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Chronique de la quinzaine - 30 avril 1919

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Chronique n° 2089
30 avril 1919


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Le ministère des Affaires étrangères, au quai d’Orsay, est toujours le point de l’espace vers lequel le monde entier tend ses regards avec une impatience de plus en plus anxieuse, une faim de nouvelles que n’ont pas rassasiée des indications, des indiscrétions plutôt, aussi rares qu’incertaines. Nous-même, dont c’est la tache ici de suivre les événements au jour le jour et de les ramasser périodiquement en un tableau qui n’en devrait oublier aucun de quelque importance, combien n’en avons-nous pas dû négliger ou rejeter, au cours de ces derniers mois, pour répondre à la préoccupation générale, à notre propre souci, et concentrer toute l’attention sur la grande affaire ! Des choses, qui en un autre temps, en des circonstances ordinaires, eussent été capitales, des changements ou des chutes de gouvernement, des crises, des révolutions même, tant de manifestations de trouble ou de travail profond dans la vie politique et sociale de tel ou tel peuple, seront absentes de ces chroniques dont le premier mérite devrait être la fidélité; et peut-on être fidèle si l’on n’est pas complet? Mais pouvait-on être complet, et être exact, dire toutes choses et laisser à chacune sa proportion? L’esprit, qui serait surchargé, élimine; et la mémoire filtre, absorbe, retient peu. Pour cette dernière quinzaine, en dehors de tout ce qui gravite autour de la guerre et de la paix, si l’on ne reprend pas les journaux et si l’on ne les relit pas dans le détail, on n’aperçoit guère -que la crise espagnole, — puisque le mot se dit aussi des « crises ministérielles, » — la démission de M. le comte de Romanonès et le retour de M. Maura : simple incident, en comparaison des vrais événements : encore n’est-il pas très sûr qu’il n’ait aucun point de contact avec la guerre d’hier ou la paix de demain. Mais la guerre et la paix, t voilà bien la grande, la plus grande, la seule et unique affaire. À ce point de l’espace, à ces deux points, le ministère du quai d’Orsay jusqu’au 25 avril, et le palais de Versailles après le 28 avril, quand les délégués allemands seront arrivés, s’attache l’équilibre, et de là partira ou repartira le mouvement du monde. Là s’élaborent, par la bonne volonté des hommes, qui n’a jamais été exempte d’erreurs, les destinées de l’humanité, qui n’ont jamais été exemptes de douleurs. Il y a du tragique dans cette grave affaire : c’est le moins qu’on en parle sérieusement, et d’abord qu’on n’en parle qu’en parfaite connaissance de cause.

Quittons donc le mode ironique si, par aventure, il nous a un instant tenté, et ne cherchons ni à deviner ni à devancer les résolutions de la Conférence. Nous les commenterons, nous les discuterons peut-être, quand elles seront définitives et quand nous en aurons des textes qui feront foi. Nous ne les avons pas encore. M. Stéphen Pichon, interpellé à la Chambre des Députés, et M. Lloyd George, interrogé à la Chambre des Communes, ont répondu le même jour, dans le même sentiment, qu’à cette heure, ils ne pouvaient répondre. Chacun selon la pente de son tempérament, mais tous les deux en concert manifeste, M. Pichon a gardé un silence et M. Lloyd George déroulé une éloquence, également vides d’informations précises. Tout ce que nous savons, ou tout ce que nous croyons savoir, c’est ce qu’on nous a fait ou plus exactement ce qu’on nous a laissé dire. Il semble que le Conseil des Quatre ait examiné et réglé la question du bassin houiller de la Sarre, celle de l’occupation militaire de la rive gauche du Rhin, et celle des réparations ou des indemnités : trois questions qui nous intéressent, nous Français, et nous touchent au plus haut chef.

La manière dont se sont formées, affermies, et paraissent s’être arrêtées, les décisions relatives au bassin de la Sarre, est instructive et vaut la peine d’être analysée: dans l’espèce, l’ordre chronologique dévoilera la politique et éclairera la psychologie. Le Temps du mardi 8 avril avait publié, à la meilleure place, en tête de ses « Dernières Nouvelles, » une note assez énigmatique pour qu’elle invitât à en pénétrer l’origine, le mobile, l’objet, et qui était ainsi conçue « Contrairement à certaines allégations qui ont été répandues par la presse allemande et reprises par d’autres journaux étrangers, nous croyons que le gouvernement français n’émet aucune prétention annexionniste, ni déclarée, ni dissimulée, à l’égard d’aucun territoire habité par une population allemande. Cette remarque s’applique en particulier aux régions comprises entre la frontière de 1871 et la frontière de 1814. Nous la faisons d’autant plus volontiers que le Temps, dans la ligne politique qu’il a suivie, s’est constamment appliqué à n’encourager aucune visée annexionniste. » Il y a, dans cette note, un mélange si intime du gouvernement et de la rédaction du journal qu’il suffit d’être tant soit peu au courant de leur personnel pour en soupçonner aisément l’inspirateur et sans doute l’auteur. Dès lors, s’esquissait l’orientation de la Conférence, dans la question du bassin de la Sarre. Le surlendemain, le même organe annonçait : « Le Conseil des Quatre continuera cet après-midi à examiner la formule préparée pour le bassin de la Sarre par le Comité composé de Mme André Tardieu, Headlam Morley et Haskins. Cette formule, que les trois membres du Comité proposent d’un commun accord, donne, croyons-nous, toute garantie à la France en ce qui concerne l’exploitation des houillères, sans prêter d’ailleurs à aucune équivoque. » Puis, après l’esquisse, le dessin 11 avril : « Les deux conférences tenues hier par les quatre chefs de gouvernement ont permis, semble-t-il, de se rapprocher de l’accord sur le statut du bassin de la Sarre. On sait que l’exploitation économique du bassin houiller a été reconnue à la France: d’abord, comme une compensation à la destruction de nos mines du Nord et du Pas-de-Calais; ensuite, comme gage des paiements que l’Allemagne aura à effectuer à titre de réparations ou d’indemnités. Il a été admis en principe, hier, que la France, outre le droit d’exploiter les puits, posséderait sur cette région certains pouvoirs administratifs. Le bassin de la Sarre constituerait une sorte d’État neutre, comme le Luxembourg, sans lien politique avec l’Allemagne, et sur lequel la France aurait un droit de regard. » Venait enfin, comme Nota bene : « Cette solution a été chaleureusement appuyée par M. Lloyd George. »

Dans ce même moment, alors que les Quatre commençaient à s’entretenir du bassin de la Sarre, avec l’intention d’aboutir à résoudre une question qui ne laissait pas que d’être épineuse par l’apparente contradiction des faits les mieux établis et de quelques-uns des principes magistralement énoncés, éclatait une grève où il serait naïf de ne pas reconnaître la main de l’Allemagne. Heureusement qu’à cette main allemande s’opposa tout de suite une main française. Le général Andlauer, commandant le corps d’occupation de Sarrebrück, fit aussitôt afficher une proclamation militarisant tout le personnel des mines, déclarant le chômage acte de rébellion, et ordonnant la reprise du travail immédiat, sous menace, pour les réfractaires, d’être traduits devant un conseil de guerre. Il fit plus : comme un cinquième seulement des ouvriers des mines de la Sarre s’était présenté au travail, un certain nombre d’arrestations furent opérées. Vingt et un ouvriers arrêtés furent cités devant le tribunal militaire pour refus d’obéissance aux autorités d’occupation, et condamnés à des peines variant de deux à cinq années de prison. Les autres grévistes arrêtés furent expulsés du territoire rhénan. La presse berlinoise, tout en dramatisant et en niant, avoua : « A Sarrebrück, les Français ont arrêté les membres du comité directeur du parti nationaliste allemand, qu’ils accusaient en partie de menées nationales et en partie de relations avec les bolchevistes. » Et elle ajoutait avec innocence : « Ces deux accusations ne sont évidemment pas fondées. » La grève du bassin de la Sarre était donc une grève d’un caractère spécial, mi-bolcheviste, mi-nationaliste; ainsi contenue et réprimée dès son début, elle avorta. Mais reprenons la suite des délibérations du Conseil des Quatre, sur lesquelles, principalement ou subsidiairement, l’Allemagne avait voulu peser, croyant qu’un pareil mouvement accuserait parmi eux les divergences de vues possibles et encouragerait les résistances escomptées.

Outre que l’artifice était visible des antipodes, et que la coïncidence même dénonçait la manœuvre, cette manœuvre venait trop tard. Il était déjà entendu « que la région de la Sarre recevrait un statut autonome sous l’égide de la Société des Nations. » Et déjà le Comité de rédaction, — c’était le même que le Comité du commissaire et des experts, le Comité des Trois: Mme André Tardieu, Headlam Morley et Haskins, — se réunissait « pour mettre au point certains détails du projet. » Cependant les Quatre ne chômaient pas : selon leur coutume, ils tenaient leurs deux séances quotidiennes qui, ce samedi 15 avril, leur permettaient « de faire sensiblement progresser vers une solution » l’étude de deux problèmes, dont le premier était celui du bassin houiller de la Sarre. Dans la note communiquée, autorisée ou tolérée, le progrès n’est pas si sensible. On nous répète que « le droit d’exploitation des mines serait transféré à l’État français, en compensation de la destruction de nos mines du Nord et du Pas-de-Calais. Durant quinze années, — voilà la seule précision nouvelle, — durant quinze années, la France exercera sur la région de la Sarre un droit de contrôle administratif. » Quel sera ce droit de contrôle et dans quelles conditions la France l’exercera-t-elle ? Nous ne l’avons su que le 15, mais depuis le 15, nous pouvons penser que nous le savons, puisqu’il n’y a pas eu de démenti : « Tout d’abord, il a été décidé que la France aura la propriété des mines de la totalité du bassin houiller. Pendant une période de quinze ans, le pays de la Sarre, constitué en État indépendant de l’Allemagne, sera administré, avec des forces de police françaises et sous le régime des lois françaises, par la Société des Nations. Celle-ci déléguera ses pouvoirs à un conseil de cinq membres: un désigné par la population locale, un par la France, et trois par la Société des Nations. Durant cette période de quinze années, les habitants du nouvel État de la Sarre ne seront assujettis à aucun service militaire et ne payeront d’impôts que pour leur administration locale. A l’expiration des quinze ans, le pays de la Sarre décidera de son sort par un plébiscite. Si le résultat de la consultation était favorable au rattachement à l’Allemagne, celle-ci, pourrait racheter les mines, en versant à la France l’équivalent de leur valeur en or. »

Telle serait, d’après les notes publiées, la solution à laquelle le Conseil des Quatre en serait pas à pas venu sur la question du bassin de la Sarre. Les Allemands n’ont guère tardé à l’apprendre : ou plutôt ils l’ont appris en même temps que nous, et par le même moyen. Leur réponse, — une première réponse, qui n’est probablement qu’un avant-propos à de grosses chicanes, — ne s’est point fait attendre. Le comte de Brockdorff-Rantzau a feint la stupéfaction : « Je ne peux pas croire que la note Havas sur le règlement de la question de la Sarre et de l’occupation militaire du pays rhénan soit autre chose qu’un ballon d’essai destiné à établir quelles exigences l’opinion publique allemande peut supporter. Les clauses concernant le bassin de la Sarre ne sont pas autre chose qu’une annexion maladroitement voilée. Je ne signerai jamais un traité de paix contenant ces dispositions, et je sais aussi que, même si les délégués étaient disposés à le signer, l’Assemblée nationale allemande rejetterait le traité de paix. » Contrairement aux règles ordinaires de la rhétorique, le ministre des Affaires étrangères de l’État allemand fait ses exordes par indignation et ses péroraisons par insinuation. En voici une belle, et qui, elle, n’est pas « maladroitement voilée! » Elle ne l’est pas du tout. « La France, murmure-t-il avec toute la douceur que permet sa langue maternelle, la France a naturellement droit à des dommages-intérêts pour ses mines détruites, et l’Allemagne est disposée à reconnaître ces dommages et capable de les supporter. Si, au lieu d’hommes politiques, des hommes d’affaires expérimentés s’occupaient de régler cette question, ils trouveraient une voie qui offrirait certainement à la France une réparation suffisante et conduirait à la conciliation, au lieu d’une hostilité durable des deux peuples. Nous sommes prêts à faire aux délégués français des propositions correspondantes.»

Une affirmation est à retenir, non pour une autre solution de cette affaire des mines de la Sarre, mais pour la solution d’autres affaires litigieuses : c’est que l’Allemagne est «capable de supporter » la réparation des dommages qu’elle a causés. On en reparlera. Mais voyons ce qu’est le bassin houiller de la Sarre, et si, comme le répète le gouvernement d’Empire, — c’est-à-dire toujours le comte de Brockdorff-Rantzau, — maintenant énergiquement sa volonté « de ne se laisser entraîner au cours des pourparlers de paix dans aucune discussion sur le statut politique de ce bassin, » — il n’existe vraiment « aucune raison historique ou autre » d’en contester à l’Allemagne la possession ou la souveraineté. Il suffit de jeter les yeux sur la carte pour constater que le bassin houiller de la Sarre est bien loin de couvrir tout le bassin géographique, de la Sarre. Il n’en représente qu’une assez faible partie. Sommairement, la région où se trouvent les puits de mine, dans ce qui est maintenant la Prusse rhénane et le Palatinat, a la forme d’un triangle, dont la base est parallèle à la Sarre, entre Sarrebrück et Sarrelouis, et dont le sommet se trouve à Frankenholz, à 9 kilomètres au Nord-Ouest de Hombourg, avec prolongement au Sud-Ouest dans la Lorraine ci-devant annexée, et au Nord-Est dans le Palatinat bavarois. « Toutefois, remarque M. L. Gallois, professeur à la Sorbonne, qui a fait de la question une étude spéciale, par bassin de Sarrebrück, il faut entendre non seulement la région des houillères, mais encore celle d’où proviennent les ouvriers qui y travaillent… Pour être maître des charbonnages, des usines qui en dépendent et des villages qui fournissent la main-d’œuvre indispensable à ces industries, voici, à peu près, où il faudrait tracer la frontière. Elle partirait, à l’Ouest, de la vallée de la Sarre au-dessous de Mettlach et engloberait le cercle de Merzig en suivant la bordure orientale de la région montagneuse et forestière du Schwarzwald, qui sépare nettement les pays regardant vers Trêves et la Moselle de ceux ayant toutes leurs relations avec Sarrelouis et Sarrebrück. Elle entaillerait légèrement au Sud la principauté de Birkenfeld, dépendance de l’Oldenbourg, et couperait le cercle de Saint-Wendel dans l’étranglement compris entre la frontière de la principauté de Birkenfeld et celle du Palatinat. Elle pénétrerait dans le Palatinat entre Hombourg, au Sud, et Landsluhl, au Nord, engloberait à peu près le cercle de Hombourg et viendrait rejoindre la frontière de 1815 en se tenant à l’Est de la Bliess. »

Quant aux titres que la France pourrait invoquer sur la Sarre, sans remonter même au traité des Pyrénées et au traité de Nimègue, sans rappeler la fondation, en 1680, de Sarrelouis, dont le nom demeure le témoin de sa royale origine, et, d’autre part, sans oublier ce que le traité de Ryswick nous fit perdre; sans nous embarrasser dans les conventions multiples, passées, dans la fin du XVIIIe siècle, avec les multiples princes et seigneurs, électeur de Trêves, comte de la Leyen, duc de Deux-Ponts, et nous mêler de l’histoire controversé du Bas-Office du bailliage de Schaumbourg ou canton de Tholey; sans relier, par la Révolution, l’Empire à la Monarchie (et pourtant, c’est une chaîne continue), nous nous contenterons de faire observer que la majeure partie des mines du bassin houiller de Sarrebrück, — neuf sur seize, — sont situées en deçà de notre frontière de 1814. Les motifs pour lesquels elles nous ont été prises et qui sont exposés tout au long dans des mémoires prussiens du temps sont justement ceux mêmes pour lesquels nous devons les reprendre. Que nous en ayons de supplémentaires, comme la dévastation systématique de nos régions houillères du Nord, cela n’est point niable et cela n’est point nié, même par M. le comte de Brockdorff-Rantzau; mais, outre les raisons d’ordre économique, il est une autre considération qui n’a pas moins de force. « En 1814, dit M.Gallois, les Alliés nous avaient laissé une ligne de défense : la Sarre, qui, de Sarreguemines à Merzig, sert de fossé à la Lorraine. C’est, dans tout le pays compris entre la Moselle et le Rhin, un des rares obstacles qui aient quelque valeur. La Prusse, installée en 1815 sur cette frontière, y ouvrit une large brèche; elle exigea qu’on lui remît la forteresse française de Sarrelouis. La vieille place de guerre a perdu au cours du XIXe siècle toute valeur militaire. Elle a été déclassée en 1889 et son enceinte a été complètement détruite. Mais les hauteurs de Berus et de Felsberg qui la dominent au Sud, celles du Siersberg, près du continent de la Sarre et de la Nied, conservent toute leur valeur de défense. Elles s’élèvent à 150 mètres et 200 mètres au-dessus de la vallée et commandent au loin la rive droite beaucoup plus basse. Même si l’Allemagne devait retirer ses garnisons de la rive gauche du Rhin, n’aurions-nous pas le droit de demander qu’on ferme la brèche et qu’on nous rende le fossé de la Sarre ? » En revenant là, nous rentrons chez nous. Nous recouvrons un bien qui nous fut volé en 1815; — volé comme l’Alsace-Lorraine nous fut volée en 1871. — Cinquante-six ans de plus ne font pas que le vol ne soit plus un vol.

Mais, de même que la Sarre est le fossé de la Lorraine, le Rhin est le fossé de l’Alsace, de la France entière, et de tout l’Occident. La France peut avoir, à l’Est une autre frontière politique, qui vaudra ce qu’elle vaudra ; mais la France, la Belgique, l’Angleterre, et, à travers l’Océan, l’Amérique elle-même n’ont, à l’Est, qu’une bonne frontière militaire, le Rhin. Il faut que la question soit nettement posée, et que deux questions ne se confondent pas en une. L’occupation militaire des pays de la rive gauche du Rhin, jusqu’à ce que l’Allemagne ait exécuté ses obligations, compensé ses dommages, remboursé ses exactions, payé et expié ses crimes, l’occupation pendant une période déterminée est une chose : la frontière militaire permanente, envisagée non contre une réparation du passé, mais comme une précaution pour l’avenir, en est une autre, toute différente. Elle est donnée, du fond des temps et jusqu’au fond des temps, par la nature et par l’histoire. Les contingences passent sur elle sans y rien changer, et, au regard de la nécessité perpétuelle qui la commande, ne sont que des accidents éphémères, insignifiants et négligeables. La main de l’homme n’efface pas par quelques lignes écrites sur une feuille de papier ce que la main du Créateur a écrit sur la face et dans les entrailles mêmes de la terre. Il faut que le Rhin soit pour nous la frontière militaire, parce que l’Allemagne est l’Allemagne et parce que la France est où est la France. Jamais, lorsqu’il ne l’a pas été, nous n’avons eu de sécurité ni de tranquillité. Jamais nous n’en aurons tant qu’il ne le sera pas. À cette garantie qui ne peut nous venir que de lui seul, aucune garantie antérieure ne suppléera : il peut y en avoir d’accessoires et de complémentaires ; il n’y en a point d’équivalentes ; il en est qui peuvent s’y adjoindre : il n’en est pas qui puissent en dispenser.

Que dit l’histoire ? La frontière de 1815 nous a livrés à l’ennemi, qui savait bien ce qu’il faisait en nous l’imposant. « Au point de vue exclusivement militaire, remarque un technicien réputé, le tracé de cette frontière était très désavantageux pour la France, particulièrement pour la partie orientale, de l’embouchure de la Lauter à la Moselle, où elle touchait au Luxembourg. L’armée allemande principale, maîtresse des têtes de pont de la Sarre, pouvait déboucher en Lorraine en marquant les places de Metz et de Thionville, ce qui faisait tomber d’un seul coup la ligne du Rhin et celle des Vosges. L’armée secondaire, destinée à opérer en Basse-Alsace, avait sa liberté de manœuvre depuis la perle de Landau. La liaison avec l’armée de Lorraine était assurée par la route de Pirmasens à Sarrebrück, tout entière en Allemagne, et par celle de Wissembourg à Sarreguemines, par Hornbach, qui n’est pas défendue ; elle pouvait ensuite s’ouvrir à travers les Vosges certaines routes imparfaitement défendues, situées plus au Sud, en particulier celle de Haguenau à Sarre-Union, qui n’était barrée que par la mauvaise forteresse de la Petite-Pierre. » La frontière de I814, un peu meilleure, n’était déjà pas excellente; mais les dangers qu’elle présentait avaient été considérablement accrus par les « rectifications, » — disons par les « amputations » de 1815 : par l’abandon de Landau et de la Queich, celui de la ligne de la Sarre et aussi, plus à l’Ouest, celui de Philippeville, de Marienbourg et du pays de Chimay.

Un tracé de frontières correspondant au statu quo ante bellum serait donc désastreux pour la France; par bonheur, cette hypothèse n’est à envisager en aucun cas, pas même pour l’écarter. C’est l’impossible absolu, et personne au monde n’y a une minute songé. La simple restitution à la France de l’Alsace-Lorraine de 1870, dans ses frontières fixées par le traité du 20 novembre 1815, serait tout à fait insuffisante comme garantie militaire, si elle n’était proprement un leurre, puisque c’est pour s’ouvrir et se tenir ouvertes les portes de notre pays que ce traité nous a enlevé, entre autres points, la ligne de la Sarre avec Sarrelouis et Sarrebrück et la ligne de la basse Queich avec Landau. Une frontière politique partant de l’embouchure de la Queich dans le Rhin, remontant ensuite cette rivière jusqu’à son entrée dans la région montagneuse, puis gagnant et suivant la ligne de faîte entre les affluents de la Bliess et de la Sarre et ceux de la Nahe, pour venir atteindre la Moselle, et la côtoyer, analogue en somme, avec quelques corrections, à la frontière de 1814, eût offert des avantages certains. Elle nous eût assuré le commandement de passages de routes, de nœuds de chemins de fer, de voies de pénétration et de liaisons transversales, la maîtrise d’une position qui a joué un rôle important dans les guerres antérieures. « Mais, même dans ces conditions améliorées, l’Allemagne conserverait toujours une place d’armes menaçante entre le Rhin, la Moselle et la frontière française, dans laquelle, maîtresse des débouchés du Rhin, elle peut concentrer une partie tout au moins de ses armées. Cette place d’armes fait tomber par sa seule existence notre ligne de défense du Rhin, de la Queich à Bâle, et toute la chaîne des Vosges et du Hardt. » D’où la conclusion invariable, inéluctable : La seule frontière militaire qui assure à la France une paix durable est la frontière du Rhin.

Entendons-nous : qu’il n’y ait pas ici d’équivoque, et, pour qu’il n’y en ait pas, mettons avec soin les points sur les i. Nous abandonnons, — à regret, — mais enfin nous abandonnons comme ne s’accordant pas avec les principes de M. le Président Wilson, avec les vérités subitement révélées à l’humanité du XXe siècle et les idées ou les phobies qui dominent dans certains milieux, les frontières politiques dont on aurait pu imaginer tel ou tel tracé meilleur. Mais qui dit « frontière politique » ne dit pas nécessairement du même coup et dans la même mesure « frontière militaire. » L’équation n’est pas mathématique : l’identité n’est pas forcée, et l’on peut très bien concevoir une frontière militaire distincte de la frontière politique. La preuve qu’on en peut concevoir la pensée, c’est qu’en fait, on en a connu. Si notre frontière militaire, comme nous le demandons, comme nous l’espérons, était portée et maintenue au Rhin, en avant de notre frontière politique, l’Allemagne ne serait pas fondée à s’en plaindre, parce qu’elle-même a donné l’exemple. De 1815 à 1867, la place de Luxembourg a été occupée par une garnison prussienne au nom de la Confédération germanique, le pays de Luxembourg étant rattaché politiquement au royaume des Pays-Bas ; et, après la constitution du Luxembourg en grand-duché neutre, la mainmise de l’Allemagne sur les chemins de fer « avait à peu près la même signification, ou des avantages stratégiques évidents... »

Par quoi se marquerait cette frontière militaire projetée pour ainsi dire en avant de la frontière politique, boulevard et défense non de la France, mais de l’Occident, en territoire demeuré allemand D’abord par la formation, entre les frontières politiques de la Belgique et de la France et le Rhin, d’une sorte de Marche nous séparant de l’Allemagne ; marche placée autant que possible sous un régime politique spécial, mais de toute façon organisée de telle sorte que les forces militaires allemandes en soient entièrement exclues, sans forteresses et sans garnisons, sans camp d’instruction ou de concentration, totalement démilitarisée, totalement « amilitarisée. » Ensuite, à la limite orientale de cette marche, le Rhin redevenu, au moins au point de vue militaire, ce qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être : une frontière. La seule efficace, à elle seule nécessaire et suffisante : « Par sa direction Sud-Nord perpendiculaire aux grandes lignes d’invasion, par le volume de ses eaux et la rapidité de son cours, ainsi que par la largeur de son lit, le Rhin est une des barrières naturelles les plus difficiles à franchir, même pour des armées modernes. » En bordure de cette limite, « les trois places fortes qui ont été conservées par l’Allemagne depuis 1871, Mayence, Coblentz et Cologne, avaient un rôle tout particulièrement offensif et formaient, toutes les trois, grande tête de pont sur la rive gauche. Les trois villes sont du reste sur la rive gauche. Dans l’hypothèse d’une neutralisation de la rive gauche du Rhin, ces places fortes devraient être tout au moins évacuées, sinon démantelées. » Mais il y aurait mieux à en faire. On assurerait une force extraordinaire à la barrière du Rhin, si l’on pouvait faire de ces trois places des places fédérales, — disons interalliées, au sens des alliances annoncées; — trois places occupées par les troupes de l’Entente, comme l’a été Luxembourg pour la Confédération germanique avant 1867. Dans ce cas, le Rhin formerait pour la France une barrière défensive de tout premier ordre.

La puissance offensive de l’Empire allemand serait entièrement annihilée, et toute l’Europe occidentale assurée de la paix: surtout si le système était complété par la possession ou le commandement des trois têtes de pont, sur la rive droite, de Castel, d’Ehrenbreitstein et de Deutz. La conclusion est toujours la même : la même pour la paix de l’Occident, et par conséquent pour la paix universelle, et pour la simple sécurité de la France. Non seulement le Rhin, frontière militaire, serait la plus forte garantie de la paix; mais il en est la même condition sine qua non. Entre une frontière inviolable et une alliance indispensable, la question ne saurait être posée sous la forme d’une alternative; il n’y a pas de choix à faire, il n’y a qu’à se retrancher derrière l’une et à se fortifier mutuellement par l’autre. Quel qu’un l’a justement noté : ce n’est pas une bonne frontière ou des alliances qu’il faut dire ; c’est une bonne frontière et des alliances. Deux précautions valent mieux qu’une, et contre l’éternelle Allemagne, les deux ne seront pas de trop.

Resterait la question des réparations et des indemnités. Mais elle est encore pleine d’incertitudes. Les comptes sont encore à arrêter, et les mêmes mots à définir. Nous attendrons, pour en traiter un peu plus à fond, d’en connaître un peu plus long. Attendre? Que faisons-nous d’autre, depuis cinq mois? Nous tous, les gouvernements, les parlements, les peuples; et nous pouvons bien, selon nos penchants et les heures, nous recueillir pour nous apaiser ou nous agiter pour nous étourdir; mais nous respirons mal, nous respirons court, et nous avons au cœur une secrète angoisse. Dieu veuille que ce ne soit que l’angoisse de ne pas savoir, et qu’elle soit dissipée dès que nous aurons su !


CHARLES BENOIST.

Le Directeur-Gérant : RENE DOUMIC.