Chronique de la quinzaine - 29 février 1872

La bibliothèque libre.

Chronique n° 957
29 février 1872


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




29 février 1872.

Voici quelques jours, quelques semaines déjà, que nous vivons dans les nuages, dans les fictions, les chuchotemens, les sous-entendus et les artifices. On joue avec les mirages et les fantômes, peut-être aussi avec les tempêtes, qu'on redoute et qu'on provoque. On fait de la politique d'imagination et d'illusion. Nous demandons très humblement qu'on revienne à la réalité, qu'on descende des nuages, qu'on reprenne pied sur cette modeste terre, où tant d' œuvres nécessaires, pratiques, impérieuses, nous attendent encore.

Franchement, on oublie un peu trop de tous les côtés que ce n'est pas le moment de se livrer aux chimères, aux compétitions passionnées ou subtiles de l'esprit de parti, que les misères sans nombre dont notre pays est accablé ne sont pas de celles qui se guérissent avec des combinaisons de fantaisie, avec des lettres et des manifestes mystérieux, avec des pèlerinages à Anvers, avec des disputes éternelles sur la monarchie et la république, sur le provisoire et le définitif, avec des conciliabules et des coups de tactique. Le plus grand danger n'est pas toujours de se trouver en face de réalités même redoutables quand on garde une certaine netteté d'esprit et une certaine précision de volonté, c'est de se laisser entraîner dans ces régions obscures, confuses, où la raison s'émousse, où le sentiment des situations s'altère, où l'on finit par aboutir à l'impuissance sans le vouloir, sans y songer. C'est ce qui arrive depuis quelques jours avec cette politique de combinaisons mal calculées, d'agitation stérile, qui manque évidemment son effet, qui ne peut que tourner contre le but que se proposent ceux qui se livrent à ces périlleux passe-temps. On veut faire la monarchie, on ne la fait pas, on la compromet plutôt d'avance, et la république ne s'en trouve pas mieux. Sous prétexte de fonder un régime définitif, qu'on ne fonde pas, qu'on ne peut arriver à saisir, on ruine le provisoire qui nous abrite. On ne prépare pas plus l'avenir qu'on n'affermit le présent, on flotte entre le possible dont on se détourne et l'impossible qui se dérobe sans cesse. À ce jeu redoutable, les forces s'usent, la situation s'amoindrit, les partis se neutralisent ; l’assemblée et le gouvernement, dans leur action ostensible et officielle, se ressentent eux-mêmes de ces confusions énervantes, et en fin de compte on se trouvera un jour, si l’on n’y prend pas garde, avoir tout épuisé sans gloire et sans profit, avoir tout simplement rouvert une issue à l’ennemi commun, au bonapartisme, qui se tient aux aguets, qui espère hériter des violences du radicalisme, si le radicalisme triomphait un instant, des fautes des partis conservateurs, si ces partis continuaient à se détruire eux-mêmes, à offrir le spectacle de leur impuissance. Voilà la question, voilà la vérité ! Il n’y a point à s’y méprendre, tout ce qu’on fait volontairement ou involontairement pour ajouter aux incertitudes publiques, pour ajourner ou pour embarrasser les problèmes les plus essentiels de la reconstitution du pays, ne peut que servir l’ennemi commun. C’est la moralité la plus évidente de cette histoire de quelques jours, pleine de méprises, de réticences, de faux calculs, de tentatives imprudentes et stériles.

Que s’est-il donc passé qui ait pu en quelque sorte mettre le feu à toutes les espérances, provoquer l’explosion de toutes les velléités impatientes des partis, et réveiller des problèmes qu’on était convenu de laisser dormir ? Est-ce que la situation de la France a changé subitement ? L’occupation étrangère a-t-elle cessé de peser sur notre sol ? Le pays est-il réorganisé, et l’indemnité que nous devons à l’Allemagne a-t-elle été payée ? Sommes-nous arrivés à ce point où la délivrance définitive de nos départemens ait marqué le terme de cette trêve des opinions, consentie par tous dans un intérêt de patriotisme et de sauvegarde nationale ? Malheureusement rien n’est changé dans notre situation. L’étranger est toujours à Reims, le fardeau qui pesait sur nous est le même ; ce qui était nécessaire et patriotique à Bordeaux, à Versailles au mois d’août, n’est pas moins nécessaire aujourd’hui.

Non, il n’y a rien de changé, si ce n’est les dispositions des partis, toujours prompts à se lasser de la sagesse et à prendre leur revanche des pénitences qu’ils se sont imposées. Il faut bien avouer aussi que, sans le vouloir, on leur a offert un prétexte, La crise du mois dernier, si promptement qu’elle ait été dénouée par la prudente résolution de M. le président de la république, cette crise n’est point certainement étrangère au mouvement qui s’est manifesté depuis quelques semaines. Elle a eu cela de fatal qu’elle a montré ce qu’il y a de précaire et de vulnérable dans notre situation ; elle a laissé voir, ne fût-ce que dans un éclair, que ce malheureux pacte de Bordeaux, si souvent invoqué, pouvait être emporté à l’improviste dans une heure d’orage. On a fait ce qu’on a pu pour réparer le mal ; mais l’incertitude avait pénétré dans les esprits, et les partis, qui ne demandent qu’un prétexte, ont été jusqu’à un certain point autorisés à se dire dès ce moment qu’ils devaient se mettre en garde contre l’imprévu, se tenir prêts pour toutes les éventualités. Pour les uns, le vrai moyen de se garantir de toutes les crises, c’était de s’acheminer vers une fixité plus complète dans la république par la nomination d’un vice-président, par le renouvellement partiel de l’assemblée, au besoin par l’organisation d’une seconde chambre. Pour les autres, pour les monarchistes de l’assemblée, l’essentiel était de tenir une monarchie toute prête. En définitive, c’est là le germe de ce qui s’est passé depuis quelques jours ; ne demandez pas trop ce qu’on a fait de sérieux dans l’assemblée. La droite modérée a délibéré et préparé un programme. L’extrême droite, la fraction des légitimistes purs, a paru se rallier à l’œuvre conçue par d’autres. Le centre droit a écrit une lettre pour adhérer au programme de la droite, mais en précisant ses conditions en faveur des institutions parlementaires et en faisant ses réserves notamment pour le drapeau. Bref, on a fait des manifestes, des lettres, des contre-lettres, des voyages à Anvers pour aller voir M. le comte de Chambord, pour savoir de lui ce qu’il en pensait, et, ce qui ne laisse pas d’être assez curieux, c’est qu’on ne sait toujours rien ni de ce que pense M. le comte de Chambord, ni de ce que dit le manifeste de la droite, ni de ce que contient la lettre du centre droit, dont la rédaction paraît d’ailleurs être aussi habile que sensée.

Au milieu de toutes ces mystérieuses combinaisons, deux faits cependant sont assez caractéristiques. L’adhésion de l’extrême droite, en paraissant compléter la fusion des élémens royalistes, n’est point certainement sans avoir donné à réfléchir sur la nature de cette monarchie qu’on élaborait, autour de laquelle on appelait tous les concours. D’un autre côté, le voyage que M. le comte de Chambord vient de faire à Anvers, et qu’il n’a fait évidemment que pour être plus à la portée de la France, ce voyage n’a pas eu peut-être tout le succès qu’on s’en promettait. À part les bruyantes manifestations locales qu’il a provoquées dans la ville d’Anvers, et dont les Belges auraient pu fort bien se dispenser, il a pour ainsi dire accentué une attitude, des tendances qui n’ont pas dû très puissamment encourager Télaii monarchique, de sorte que le mouvement s’est arrêté plutôt qu’il ne s’est étendu. Il a trouvé des récalcitrans même parmi des monarchistes, parmi ceux qui le jugeaient inopportun ou qui voulaient du moins savoir ce qu’ils faisaient, et en définitive, pour une telle manifestation, on est arrivé à réunir de 250 à 300 adhésions. Est-ce là ce qu’on appelle la fusion monarchique, la reconstitution d’un seul parti monarchique ? Soit, il resterait seulement à savoir dans quelles conditions s’est opérée cette reconstitution, sous quel drapea ; u elle s’est accomplie, quelle signification et quels effets elle peut avoir dans les circonstances.

Allons au fond des choses. Assurément ceux qui ont cru que le moment était venu d’en finir avec les divisions des forces monarchiques ont obéi à une inspiration généreuse ; ils n’étaient pas sans prévoyance, puisqu’une crise qui pouvait se renouveler venait de les avertir du péril ; ils étaient dans leur droit, puisque rien de définitif n’existe en France, et que l’assemblée s’est réservé le pouvoir constituant. Après cela, les promoteurs de cette entreprise nous permettront de le dire, ce qu’ils ont fait ou ce qu’ils ont tenté n’était ni bien sérieusement politique, ni parfaitement opportun. Ils se sont trompés sur les moyens, sur le but, sur les circonstances. Ils ont oublié surtout qu’en politique on fait ce qu’on a le pouvoir de faire, et rien de plus, — qu’en allant au-delà on risque de compromettre la cause même qu’on sert. Si les monarchistes de l’assemblée se sentaient la force constituante sans laquelle rien n’est possible, ils avaient un moyen très simple, très net, ils n’avaient à attendre aucun mot d’ordre : c’était à eux de prendre résolument l’initiative, de trancher la question, de préciser les conditions du rétablissement de la royauté, et de présenter ensuite ces conditions aux princes appelés à être la personnification de la souveraineté en France, S’ils ne se sentaient pas ce pouvoir, ou si par des raisons d’opportunité ils ne croyaient pas devoir l’exercer, ce qu’ils avaient de mieux à faire, c’était de s’abstenir complètement, d’éviter un bruit inutile. Ils ne devaient ni envoyer des émissaires à Anvers auprès de M. le comte de Chambord, ni laisser croire à un effort décisif qui les place aujourd’hui dans une situation difficile et délicate peut-être, dans la situation d’hommes qui ont voulu tenter un grand coup et qui n’ont pas réussi.

Oui sans doute, à ne consulter que l’intérêt national, sans tenir compte des divergences d’opinions, la monarchie aurait pu offrir des avantages au lendemain de nos désastres. Elle pouvait rendre à la France le service qu’elle lui avait déjà rendu une première fois en 1815, à cette époque où notre pays se relevait si promptement. Encore est-il bien clair que la seule monarchie désormais possible en France serait la monarchie constitutionnelle, libérale, qui n’est, à tout prendre, que le gouvernement du pays par le pays, avec la fixité et la permanence dans le pouvoir souverain. La pire des illusions serait de se figurer qu’on va remonter le courant d’un siècle et reconstituer le passé. C’est là malheureusement ce que ne semblent pas toujours comprendre M. le comte de Chambord et ceux qui passent pour être les organes les plus fidèles de sa pensée. On parle avec eux de monarchie, on se trouve aussitôt en face d’une sorte de pontificat royal et théocratique, venant se placer au milieu de toutes les choses contemporaines sans paraître soupçonner le mouvement d’une époque, sans même tenir compte des plus cruelles, des plus douloureuses nécessités du pays. Il faut convenir qu’on a d’étranges façons de populariser le rétablissement de la royauté, en nous laissant entrevoir des perspectives bien faites pour encourager les esprits qui hésiteraient encore. La restauration de la monarchie en France, c’est la restauration nécessaire du pouvoir temporel du pape, on ne le cache pas. On le répétait l’autre jour en Belgique dans l’entourage de II. le comte de Chambord. Ge n’est pas tout à fait la restauration du roi de Hanovre, le roi George n’est pas allé à Anvers avec son ami M. Windlhorst, comme on s’est plu à le dire ; mais en revanche un des familiers de don Carlos parlait tout récemment du lien intime qui existe « entre l’état de l’Espagne et les événemens de l’étranger, » de la confiance qu’on doit avoir « dans la grandeur des causes dont les symboles sont Pie IX, Charles VII et Henri V. »

Ainsi voilà un malheureux pays qui sort à peine d’une effroyable guerre où il a perdu des provinces, où il a laissé son prestige, son Sang, sa fortune, et on vient lui offrir la séduisante perspective d’un certain nombre de guerres nouvelles pour aller rétablir le pape dans ses états, pour élever au trône le prétendant légitime d’Espagne ! On n’en ferait rien, nous en sommes convaincus, on le laisse dire, on laisse s’accréditer cette idée, qu’il y a une solidarité intime entre le rétablissement de la royauté et toutes les causes perdues. Les partisans de la légitimité propagent ces confusions inquiétantes, irritantes pour une opinion publique éprouvée et malade, de telle sorte que la monarchie n’a pas seulement contre elle ceux qui la combattent dans son principe, elle a ses séides, ceux qui croient la servir et qui la ruinent en la défigurant, en l’identifiant avec leur fanatisme ou leurs rêves surannés ; elle n’a pas seulement à surmonter les répugnances de ses adversaires, elle a aussi et surtout à se dégager de l’étreinte de ceux qui la rétrécissent aux proportions de leur étroit idéal, et c’est ainsi que le problème n’est pas aussi simple qu’il peut le paraître dans un manifeste. N’y eût-il pas la plus grave question de régime politique, il y aurait toujours cette considération d’opportunité qui rend si périlleuse toute tentative pour décider des destinées de la France au moment présent.

Il faudra bien y venir, assure-t-on ; cette question, on ne l’a pas créée, elle s’est imposée, elle est née de la force des choses, de l’impossibilité de la situation actuelle. Le provisoire est mortel pour la France, il entretient partout l’inquiétude, il paralyse les intérêts et suspend l’essor de l’activité nationale ; le pays aspire à un régime définitif qui seul peut lui rendre la sécurité à l’abri d’institutions durables. Le pacte de Bordeaux a fait son temps, il est épuisé, il a dit son dernier mot. — Oui, on parle ainsi, les monarchistes le disent, les républicains le répètent ; chacun, bien entendu, donne un nom différent au définitif : pour tous, l’essentiel est d’en finir. Est-ce qu’il suffit de le vouloir et de le dire pour avoir la puissance de trancher ces questions souveraines ? Ne voit-on pas que par impatience, par entraînement de parti, on crée soi-même ces incertitudes, ces anxiétés, dont on se fait une arme, que si on employait, pour maintenir cette trêve des opinions toujours nécessaire, la moitié de l’activité et du zèle qu’on déploie pour s’en affranchir, pour la rendre illusoire et impossible, le pacte de Bordeaux garderait toute sa force et son efficacité ? Il faut en finir, dit-on ; puisque c’est si facile et si simple, pourquoi n’en finit-on pas ? — Ce n’est pas l’envie qui manque. S’il y a au contraire un fait sensible, qui éclate dans tous les incidens contemporains, c’est que justement on ne peut pas en finir. Les monarchistes viennent de le montrer. Ils ont voulu faire une grande tentative, ils ont voulu assurer au pays la garantie visible d’une force d’opinion organisée, prête à toutes les éventualités. On voit à quoi ils sont arrivés. Ils ne s’entendent même pas entièrement, ils restent divisés sur des points essentiels, et ils ont réuni moins de trois cents adhérens ! Est-ce avec trois cents voix, et même avec quatre cents voix, qu’on songe sérieusement à refaire la monarchie ? Que les républicains de leur côté essaient de trancher la question à leur profit par la proclamation définitive de la république, ils seront arrêtés au passage, ils le savent bien, ils l’ont éprouvé plus d’une fois ; ils l’éprouveront encore, s’ils tentent l’aventure.

Une seule chose est bien claire dans ces alternatives où chaque parti montre tour à tour son impuissance. Quand la république paraît compromise, les monarchistes s’empressent de commettre des fautes qui relèvent un peu son crédit ; quand la monarchie semble reculer, ce sont les républicains qui refont ses affaires par leurs imprudences, de sorte que de tous les côtés on est très fort pour neutraliser ses adversaires, on n’a pas cette puissance d’en finir à laquelle tout le monde fait appel. Si nous ne vivions pas dans des temps si sérieux, on pourrait dire que tous ces partis qui se remuent ressemblent quelque peu à ces choristes de théâtre qui crient de leur voix la plus sonore : Marchons en silence ! Ils ne marchent pas, et ils font beaucoup de bruit. Voilà la vérité. On s’agite et on agite le pays pour rien, on surexcite des espérances qu’on ne peut satisfaire, et cette sorte de fièvre réagit nécessairement sur les travaux de l’assemblée, sur la marche du gouvernement. C’est là ce que nous appelons se jeter à la poursuite de l’impossible en se détournant des choses possibles, nécessaires, essentielles. Pendant qu’on s’anime à ces luttes inutiles, les intérêts souffrent, les esprits s’aigrissent, nos affaires ne se font pas, et si nous oublions ce qui nous touche de plus près, les Allemands se chargent de nous le rappeler. Un des plus importans journaux de Berlin nous criait tout récemment encore que le plus pressé pour nous n’était pas de songer à des changemens de gouvernement, mais de payer la dette de guerre, qu’une guerre n’était complètement terminée que lorsque le traité de paix était exécuté. « Les Français, nous disait-on, sont les débiteurs de l’Allemagne, ils doivent tenir les engagemens moyennant lesquels ils ont acheté la paix. Ils n’ont pas le droit de négliger, d’ajourner ni de reculer cette affaire, qui est la plus urgente de toutes. »

C’est cruel, mais c’est ainsi. Pourquoi attendre qu’on nous le rappelle et ne pas nous en souvenir de nous-mêmes ? Au fait, quelle est la vraie question pour nous ? Il s’agit d’abord sans doute de cette libération du territoire qui doit être toujours notre première pensée, et il s’agit aussi dans notre vie intérieure de préserver la France des entreprises du radicalisme ou du bonapartisme. C’est ià ce qu’on veut évidemment. Or quel est pour le moment le meilleur moyen de se défendre, de rendre impossibles les usurpations radicales et les usurpations bonapartistes ? Est-ce de continuer à poursuivre ce régime définitif qui fuit sans cesse, dont le seul nom suffit à réveiller toutes les divisions et à frapper tous les efforts d’impuissance ? Puisqu’on ne le peut pas, puisqu’on vient de constater encore une fois combien les impatiences des partis sont chimériques quand elles ne sont pas dangereuses, il ne reste plus qu’un moyen sérieux et pratique : c’est d’en revenir tout simplement à ce pacte de Bordeaux, qui depuis quelque temps est fort maltraité, nous en convenons. Il est tourné en ridicule, on se fait un jeu de le violer de tous les côtés, on y fait entrer tout ce qu’on veut, on le proclame suranné et inefficace. Et cependant, tel qu’il est, dans ses termes essentiels, il est encore en définitive la sauvegarde de ce qui nous reste de sécurité ; même quand on fait tout ce qu’on peut pour s’en affranchir, on est forcé d’y revenir par le sentiment de l’impossibilité de toutes les combinaisons qu’on essaie. On y revient comme on revient sous le canon d’une citadelle protectrice, après avoir tenté la fortune dans la campagne. Puisqu’on ne peut pas faire autrement, pourquoi ne pas s’arranger au moins de façon à tirer le meilleur parti possible de ce provisoire nécessaire ? Pourquoi ne pas se rattacher sans arrière-pensée à cette trêve patriotique des opinions en la pratiquant avec sincérité ? Ce qu’il y a eu de particulier jusqu’ici, c’est qu’on a beaucoup parlé du pacte de Bordeaux et qu’on l’a toujours très peu respecté. Qu’on en parle un peu moins et qu’on le respecte un peu plus. L’essentiel est qu’il subsiste une situation qui ne soit à personne, surtout à aucun parti, qui n’appartienne qu’à la France, et sur laquelle la France seule ait le droit de se prononcer dans sa liberté. Jusque-là, en quoi le pacte de Bordeaux gêne-t-il cette œuvre préliminaire de réorganisation qui nous est imposée, et dont on s’était fait un mot d’ordre ? En quoi empêche-t-il toutes les réformes administratives et financières ? L’autre jour, on discutait une loi sur la reconstitution du conseil d’état, une réforme dans l’organisation de la magistrature. Est-ce que, sous la république comme sous la monarchie, le pays n’a pas besoin d’un conseil d’état préparant, coordonnant les lois, d’une magistrature intègre, indépendante et éclairée ? Dans cet ordre de choses, le pacte de Bordeaux n’est nullement insuffisant, il permet tout. On aurait pu sans doute s’en servir plus efficacement. Ce qu’on n’a pas fait, on le peut encore ; mais la condition première, c’est que dans l’assemblée comme dans le gouvernement il y ait un même esprit, une même volonté résolue de ne rien trancher par subterfuge, d’écarter tout ce qui ne fait que diviser, toutes les questions qui ne peuvent être résolues sans mettre en doute la paix publique, cette paix intérieure dont nous avons besoin avant tout pour achever l’œuvre de délivrance nationale.

Est-ce donc impossible ? L’assemblée n’a qu’à le vouloir, elle n’a qu’à s’interroger et à se mettre en face de la vérité des choses. Elle a en elle-même tous les élémens d’une majorité sérieuse, image assez exacte de la situation. Qu’on y regarde de près, cette majorité, sans exclure personne, a son noyau essentiel dans les centres de l’assemblée, dans ce qu’on pourrait appeler les monarchistes constitutionnels et les républicains constitutionnels. Là est la vraie force politique parce que là est, à tout prendre, la vraie pensée du pays. Entre ces deux fractions, il y a sans doute une question réservée, la question de la constitution du pouvoir souverain. Sur tout le reste, on peut s’entendre et marcher ensemble. Il y a un homme qui, par son caractère, par ses opinions libérales et modérées, pourrait aider singulièrement à la formation de ce groupe : c’est M. Casimir Perier. M. Casimir Perier siège aujourd’hui au centre gauche, mais par ses affinités il se rattache au centre droit. Il peut être un lien entre toutes les nuances libérales. C’est un rôle fait pour tenter la plus honnête ambition ; il est certain dans tous les cas que, si cette majorité existait, il n’y aurait plus au même degré le danger de l’imprévu, d’une crise toujours possible, et le pays pourrait arriver sans trop de secousses au jour où il fixera lui-même ses destinées. Ce serait l’application la plus vraie et la plus efficace du pacte de Bordeaux. Quant au gouvernement, il trouverait dans cette majorité un stimulant et un frein. Au lieu de courir toutes les fortunes parlementaires, il serait sûr d’avoir toujours un point d’appui solide, et il ne serait pas exposé à ces perplexités qui mettent quelquefois un certain décousu ou une certaine lenteur dans ses résolutions. Au fond, pour le gouvernement comme pour l’assemblée, le danger, c’est de ne point agir ou de prendre une agitation fébrile pour de l’action. Il n’est guère douteux que, si le gouvernement avait eu un peu plus le sentiment de lui-même, il ne se serait pas cru obligé l’autre jour de présenter une loi nouvelle qui, d’un côté, ne fait que consacrer pour les délits de presse des dispositions d’une loi de 1819, d’un décret de 1848, et qui, d’un autre côté, a pour objet d’interdire dans tous les départemens la réapparition de journaux supprimés là où existe l’état de siège. Le ministère n’avait pas absolument besoin de cette loi pour être suffisamment armé ; il n’avait qu’à se servir sans hésitation de la force légale qu’il a entre les mains.

On ne peut croire certainement qu’en proposant de remettre en vigueur un décret de 1848 le gouvernement, donnant l’exemple d’une infidélité au pacte de Bordeaux, ait voulu enlever par subterfuge la proclamation de la république. Non, il a dit la vérité : il a voulu tout simplement se prémunir contre les menées bonapartistes ; mais il y a une manière bien autrement décisive de réduire le bonapartisme à l’impuissance : c’est de réparer les ruines qu’il a semées sur notre pays, c’est de lui opposer la vigueur d’un gouvernement résolu, c’est de se souvenir dans tout ce qu’on fait que l’impérialisme n’a aujourd’hui qu’une force négative en quelque sorte, celle qui pourrait lui venir des indécisions et des faiblesses des pouvoirs publics, de toutes ces subtilités et ces confusions où l’on se perd depuis quelque temps. Le bonapartisme et le radicalisme ne peuvent en réalité avoir d’autre force que celle-là. Qu’on y réfléchisse bien, pour le gouvernement et pour l’assemblée, ce n’est pas seulement une obligation politique de conduire heureusement la France au terme de la crise dans laquelle elle est engagée ; c’est véritablement une question d’honneur, car, si on avait le malheur d’échouer, assemblée et gouvernement passeraient dans l’histoire pour des mandataires infidèles ou malhabiles qui ont eu tous les pouvoirs entre les mains, qui ont disposé de la souveraineté d’un grand pays, et qui n’ont pas su arracher ce pays au péril suprême des convulsions de l’anarchie ou des usurpations infamantes.

À dire vrai, tout se résume aujourd’hui dans un mot, l’action, bien entendu une action intelligente et prévoyante, et ce qui est vrai dans la politique intérieure ne l’est pas moins dans la politique extérieure. Sans doute la France n’a point pour le moment à déployer de grands efforts de diplomatie ; elle a du moins à se faire respecter par la dignité de son attitude, à garder les amis qu’elle peut avoir encore et à ne pas se faire des ennemis. Il y a des esprits si peu pénétrés de la situation de la France qu’ils n’hésiteraient pas à sacrifier nos intérêts les plus évidens à leurs passions religieuses, et l’assemblée est exposée à entendre prochainement des pétitions qui ne tendraient à rien moins qu’à une revendication des droits temporels du pape, par conséquent à une rupture avec l’Italie. L’éminent ministre des affaires étrangères comprend fort heureusement d’une tout autre façon ses devoirs envers le pays, et il vient de nommer décidément un ministre de France à Rome : c’est M. Fournier, ancien ministre à Stockholm. Du reste, ce n’était plus là en réalité une question, puisqu’il y avait eu déjà un ministre nommé, puisque la France a un chargé d’affaires à Rome ; mais il y avait eu des lenteurs, de fausses apparences qui, en provoquant quelques doutes, avaient pu mettre un peu d’embarras dans les relations des deux pays. Ces embarras et ces doutes disparaissent par la nomination de notre ministre, et, en Italie comme en France, la première pensée doit être d’entretenir sans cesse le sentiment des intérêts communs des deux peuples.

Les tout-puissans eux-mêmes ont leurs embarras, qu’ils se créent ou qu’ils aggravent quelquefois en se fiant trop à leur ascendant. Parce qu’ils ont été heureux autant qu’audacieux, ils se figurent qu’ils peuvent tout, que rien ne doit leur résister, et ils s’étonnent dès que leur omnipotence rencontre une limite. Certes le tout-puissant de Berlin, M. de Bismarck, n’a point trouvé encore cette limite ; il n’en est pas à se sentir menacé dans la position prééminente qu’il s’est faite, et qu’il est homme à défendre de façon à décourager ses adversaires. Non, le prince-chancelier de Berlin n’en est point là ; il en est à cette période où les victorieux s’irritent de la moindre opposition, prennent ombrage de tout, supposent partout des complots, et finissent par se créer à eux-mêmes l’obligation de vaincre sans cesse, à tout propos et à tout prix, sous peine d’être atteints dans leur prestige. M. de Bismarck en est aujourd’hui à se démener au milieu des difficultés d’une situation parlementaire qui ne laisse pas de devenir assez étrange, La question qui lui vaut ces embarras n’a sans doute au premier abord rien d’essentiellement politique. Il s’agit d’une loi qui a pour objet de fortifier les droits de l’état dans l’enseignement, en faisant passer sous la juridiction du gouvernement l’inspection des écoles. La question s’est bien vite étendue et aggravée. M. de Bismarck, par ses interventions, par son attitude impérieuse, n’a pas peu contribué à lui donner un nouveau caractère d’importance. Il s’est obstiné, il a multiplié les discours, et de tout cela il a fait une affaire personnelle, une question de haute politique et de confiance ; il a menacé la seconde chambre d’une dissolution, et malgré tout il n’a obtenu qu’une fort mince majorité, vingt-cinq voix environ. La loi est allée à la chambre des seigneurs, et voici que dans la commission de la chambre des seigneurs elle compte quinze adversaires sur dix-sept membres. Des personnages haut placés, en relation avec la cour, tels que le prince Radziwill, le comte de Lippe, passent pour être très hostiles au projet du gouvernement. L’opposition s’avoue tout haut en face du chancelier lui-même, si bien que M. de Bismarck, après avoir menacé la seconde chambre d’une dissolution, est réduit à menacer la chambre des seigneurs d’une promotion extraordinaire pour changer la majorité.

La résolution avec laquelle le chancelier soutient cette lutte, à propos de l’inspection des écoles, montre assurément l’importance qu’il y attache. La vivacité impétueuse et hautaine qu’il a déployée dans la discussion témoigne assez de ses préoccupations et même de quelque surexcitation d’esprit. Il est certain qu’il s’est porté au combat avec un feu singulier, frappant un peu de tous les côtés, atteignant de ses coups la fraction parlementaire désignée sous le nom de centre catholique, les Polonais, les partisans des princes dépossédés, du roi de Hanovre, tout ce qui n’est à ses yeux qu’un déguisement du particularisme. Pour le moment, c’est son idée fixe, il voit partout l’ennemi. Naturellement, quand il attaque avec le plus d’ardeur, il prétend toujours qu’il se défend. M. de Bismarck est vraiment très malheureux, il est toujours attaqué par tout le monde ; il faut bien qu’il se défende, ou plutôt c’est l’Allemagne qu’il défend en lui. Quoi donc ! n’est-ce point l’Allemagne aujourd’hui qui est menacée, à ce qu’il dit, d’être opprimée par les Polonais à Posen ? Si encore il n’avait à se défendre que contre les Polonais, les catholiques ou les partisans du roi de Hanovre, ce ne serait peut-être pas bien grave ; mais, dans cette question même de l’inspection des écoles, il a sur les bras l’opposition d’une certaine fraction de la droite, des protestans orthodoxes, des conservateurs, ses anciens amis. Vainement il a essayé de les rassurer en parlant avec une onction édifiante de sa « vivante foi chrétienne ; » on le tient au camp orthodoxe et conservateur pour suspect de libéralisme, on ne se fie pas à ses déclarations de don Juan dans l’embarras, et c’est bien, à vrai dire, une des singularités de la situation. M. de Bismarck se trouve avoir aujourd’hui pour adversaires bon nombre de ses anciens amis, et il a pour alliés les libéraux, les progressistes, ceux qu’il a combattus si souvent ; à ceux-ci il fait des concessions, il reçoit de leurs mains des amendemens, et il triomphe avec leur concours.

Est-ce une alliance bien sincère et bien sûre de part et d’autre ? Il en sera ce qu’il pourra. Le prince-chancelier ne se livre pas ainsi. Pour le moment, il se sert des progressistes, même au besoin des révolutionnaires, contre l’ultramontanisme, comme il se sert de la passion allemande contre les Polonais et les particularistes de toute nuance. M. de Bismarck ne joue pas moins un jeu passablement dangereux, il s’expose à multiplier les froissemens, à mettre un jour ou l’autre tous les partis contre lui. Il triomphera encore cette fois, il aura sa loi des écoles, c’est très vraisemblable, il n’est pas homme à disparaître dans les broussailles parlementaires. S’il le faut, si on l’y contraint, il aura recours, selon son langage, « aux moyens constitutionnels » pour avoir raison des chambres, . et même, si ces moyens ne suffisaient pas, il en trouverait probablement d’autres. L’empereur Guillaume ne le contrarierait pas pour si peu. La question n’est pas là aujourd’hui, la question est que, pour la première fois depuis ses prodigieux succès, le chancelier rencontre une opposition assez vive, presque personnelle, que pour la première fois on résiste ouvertement à son ascendant. C’était évidemment une puérilité de supposer, comme on l’a fait, que la reine Augusta, mue par un sentiment religieux, aurait pu engager des députés à voter contre la loi qui menace l’autorité du clergé en matière d’enseignement. C’est déjà un fait assez grave qu’à cette occasion il se soit trouvé à Berlin des malintentionnés, — où n’y a-t-il pas des malintentionnés ? — commençant à murmurer que le chancelier pourrait n’être pas un homme indispensable. Ce qu’il y a eu d’assez curieux et d’assez inattendu dans ces dernières luttes du parlement de Berlin, c’est que M. de Bismarck, pour réveiller l’esprit national dans le clergé allemand, n’a trouvé rien de mieux que de citer l’exemple du clergé français, et il a révélé une particularité peu connue jusqu’ici. Il a dit que, pendant les négociations engagées pour mettre fin à la guerre, le souverain ponlife avait envoyé un nonce spécial en France pour presser les évêques de travailler en faveur de la paix, et que le clergé, restant français avant tout malgré sa soumission habituelle, s’était refusé à ce qu’on lui demandait. Si la chose est vraie, comme l’affirme M. de Bismarck, notre clergé n’a fait sans doute que ce qu’il devait, et il n’a qu’à s’inspirer du même esprit dans toutes les circonstances où s’agite un intérêt national ; mais qu’a dit là M. de Bismarck ? L’Allemagne n’est donc pas l’unique modèle de toutes les vertus patriotiques et autres ? A quels aveux peut conduire l’entraînement parlementaire !

Si la vie publique est laborieuse partout, même en Allemagne, qu’est-ce donc en Espagne ? Ici tout prend en vérité un caractère de plus en plus obscur, peut-être de plus en plus menaçant. L’Espagne vit entre les révolutions d’hier et les révolutions de demain. La trêve qu’elle s’était accordée à elle-même en revenant à la monarchie et en allant demander à la maison de Savoie un nouveau souverain, cette trêve semble aujourd’hui fort compromise par l’acharnement désordonné des partis et par toutes les difficultés que le gouvernement éprouve à se fonder. Le roi Amédée, depuis un peu plus d’un an, n’en est guère qu’à son septième ministère, tant il est facile de faire vivre une monarchie fondée par les opinions radicales ! C’est là en effet la faiblesse de la monarchie actuelle : elle a été créée et mise au monde par les radicaux, elle est obligée d’exister avec une constitution qui est l’œuvre du radicalisme. Elle est aujourd’hui menacée par ceux qui l’ont créée aussi bien que par les anciens partis conservateurs qui l’ont toujours plus ou moins combattue. Lorsque, faute de trouver une majorité quelconque dans le parlement, le roi Amédée se décidait à dissoudre les certes il y a quelques semaines, on pouvait croire du moins que le ministère chargé de la dissolution conduirait les affaires jusqu’aux élections, qui doivent avoir lieu aux premiers jours d’avril. Ce ministère, présidé par M. Sagasta, était composé d’un certain nombre d’anciens progressistes, radicaux modérés, et de quelques membres de l’ancienne union libérale dont le principal était l’amiral Topete, un des auteurs de la révolution de 1868. Il n’a pas résisté à la première secousse, et cette fois c’est à l’occasion d’une promotion de généraux que la crise a éclaté.

Le cabinet allait-il se dissoudre entièrement ? par qui serait-il remplacé ? Le plus embarrassé était évidemment le roi Amédée. Il s’est empressé de faire appel à tous les conseils ; il a consulté tout le monde, les progressistes, les radicaux, les conservateurs, et un ministère a fini par se reconstituer à peu près sur les mêmes bases que le précédent, si ce n’est que l’amiral Topete n’est plus au pouvoir. C’est un ministère aussi conservateur qu’il puisse être dans les conditions actuelles de l’Espagne, avec un mélange incohérent de radicaux modérés et d’anciens unionistes. Il ne resterait donc plus qu’à s’occuper des élections ; mais c’est là justement qu’est le danger aujourd’hui. Quelque influence que puisse avoir le gouvernement, il va se trouver en face d’une de ces coalitions qui sont un des signes les plus crians de l’anarchie morale et politique d’un pays. Tous les partis hostiles se donnent la main. Le radicalisme pur, dont le chef est M. Ruiz Zorrilla, s’allie aux républicains, aux carlistes, aux partisans du jeune prince des Asturies, fils de la reine Isabelle.

Ainsi voilà une alliance où l’on trouve un des chefs du parti républicain, — M. Figueras, un ancien ministre d’Isabelle II, M. Esteban Collantes, un des principaux coryphées de l’absolutisme théocratique, M. Nocedal. Tout cela marche ensemble, et, pour peu que la coalition ait quelque succès dans les élections, on pressent aisément ce que pourront être les nouvelles certes, quelles ressources elles offriront à un gouvernement. Déjà dans le dernier parlement l’alliance de ces fractions hostiles rendait tout impossible, et a déterminé les diverses crises ministérielles qui se sont succédé. Si elle revient en force à la chambre, le ministère de M. Sagasta n’a plus qu’à s’en aller ; mais M. Ruiz Zorrilla, le grand organisateur de cette coalition, s’il était appelé au pouvoir, trouverait devant lui les mêmes difficultés ; ses amis seraient remplacés dans la coalition par les amis de M. Sagasta. Comment une monarchie constitutionnelle, surtout une monarchie nouvelle, pourrait-elle vivre dans ces conditions, entre des coups d’état et des révolutions également inévitables ? Le roi Amédée est certainement le plus à plaindre dans ces confusions, car il est le modèle des princes constitutionnels. Il est prêt à faire tout ce que les cortès lui diront. Il ne serait pas de trop seulement que les cortès qui viendront eussent elles-mêmes quelque idée de la politique qu’elles préféreraient. C’est là la question.

CH. DE MAZADE.




L’INDE ANGLAISE AU COMMENCEMENT DE 1872.

Empire in Asia ; how we came by it. A book of confessions, by W. M. Torrens, M. P. Londres 1873, Trûbner et Ce.

Une série de symptômes qui ressemblent à des lueurs d’orage appellent de nouveau l’attention des hommes d’état sur l’Inde anglaise. L’assassinat du juge suprême Norman a été suivi de celui du vice-roi ; les fanatiques savent désormais que les plus hauts représentans d’un pouvoir détesté sont à toute heure justiciables de leurs poignards. Les attentats et les rébellions se multiplient. A Lahore, des bandes d’indigènes parcourent les rues pendant la nuit et les remplissent du bruit de leurs chants qui annoncent la fin prochaine de la domination étrangère et la ferme résolution des opprimés de verser leur sang à torrens pour la liberté et pour leur foi. D’un bout à l’autre de l’Inde, la conviction se fortifie que le jour n’est pas éloigné qui verra s’écrouler l’empire britannique en Asie, et que l’œuvre de la délivrance doit s’accomplir par les Russes et les Chinois. D’où vient cette croyance ? On ne sait ; elle a été semée dans l’ombre, elle a pris racine, elle se développe et elle commence à porter ses fruits.

Les causes de cette hostilité sourde des populations sont multiples, quoique, pour l’expliquer, il suffise du souvenir de ces traditions de terreur et de mauvaise foi insigne qui ont permis à la compagnie des Indes de s’assujettir un pays de 150 millions d’habitans. « Une guerre de Bengalais contre des Anglais, dit Macaulay en parlant des premiers temps de la conquête, était une guerre de brebis contre des loups. » Ce n’est que depuis 1858, époque où la compagnie fut dépossédée de ses prérogatives presque souveraines, que le gouvernement de la reine a fait quelques tentatives pour faire oublier des torts séculaires en se préoccupant sérieusement des intérêts matériels de ses administrés, en créant des routes, des canaux, des chemins de fer et des télégraphes, en favorisant le progrès agricole et industriel, en s’attachant à répandre l’instruction malgré la désapprobation des politiques de la vieille école. Ces avances tardives sont encore loin d’avoir produit le résultat désiré; elles sont restées à peu près sans effet sur la partie mahométane du peuple hindou, dont le fanatisme religieux oppose à tout rapprochement une barrière invincible. Ces musulmans se soucient bien du progrès et des bienfaits de la civilisation ! Que leur fait la sécurité des routes ou l’égalité de tous devant la loi? Vouloir les réconcilier avec la suprématie chrétienne est perdre sa peine; il n’y aurait qu’un moyen de les contenter : ce serait que tous les Anglais voulussent bien faire leurs paquets et quitter au plus vite le pays. Les mahométans de l’Inde ne peuvent oublier les temps où ils étaient les maîtres de ces fertiles contrées, et ils n’ont pas renoncé à voir revenir les jours de splendeur.

Des observateurs bénévoles cherchent parfois à se faire illusion sur cette disposition des esprits. Si l’on en croyait le colonel Nassau Lees, qui a été longtemps président du collège musulman de Calcutta, les modems de l’Inde seraient aujourd’hui «parfaitement résignés à supporter la suprématie des Anglais comme un mal qu’il faut subir, parce qu’on ne peut le guérir; » ils seraient « prêts à vivre aussi paisibles et aussi satisfaits sous le règne britannique qu’ils pourraient le faire sous tel gouvernement mahométan qui lui succéderait, pourvu qu’on les traite avec circonspection et qu’on les gouverne avec sagesse[1]. » Or cette condition indispensable est loin d’être remplie, dit le savant colonel, et il insiste sur la nécessité de modifier l’enseignement scolaire, la juridiction et les formes de l’administration dans le sens d’une plus grande autonomie des indigènes. On se réjouit lorsqu’un mollah quelconque déclare que le prophète ne défend pas absolument aux vrais croyans d’obéir aux sectateurs d’une autre religion, s’ils reconnaissent au moins l’un des quatre livres sacrés (Pentateuque, Psaumes, Évangiles, Koran). Ces illusions d’entente cordiale ne tiennent pas devant les faits graves et significatifs qui se produisent chaque jour. Le docteur Hunter, dans un livre publié récemment, nous trace un sombre tableau des rapports qui existent entre les mahométans de l’Inde et leurs maîtres chrétiens[2]. Cette publication a soulevé une polémique à laquelle ont pris part tous ceux qui, de près ou de loin, croient connaître la situation de l’empire britannique en Asie, mais les événemens ne donnent pas raison aux optimistes.

M. Hunter raconte l’origine et le développement progressif de la conspiration wahabite, qui, profitant de toutes les fautes du gouvernement, a jeté ses ramifications dans toutes les parties du territoire. Les wahabites, ces puritains de l’islamisme, se montrent encore plus intraitables sur les bords du Gange que dans leurs oasis de l’Arabie. « Voilà bientôt trois ans, écrit M. Vambéry[3], que les wahabis lancent avec une audace croissante leurs fusées révolutionnaires de leur quartier-général de Patna. Tantôt ils fomenteront une petite rébellion des tribus montagnardes, tantôt sous leur instigation un fedaji quelconque (c’est le nom que se donnent les enfans perdus de la conspiration) ira frapper un Européen inoffensif, afin de mériter le martyre, ou bien l’on verra un zélateur de cette secte prêcher ouvertement aux régimens de cipayes la révolte et la guerre sainte contre les infidèles, c’est-à-dire contre leurs maîtres. Et que font les Anglais en présence de ce jeu dangereux ? On est vraiment étonné qu’après les sacrifices terribles que leur a coûtés la dernière guerre, ils n’attachent pas plus d’importance aux manœuvres menaçantes d’un ennemi aussi rusé que fanatique… Quand on parle en Europe de fanatisme mahométan, on ne pense jamais qu’à l’islamisme de l’Asie occidentale ; or il ne faut pas oublier que le cheïk-il-islam de Constantinople lui-même n’est guère mieux qu’un infidèle aux yeux de ses coreligionnaires de Pechawer, de Delhi, de Lahore ; tel est le raffinement de la doctrine au centre de l’Asie. Dans le nord de l’Inde, le flambeau de la vraie dévotion n’est point Stamboul, c’est Bochara… »

M. Vambéry n’est pas de ceux qui en face de pareils adversaires tomberaient dans les sentimentalités d’une politique humanitaire et conciliatrice. Il trouve que l’on manque de vigueur, il regrette les gouverneurs comme lord Clive, il conseille au gouvernement d’être « plus résolument asiatique » dans ses possessions. C’est bien là aussi l’avis des fonctionnaires élevés dans les « bonnes traditions, » et celui d’une partie de la presse métropolitaine, comme le prouve le cas de M. Cowan. Il s’agit de la sanglante répression d’une révolte tentée au mois de janvier dernier par la secte d’ailleurs assez inoffensive des koukas, dans le voisinage du camp de Delhi. Cette secte, fondée il y a dix-huit ans par Balouk-Sing, avait pour objet la réforme du sikhisme, qui était déjà lui-même une protestation contre la décadence de la religion hindoue. Ram-Sing, le successeur de Balouk-Sing, faisait une propagande active, et avait fini par grouper autour de lui un assez grand nombre de partisans (près de 100,000 à ce qu’on suppose). Il ne paraît pas que par elle-même leur doctrine renferme un élément dangereux quelconque. Le motif du soulèvement qui a eu lieu n’est pas encore bien connu ; les rebelles ne formaient du reste qu’une bande de 300 hommes. Ce qui est certain, c’est que M. Cowan, qui remplaçait le commissaire du district, après avoir étouffé la révolte, fit saisir une cinquantaine des prisonniers qui furent exécutés sur-le-champ; on dit qu’ils ont été attachés à la gueule des canons. Le commissaire Forsyth en fit encore fusiller 16 autres, ceux-là sur le verdict d’une cour martiale. Une feuille locale porte le nombre des exécutions à 120. Il faut dire que le gouverneur s’empressa d’ordonner une enquête, et qu’en attendant M. Cowan a été suspendu de ses fonctions ; mais certains journaux de Londres blâment cette « faiblesse, » et décernent à M. Cowan des couronnes civiques.

Le gouverneur accusé de faiblesse en cette occasion était le vice-roi lord Mayo, qui a été assassiné le 8 février pendant une visite qu’il faisait au pénitencier des îles Andaman. C’était un homme plein de bonnes intentions, qui ne brillait point par ses capacités. Sous son premier nom de lord Naas, il avait fait partie du cabinet Disraeli, comme secrétaire d’état pour l’Irlande ; pour se débarrasser de lui, on l’envoya dans l’Inde, quand la mort de son père l’eut fait comte Mayo. Sa nomination fut si mal accueillie par l’opinion publique, qu’à peine parti on voulut le rappeler ; mais il était déjà hors de la portée du télégraphe. Il débarqua donc dans son royaume par la fatalité du sort ; il faut dire qu’il réussit à s’y rendre populaire. On en a la preuve dans la consternation que la nouvelle de sa fin tragique a produite à Bombay et à Calcutta, Le meurtrier est un forçat natif de Caboul, qui jouissait d’une certaine liberté qu’il avait méritée par sa bonne conduite. Son crime paraît avoir été inspiré par le fanatisme religieux. Il s’est précipité sur le vice-roi au moment où ce dernier allait s’embarquer pour quitter l’île, et lui a porté deux coups de couteau au défaut de l’épaule ; lord Mayo a succombé pendant qu’on le transportait à bord de son vaisseau. Ses funérailles ont eu lieu à Calcutta le 17 février. Il a été provisoirement remplacé par M. John Strachey, en attendant que lord Napier pût prendre l’intérim comme étant le plus ancien gouverneur de province. Le successeur définitif du vice-roi sera lord Northbrook, sous-secrétaire d’état à la guerre. Quoique jeune encore, il possède une connaissance approfondie des affaires par une pratique administrative de vingt-cinq ans.

Lord Mayo a eu du moins le mérite de signaler à plusieurs reprises le danger qui résulte pour le gouvernement de charges trop lourdes imposées à la population, et de proposer d’utiles réformes. « Le mécontentement est général, écrivait-il en octobre 1870 à propos d’un projet de réduction de l’armée, aussi bien parmi les Européens que parmi les indigènes, à cause de l’élévation incessante des taxes, que l’on voit augmenter chaque année. Mon opinion est que la prolongation de cet état des esprits constitue un danger politique sur la gravité duquel on ne saurait trop insister; les mauvaises dispositions de quelques soldats débandés de l’armée indigène ne sont rien auprès de ce malaise universel... Nous ne pouvons compter un seul instant sur le maintien de la tranquillité du pays; mais je suis d’avis que le sentiment public à l’égard des impôts pourrait bien plus facilement amener des troubles et devenir pour nous une source de dangers que la réduction partielle de l’armée indigène, que nous avons proposée. Des deux maux, je choisirais le moindre. » Pour bien apprécier les réductions recommandées par le dernier vice-roi, il faut savoir qu’aujourd’hui, c’est-à-dire quinze ans après la répression de la révolte des cipayes, la force armée que l’Angleterre entretient dans ses possessions asiatiques approche de 200,000 hommes, dont le tiers environ est formé par des troupes européennes. Cette armée occasionne une dépense annuelle de plus de 16 millions sterling (400 millions de francs); elle absorbe un tiers du budget total de l’Inde. Lord Mayo croyait que le nombre des troupes indigènes pouvait sans inconvénient être réduit à 8,000, ce qui aurait permis de réaliser une économie considérable et d’alléger les charges qui pèsent sur le peuple; cependant les autorités militaires ne partageaient pas sa manière de voir. « Toute notre expérience de l’Inde, disait récemment le général en chef, nous conseille de ne pas nous fier à cette apparente tranquillité; des troubles naissent au moment où l’on s’y attend le moins, et lorsqu’ils ont éclaté sur un point, si on ne les réprime pas sur-le-champ, on est sûr d’en voir naître de tous les côtés. Il y a là des forces importantes commandées par des chefs indigènes qui, individuellement, ne nous sont point hostiles, mais dont les troupes pourraient à un moment donné se tourner contre nous. »

Lorsqu’on se représente la situation intérieure de l’Inde telle qu’elle est dépeinte par des hommes qui ont longtemps vécu dans le pays, on n’a pas de peine à comprendre qu’en effet une brusque diminution de l’armée permanente serait prématurée et pleine de péril. Toutefois il vaut la peine d’examiner ce que peuvent avoir de fondé les plaintes touchant l’élévation croissante des impôts, et de voir s’il n’existe pas d’autres remèdes que la réduction de l’armée. En 1856, le budget de l’Inde est de 835 millions de francs; en 1870, il s’élève à 1,270 millions, ce qui représente une augmentation de 50 pour 100 dans l’espace de quinze ans. Pour un pays de 150 millions d’habitans, ces chiffres n’ont rien d’exorbitant au premier abord, surtout si on les met en regard du budget de l’Angleterre, qui est d’environ 1,800 millions pour 30 millions d’habitans; mais, pour en comprendre la véritable signification, il faut les rapprocher du chiffre de la production. Pour la Grande-Bretagne, la production annuelle s’élève à 22 ou 23 milliards; pour l’Inde, elle n’est que de 7 ou 8 milliards. Il s’ensuit que le peuple anglais ne paie à l’état, sous forme d’impôts, qu’un douzième de son revenu annuel, tandis que la population de l’Inde doit abandonner au trésor chaque année un sixième sur sa production totale; c’est deux fois plus, toute proportion gardée. En France, le taux de l’impôt était en moyenne d’un huitième avant 1870; il est probable que nous allons dépasser cette limite.

Ces comparaisons suffisent pour démontrer que les contributions imposées à l’Inde, quoique assez lourdes, seraient encore tolérables, si elles étaient réparties avec équité. Malheureusement il n’en est pas ainsi, et il y a des impôts qui frappent sur les plus pauvres avec une intolérable rigueur : de ce nombre est la taxe du sel[4]. Les habitans de la côte l’évitent en faisant cuir leur riz dans l’eau de mer; les ryots qui demeurent dans le voisinage des salines emploient la boue légèrement salée par les résidus de fabrication. On sait que la misère est effroyable dans certains districts, surtout après une mauvaise récolte. Il y a cinq ans, on a vu mourir de faim 600,000 personnes à une centaine de lieues de la capitale de l’empire indien. Le produit des impôts est affecté pour la plus grande partie à l’entretien de l’armée et aux travaux publics. On a consacré des sommes très considérables à la construction de routes, de canaux d’irrigation, à la subvention des chemins de fer ; le gouvernement a donné sa garantie aux actionnaires, qui ont dépensé 1 milliard 1/2 pour l’établissement du vaste réseau de voies ferrées qui relie tous les grands centres de l’empire en traversant les contrées les plus fertiles. Le progrès existe donc, et l’avenir se dessine; cependant tous ces encouragemens accordés au commerce et à l’industrie commencent à peine d’exercer une influence sur le sort des masses. Il ne faut pas non plus oublier que les Anglais viennent rarement dans l’Inde pour s’y fixer; le climat est contraire aux Européens, ils s’en vont lorsqu’ils ont fait fortune. C’est ainsi que l’Inde paie chaque année une rançon de 150 ou 200 millions à des Anglais qui s’y considèrent comme des étrangers; c’est un drainage lent, mais sûr, qui ne peut manquer d’appauvrir le pays, et qui explique bien des choses.

Nous empruntons quelques-uns de ces détails à un livre remarquable qu’un membre du parlement, M. Torrens, vient de publier sous ce titre: Empire in Asia. C’est une histoire de la conquête de l’Inde, jugée du point de vue chrétien et humanitaire auquel se place généralement M. John Bright dans ses discours si honnêtes et si peu politiques. M. Torrens appelle les choses par leur nom, il ne ménage pas la vérité aux hommes dont la main de fer a soumis à la domination anglaise ces riches contrées de l’Asie. Il ne peut toujours pas concilier cette conquête avec le commandement qui dit : « Biens d’autrui ne convoiteras pour les avoir injustement ; » toutefois, comme ces biens on les a, il pense qu’autant vaut les garder, et s’appliquer à les administrer sagement. M. Torrens voudrait des réformes dans la juridiction, à laquelle il faudrait faire participer les indigènes dans une mesure beaucoup plus large. Il voudrait plus d’honnêteté et de bonne foi dans les relations du gouvernement avec les princes hindous, dont on cherche toujours à recueillir la succession à la barbe des héritiers légitimes, comme dans le cas du rajah de Dhar, qui mourut en laissant un fils mineur, ou dans celui du rajah de Mysore, dont sir John Lawrence ne voulut jamais reconnaître le fils adoptif. On peut convenir avec l’auteur que les conquérans de l’Inde ont été peu scrupuleux dans le choix de leurs moyens, et qu’aujourd’hui encore bien souvent la force y prime le droit. Toutefois n’oublions pas ce que fut l’état antérieur de ce pays, déchiré sans cesse par de sanglantes luttes intérieures, rappelons-nous la misère, l’abaissement de ces races, le despotisme et les exactions de leurs rajahs et nababs. Elles ont changé de maîtres, c’est vrai ; on les contient par la sévérité, tant pis pour les rebelles ; en revanche, on leur octroie un avenir. Si la fin ne justifie pas les moyens, d’un autre côté les moyens ne doivent pas nous faire regretter la fin.

Malgré l’extension qu’a déjà prise l’empire britannique en Asie, la politique d’annexion semble d’ailleurs encore loin d’avoir dit son dernier mot. Le roi d’Ava (roi de Birmanie), a perdu en 1824 les districts d’Arakan et de Tenasserim, puis en 1852 la province du Pegou, que traverse l’Irawady ; ces annexions ont permis à l’empire indien de faire le tour du golfe. L’Irawady est navigable au-delà de Bhamo, ville de 5,000 habitans qui n’est qu’à une vingtaine de lieues de la frontière chinoise et qui marque le confluent des deux bras dont la réunion constitue le fleuve ; c’est le dernier poste avancé où réside un de ces innombrables agens que l’Angleterre envoie sur tous les points du globe. Au mois de novembre 1870, un bateau à vapeur a remonté pour la première fois le cours du fleuve, ayant à son bord M. Talboys Wheeler, le secrétaire du commissaire-général de la Birmanie anglaise[5], en mission purement privée. Après une visite à Mandalay, résidence actuelle du roi d’Ava, qui profita de l’occasion pour affirmer son désir de vivre en bons termes avec ses puissans voisins, M. Wheeler continua son voyage jusqu’à Bhamo. Il y trouva l’agent britannique, le capitaine Strover, privé de pain, de thé, de toute espèce de confort depuis sept mois, ne vivant que de lait et de volailles, mais ayant déjà conquis l’amitié des chefs montagnards et jouant le rôle d’arbitre dans leurs querelles. D’après l’opinion du capitaine Strover, il ne serait pas trop difficile de faire reprendre aux caravanes chinoises la route de Bhamo, et de ressusciter l’ancienne splendeur de cet entrepôt commercial, qui n’est séparé que par six jours de route de Longchankai, le premier marché du Yunan. La soie, le thé, les fourrures, viendraient de nouveau s’échanger à Bhamo contre le coton et les métaux de la Birmanie, Pour arriver à ce résultat, disait l’agent, il suffirait de réconcilier les Panthays mahométans, qui habitent le Yunan, avec leur suzerain, l’empereur de Chine, avec lequel ils sont en guerre depuis dix-huit ans. C’est cette insurrection musulmane qui a ruiné le commerce du royaume d’Ava.

Un autre agent anglais, le major Sladen, était récemment parti de Bhamo pour sonder le terrain et pour essayer de nouer des relations avec les Panthays. Cette expédition avait éveillé la défiance du roi d’Ava, qui fît son possible sous main pour l’empêcher d’aboutir. Le rapport du major Sladen n’a pas été publié, parce que le gouvernement désirait rester ostensiblement sur un pied de bonne amitié avec le souverain birman; mais l’un de ses compagnons, M. Cooper, a donné au mois d’août dernier un récit fort curieux de ce voyage. M. Cooper affirme que les victoires que les Chinois prétendent avoir remportées sur les Panthays sont de pure invention, que ces derniers leur sont très supérieurs en énergie et en intelligence, enfin que le gouverneur impérial de Yunan-fou a reconnu solennellement le chef des Panthays comme souverain du Yunan occidental. Les Panthays ne demandent pas mieux que de se mettre en rapports suivis avec les Anglais; ils font déjà un commerce actif avec la Chine, et ils mériteraient d’être soutenus dans leurs efforts pour fonder un état indépendant et prospère.

On voit que l’Angleterre multiplie ses tentatives pour faire dériver vers ses possessions le grand courant commercial créé par les échanges de l’Europe avec le Céleste-Empire. Nous avions un instant caressé l’espoir de donner à ce vaste commerce pour principale artère le Mékong, et Saïgon pour entrepôt. M. Louis de Carné a raconté ici même l’expédition qui, de 1866 à 1868, a exploré les vallées supérieures de l’Indo-Chine et a pu pénétrer jusque sur le sol de l’empire chinois[6]. Malheureusement le Mékong a été trouvé barré par des rapides infranchissables; il a fallu renoncer à la perspective de l’utiliser pour la navigation à vapeur au-delà de certaines limites. Depuis que les Anglais ont conçu la crainte de nous voir sur leurs talons dans cette partie de l’Asie, ils redoublent d’ardeur pour s’ouvrir le passage des Indes à la Chine. C’est là probablement le but caché de l’expédition entreprise depuis le mois de décembre dernier contre les Louchais, qui habitent la contrée montagneuse de Tipperah, entre le Bengale et la Birmanie.

Sous prétexte de délivrer une cinquantaine de prisonniers, les généraux Bourchier et Brownlow ont envahi ce pays de deux côtés à la fois, le premier du côté du nord par Katchar, le second du sud par Chittagong ou Islamabad. L’expédition se compose de trois régimens d’infanterie, d’une batterie de montagne, de 2,000 coulies pour construire des routes; elle emploie 200 éléphans, que l’on a eu beaucoup de peine à réunir. Les coulies ont été engagés pour huit mois; le choléra et de fréquentes désertions font des vides assez considérables dans leurs rangs qui ont déjà nécessité des recrutemens supplémentaires. Outre une quantité très considérable de vivres et de munitions, on a emporté 88 canots étroits et légers. La contrée est malsaine et d’un accès difficile. C’est une succession de collines recouvertes par un lacis inextricable de bambous, de broussailles et de lianes, entre lesquels s’étendent des marais sans fond remplis de roseaux. Les colonnes marchent pendant des heures entières sous des arcades de verdure formées par les bambous, ou bien à l’ombre des pisangs et des palmiers. Dans ces solitudes, le silence n’est troublé que par l’aboiement lugubre d’un singe noir qu’on entend de loin, mais qui ne se montre guère.

L’expédition a trouvé sur sa route plusieurs villages fortifiés qui ont été pris d’assaut; d’autres, qui avaient été abandonnés par les habitans, ont été brûlés. Sur quelques points, les natifs se sont montrés moins hostiles, ils sont venus offrir des volailles et des légumes qu’ils voulaient échanger contre du sel. Pour rester en communication avec leurs réserves, les chefs des deux colonnes ont fait établir des fils télégraphiques tout le long du chemin qu’ils ont suivi. Une dépêche datée du 3 février annonçait que le général Bourchier (qui a été légèrement blessé dans une escarmouche) venait de franchir avec ses troupes une chaîne de montagnes d’une hauteur de 2,000 mètres, et qu’il marchait sur Poiboy, la forteresse principale des Louchais.

Voilà où en est cette expédition d’après les dernières nouvelles transmises de Calcutta. Il n’est guère probable qu’une entreprise si coûteuse n’ait d’autre but que de relever le prestige anglais chez les populations montagnardes dont les incursions sont toujours redoutées sur la frontière du nord-est; il est permis de supposer que le véritable objectif de l’expédition est le Yunan, qui est sur sa route, et dont elle n’est plus séparée que par un lambeau de territoire birman. Ajoutons qu’un émissaire des Panthays est arrivé à Bhamo chez le résident anglais; il prétend que le seul obstacle qui empêche encore de renouer les relations commerciales entre le Yunan et la Birmanie est la présence des brigands chinois qui infestent la contrée, et dont les Panthays ne peuvent pas venir à bout tout seuls. Les Anglais perdront-ils cette occasion de rendre service à un brave peuple qui a besoin de leurs bras? De son côté, le roi d’Ava refuse de laisser revenir chez lui le major Sladen : il a menacé de faire tirer sur le bateau qui l’amènerait; on dit aussi qu’il a près de lui un agent d’une puissance étrangère qui l’excite à faire la guerre aux Anglais, et offre de loi procurer pour cela un navire cuirassé. On soupçonne la Russie ou la Chine d’ourdir cette intrigue; mais il faut avouer que cet « agent étranger » fait admirablement le jeu des Anglais, qui seraient enchantés d’avoir un prétexte pour s’emparer du territoire birman qui les sépare de leurs amis les Panthays. Il est difficile de croire que l’expédition contre les Louchais ne cache pas quelque projet d’annexion. Le camp de Delhi est là pour assurer les derrières de l’armée.

Si l’Angleterre réussit à s’ouvrir ainsi la route de la Chine, il est facile de prévoir les avantages qui en résulteront pour le commerce de l’Inde et l’essor qu’il prendra. On ne peut qu’admirer l’énergie avec laquelle on la voit dans ces contrées lointaines poursuivre ses intérêts, profitant de chaque occasion pour avancer d’un pas, ne reculant jamais que pour mieux s’élancer. En prenant pour base de sa politique en Asie le développement de la civilisation et le bien-être de ses administrés, elle finira par éteindre les rancunes et par assurer son empire.


G. MATHY.



THÉÂTRE. — Odéon, reprise de Ruy Blas.


« Si Ruy Blas était applaudi, il faudrait proclamer la ruine de la poésie dramatique. » Ainsi parlait de l’œuvre de M. Victor Hugo le critique le plus ferme que notre génération ait connu. S’est-il trompé? En 1838, le succès de Ruy Blas était contesté; en 1872, il ne paraît pas plus décisif. Quelles sont les preuves d’approbation déclarée qui vont au poète? Il y en a visiblement dans la scène du conseil de Castille, scène de patriotisme qui ne manque jamais de produire un effet légitime, dans laquelle néanmoins un sentiment délicat aurait peut-être réclamé quelques retouches, afin d’éviter des applications douloureuses. M. Victor Hugo écrivait ces beaux vers en 1838, au lendemain de Constantine et à la date de Saint-Jean d’Ulloa. Il sentait alors que la France, sans ambition et sans crainte, était assez haut placée pour qu’il fût permis de parler comme il le faisait du passé d’un pays étranger : que n’a-t-il senti que certaines paroles sur l’Espagne d’alors semblent tomber sur la France du présent, et, de philosophiques qu’elles étaient, devenir irritantes peut-être, stériles à coup sûr! Les vers sont beaux, M. Victor Hugo, nous le comprenons, n’a pas voulu perdre les acclamations qu’ils provoquent. Il est plus difficile, dans les autres applaudissemens qui saluent au passage les vers de Ruy Blas, de discerner ceux qui vont à l’acteur et ceux qui passent en quelque sorte par-dessus sa tête. Une autre distinction est facile à faire pour les spectateurs désintéressés : les applaudissemens embrigadés diffèrent des autres par je ne sais quoi de sec, de régulier, de mesuré, de symétrique; on dirait des mains de bois endurcies par la profession : impossible de s’y tromper. Il y en a beaucoup à Ruy Blas. La froideur que la pièce rencontra, il y a trente-trois ans, prouve que le sens dramatique n’était pas émoussé. Aujourd’hui même froideur, accompagnée, il est vrai, d’une curiosité qui s’explique aisément. Cette pièce a la bonne fortune d’avoir été retenue à la porte du théâtre assez longtemps; l’auteur n’est pas trop malheureux, après tout, d’avoir couru des aventures aussi retentissantes que possible : comment sa pièce ne ferait-elle pas de bruit? D’ailleurs Ruy Blas n’est pas une œuvre ordinaire : ses défauts mêmes comptent quelquefois parmi les titres à l’intérêt. Ainsi rien de plus nécessaire pour soutenir la pièce, pour entretenir l’attention de l’auditeur, que le sel un peu grossier répandu à pleines mains dans le rôle de cet aventurier, de ce bandit, le vrai don César de Bazan. Le quatrième acte, qu’il remplit tout entier, amuse un public peu difficile, qui dit comme le personnage de la Métromanie : « J’ai ri, me voilà désarmé. » Et cependant fut-il jamais un hors-d’œuvre moins prévu, moins indispensable? C’est un intermède grotesque au milieu d’une intrigue noire et uniforme.

Froideur et curiosité tout à la fois, sauf les quelques minutes que dure l’objurgation patriotique de Ruy-Blas, voilà l’impression réelle des spectateurs. Il est bon de la constater. On voit qu’il s’agit ici de quelque chose de supérieur à l’intérêt ou même à la renommée de M. Victor Hugo. Il importe peu à la littérature française que l’auteur de Ruy Blas ait compté un succès de plus ou de moins; il importe beaucoup à la destinée de notre théâtre national que le sentiment de l’art dramatique ne demeure pas oblitéré.

On est allé chercher dans la raideur des conceptions du poète la conception la plus raide, dans ses drames enfantés du système le drame le plus systématique. Il y a un motif favori, toujours le même, qui semble courir sur le clavier de certains artistes : on le retrouve dans toutes leurs œuvres, fugitif, voilé, mêlé à d’autres; mais à mesure que l’invention se tarit, ce motif s’accuse de plus en plus, tandis que les autres s’effacent, il perd du côté de la grâce ce qu’il a gagné en persistance. On le goûtait, on l’admirait : il fatigue à la fin. Le motif des drames de M. Victor Hugo s’annonçait dans Marion Delorme, reparaissait dans Hernani et dans toutes les œuvres qui ont suivi. Il a été indiqué par Gustave Planche, qui lui donnait le nom bien juste d’antithèse morale. Tous les sujets traités par M. Victor Hugo, romans ou drames, sont des antithèses de cette sorte. Partout un contraste de ce genre, une belle âme enfouie dans la laideur inculte et violente de Quasimodo, la vertu d’un martyr et d’un saint rivée à la chaîne du forçat Valjean, l’amour pur guérissant de son baume céleste la corruption de Marion Delorme, l’honneur castillan poussé jusqu’à la superstition par le bandit Hernani. Je ne veux pas nommer tous ces frères et sœurs qui composent la famille dramatique de M. Victor Hugo, véritables Ménechmes, dont les premiers, ayant trouvé beaucoup d’amis, ont épuisé en quelque sorte la faveur au détriment de leurs cadets. Pour ne parler que de Ruy Blas, jamais l’antithèse n’a été plus outrée, plus impérieuse, plus réduite à sa simple expression. Le sujet est connu, certains vers de cette pièce sont dans toutes les mémoires. Un laquais aime une reine et s’en fait aimer, « ver de terre amoureux d’une étoile. » Ce laquais a des sentimens de roi ; cette reine, reine d’Espagne, d’un pays où on laissait périr la reine par respect plutôt que de lui toucher la main, elle aime un homme qui a porté la livrée, elle l’aimera sous sa livrée dans le transport final du drame, dans les notes suprêmes de l’air favori de ce tragique obstiné. La livrée règne sans partage dans cette pièce, que nous appellerions singulière, si ce n’était d’une singularité toujours la même. Quand Ruy Blas la dépouille afin d’obéir à son maître don Salluste, qui le veut donner pour amant à la reine et se venger ainsi d’une offense, c’est le maître qui à son tour l’endosse, sous le prétexte qu’étant disgracié il ne pourrait entrer à la cour, mais réellement par le motif que cette impatientante livrée doit être en perspective dans toutes les allées du drame. Quand le maître l’a rejetée, Ruy Blas, sans nécessité ou plutôt contre toute nécessité, la reprend. Il sait qu’il doit mourir, et cette idée ne lui donne pas la liberté ; il se drape dans cette livrée comme un héros grec dans sa chlamyde. Il faut bien que le sujet soit toujours sous les yeux, et le sujet, c’est un habit rouge avec des galons jaunes. Ne dites pas que cet homme capable d’inspirer de l’amour à une reine, que ce ministre, un grand ministre même, ne peut pas se méconnaître au point de se faire valet. A quoi bon remarquer aussi que Ruy Blas est à la fois assez puissant pour enlever, pour supprimer don Salluste, assez outragé pour le tuer, comme il le fait d’ailleurs quelques heures plus tard ? Vous feriez disparaître le sujet, l’antithèse, qui est tout, qui est M. Victor Hugo lui-même. Il s’est attaché à cette idée centrale du contraste, et il tourne autour. Il a lié son génie à ce pieu comme un cheval de guerre d’excellente race qui ne peut tondre d’un pré que la longueur de la corde qui le tient enchaîné.

Ce n’était donc pas ici une opiniâtreté stérile qui faisait parler Gustave Planche ; l’obstination n’était pas de son côté, Nous voudrions à notre tour expliquer d’où vient que cette nature si féconde s’est renfermée comme à plaisir dans un cercle étroit. Qui ne se souvient de ces préfaces par lesquelles M. Hugo se plaît à compromettre ses œuvres ? Tout le monde a lu celle qui accompagne Ruy Blas, et il a fallu le secours de ces lignes pour découvrir dans la pièce les hautes idées philosophiques et humanitaires que l’auteur y voit. Ses idées sur l’essence du drame, nous les avions devinées sans qu’il prît le soin de nous les faire connaître. Nous avons donc pour appui non-seulement son œuvre, mais son commentaire. M. Hugo confond absolument le dramatique avec le théâtral. Les idées ne comptent pour lui que lorsqu’elles se voient ; les émotions n’existent que pour les yeux. Il définit lui-même l’action « le plaisir des yeux. » Est-ce un mauvais tour joué par l’antithèse à son jugement? n’est-ce qu’une fantaisie de l’expression? Ne le croyez pas. Cet étrange artiste ne voit dans le drame qu’un tissu de contrastes placés sous le regard de la foule. Par exemple, comment représente-t-il le combat intérieur de la reine qui s’éprend d’amour pour un inconnu, mais qui ne voudrait pas trahir son devoir? Il place à gauche un prie-Dieu aux pieds d’une statue de la Vierge, voilà le devoir, et à droite une lettre, un morceau de dentelle déchirée et sanglante sur une table, voilà l’amour; elle passe de ce côté à l’autre successivement. Est-ce là une situation dramatique ou simplement un contraste théâtral?

Poursuivons. Ruy Blas, affublé par son maître, l’homme noir, l’homme aux combinaisons infernales, du nom très noble de don César de Bazan, comte de Garofa, est devenu premier ministre en six mois, grâce à l’amour de la reine, amour que nous ne connaissons que par ouï-dire. Apparemment les deux amans ne se sont pas parlé. Le laquais homme d’état a passé ces six mois à monter les degrés du pouvoir et cependant à fuir la reine. Ils se rencontrent enfin au sortir d’un conseil de ministres, mais comment? Elle apparaît quand il a renvoyé les conseillers. Elle sort d’une cachette pratiquée dans le mur, comme d’elle seule; les murs de M. Hugo sont toujours à surprise. Elle arrive après le discours patriotique dont nous avons parlé, occasion propice pour déclarer son amour. Dans la vie ordinaire, disons mieux, dans la vie humaine, et c’est là une de ses beautés, l’amour ne se croit jamais sûr, même dans une reine, surtout dans une reine. Songez-y, qu’a-t-il fait cet homme pour lui persuader qu’il l’aime? Il a mis des fleurs bleues sur un banc, il a risqué un billet et laissé un bout de dentelle sanglant; pauvre jeune homme! il s’est égratigné la main aux pointes de fer du mur, grande preuve d’amour pour une reine! Après cela, elle n’a pas même besoin de l’entendre. Sans doute il y a de nobles cœurs de femme qui s’éprennent d’amour pour le génie, pour la grandeur du caractère, encore faut-il qu’elles se sachent aimées. La reine au moment où elle sort de sa cachette pour faire sa déclaration n’en sait vraiment pas le premier mot. Son ministre fait avec elle assaut de protestations amoureuses. Il a du génie parce qu’il l’aime.

Et que pour la sauver il sauverait le monde!


un vers qui est vaste assurément, mais qui contient peu de sens. Après de telles paroles, nous ne devons plus tant nous moquer des madrigaux qui remplissaient l’ancienne tragédie; mais les détails, qui d’ailleurs ne manquent ni d’esprit, ni d’imagination, ne doivent pas nous arrêter. Voilà l’unique scène d’amour d’une pièce dont l’amour est le pivot : elle est motivée par un beau discours de politique prononcé par un laquais qui vient de rejeter la livrée, voilà le contraste; elle est amenée par un personnage qui sort du mur, voilà le coup de théâtre. Est-ce bien là une situation dramatique? Où sont les passions dont le conflit nous saisit et nous captive? Où est ce silence profond qui annonce à leur début les situations d’un véritable drame, quand le spectateur sent sur lui le poids d’un problème moral qui se pose? Dans cette reine qui apparaît, je vois du théâtre, et quand, pour finir, elle dépose le plus gravement du monde un baiser sur le front de son ministre, du théâtre encore.

Dans la scène qui suit, don Salluste, qui juge que sa vengeance contre la reine est enfin mûre, que le temps est venu d’en savourer le fruit, fait crouler l’édifice de bonheur de ce laquais homme de génie. Avec lui, c’est la livrée qui revient, pis encore, c’est la trame perfide, abominable, où doit tomber sans retour la femme aimée. Le coup de théâtre est ici légitime, parce qu’il est en même temps une situation; mais comment est-elle développée? À ce grand d’Espagne, à ce premier ministre, à cet homme « plus haut que le roi, » puisqu’il en a tout le pouvoir et qu’il est aimé de la reine, don Salluste, reprenant son droit de maître, ordonne de fermer la fenêtre, de ramasser son mouchoir, et Ruy Blas, reprenant sa bassesse de laquais, ramasse le mouchoir et ferme la fenêtre. Direz-vous qu’il n’y a pas de livrée, pas d’engagement, pas de billet signé qui tienne? Vous oubliez le contraste, l’antithèse, vous oubliez M. Hugo. Ce travail, fait rapidement sur quelques scènes, pourrait être poussé d’un bout à l’autre de la pièce. Il n’y a pas moins de douze coups de théâtre dans Ruy Blas. N’insistons pas : on doit comprendre ce que nous avons dit, « que pour lui le dramatique était le théâtral, » ce qu’il a dit lui-même: « l’action est le plaisir des yeux. »

Ces réflexions suffisent pour expliquer non-seulement pourquoi M. Hugo, hors de la poésie proprement dite, a vécu, si l’on peut dire, d’antithèses morales, mais encore pourquoi tous ses drames se ressemblent. Quoi de plus limité que les contrastes qu’on peut ainsi placer sous les yeux? Il n’y a d’illimité que la nature morale; l’infini est dans l’âme humaine. M. Hugo, sur la scène au moins, semble entièrement la méconnaître. Et pourtant elle est la source des vraies larmes, de la pitié vraiment humaine, de la terreur vraiment digne d’un être libre. Ce qui parle aux yeux, ce qui frappe l’imagination peut faire frémir; mais il ne va pas jusqu’au cœur. L’émotion qu’il a su répandre en certaines pages de poésie d’une incomparable beauté est presque toujours absente du théâtre de M. Hugo. Est-ce à dire que les hommes assemblés, que la foule, comme il disait autrefois quand son langage était désintéressé, est-ce à dire que la foule ne saurait être prise que par les yeux, par je ne sais quelle curiosité ou quelle terreur, mais toujours matérielles l’une et l’autre? Il se plaît, on le sait, à (répéter qu’il a charge d’âmes; mais à ces âmes, pour lesquelles il montre un intérêt religieux, ne devrait-il pas rappeler un peu plus qu’elles existent? Ah! que j’aime bien mieux le poète qui écrivait ceci :

Malheureux l’insensé dont la vue asservie
Ne sent point qu’un esprit s’agite dans la vie !
Mortel, il reste sourd à la voix du tombeau;
Sa pensée est sans aile, et son cœur est sans flamme,
Car il marche, ignorant son âme,
Tel qu’un aveugle errant qui porte un vain flambeau.


M. Hugo le connaît, ce poète-là; si par hasard celui qui disait si bien était entré dans les détours obscurs du théâtre, pourquoi donc aurait-il éteint son flambeau? Si M. Hugo avait fait Ruy BIas en consultant un peu l’âme humaine, il aurait vu que le sujet, comme drame, n’existe pas, qu’il est du ressort de la comédie, et que sa pièce est un jeu d’esprit exécuté contre les objections de notre nature, par une main dont nul ne conteste la puissance. Nous ne songeons pas ici à la comédie des Précieuses ridicules, dont le sujet est le même, une vengeance tirée de deux coquettes par deux prétendus qui conspirent pour leur faire faire la cour par leurs valets. Le rapprochement, si notre mémoire ne nous trompe, a été fait par un ami, par un disciple fidèle. La comparaison est piquante; mais on objecte, ce qui est vrai, que l’amour dans les Précieuses ridicules est une plaisanterie.

M. Hugo se serait à coup sûr aperçu de l’impossibilité où il s’engageait, s’il était habitué à partir de l’étude des caractères et des passions pour arriver au sujet et au plan de ses drames; c’est justement la marche contraire qu’il suit. Il part de ses contrastes, de son antithèse, pour arriver à ses caractères. Ruy Blas a visiblement pris naissance d’un rapprochement entre une livrée de laquais et un diadème de reine. Disons même que le poète ne semble pas avoir une idée plus juste des passions et des caractères que de l’action. Qu’on nous cite seulement dans son théâtre une passion largement développée, un caractère sérieusement approfondi. Ouvrez de nouveau cette préface de Ruy Blas : vous y voyez que l’auteur, qui définissait l’action le plaisir des yeux, définit les caractères et les passions par ce mot unique, le style. On s’en doutait bien déjà. Il suffit d’entendre les discours de Ruy Blas, de la reine, de don Salluste, pour s’assurer de ce que la préface avoue ingénument; ici une tirade très brillante d’amour dévoué, là une autre gracieusement mignarde d’amour ingénu, plus loin une troisième toute pétrie de désirs de vengeance et de noirceur. Sous le prétexte que les pensées du cœur s’expriment par la parole, et que, malgré ses fautes de goût, M. Hugo parle toujours avec éclat, sa conscience d’artiste se repose là-dessus, persuadée qu’il y a là des peintures réelles de caractères et de passions.


LOUIS ETIENNE.


C. BULOZ

  1. Lettre adressée au Times, 18 octobre 1871.
  2. Dr W. Hunter, Our Indian Musulmans, 1871.
  3. Gazette d’Augsbourg, 20 février 1872.
  4. Un coulie gagne 25 francs dans l’année, et sur cette somme il paie 1 franc pour l’impôt du sel qu’il consomme.
  5. Journal of a voyage up the Irrawaddy to Mandalay and Bhamo, by J. Talboys Wheeler, — Rangoon, 1871.
  6. Voyage en Indo-Chine, par L. de Carné; Paris 1872, Dentu.