec une ardeur singulière et avec un bon sens pratique qu’on ne saurait trop louer. Il n’était pas un rêveur humanitaire, mais un chercheur laborieux, consciencieux, appliqué, et ses conclusions étaient le résultat d’une enquête personnelle qu’il avait poussée très loin. Il avait tout vu par lui-même vérifié, contrôlé, expérimenté. Son livre sur les Associations ouvrières contient des renseignemens encore aujourd’hui utiles et des jugemens qui le seront toujours. La Revue des Deux Mondes a publié de lui sur les questions sociales de belles études, d’un style simple, sobre, précis, le style qui convient à un pareil sujet et qu’on n’y emploie malheureusement pas toujours. M. le Comte de Paris, à cette époque de sa vie, s’est livré à un travail considérable, avec une activité que rien ne lassait, une patience que rien ne rebutait ; quand cette Revue ne lui en devrait pas quelque reconnaissance plus particulière, c’est un fait assez rare chez un prince de son âge et de son temps pour que nous en rappelions aujourd’hui le souvenir. Il espérait, cette fois encore, que son pays profiterait un jour de ce qu’il avait appris ; il voulait être prêt à toutes les tâches. Il s’était préparé pour la guerre, il s’était préparé pour la paix. La guerre a éclaté, et il n’a pas pu y prendre part ; la paix est revenue et a duré longtemps sans qu’il lui ait été donné de collaborer au relèvement de la France. Le plus humble citoyen a été plus favorisé que lui.

Du moins, la porte de la patrie s’était rouverte pour lui, et tout donne à croire que les quelques années qu’il a alors passées en France ont été les meilleures de sa vie. Il n’a pris part qu’à un acte politique important : nous voulons parler de la fusion. Il est allé à Frohsdorff se réconcilier avec le comte de Chambord. Les uns l’en ont vivement loué, les autres le lui ont violemment reproché : au point où nous sommes, ces querelles rétrospectives ont bien peu d’intérêt. La fusion n’a pas donné une chance de plus à la restauration de la monarchie, et elle ne lui en a non plus enlevé aucune. Il est certain aujourd’hui pour tout le monde que M. le Comte de Paris, quand bien même il n’aurait pas été à Frohsdorff, ne serait pas monté sur le trône. L’événement, qui a paru avoir sur le moment une si grande importance, en a eu beaucoup moins par la suite. Il n’a eu aucune influence sur nos destinées, qui obéissaient à de tout autres causes. Les vieux et purs orléanistes, nous en avons vu à cette époque, étaient indignés de la démarche de M. le Comte de Paris, qui était à leurs yeux le reniement de 1830. Mais que restait-il de 1830 ? N’avait-il pas, comme la Restauration de 1814-1815, abouti à une révolution ? Dans le sort commun qui leur était fait, n’était-il pas plus digne, de la part des deux branches de la maison de France, de se rapprocher, sinon dans l’oubli, au moins dans l’effacement du passé ? À ce point de vue purement humain et historique, peut-être M. le Comte de Paris a-t-il bien fait d’aller à Frohsdorff ; au point de vue politique, sa démarche a été indifférente ; elle n’a rien changé et ne pouvait rien changer au cours des choses. M. le Comte de Chambord est mort en exil, et de même M. le Comte de Paris. Le second était incomparablement plus moderne que le premier ; il était un homme de son temps ; il le connaissait et l’aimait ; mais l’un et l’autre représentaient un principe qui malheureusement était mort avant eux : de là vient que, malgré leur valeur personnelle, ils ont passé sur la terre comme des ombres, laissant le souvenir de princes dignes de tous les respects, car ils avaient l’âme haute et vraiment royale, dignes de sympathie, car ils se sont abstenus de troubler leur pays, mais frappés d’une impuissance irrémédiable parce qu’ils étaient nés trop tard et ne s’adaptaient plus aux circonstances. On sait comment M. le Comte de Paris a été exilé une dernière fois. Des imprudences, dont il n’était peut-être pas le principal auteur, avaient été commises autour de lui. Le mariage de la reine de Portugal avait servi de prétexte à des réunions qui ne présentaient pas le simple caractère de fêtes de famille. Une effervescence inusitée se produisait dans le parti royaliste. Le gouvernement de la République a sévi, et les princes prétendans ont dû reprendre le chemin de la frontière. Ce dernier coup a frappé au cœur M. le Comte de Paris : il ne devait plus revoir la France. Il est mort entouré de tous les siens, qui lui prodiguaient l’affection qu’il méritait, car il s’est montré le modèle de toutes les vertus privées. Dans une autre situation que la sienne, cet homme honnête, studieux, plein de bon sens et de bonne volonté, aurait été heureux et grandement utile ; mais, bon gré mal gré, il était prétendant, et sa vie, condamnée d’avance à ne pas remplir toutes ses promesses, ne laisse après elle qu’un souvenir de tristesse et de mélancolie.

Si la mort de M. le Comte de Paris est l’événement qui a le plus profondément touché l’opinion depuis ces derniers jours, celui qui l’a le plus remuée est certainement la question de Cempuis. Les journaux en ont tant parlé qu’il est sans doute inutile d’entrer dans des détails connus aujourd’hui de tout le monde. On sait que l’orphelinat Prévost, situé à Cempuis, dans le département de l’Oise, est un établissement qui appartient au département de la Seine. C’est là que le Conseil général du département fait élever un certain nombre d’enfans des deux sexes que la misère ou la mort de leurs parens, sinon d’autres causes encore, abandonnent à la charité administrative. Ne semble-t-il pas que le premier devoir du Conseil général serait de faire donner à ces malheureux l’instruction et l’éducation consacrées par une longue expérience dans les autres établissemens publics, de manière à les rendre aussi aptes que possible à se créer, au sein de la société actuelle, une place honorable et une carrière assurée ? L’épreuve de la vie sera peut-être plus difficile pour eux que pour d’autres ; il faut donc les armer en conséquence, et ne pas ajouter à ce qui les distingue déjà de leurs concitoyens des singularités qui achèvent de les en séparer. Le Conseil général agirait ainsi s’il se plaçait au seul point de vue de l’intérêt des enfans qui lui sont confiés ; mais il se garde bien de le faire : ce point de vue lui semble trop étroit. Il a des idées de réforme sur l’instruction et l’éducation, et il ne laisse pas échapper une si belle occasion de les appliquer. L’État lui paraît timide, routinier, rétrograde, sans doute parce qu’il est obligé de tenir compte des vœux ou, si l’on préfère, des préjugés des familles. Le ministre de l’Instruction publique ne peut pas enlever les enfans pour les enrégimenter dans ses écoles, comme le ministre de la Guerre enlève les jeunes gens par la conscription pour les faire entrer dans ses casernes. Cela viendra peut-être, mais nous n’en sommes pas encore à ce point. Plus heureux, le Conseil général de la Seine n’a pas à se préoccuper des familles, puisque les enfans sur lesquels il opère n’en ont pas, ou ont été abandonnés par elles. Il est libre, il est maître de les élever, non pas d’après leurs convenances, mais d’après les siennes. Cette considération, qui devrait le retenir, puisqu’elle fait peser sur lui une responsabilité plus lourde, le porte au contraire à en prendre à son aise. L’orphelinat de Cempuis n’est pas seulement à ses yeux une école : c’est un laboratoire scolaire, un terrain d’épreuves, un admirable champ d’expérimentation pour ses théories et ses systèmes.

Avons-nous besoin de dire que le premier article de l’enseignement de Cempuis est que les religions, et même l’idée de Dieu qui en est la base, sont des superstitions puériles ? Les élèves de l’orphelinat Prévost sont élevés dans le mépris de ces chimères d’un autre âge. Si encore on se bornait à ne pas leur en parler du tout et à les laisser à cet égard dans une complète ignorance, nous ne disons pas qu’il faudrait approuver cette réserve excessive ; mais enfin on pourrait y voir une application simplement maladroite de ce principe de la neutralité de l’école, dont on a tiré parfois de si étranges conséquences. Est-ce là ce que font les pédagogues de Cempuis ? On raconte dans tout le pays environnant que leurs élèves, au cours d’une promenade, ont renversé une croix à coups de pierres, et cela sous l’œil complaisant de leurs maîtres. Une autre fois, ils ont poursuivi un ecclésiastique en le huant, et ont failli lui faire un mauvais parti. Est-ce là de la neutralité ? Est-ce de la tolérance ? Mais, à défaut d’instruction religieuse, quelle morale enseigne-t-on à ces enfans ? Ils sont élevés pêle-mêle, garçons et filles, suivant le système, nouveau en France, de la coéducation. Ce système réussit, dit-on, dans d’autres pays, notamment en Amérique. Est-ce bien sûr ? Ceux mêmes qui l’affirment n’ignorent pas que les prétendus avantages de ce mélange des deux sexes sont très contestables et très contestés. Dans un externat, passe encore ; mais, dans un internat, qui n’en aperçoit le danger ? En tout cas, en Amérique, on n’a garde, après avoir fait disparaître entre garçons et filles les autres barrières, de supprimer par surcroît celles qui résultent de l’enseignement et de la pratique de la religion. Et puis, les mœurs américaines, en ce qui concerne les rapports des deux sexes, ne sont pas les mêmes que les nôtres. Nous n’avons pas à examiner si celles-ci valent mieux que celles-là ; la question est tout autre. On doit élever les enfans en vue de la société où ils sont appelés à vivre. Il y a lieu de craindre pour les élèves de Cempuis, lorsqu’ils sortiront de leur surprenante Arcadie, si différente du reste du monde, qu’ils ne soient très dépaysés dans leur propre pays et qu’ils n’y commettent des actes peu conformes aux convenances généralement admises. Il serait certainement de leur part périlleux et déplacé de continuer, en dehors de l’orphelinat Prévost, les habitudes de familiarité intersexuelle qu’ils y auront contractées : ils s’exposeraient à se faire mettre à la porte de partout. Et pourtant, seraient-ils nécessairement immoraux ? Dans l’inspection qui vient d’être faite à Cempuis, on’ n’a pas relevé, dit-on, d’actes d’immoralité entre élèves. Il y en a eu, à la vérité, entre professeurs et élèves, mais les cas ont été rares. Que peut-on en conclure, sinon que ces enfans ont heureusement échappé à un grand danger ? Ce n’est pas une raison pour les y laisser exposés plus longtemps.

La suppression de toute idée religieuse dans l’enseignement, la coéducation des sexes, sont des nouveautés qui ne se feront pas accepter chez nous sans peine, avec juste raison, à notre avis, à tort suivant d’autres. Ces systèmes ont leurs partisans, mais les plus résolus nous accorderont sans doute que, dans l’état de nos mœurs, il faudrait, pour les appliquer, des hommes d’un esprit supérieur et d’une habileté, d’une délicatesse de tact tout à fait hors de pair. Il est vrai que des hommes qui auraient toutes ces qualités ne voudraient probablement pas se charger de pareille besogne. Aussi, qua-t-on fait ? On a placé à la tête de l’établissement de Cempuis un ancien inspecteur primaire, M. Robin, qui était bien l’homme le mieux fait pour compromettre une bonne cause, et à plus forte raison pour accentuer et mettre en plein jour les défauts d’une mauvaise. C’est à quoi il n’a pas manqué. Ses protecteurs, soit au Conseil général de la Seine, soit au dehors, ont commis une confusion qui donne la plus médiocre idée de leur discernement. Ils ont cru que tant valait la doctrine, tant valait l’homme qui la professait, ce qui, dans l’espèce, était tout juste le contraire de la vérité. M. Robin est sincère : on ne saurait en douter lorsqu’on fit les réponses qu’il a faites aux journalistes venus de toutes parts pour l’interroger. Il leur a parlé avec une franchise déconcertante : tous sont partis édifiés sur son compte. Il y a chez M. Robin une grande dose de naïveté ; le malheur pour lui est d’avoir appliqué cette disposition de son esprit à des sujets tellement scabreux qu’on a pu le prendre pour un cynique. Passons sur la manière dont il parle de la religion, on la devine ; mais il faut l’entendre s’expliquer lui-même sur la coéducation des sexes et sur les matières d’enseignement qu’elle comporte. « Ah ! pauvres modernes ! s’écrie-t-il, ne comprendrez-vous pas que ce qui fait la pourriture de l’enfant c’est la chanson grivoise, les allusions polissonnes, l’ignorance ? Ici, tous nos enfans savent très bien comment s’accomplit la génération, qu’elle résulte de l’accouplement du mâle avec la femelle, de même qu’ils savent que le pollen féconde le pistil, et de même que l’acide sulfurique rougit la teinture de tournesol. Quel danger voit-on à cela ? » Pourtant, M. Robin en a aperçu quelquefois à ces accouplemens, d’ailleurs si conformes à la nature, mais qui ne sont pas toujours sans conséquences : on a beaucoup parlé d’un manuscrit de sa main, prêté par lui à une institutrice, et où il énumérait les moyens d’en éviter les suites matérielles. L’acide sulfurique fait rougir la teinture de tournesol : nous serions curieux de savoir ce qui fait rougir M. Robin et ses élèves.

Eh bien ! malgré tout ce qui précède, il est probable que M. Robin continuerait encore de diriger l’orphelinat de Cempuis, s’il n’avait pas touché à l’idée de patrie. Dans le désarroi général où sont tombées les intelligences, il aurait peut-être pu se sauver sans cette suprême imprudence. Mais, on le sait, il y a là un sentiment sur lequel nous sommes tous d’accord. M. Robin est un socialiste internationaliste, et il fait tout juste le même cas du « préjugé national » que du préjugé religieux. Rien ne lui paraît plus funeste que d’élever un enfant dans un culte trop exclusif de son pays : c’est le moyen de faire naître et d’entretenir chez lui le chauvinisme dont sont sorties tant de guerres. La guerre, l’armée, sont les cauchemars de M. Robin : il les confond dans la même réprobation. Un jour une personne du dehors avait donné à un de ses élèves une boîte de soldats de plomb : il foula aux pieds et détruisit un jouet qui risquait de provoquer dans l’âme de l’enfant les passions les plus malfaisantes. « Assez de guerres internationales, s’écrie-t-il, pour le profit des financiers, pour le plaisir de certains héros professionnels ! » Et comme on lui demande ce que feront ses pupilles si, astreints comme tout le monde au service militaire, la guerre vient à éclater pendant qu’ils seront sous les drapeaux, il répond sans hésiter : « Eh bien ! ils se débrouilleront, ils déserteront. » Peu d’hommes en France seraient capables d’une pareille franchise : sérieusement, nous sommes tenté de remercier M. Robin. Il est admirable en son genre à force d’être complet. Il a vraiment le courage de ses idées, et il en faut beaucoup pour avouer des idées pareilles : il en faut peut-être plus que pour les appliquer. Après tout, M. Robin est ce qu’il est, et ce n’est pas à lui que nous en avons : ce qui est effrayant c’est qu’il ait pu rester pendant de si longues années à la tête de l’orphelinat Prévost sans être inquiété dans son enseignement. Le désordre administratif le plus complet régnait d’ailleurs autour de lui. Le recrutement du personnel se faisait de la manière la plus fantaisiste. Tous les déclassés, tous les révoqués, tous les fruits secs trouvaient un asile à Cempuis, avec cette circonstance aggravante que M. Robin les empruntait indifféremment aux nationalités les plus diverses, prussienne, italienne, anglaise, etc. Comment ce scandale a-t-il pu se prolonger aussi longtemps, presque aux portes de Paris, sans que le gouvernement y portât les yeux et y mît la main ? S’il l’avait complètement ignoré, ce serait déjà grave ; mais il y a pis. Toute la contrée autour de Cempuis parlait avec horreur de ce qui s’y passait ; l’indignation était générale, et à maintes reprises les faits les plus graves ont été signalés à l’attention des autorités responsables. Qu’ont-elles fait ? Rien. M. Robin avait la confiance du Conseil général de la Seine, c’est-à-dire du Conseil municipal de Pays : cela a suffi pour détourner de sa tête tous les dangers administratifs. Une première fois menacé, révoqué même, dit-on, en 1884, il a été réintégré dans ses fonctions. On a cité l’opinion contraire à cette réintégration que M. Léon Bourgeois. alors secrétaire général de la préfecture de la Seine, avait soutenue dans la commission de surveillance chargée des établissemens départementaux. « Si je m’interroge comme père de famille, disait alors M. Bourgeois, et si je me demande si je confierais mes enfans à M. Robin, je me vois obligé de répondre : Non ! » Cela fait honneur à M. Bourgeois ; mais ce qui lui aurait fait bien plus d’honneur encore, c’est, plus tard, lorsqu’il a été ministre de l’Instruction publique, de se rappeler une situation qu’il avait connue, jugée, condamnée, et d’y porter remède. Pourquoi ne l’a-t-il pas fait ? A un moment, une enquête a été ordonnée : elle a été faite par Mme Kergomard, que l’on dit être une personne très distinguée, mais qui, proche parente de M. Elisée Reclus, devrait être employée de préférence dans des occasions où son jugement conserverait toute son autorité. Mme Kergomard a conclu que tout était pour le mieux dans le meilleur des orphelinats possibles, et l’administration universitaire, désormais rassurée, a laissé les choses en l’état. Quant au ministère de l’Intérieur, qui est le principal intéressé dans cette affaire, puisqu’il s’agit d’un établissement dépendant de lui, il n’est jamais sorti de sa quiétude, laissant à la préfecture de la Seine le soin de se débrouiller avec le Conseil général. Ce qui est grave et alarmant, c’est cette défaillance générale, cette abstention, ces complaisances, ces velléités suivies de reculades de la part de ceux qui ont charge d’âmes et responsabilité morale. Il a fallu qu’un journal bien inspiré, ayant entendu parler de ce qui se passait à Cempuis, allât y faire une enquête pour le compte de ses lecteurs. Ce journal a rendu un grand service. Dès son premier article la question a changé de face ; l’opinion s’est émue ; tous les autres journaux ont voulu savoir ce qui se passait à Cempuis, et ils n’ont pas eu de peine à l’apprendre. Oh ! alors, le gouvernement est sorti de son impassibilité olympienne. Une enquête, sérieuse cette fois, a été faite. Elle n’a pas été longue, et elle a été probante. M. Robin a été révoqué. Mieux vaut tard que jamais sans doute ; mais il faut bien constater que, sans l’initiative d’un journal en quête de nouvelles, le scandale de Cempuis continuerait encore, et pourrait durer longtemps. La presse a déjà, sans qu’il y ait lieu de l’y encourager, une assez grande propension à se substituer à tous les pouvoirs ; mais lorsque ceux-ci ne remplissent pas leur rôle, n’est-il pas naturel que d’autres s’en emparent ? Seulement, ce n’est pas rassurant.

L’affaire de Cempuis a eu un épilogue qui n’en est pas la partie la moins curieuse. M. le préfet de la Seine a chargé un de ses chefs de division d’aller notifier sa révocation à M. Robin. Après s’être acquitté de la partie pénible de sa tâche, ce fonctionnaire a voulu en adoucir, au moins pour lui, l’amertume : il est allé voir les enfans et leur a tenu un discours. On aurait cru à l’entendre que M. Babut, c’est son nom, avait été envoyé à Cempuis pour y distribuer des prix de vertu à tout le monde. « Rien ne sera changé à votre sort, a-t-il dit aux élèves de M. Robin. Vous savez que les circonstances ont fait parler beaucoup de vous dans ces derniers temps : vous êtes devenus célèbres. Si l’on a dit de vous du mal qui est une calomnie, on a dit plus encore de bien. On a répandu votre réputation de bons enfans, de bons patriotes, de futures honnêtes et bonnes mères de famille… Nous sommes heureux de voir que vous ressentez une reconnaissance profonde pour l’homme qui a tant travaillé à faire votre bonheur. Vous ne faites pas de politique, vous autres ! » Il semble que M. Babut en fasse, lui, et de la plus mauvaise. Bien que l’opinion, dans sa généralité, ait non seulement approuvé, mais même imposé la révocation du directeur de Cempuis, les radicaux en ont témoigné un vif mécontentement. Ils se sont efforcés de donner le change et de faire croire que M. Robin avait été la victime de la réaction cléricale qui est, comme on le sait, la marque caractéristique du gouvernement actuel. « Cherchez le prêtre, » a dit l’un d’eux. Il faut donc croire que M. Babut appartient à l’opinion radicale, ou qu’il a voulu la ménager. Mais qu’en pense le gouvernement ? Le fait qui vient de se produire n’est-il pas une preuve de plus de l’anarchie qui règne dans l’administration ? Chacun y fait à sa tête. M. le préfet de la Seine, par ordre de son ministre, révoque M. Robin ; mais M. Babut critique la mesure qu’il est chargé de faire exécuter. Évidemment ce fonctionnaire, qui a de plus nombreux rapports avec le Conseil municipal de Paris qu’avec le gouvernement, aime mieux être bien avec le premier qu’avec le second. Un pareil désordre est-il tolérable ? Le gouvernement joue le rôle d’un oncle de comédie auquel on cède sur le moment quand il se met trop en colère, mais dont on se moque en attendant de prendre sur lui sa revanche. Nous n’avons pas un gouvernement, nous en avons vingt, nous en avons cent. Il ne faut pas chercher ailleurs l’explication du long maintien de M. Robin à Cempuis. Le mal principal est là, et si on n’y apporte pas un remède énergique, ce n’est pas un fait purement accidentel comme la révocation du directeur de Cempuis qui nous rassurera sur les périls auxquels nous restons exposés.

Depuis quelque temps, les journaux italiens montrent une singulière agitation, qui sans doute n’est pas sans rapport avec celle du gouvernement. On croirait, à les lire, que quelque chose d’important se prépare de l’autre côté des Alpes. À la vérité, ce n’est pas la première fois que des symptômes du même genre se produisent, et jusqu’à ce jour, rien ne les a suivis. Il ne faut donc pas leur donner plus d’importance qu’ils n’en ont sans doute ; mais, d’autre part, nous ne pouvons pas les laisser passer sans les signaler. Chaque fois que le gouvernement italien, ou du moins que M. Crispi rêve de faire quelque chose de peu conforme au droit des gens, il ne manque pas d’accuser la France d’avoir voulu le faire avant lui : il la dénonce au monde comme la puissance perturbatrice par excellence, dont toutes les autres doivent s’entendre pour arrêter les ambitions désordonnées. Le meilleur moyen d’atteindre un résultat si désirable est évidemment d’occuper au plus vite la place qu’on accuse la France de vouloir prendre, et l’Italie est toujours prête à remplir ce rôle avec dévouement, pourvu qu’on l’y encourage. Mais on ne l’y encourage pas. Vingt fois déjà nous avons vu jouer la même comédie, toujours avec les mêmes circonstances : il n’y manque jamais qu’un dénouement. Nous pourrions, à la fin, nous montrer blessés de nous entendre imputer tant de mauvais desseins ; mais à quoi bon ? Personne n’y croit en Europe, ni même en Afrique. On y croit même de moins en moins à mesure que l’Italie renouvelle des prédictions qui ne sont jamais suivies d’aucun effet, et tout porte à penser que ces campagnes de presse, qui sûrement ne sont pas spontanées, ont plutôt pour but de produire une impression sur les esprits à l’intérieur qu’au dehors.

A supposer que M. Crispi eût une intention définie, un projet d’action immédiate sur quelque point du monde, on aurait en ce moment quelque peine à deviner exactement ce qu’est cette intention et où est ce point. La première idée qui s’offre à l’esprit est qu’il veut aller lui-même à l’endroit qu’il nous reproche de viser ; mais il nous reproche de viser tout en même temps, et, quelle que soit son imagination, nous ne lui faisons pas l’injustice de croire qu’il nourrisse et prépare à la fois autant de projets qu’il nous en prête. En vérité, ce serait trop ! Pour aller de l’Orient à l’Occident, la presse italienne signale l’activité inquiétante de la France en Abyssinie, en Égypte, en Tripolitaine et au Maroc. Elle est remplie de correspondances, venues de toutes ces contrées, et qui nous présentent comme prêts à une action imminente. C’est bien mal reconnaître, il faut l’avouer, l’attitude que nous avons toujours eue à l’égard de l’Italie dans ses entreprises coloniales, sauf en Tunisie. Là, nous étions condamnés à agir. Il nous était impossible de laisser une puissance européenne s’établir dans une contrée qui fait géographiquement partie de l’Algérie. C’est bien assez pour nous d’avoir l’Italie pour proche voisine en Europe, sans nous la donner pour telle en Afrique. Aussi longtemps qu’elle a respecté l’autonomie de la Tunisie, nous l’avons respectée nous-mêmes ; le gouvernement du bey ne nous gênait en rien ; mais le jour où le cabinet de Rome a manifesté de la manière la moins douteuse la résolution de mettre sa main sur la Régence, l’obligation de le devancer s’est imposée à la France. Nous aurions préféré que cette question ne fût pas posée : une fois posée, — et elle ne l’a pas été par nous, — nous devions la résoudre. On nous reproche assez, en Italie, la manière dont nous l’avons fait ! La Tunisie est le grief éternel contre la France ! Soit ; mais il serait juste de montrer aussi la contre-partie. Est-ce que, dans les entreprises qu’elle a tentées ailleurs depuis lors, l’Italie nous a jamais trouvés comme un embarras ou comme un obstacle devant elle ? Est-ce que nous avons jamais mis le moindre empêchement à ses succès ? Nous avions des intérêts et des traditions dans la mer Rouge : lorsque nous avons vu que l’Italie portait de ce côté son effort principal, nous nous sommes discrètement effacés devant elle, en lui laissant le terrain libre. Il nous aurait été certainement facile de lui créer des difficultés : nous n’y avons même pas songé. S’il lui avait plu de tourner son action d’un autre côté, elle aurait trouvé de notre part les mêmes dispositions. Nous ne l’avons jamais chicanée sur ce qu’elle faisait ; mais il est vraiment excessif qu’elle semble nous en vouloir de ce qu’elle n’a pas fait, comme si c’était notre faute. Hier encore, le général Baratieri s’emparait de Kassala, et la presse anglaise nous a accusés d’avoir vu ce brillant fait d’armes avec un peu plus que de la froideur. Rien n’est plus inexact. La vérité est que, fidèles à l’ensemble de notre politique, nous avons dû rappeler les droits de l’Égypte et de la Porte sur Kassala ; mais nous n’avons éprouvé personnellement aucune mauvaise humeur de son occupation par les Italiens, et si aujourd’hui le gouvernement du roi Humbert se demandait en toute sincérité de conscience laquelle, de la France ou de l’Angleterre, en a pris le plus sincèrement son parti, ce n’est probablement pas la dernière qu’il devrait désigner.

Avons-nous besoin de montrer l’invraisemblance ridicule, il faut dire le mot, des projets qu’on nous attribue ? S’il y a deux pays au monde où nous soyons partisans résolus du statu quo, ce sont assurément la Tripolitaine et encore plus le Maroc. Nous vivons en parfaite intelligence avec les autorités régulières de Tripoli, et jamais il ne viendra à notre pensée de tenter quoi que ce soit sur une province qui fait partie intégrante de l’Empire Ottoman, et où nous n’avons d’ailleurs aucun intérêt particulier. La Tripolitaine n’est pas le moins du monde à l’égard de la Tunisie ce que la Tunisie était à l’égard de l’Algérie. C’est une région à part, qui est géographiquement séparée de la Régence, et sur laquelle un gouvernement français ne pourrait avoir des vues d’ingérence ou de domination sans une coupable folie. Le maintien de nos bons rapports avec le Sultan nous touche infiniment plus que toute la Tripolitaine : on le sait, au surplus, à Constantinople, et les dénonciations italiennes y trouvent certainement peu d’écho. Elles pourraient tout au plus inspirer des soupçons sur les velléités des dénonciateurs. Quant au Maroc, des circonstances récentes nous ont permis de prouver à toute l’Europe, et à l’Espagne en particulier, que notre politique y était purement conservatrice. Ce serait un grand malheur pour tout le monde si la question marocaine venait tout d’un coup à s’ouvrir. Dieu nous préserve de cette éventualité ! Nous avons assez d’affaires sur les bras sans en faire surgir de nouvelles, plus difficiles, et plus inextricables encore. Cette politique convient peut-être au cabinet de Rome, mais non pas à nous, et c’est encore un point sur lequel on ne réussira pas à donner le change.

Que veut donc l’Italie, et quel but poursuit-elle en ce moment ? On a dit qu’elle avait fait des suggestions à l’Angleterre pour diverses hypothèses, et notamment au sujet du Haut-Nil et de la Tripolitaine. Pour ce qui est du Haut-Nil, la situation qui y existe est en pleine évolution, et il est possible en effet que l’Italie ait un rôle à y jouer. La pointe hardie qu’elle vient de pousser jusqu’à Kassala est probablement l’indice de projets plus étendus. Que nous importe ? Nous avons déjà déclaré que, tout en réservant pour le règlement final les droits de l’Egypte et de la Porte, nous n’avions aucune opposition à y faire. Quant à la Tripolitaine, il est peu probable que l’Angleterre voie l’Italie s’y établir avec beaucoup de satisfaction. En tout cas, cet établissement coûterait fort cher et prendrait longtemps pour devenir solide. A force de parler des projets de la France sur Tripoli, les Italien ont inspiré sur leur propre compte des méfiances assez naturelles à la Porte, et celle-ci a pris ses mesures en conséquence. En dehors de la résistance locale, qui serait des plus énergiques, l’envahisseur trouverait devant lui une armée ottomane nombreuse et bien équipée. Le soldat turc n’est pas de ceux qu’on puisse regarder comme une quantité négligeable, l’Italie le sait parfaitement, et c’est là le principal, sinon le seul motif pour lequel elle s’est abstenue jusqu’à ce jour de toute tentative sur un point malaisément vulnérable. Mais en quoi cela nous regarde-t-il ? Est-ce nous qui défendons la Tripolitaine contre l’Italie ? Et de quel droit tous les organes de l’opinion italienne, ou du moins le plus grand nombre d’entre eux, prennent-ils à tâche d’expliquer, tantôt les velléités offensives, tantôt l’immobilité hargneuse de leur gouvernement, en prêtant à la France des intentions que le bon sens réprouve ? Si l’Italie a absolument besoin d’une tête de Turc, nous lui saurions gré d’en changer quelquefois, et de ne pas nous maintenir invariablement une préférence que nous ne méritons à aucun égard. Ce n’est pas sans une tristesse profonde que ceux qui, à notre exemple, sont partisans d’un rapprochement intime entre les deux pays voient ajouter des malentendus nouveaux, factices et imaginaires, à ceux qu’une mauvaise politique a déjà créés. Si les fausses nouvelles que lance à profusion contre nous la presse italienne ne font aucune impression sur l’Europe, elles en font sur l’Italie elle-même, et ceux qui les répandent creusent plus profondément et rendent plus difficile à franchir le fossé qui nous sépare. C’est là une œuvre funeste ; mais que pouvons-nous faire pour en combattre les effets, sinon protester de nos intentions et attendre de l’avenir un peu plus de justice qu’on ne nous en accorde aujourd’hui ?

L’empereur Guillaume vient de prononcer à Kœnigsberg un discours qui a produit en Allemagne la plus vive impression. Il ne s’agit d’ailleurs que d’affaires purement allemandes dans cette éloquente manifestation, où la personnalité du jeune souverain s’accuse, comme toujours, avec un relief singulier. C’est le roi de Prusse qui, cette fois, parle à sa noblesse, et non pas l’empereur d’Allemagne à ses sujets. Il est visible que Guillaume éprouve un profond mécontentement, et aussi un peu d’étonnement de l’opposition que le parti agrarien fait à un certain nombre de ses projets. « Une opposition des nobles prussiens contre le roi est, dit-il, un non-sens. La noblesse prussienne n’a de raison d’être que si elle a le roi à sa tête. Comme mon grand-père, je représente la dignité royale par la grâce de Dieu. » Et après avoir rappelé tout ce qu’il a déjà fait pour adoucir la rigueur d’une crise qu’il ne méconnaît pas, il invite la noblesse de Prusse à se serrer contre son roi, comme le lierre contre le chêne qu’il entoure et qu’il protège. « Combattons, s’est-il écrié, pour la religion, la morale et l’ordre contre les partis subversifs 1 Puisse la noblesse devenir un modèle éclatant pour la population encore hésitante ! Dans l’espoir que la Prusse orientale marchera en première ligne dans ce combat, je bois à la prospérité de ses habitans. » Cet appel sera-t-il entendu ? Les intérêts des agrariens sont tenaces en même temps que leurs passions sont très excitées, et peut-être la parole royale se heurtera-t-elle contre eux sans les réduire. Toutefois, l’autorité de l’empereur est grande et la manifestation qu’il vient de faire a mis un grand désarroi parmi les agrariens. Il est probable que, pendant quelque temps au moins, leur opposition prendra un caractère plus radouci. Déjà leurs journaux prennent un ton moins ardent ; ils ne le retrouvent que pour se déclarer prêts à suivre l’empereur dans la croisade qu’il semble annoncer. Mais quel est le combat auquel Guillaume convie sa noblesse ? On sait bien à quel parti s’adresse le cri de guerre qu’il vient de pousser ; on est moins fixé sur les moyens qu’il compte employer pour le réduire. Les socialistes, inquiets, se demandent si le discours impérial n’est pas l’annonce de lois nouvelles et plus rigoureuses. Ils les redoutent naturellement, et protestent déjà contre elles, tandis que la presse conservatrice y pousse et les réclame. Peut-être l’empereur n’a-t-il pas voulu donner à sa menace un peu vague toute la portée qu’on lui a attribuée dans l’opinion. C’est d’ailleurs ce qu’un avenir prochain ne manquera pas d’éclaircir.


Francis Charmes.


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LA MISE EN SCÈNE DU DRAME WAGNÉRIEN


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Nous croyons devoir communiquer à nos lecteurs la lettre suivante qui donne une idée très précise de l’art scénique et de la discipline théâtrale tels qu’on les comprend à Bayreuth. On a beaucoup discuté, on discutera beaucoup encore sur l’esthétique et la mise en scène du drame musical au Théâtre de Richard Wagner. L’intérêt de ces pages est d’en offrir une théorie pratique et raisonnée.


Monsieur,


Vous me rappelez la lettre que je vous écrivais d’ici pendant l’été de 1891, lorsque le Tannhäuser fit sa première apparition sur la scène de Bayreuth. Aujourd’hui vous me demandez mes impressions sur la représentation du Lohengrin, et vous tenez à savoir si, maintenant comme alors, l’accomplissement d’une tâche particulière a conduit les interprètes fidèles de l’art wagnérien à la solution d’un problème général.

J’hésite à répondre à votre désir. Il est vrai que vous m’avez donné raison en ce que je vous disais de l’exécution du Tannhäuser, mais, ce qui me semblait en principe d’une importance capitale pour l’art scénique, vous n’y vîtes qu’une tentative isolée, complètement étrangère aux besoins intellectuels de notre temps. Et quand vous m’objectiez que le véritable sens de la représentation du Tannhäuser demeurerait incompris, c’est à peine si j’ai pu vous contredire.

Et puis, le préjugé que vous avez contre la discipline théâtrale telle qu’on la comprend à Bayreuth augmente la difficulté de ma tâche, et j’éprouve quelque embarras à vous parler de ce qu’on cherche et de ce qu’on fait ici. Je ne veux pas renouveler nos discussions. Cette fois-ci encore, vous n’avez pas voulu prendre part à nos fêtes scéniques. Vous croiriez perdre quelque chose de votre liberté, de votre indépendance en vous associant, même temporairement, à un groupe où, selon vos expressions, la valeur et la signification de l’individu dépendent de son degré de soumission à une tâche commune. Je suis loin de prétendre qu’on puisse juger un homme d’après les convictions qu’il professe ou d’après l’association dont il fait partie. Dans toutes les communautés, c’est trop souvent l’insuffisance de l’individu qui le pousse à se soumettre et à se ranger sous la loi. Mais il n’en est pas moins vrai que des aspirations définies et communes créent une atmosphère favorable à l’éclosion du talent et que souvent des natures éminentes trouvent précisément dans le service d’une cause la force nécessaire pour se développer et pour s’épanouir. Si vous veniez à Bayreuth, vous constateriez que cette antique vérité reçoit ici une confirmation nouvelle.

À propos du Tannhäuser, nous étions tombés d’accord sur un point, c’est que l’unité indissoluble de l’expression musicale et de la diction était la condition essentielle pour la mise en scène des œuvres dramatiques, et que l’art de la danse était le point de départ et le centre de cette unité. À propos de toute entreprise, il arrive que le monde s’occupe très longtemps des choses secondaires sans jamais atteindre à la chose principale. Jusqu’à présent, en matière de théâtre, on s’est toujours attaché à la perfection de tel ou tel détail, pensant arriver par-là à un meilleur ensemble. À Bayreuth seulement, on s’est avisé de commencer par où il faut commencer. On est parvenu ainsi à modeler un ensemble plastique auprès duquel le plus ou moins de perfection des détails perd de son importance, n’est inutile de dire que la stricte observance de ce principe doit constituer le point de départ pour l’exécution de toute œuvre nouvelle à Bayreuth. Et de fait, l’exécution de Lohengrin témoigne de la liberté d’expression à laquelle on peut atteindre dans l’accomplissement de cette condition primordiale. Si grande est cette liberté que le spectateur accepte comme naturels des résultats rendus possibles seulement par une haute conscience artistique et par un travail infatigable. Depuis le premier lever du rideau jusqu’à sa chute finale, l’ensemble du drame se meut comme un organisme vivant, n’obéissant qu’à une nécessité intérieure. On sent cela dans le mouvement des masses comme dans le jeu des personnages principaux, aux momens décisifs de l’action comme dans les accessoires apparemment dépourvus d’importance. Il est admirable de voir à quel degré d’expression de la vie intérieure atteignent les chœurs par leur extrême souplesse. Ils changent d’attitude et de groupement, ils avancent et ils reculent, ils se concentrent ou s’éparpillent tantôt vite, tantôt lentement, si bien que toutes leurs évolutions semblent traduire aux yeux le mouvement musical.

C’est un plaisir particulier de se rendre compte comment, dans chaque partie de l’action, la musique et le geste atteignent l’unité d’expression ; et par cela même que le principe est appliqué avec une conscience rigoureuse aux moindres détails, ceux-ci apparaissent comme les parties nécessaires d’un ensemble ordonné.

Mais l’exécution de Lohengrin à Bayreuth a une portée plus grande et une signification plus haute. L’harmonie entre le côté plastique et le côté musical n’est encore qu’un moyen d’expression, une matière première qui attend l’empreinte d’une forme définitive. Il y a près d’un demi-siècle que les théâtres s’occupent de cette œuvre, et il faut avouer qu’au fond, elle n’a jamais été comprise. Par compréhension j’entends ici l’invention d’une forme scénique qui permette à l’œuvre de s’exprimer pleinement elle-même. Si jamais cette compréhension a existé, elle a été perdue entièrement. Il s’agissait de trouver cette forme, et c’est ici que commence le véritable problème esthétique.

Ce principe de l’unité d’expression de la mimique, de la musique et de la parole, dont nous venons de parler, vient du besoin de faire apparaître le drame entier comme un tout ordonné et de ne montrer les détails que dans la mesure où ils contribuent à l’intelligence du tableau. Il fallait, dans le cas présent, appliquer ce principe plastique et ordonnateur à un événement dramatique déterminé. Il s’agissait tout à l’heure de la forme artistique générale du drame ; il s’agit maintenant de la forme artistique particulière de Lohengrin. Ici encore il fallait partir de l’ensemble pour atteindre à l’effet juste des détails. Un premier coup d’œil donné au drame de Lohengrin démontre que les masses populaires y jouent un grand rôle.

Il importait donc avant tout de faire ressortir par l’image scénique le contraste entre ces masses agissantes et le petit nombre des personnages principaux. Il fallait distinguer les mouvemens de ces deux groupes et cependant les fondre en un seul tout par leur action réciproque. Ce caractère saillant du drame a fourni la règle dominante de toute la mise en scène. La plus scrupuleuse attention a été donnée aux chœurs des comtes et des nobles, des hommes d’armes et des femmes. On s’est efforcé d’imprimer à leurs mouvemens multiples la plus grande vivacité possible. On a voulu qu’agissant sous des impulsions communes ou contradictoires, chaque membre des chœurs parût toujours libre et indépendant des autres et que les rapports de chaque individu avec l’action principale fussent toujours exprimés avec une clarté lumineuse. Ainsi on est arrivé à ce résultat que, malgré leur variété, ces chœurs se nouent en une chaîne vivante et forment un cercle fermé autour du grand événement dramatique. Il serait facile de voir dans cette manière d’animer et d’évertuer les chœurs une continuation ou un développement du chœur de la tragédie antique. Les héros du drame se détachent d’un puissant relief sur ce fond remuant de la vie populaire et nationale et forment ainsi, malgré leurs oppositions, un groupe distinct dans l’image totale. Ce grand contraste a été poursuivi jusque dans les costumes. Lohengrin et Eisa, Ortrude et Telramund dessinent leurs silhouettes en couleurs fortes et tranchées sur les teintes plus monotones et moins vives des masses populaires.

Un regard d’artiste pénétrant et profond a su démêler ici l’unique point de départ pour la juste solution du problème. Cette innovation devait avoir les plus heureuses conséquences. Ce rôle actif donné aux chœurs met en plein jour la vie puissamment guerrière et passionnée sans laquelle l’événement tragique ne serait pas compréhensible. L’ordonnance des scènes se dévoile maintenant à nous en sa raison profonde, et c’est grâce seulement à cette ordonnance que le véritable contenu du drame arrive à l’expression.

On a beaucoup discuté sur le recul de l’action au Xe siècle. Ce point s’explique maintenant. Il y a là plus qu’une question d’exactitude historique et de costume, il fallait ce recul pour introduire les conditions préalables du conflit tragique. Il fallait la présence encore vivante d’idées païennes en lutte avec le christianisme dont l’influence adoucissante et conciliatrice était à peine sensible au Xe siècle ; il fallait cette humeur sauvage et belliqueuse d’hommes hardis, bravant tout et se fiant à leur propre force ; il fallait ce désir violent d’activité personnelle et sans frein, ces âmes impétueuses que n’arrête aucun scrupule, toujours prêtes à risquer leurs biens, leur bonheur et leur vie pour la conquête du jour et le cri du moment. Afin de rendre l’action vraisemblable aux yeux du spectateur, il fallait montrer les effets sensibles de pareilles conditions sociales. Car, si les héros du drame dépassent notre humanité de toute la hauteur de leurs âmes, ils lui appartiennent néanmoins par leurs passions et leurs destinées. Lohengrin lui-même, qui descend dans ce monde troublé, passe, comme homme et comme héros d’une existence de rêve à la réalité vivante.

Maintenant seulement la mise en scène nous apparaît comme une conséquence logique des passions et des sentimens qui sont l’âme de l’action. Ces deux parties essentielles du tableau scénique, la vie des masses et l’action des figures individuelles se déterminent réciproquement et s’équilibrent de telle façon que l’harmonie de l’ensemble en résulte. La vie énergique qui se déploie dans les groupes des nobles, des vassaux, des guerriers et des femmes s’exalte dans les héros de l’action ; les oppositions qui se manifestent chez ceux-là deviennent chez ceux-ci d’insolubles conflits ; ce qui agite simplement la foule et la pousse de-ci ou de-là devient, sur les hauteurs de la vie, l’inéluctable destin. Ainsi, sur le vaste fond d’une vie mouvante et passionnelle, entre les héros qui personnifient fortement les puissances en lutte, l’action marche incessamment vers le but fatal.

J’aurais trop à dire si j’essayais de vous montrer comment, dans ce drame, chaque détail se justifie en devenant un facteur indispensable de l’effet d’ensemble. Aussi bien, faut-il voir et entendre ce qui ne se révèle entièrement que sous l’impression des sens. Mais une chose ressortira certainement pour vous de mes indications : c’est en soumettant la représentation scénique à la loi souveraine d’une raison esthétique supérieure ; c’est en ordonnant et en accentuant ses diverses parties de manière à composer de leurs oppositions et de leurs concordances une image vivante, harmonieuse et unique dans son genre ; c’est par cette volonté rigoureuse qu’on a pu exprimer la nécessité intime qui gouverne l’action. L’idée donnée par le drame a reçu par là une forme visible, un corps de beauté qui la révèle entièrement. Tel est le secret proprement dit de la représentation de Lohengrin à Bayreuth, et c’est par là qu’elle semble se dérober à toute comparaison avec les essais antérieurs.

Ai-je besoin d’ajouter que c’est là un exemple extraordinaire ? Les représentations de Lohengrin sur les théâtres habituels, là même où l’on y met beaucoup de bonne volonté, prouvent leur insuffisance, en ceci que l’événement dramatique n’y est pas immédiatement compréhensible. On se fie à une signification de l’œuvre qui échappe au sens de la vue pour expliquer ce qui demeure incompréhensible à la représentation. Il en résulte la confusion de deux domaines qui, sans doute, se conditionnent réciproquement, mais dont l’un cependant ne peut pas remplacer l’autre. Qui est-ce qui voudrait renoncer au sens profond du drame de Lohengrin ? Mais il en est de tout drame comme de toute vie. Il faut d’abord qu’elle s’explique par elle-même pour être ensuite comprise dans un sens supérieur.

La signification du modèle ainsi créé dépasse de beaucoup le cas particulier. Il faut de tels exemples pour se rendre compte de la dégénérescence et de la brutalité qui ont envahi notre art scénique. Une norme a été fournie d’après laquelle on pourrait mesurer toutes les entreprises théâtrales. J’imagine d’ailleurs que, de tout temps, non-seulement du nôtre, il s’est rencontré rarement une puissance d’art plastique suffisante pour donner aux chefs-d’œuvre de l’art dramatique leur plus haute intensité de vie.

Je vais plus loin. Un enseignement plus général encore se dégage de ce que j’ai essayé de vous décrire. Comment se fait-il qu’à Bayreuth on atteigne ce qu’ailleurs on tente à peine ? Pour répondre à cette question, il ne suffit pas de parler des conditions spéciales qui règnent en ce lieu ou de l’extraordinaire capacité à laquelle se soumettent ici toutes les forces exécutantes. Cette capacité est elle-même au service de qualités supérieures qu’on pourrait appeler morales dans le meilleur sens du mot. Qu’est-ce qui fait échouer ordinairement ces entreprises humaines ? Pourquoi voit-on de grands efforts aboutir à des résultats piteux ? Ce sont au fond des misères auxquelles on sacrifie le principal. D’habitude on ne s’inquiète pas de la chose elle-même. Trop souvent elle ne sert que de prétexte à l’absence de talent et de tout sentiment élevé. On s’en empare pour donner libre cours à toutes sortes de vanités et d’intérêts. De là les indulgences, les compromis, la facilité avec laquelle on se contente des à peu près, du médiocre. Dans ce réseau de servitudes, on perd toute possibilité d’atteindre au bien ; on en arrive à ce système mensonger du bien d’apparence et d’apparat qui est en réalité le mal proprement dit. Mais ici règne une volonté ferme et inflexible de prendre la chose réellement-et véritablement au sérieux. Ce talent se met au service de cet idéalisme pratique et suprême. On considère comme nul et non avenu ce qui détermine habituellement la manière de penser et d’agir des hommes ; l’intérêt de la chose entre seul en ligne de compte. On y tient avec une énergie qui ne cède pas même sur l’épaisseur d’un cheveu. On s’oppose à tout écart de la ligne droite qui conduit au but. On parvient ainsi à secouer le joug des compromis et des mensonges, à pénétrer jusqu’à cette véracité libre où le vrai mérite est seul reconnu.

Il se peut que cette exécution du Lohengrin trouve aussi peu d’imitateurs immédiats que celle du Tannhäuser. L’action qui part d’ici n’en est pas moins incalculable. L’importance de ce qui se fait à Bayreuth ne se borne pas à la scène et à l’art. A quelque cercle d’activité qu’appartienne l’individu, il pourra se fortifier et s’édifier par ce qu’il a vu et vécu ici, pourvu qu’il reconnaisse l’esprit dans lequel on y travaille et l’on y crée.


Le Directeur-gérant,
F. Brunetière.

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