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Chronique de la quinzaine - 30 avril 1901

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Chronique n° 1657
30 avril 1901


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 avril.


Sommes-nous à la veille de la grève générale des ouvriers mineurs. Il serait, au moment où nous écrivons, difficile de le dire ; mais assurément on a fait tout ce qu’il fallait pour y conduire. Sans le vouloir, nous en sommes convaincus. Les chefs du parti socialiste et les principaux meneurs des ouvriers ne tiennent nullement à la grève générale ; ils aiment mieux en parler toujours sans y croire ; mais ils trouvent des gens qui y croient et qui finissent par s’entêter de cette idée dangereuse et fausse, devenue pour eux une panacée. La grève générale aura-t-elle donc lieu ? C’est ce que le référendum auquel on procède en ce moment nous apprendra peut-être. Mais, que la grève générale soit proclamée ou qu’elle ne le soit pas, qu’elle éclate tout de suite ou plus tard, qu’elle soit immédiatement réalisée ou ajournée, un très grand mal aura été fait. Lorsqu’on a lancé une machine à toute vapeur et qu’elle a acquis par son mouvement même une vitesse et une force nouvelles, il est le plus souvent impossible de l’arrêter tout net à un détour du chemin. Elle grince, rugit, souffle éperdument, et n’en continue pas moins quelque temps sa route, à moins qu’elle ne culbute. C’est un peu ce qui arrive à propos de la grève générale. Nous voulons espérer qu’elle n’aura pas lieu, du moins tout de suite ; mais la pensée en restera dans l’imagination des ouvriers jusqu’au jour de l’explosion finale. Il en est un peu de ces épouvantails comme de l’esprit malfaisant que le magicien évoquait autrefois et soumettait à son service, puis dont il ne pouvait plus se débarrasser, parce que, s’il savait le mot pour l’appeler, il ne savait pas ou avait oublié celui qui servait à le congédier. Et l’esprit continuait de faire des siennes devant le magicien impuissant. Les événemens de Montceau-les-Mines sont, à quelques égards, une réédition de ce vieux conte.

Nous n’avons pas parlé depuis quelque temps de la grève de Montceau, parce qu’elle se prolongeait dans les mêmes conditions, avec le même caractère et la même physionomie. Mais, depuis quelques jours, des faits nouveaux se sont produits, et c’est sur eux que toute l’attention s’est concentrée pendant la dernière quinzaine. Malgré leur misère, malgré leurs souffrances, les grévistes se sont obstinés dans la cessation du travail. Une grande espérance les soutenait : on leur avait fait croire que le prolétariat français faisait cause commune avec eux, et que, s’ils étaient une troupe d’avant-garde, l’armée tout entière était prête et résolue à marcher à leurs côtés. Dès le premier moment, on a fait miroiter à leurs yeux, comme une ressource infaillible, la grève générale qui leur assurerait des forces d’une puissance incalculable. La classe odieuse des capitalistes devrait finalement se soumettre, car, si elle ne le faisait pas, ce n’était pas assez de dire qu’elle serait bientôt obligée de se démettre ; les choses ne se passeraient pas d’une manière aussi douce ; et la voix enflammée des orateurs qui entretenaient les courages et les illusions des grévistes faisait retentir à leurs oreilles le tocsin de la révolution sociale, dernière raison du prolétariat contre une société maudite et condamnée. Pendant longtemps, les ouvriers de Montceau-les-Mines ont cru à ces promesses, à la fois violentes et puériles, et qui n’en convenaient que mieux à leur état d’esprit. Le Congrès de Saint-Étienne a été pour eux une première déception. Ils en attendaient la proclamation de la grève générale, avec cette confiance naïve, toujours trahie et toujours renaissante, dont ils ont déjà donné tant d’exemples. Mais le congrès de Saint-Étienne, tout en proclamant en principe la grève générale et même beaucoup d’autres choses, s’est contenté de renvoyer l’affaire à un congrès futur, qui déciderait de la suite à lui donner. On menaçait d’ailleurs les pouvoirs publics des pires catastrophes, s’ils ne trouvaient pas un moyen quelconque d’assurer aux ouvriers, dans un délai restreint, les satisfactions qu’ils exigeaient. Lorsque la nouvelle de ces résolutions évasives et dilatoires est arrivée à Montceau-les-Mines, elle y a produit un grand trouble. Eh quoi ! attendre encore ! attendre toujours ! Alors M. Maxence Roldes et les orateurs de la grève, ouvriers de la parole qui ne travaillent que lorsque les autres chôment, ont expliqué aux ouvriers qu’ils venaient de remporter une immense victoire, dont les résultats, pour n’être sensibles que dans quelques jours, n’en seraient que plus éclatans. Les ouvriers ont dû opérer comme un report de leurs espérances à une date ultérieure. Entre temps, les délégués de Saint-Étienne sont allés trouver M. Waldeck-Rousseau, qui leur a fait, avec son flegme habituel, une espèce de cours d’économie politique sur les rapports nécessaires des ouvriers et des patrons, en leur assurant qu’il n’y pouvait rien changer. Ce n’était pas tout à fait ce qu’ils espéraient de lui. En revanche, M. le président du Conseil s’est montré prodigue de promesses en ce qui concerne les projets de loi destinés à améliorer le sort des ouvriers. La journée de huit heures, la caisse des retraites ouvrières, etc., devaient être à la Chambre l’objet de discussions prochaines, dont on pouvait, avec un peu d’imagination, escompter déjà le résultat. Les délégués n’ont pas dit ce qu’ils en pensaient ; mais ils ont conseillé aux grévistes le calme de la force et la confiance du bon droit, en leur donnant d’ailleurs l’assurance qu’un nouveau congrès, interprète fidèle des résolutions irrévocablement prises à Saint-Étienne et qu’il ne s’agissait plus que d’appliquer, poserait bientôt à la société bourgeoise et au gouvernement qui la représente un ultimatum définitif. Encore quelques semaines de patience, et ils auraient gain de cause. Le succès final ne pouvait leur échapper.

Un nouveau congrès s’est donc réuni à Lens, le 11 avril, et tous les yeux se sont tournés de ce côté comme s’il devait en venir une lumière éclatante. Cependant, un symptôme significatif pouvait déjà en faire douter. La presse socialiste ministérielle disait très peu de chose de ce congrès ; le mot d’ordre paraissait être de faire le silence autour de lui, comme s’il ne fallait pas en attendre un bien grand résultat. Et, en effet, il ne fallait en attendre rien du tout, sauf la promesse éventuelle du référendum. Jules Ferry a parlé autrefois des « radicaux de gouvernement, » expression qui avait alors soulevé quelque scandale : depuis, nous avons fait du chemin, et nous avons désormais des socialistes de gouvernement, dociles, empressés, prêts à rendre service aux autorités constituées, merveilleusement dressés et domestiqués. Il ne faut pas s’en plaindre, bien au contraire : les socialistes de ce modern style, un peu désabusés des théories et pour leur compte personnel à demi satisfaits, peuvent être utiles et ne demandent qu’à l’être ; mais ils jouent terriblement avec le feu, et le gouvernement y joue avec eux. Le congrès de Lens leur a appartenu ; ils en ont fait leur chose, et l’ont escamoté avec une habileté et une prestesse qui prouvent qu’ils n’ont pas perdu leur temps dans les assemblées parlementaires. Ils s’en sont merveilleusement assimilé tous les procédés. MM. Basly et Lamendin sont devenus des tacticiens fort adroits. Ils ne manquent d’ailleurs ni d’intelligence, ni de bon sens ; leur horizon intellectuel s’est développé à mesure que, sortis de la mine, ils ont vu et embrassé plus de choses ; ils savent parfaitement que, si la grève générale n’était pas un leurre, elle serait, pour les ouvriers beaucoup plus que pour les patrons, une redoutable épreuve : plus instruits et plus prévoyans que leurs anciens camarades, ils s’efforcent de leur épargner la plus amère et la plus ruineuse des déconvenues.

Ils se gardent bien pour cela de heurter de front des préjugés avec lesquels ils sont obligés de compter. Ce n’est qu’après avoir rempli à leur égard tous les devoirs de convenance, après les avoir salués avec respect et consacrés par des discours et des votes aussi nombreux et même aussi formels que les circonstances le comportent, qu’ils reprennent en face d’eux une complète liberté. Le congrès de Lens a donné un singulier spectacle. Rien, en somme, n’a été plus terne, plus insignifiant, plus ennuyeux que ses séances ; on y a écouté la phraséologie la plus banale ; mais, pendant ce temps, les meneurs agissaient dans la coulisse avec une activité merveilleuse. Les orateurs parlaient devant un auditoire qui leur accordait une attention passive et souvent distraite, sentant bien que l’intérêt véritable n’était pas là. Pourtant, les membres du congrès, délégués des ouvriers de toutes les régions minières, les uns du Centre, les autres du Nord, et dont quelques-uns étaient venus avec le mandat impératif de voter la grève générale, éprouvaient comme un sursaut d’étonnement en entendant un orateur qu’ils avaient cru plus farouche déclarer que le congrès n’avait pas le droit de prendre des résolutions extrêmes avant d’avoir consulté, sous forme de référendum, l’unanimité des ouvriers. On a senti peu à peu que les directeurs du mouvement l’acheminaient vers cette solution, et que cette solution était un ajournement nouveau. Or, les grévistes de Montceau ne veulent plus attendre : à bout de forces et de ressources, il leur faut une solution. Qu’a voté, néanmoins, le congrès de Lena ? Si on veut revoir un peu plus haut ce qu’avait voté déjà celui de Saint-Étienne, on sera frappé de l’analogie qui existe entre les deux solutions. Certes, la grève générale a été proclamée une fois de plus, mais toujours en principe, sauf à savoir à quel moment et dans quelles conditions on passerait de la menace à l’acte lui-même. Sur ce second point, M. Basly, après avoir préparé les esprits à la proposition qu’il allait faire, n’a pas eu de peine à expliquer que ce n’était pas tout à fait du jour au lendemain qu’on pouvait réaliser une mesure aussi grave. Il convenait d’abord de donner au gouvernement un délai pour qu’il pût mettre fin à la grève de Montceau par les moyens dont il dispose, ou plutôt dont on croit qu’il dispose, car, s’il en disposait véritablement, il serait bien coupable de n’en avoir pas déjà usé ; il fallait ensuite consulter tous les mineurs de France. M. Basly était de ceux qui ne se reconnaissaient pas le droit de se substituer à eux en pareille occurrence ; d’après lui, le congrès n’avait ni mandat ni pouvoir pour engager la totalité des ouvriers. On est passé au vote, et, par un miracle que nous n’aurions pas osé espérer, les propositions de M. Basly ont été adoptées à l’unanimité. Cela prouve qu’au fond de l’âme, les délégués qui paraissaient le plus intransigeans n’étaient pas bien sûrs de l’efficacité de cette grève générale dont ils essayaient d’épouvanter la classe capitaliste, le gouvernement et les Chambres, mais qui ne laissait pas de les effrayer eux-mêmes, comme une arme également dangereuse pour tous.

Il faut préciser davantage les résolutions du congrès. Elles se rapportent à deux objets différens, d’abord à la grève de Montceau, ensuite aux revendications générales des mineurs. Pour résoudre les deux questions, le procédé employé est le même, mais les délais d’exécution sont différens. Sur le premier point, grève de Montceau, quinze jours ont été accordés au gouvernement pour trouver une solution qui, bien entendu, devait donner aux ouvriers pleine satisfaction. La date extrême a été fixée au 28 avril : si, à ce moment, le but n’était pas atteint, la grève générale serait, faut-il dire proclamée ipso facto ? non ; on se contenterait de la mettre aux voix. Pour la première fois, tous les ouvriers seraient consultés sous la forme d’un référendum, et c’est seulement dans le cas où leur vote serait favorable à la grève générale qu’on risquerait la terrible aventure. Sur le second point, revendications générales des mineurs, ce n’est pas quinze jours, mais six mois qu’on a donnés au gouvernement pour réaliser les réformes exigées par le prolétariat. Il fallait, en effet, aller devant les Chambres et y soutenir des discussions que le ministère, quelle que fût sa bonne volonté, n’était pas libre d’écouter. Il s’agissait, comme toujours, de la journée de huit heures, de la fixation d’un minimum de salaires, d’une retraite de 2 francs par jour assurée à tous les travailleurs après vingt-cinq ans de travail, etc. L’échéance du délai auquel le congrès a bien voulu consentir était le 14 octobre. Si, à cette date, toutes ces réformes ne sont pas faites, qu’arrivera-t-il ? La grève générale sera-t-elle proclamée de droit ? Pas plus cette fois que l’autre. Il faudra un nouveau référendum et tous les ouvriers mineurs seront appelés à donner leur avis. Dans les deux cas, l’opération aura lieu suivant une procédure qui n’a pas été bien nettement établie ; mais le scrutin sera secret. Chaque ouvrier enfermera le sien dans une enveloppe cachetée, précaution indispensable, bien qu’elle ne soit peut-être pas suffisante pour garantir la sincérité de son vote.

Ici, une observation se présente à l’esprit. Jusqu’à ces derniers temps, les ouvriers s’étaient contentés d’adresser leurs revendications à leurs patrons. Le contrat de travail se débattait entre l’employeur et l’employé, et le rôle du gouvernement, aussi bien que son devoir, se bornait à assurer la liberté de l’un et de l’autre, à maintenir l’ordre s’il venait à être menacé, à le rétablir s’il était troublé. Rien de plus conforme aux principes. Peu à peu le gouvernement s’est laissé entraîner à intervenir entre les patrons et les ouvriers. Il l’a fait beaucoup par faiblesse, et un peu aussi, nous voulons le croire, par humanité. Il a cru pouvoir, grâce à l’autorité dont il dispose, rendre plus faciles les rapports entre les deux parties, et plus rapide l’entente qui devait finalement les rapprocher. Il a d’abord agi avec discrétion ; puis avec moins de réserve ; enfin avec une telle imprudence qu’il est devenu l’intermédiaire habituel de ces conflits auxquels il devait s’intéresser sans doute, mais rester officiellement étranger. Il ne l’est plus aujourd’hui ; de mauvaises habitudes ont été prises ; la juste mesure a été dépassée ; et les ouvriers, trouvant toujours le gouvernement entre le patron et eux, ont fini par perdre de vue le patron, pour ne plus voir que le gouvernement. Il est convenu que celui-ci peut tout, et qu’il a les moyens de tout imposer. Il est la providence faite homme, et les ouvriers le traitent volontiers comme le païen de la fable traitait l’idole longtemps sourde à ses prières, qu’il brisait de colère pour la punir de ne l’avoir pas exaucé. Si on n’en est pas encore tout à fait là, c’est que les ouvriers sont convaincus que le gouvernement est avec eux et pour eux ; mais que, timide, hésitant, embarrassé, il a besoin d’être encouragé, violenté, un peu maltraité et houspillé même, pour se décider à ouvrir toute large la main d’où doit tomber une manne abondante. En conséquence, qu’arrive-t-il ? Les ouvriers, au lieu d’adresser comme autrefois leurs revendications à leurs patrons, les adressent au ministère, et ils adoptent volontiers avec lui le ton de maître à valet.

Veulent-ils, par exemple, que la grève de Montceau-les-Mines prenne fin ? Ce n’est plus au directeur de la mine qu’ils en ont, mais au ministre de l’Intérieur. Il faut que celui-ci trouve un moyen de réduire la résistance du patron, n’importe lequel, c’est son affaire. Combien de temps lui faut-il pour cela ? On ne le lui demande pas, on le décide souverainement : ce sera quinze jours. Et si, dans quinze jours, les ouvriers n’ont pas satisfaction, c’est encore le gouvernement qu’ils menacent de la grève générale, car cette épreuve, grave pour tout le monde, le serait particulièrement pour lui. La perspective en est bien faite pour lui causer de sérieuses préoccupations. Mais ce n’est pas tout : les ouvriers s’adressent aussi au gouvernement, pour qu’il impose aux Chambres l’obligation de voter telles et telles lois déterminées. Ce sont eux qui rédigent sommairement ces lois ; on pourra, si l’on veut, en modifier le texte, mais non pas l’esprit, ni surtout le but. L’œuvre législative s’élabore désormais dans les chantiers ou au fond des mines, à moins que ce ne soit dans les cafés et dans tous les lieux de réunion où les entrepreneurs de grève fournissent aux ouvriers des prétextes, des idées et des programmes. On dira peut-être que c’est là un légitime usage de la liberté, et que tous les citoyens ont le droit de faire à travers le pays œuvre de propagande, en vue de disposer l’opinion à certains résultats déterminés. C’est un droit sans doute, mais la manière dont on en use appelle des réserves. Si les ouvriers se contentaient de préparer, pour les élections de l’année prochaine, le succès de leurs idées ou la défense de leurs intérêts, il n’y aurait rien à dire. On pourrait combattre leurs illusions et leurs erreurs, mais leur action politique serait régulière et correcte. Est-ce là ce qu’ils font ? Point du tout. Ils envoient aux Chambres, par l’intermédiaire du gouvernement, des sommations péremptoires. Il faut qu’elles votent telles et telles lois, dans tel ou tel délai, — et avons-nous besoin de faire remarquer combien ridiculement court est ce délai ? — sinon, c’est encore et toujours la grève générale, et, pour eux, la grève générale est la préface de la révolution sociale. Véritable chantage, fait d’exigences impérieuses et de menaces, que les ouvriers essaient d’exercer sur tous les pouvoirs publics, et en particulier sur les Chambres. Depuis l’époque où celles-ci étaient matériellement envahies par des bandes qui leur apportaient les prétendues revendications du peuple, on n’avait rien vu de pareil. Le procédé d’aujourd’hui est moins brutal dans la forme ; dans le fond, il est le même, et il y a dans son emploi comme un avant-goût de ceux qui viendront plus tard. N’a-t-on pas parlé déjà, à plusieurs reprises, et l’autre jour encore à Montceau, d’exodes ouvriers ? Les ouvriers quitteraient en masse les lieux de leur travail abandonné, pour venir à Paris, et qu’y feraient-ils ? De l’agitation et de l’intimidation.

Voilà où nous allons. Si la situation actuelle est inquiétante, elle reste confuse ; mais, à travers cette confusion, certains traits commencent à se dessiner et à se détacher sur le fond plus obscur. Des tendances nouvelles commencent à s’accuser avec netteté : elles ont de plus en plus pour objet d’aller droit au gouvernement et au parlement, de les rendre responsables de la mauvaise volonté qu’on attribue aux patrons, et de s’en prendre à eux des déceptions de la classe ouvrière, qu’il leur serait, dit-on, si facile de changer en satisfactions immédiates. Six mois sont le délai extrême où toute une révolution doit être faite dans nos lois sociales, révolution inévitable, qui sera pacifique, si les pouvoirs publics veulent bien s’y prêter, mais qui, dans le cas contraire, procédera par d’autres moyens. Et le gouvernement peut voir par là ce qu’il a gagné à se mettre en avant comme il l’a fait. C’est sur lui que pleuvent tous les coups.

Quelles ont été les suites du congrès de Lens ? Nous sommes un peu embarrassés pour le dire, ne le sachant pas encore très bien. Mais, d’abord, il y a eu tout naturellement une confrontation entre les délégués du congrès et le gouvernement : c’est ce qui avait eu lieu déjà après le congrès de Saint-Étienne, et, de même que les deux congrès, les deux conversations se sont ressemblé beaucoup. La seule différence est que, la seconde fois, le gouvernement était représenté par M. Leygues, au lieu de l’être par M. Waldeck-Rousseau. Celui-ci a été malade après la clôture de la session, pendant laquelle il avait surmené ses forces, et il est allé demander à l’Italie une atmosphère plus tranquille et plus clémente que celle du Palais-Bourbon. En son absence, l’intérim du ministère de l’Intérieur est fait par M. Leygues, ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts. M. Leygues, avant de recevoir les délégués d’aujourd’hui, semble avoir relu avec soin les paroles que M. Waldeck-Rousseau avait adressés à ceux d’hier. A peine y a-t-il eu quelques nuances entre les deux discours ministériels ; elles ont été déterminées par la situation en partie nouvelle que la prolongation de la grève a créée à Montceau.

M. Waldeck-Rousseau avait fait entrevoir aux ouvriers que la compagnie refusait de reprendre, parce qu’elle manquait de travail à leur donner, la possibilité d’établir un roulement entre leurs camarades et eux : ils auraient ainsi travaillé tous à tour de rôle, mais chacun un peu moins, jusqu’au jour où les affaires de la mine, redevenues florissantes, auraient permis de les employer tous. Cette idée a été reprise, mais pour être enfin abandonnée. La première fois, les ouvriers n’en avaient pas voulu ; la seconde, les patrons l’ont déclarée impraticable ; et il paraît bien qu’elle l’est, puisque personne n’a insisté pour qu’elle fût appliquée. Il a fallu en chercher une autre. Quatre cent trente ouvriers, qui se sont réduits par la suite à un nombre un peu moindre, étaient sans travail. Ils semblent croire que la compagnie, parce qu’elle les a employés autrefois, a contracté une obligation permanente envers eux et qu’elle n’a plus le droit de se passer d’eux. On pourrait discuter sur ce point, mais la question ne se présente plus ainsi. En admettant qu’il y ait eu un contrat entre les patrons et les ouvriers, ceux-ci l’ont rompu, lorsqu’ils se sont mis en grève brusquement et sans avis préalable. En reprenant leur liberté, ils ont rendu la sienne à la compagnie : c’est là une des conséquences de la grève que les ouvriers ont le plus de peine à admettre, mais qui n’en est pas moins incontestable en droit strict. La compagnie aurait tort, néanmoins, de pousser à l’extrême l’usage de ce droit, si elle pouvait faire autrement ; mais, avant même que la grève éclatât, elle avait beaucoup de peine à fournir de l’ouvrage à tous ses ouvriers. Elle se demandait déjà avec inquiétude comment elle sortirait de cette difficulté ; les ouvriers l’en ont tirée eux-mêmes par la rupture du contrat qui les liait réciproquement. La compagnie, aujourd’hui, ne leur doit plus rien ; elle reprend ceux dont elle a besoin, elle refuse de reprendre les autres, sans que personne puisse lui en faire un grief. M. Leygues n’y a pas songé : il s’est contenté de dire aux délégués qu’il s’était mis à l’œuvre pour trouver ailleurs du travail aux ouvriers qui n’en avaient plus à Montceau, et il a ajouté qu’il avait l’espoir d’y réussir très rapidement. En effet, au bout d’un ou deux jours, il avait trouvé du travail pour tout le monde, et même pour plus de quatre cent trente ouvriers, ce qui permettait à ceux-ci de choisir parmi les offres qu’on leur faisait. Ce n’est pas la première fois, croyons-nous, que le gouvernement remplit à l’égard des ouvriers le rôle de bureau de placement, et cette pratique n’est pas sans danger : on n’est pas sûr de pouvoir la suivre en tout temps et en tous lieux avec le même succès, et, le jour où le gouvernement cherchera du travail sans en trouver, une nouvelle responsabilité retombera sur lui. Il sort de son rôle en se substituant aux agences et aux syndicats qui pourraient aussi bien que lui remplir le même objet. Mais enfin nous ne le chicanerons pas sur ce point, et si même il avait pu, grâce à cette initiative, amener la fui de la grève, nous serions plutôt tentés de l’en féliciter. M. Leygues a déclaré qu’il ne pouvait pas faire davantage. On lui a demandé de retirer les troupes qui maintiennent l’ordre à Montceau : il a répondu, comme autrefois M. Waldeck-Rousseau, et avec une fermeté suffisante, que cela était impossible. Pour ce qui est des lois sociales à faire voter par les Chambres, il s’est contenté de dire que le gouvernement ne manquerait pas d’en provoquer la discussion dans le plus bref délai possible, mais il n’a pris en aucune façon l’engagement de les faire aboutir dans un délai quelconque, et il semble même qu’il ait été sur ce point un peu plus évasif que M. le président du Conseil. Les délégués, pour peu qu’ils connaissent les habitudes parlementaires, et ils les connaissent assurément fort bien, ne peuvent pas s’abuser sur l’impossibilité d’obtenir ce qu’ils demandent dans le délai fixé par le congrès. La courte session comprise entre le 14 mai et le 14 juillet sera d’une durée insuffisante pour cela, et il n’est d’ailleurs pas probable que le parlement consente à délibérer sous la menace. Bien que les Chambres aient perdu beaucoup de leur indépendance et même un peu de leur dignité, elles n’en sont pas encore à se laisser enfermer dans un cercle de Popilius, ni à céder docilement aux injonctions d’un pouvoir que la constitution n’avait pas prévu.

Il est à peine besoin de dire combien la déconvenue a été vive à Montceau-les-Mines, lorsqu’on y a appris les résolutions du congrès de Lens : c’était un autre ajournement après celui de Saint-Étienne, un abandon, on a dit un lâchage. Les délégués des organisations ouvrières réunis à Lens représentaient cent-soixante deux mille huit cents mineurs : ils n’ont pas voulu rendre leurs commettans solidaires des quatre cent trente ouvriers sans emploi de Montceau-les-Mines. On s’est rappelé dans quelles conditions ils s’étaient mis en grève contre le sentiment de leur propre syndicat ; on s’est demandé s’il valait la peine, pour dénouer une crise locale aussi mal engagée, de condamner tous les mineurs de France aux souffrances d’une grève générale pour laquelle, notoirement, rien n’était prêt. De plus, les mineurs du Pas-de-Calais se sont souvenus, assure-t-on, que, lorsqu’ils se sont eux-mêmes mis autrefois en grève, ils n’ont trouvé qu’un faible concours et un dévouement médiocre chez leurs camarades montcelliens. Que ce soit des considérations particulières ou des considérations générales qui aient agi sur le congrès, il a mis à la grève générale des conditions très difficiles à réaliser.

Il restait au syndicat de Montceau à faire accepter par les ouvriers les résolutions de Lens, tâche difficile après les avoir leurrés de tant d’espérances qui devaient se dissiper en fumée. Certes, le syndicat de Montceau a été très coupable. Il l’a été d’abord parce que, désapprouvant la grève, il n’a pas osé le dire avec énergie ; il l’a été ensuite parce que, la grève une fois déclarée, il a soufflé sur le feu pour en entretenir et en augmenter la violence jusqu’au jour où on s’est trouvé en présence d’un dénouement très différent de celui qu’on avait annoncé et désiré. La compagnie devait accepter toutes les exigences des ouvriers et les reprendre tous sans exception : elle ne faisait ni l’un ni l’autre. Le syndicat n’a pas perdu courage. Il s’est efforcé de persuader quand même aux ouvriers qu’ils venaient de remporter un grand succès. Il a fait retentir de nouveau à leurs oreilles les paroles sonores, mais creuses, dont il les avait si longtemps bercés et bernés. M. Maxence Roldes, l’orateur le plus ardent et le plus écouté de la grève, malade d’abord et sans voix, a retrouvé enfin ses moyens oratoires et s’est écrié : « Camarades, vous avez enfin la victoire : avec vous et par vous, le syndicat triomphe, et, quand vous reprendrez le travail, vous pourrez dire que vous avez conquis le maximum de justice compatible avec le capitalisme. Sans vouloir parler de la situation qui demain peut-être va se produire, on peut bien constater que, sous la menace de l’exode et de la grève générale, sous la pression de la peur, le gouvernement a enfin renoncé aux offres ridicules qu’il vous avait faites, pour vous en présenter de plus sérieuses. Certes, aucun de nous n’a qualité pour les apprécier ; mais, à l’heure actuelle où l’horizon parait s’éclaircir, nous avons le droit d’évoquer la reprise du travail. Et vous ne rentrerez pas la tête basse, pour vous remettre au cou le carcan de la servitude. Non ; vous reviendrez à la mine comme tout à l’heure encore vous veniez à votre manifestation, c’est-à-dire tous unis, forts et superbes, au chant de l’Internationale et de la Carmagnole. » Les ouvriers ont écouté tristement cette harangue, croyant rêver. Vous reviendrez à la mine tous et unis, leur disait-on, et ils savaient qu’au contraire ils n’y reviendraient pas tous ; qu’ils ne resteraient pas unis ; que quelques-uns devraient partir. Il y avait un tel écart entre les paroles et les faits qu’un contraste aussi violent était pour eux une souffrance amère. Le syndicat se disait satisfait ; eux-mêmes ne l’étaient pas. Le syndicat chantait victoire ; ils ne voyaient, eux, que la déroute. Les offres du gouvernement ! sur le premier moment, ils ont répondu à l’unanimité qu’ils ne les accepteraient pas. Plusieurs d’entre eux appartiennent, faut-il le dire ? à la classe des propriétaires. Ils ont à Montceau des maisons qui leur appartiennent : comment les quitter ? De plus, les familles allaient être divisées, le père devant partir alors que les enfans resteraient, à moins que ce ne fût le contraire. Situation douloureuse, à coup sûr : on comprend que les discours de M. Maxence Roldes, quelque éloquens qu’ils aient pu être, n’aient pas suffi à masquer ce qu’elle avait à la fois de pénible et de déconcertant. Aussi les ouvriers y ont-ils fermé les oreilles, et, après quinze jours de pourparlers très actifs, mais parfaitement stériles, ils ont persisté dans leur refus d’accepter les propositions du gouvernement. Voilà le fait brutal Tout le monde espérait qu’une solution amiable interviendrait avant le 28 avril. On l’a attendue en vain, et, quand le jour fatidique s’est levé, il a bien fallu, conformément aux décisions du congrès de Lens, procéder au référendum.

Nous ne pouvons, à l’heure où nous écrivons, qu’en indiquer sommairement le résultat. Et encore le pouvons-nous ? Il y a eu un si grand nombre d’abstentions dans les scrutins disséminés sur tous les points du territoire, que cette grande enquête semble frappée d’avance de nullité. Dans certains centres ouvriers, et des plus considérables, comme à Saint-Chamond, le scrutin n’a même pas été organisé ; Dans le Pas-de-Calais, sur 50 000 ouvriers, 20 000 seulement y ont pris part. Mais l’intérêt principal était à Montceau-les-Mines. Là, une très forte majorité s’est prononcée pour la grève. Un millier d’ouvriers se sont abstenus : ils relèvent du syndicat jaune. Comment espérer, en présence de cette majorité de montcelliens qui veulent la grève générale, que les résultats incomplets et douteux des autres centres miniers auront préparé une solution et se présenteront avec une autorité suffisante pour la faire accepter ? Au reste, à mesure que les résultats des scrutins nous parviennent, la majorité se détermine de plus en plus en faveur de la grève générale ; et, quant aux abstentions, on rappelle que le congrès de Lens les avait attribuées d’avance à la majorité. Cette première consultation des ouvriers s’est faite avec gaucherie et maladresse. Elle ne résout rien ; elle sera sans doute une nouvelle déception après tant d’autres. La situation reste la même, mais elle s’aggrave en se prolongeant. L’histoire de la grève de Montceau n’est pas finie, et jusqu’ici elle se résume dans le mot d’impuissance, puisque tous les moyens employés pour la clore ont échoué l’un après l’autre. Le dénouement est plus incertain et peut-être plus lointain que jamais.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur -Gérant,

F. BRUNETIERE.