Chronique de la quinzaine - 30 juin 1871

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Chronique n° 941
30 juin 1871


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 juin 1871.

Maintenant que la guerre étrangère est finie et que la guerre civile est apaisée, maintenant que ce grand et noble blessé qui s’appelle la France se relève du double champ de bataille où Ta traîné un instant son mauvais destin, il n’y a plus de temps à perdre, il n’y a plus qu’une politique possible, salutaire, efficace, la politique du recueillement et de la réparation par le travail. Jusqu’ici, la France ne s’appartenait point en quelque sorte à elle-même, elle avait encore le fer dans sa blessure. La paix définitive avec l’Allemagne ne date que du mois dernier, la défaite de l’insurrection parisienne ne date que de quelques jours. Tant qu’on n’en avait pas fini, soit par les négociations, soit par les armes, avec l’ennemi extérieur et l’ennemi intérieur, si bien d’accord pour tirer parti de nos désastres, l’intérêt unique et tristement émouvant était là. Il fallait avant tout arracher le pays à l’odieuse et sanglante fatalité qui semblait le menacer jusque dans son existence. Aujourd’hui cette fatalité est heureusement vaincue, et il n’y a pas même le prétexte de cette poignante incertitude qui tenait tout en suspens.

Encore une fois le génie de la France se dégage des mortelles étreintes où l’on prétendait l’étouffer. La place est libre pour les hommes de bonne volonté. Diplomates et soldats ont fait leur œuvre, maintenant c’est l’œuvre pratique et patiente qui commence, la régénération par le travail moral comme par le travail matériel. Ce n’est plus le moment des vaines paroles, des fantaisies d’opposition ou de dissidence ; c’est le moment de l’action, et d’une action de tous les jours, de toutes les heures. Il faut donc se mettre sans plus tarder à ce travail nécessaire et ne point oublier que tout se tient dans cette résurrection du pays, devenue notre mot d’ordre, que le prodigieux succès de l’emprunt d’aujourd’hui ne serait qu’un bonheur éphémère, si les élections partielles qui vont se faire demain pour compléter l’assemblée devaient être une cause d’affaiblissement ou de confusion politique, que ces élections elles-mêmes, fussent-elles les meilleures du monde, ne seraient qu’un incident sans valeur, si on ne se servait de cette force nouvelle pour accomplir toutes les réformes dont Tinstinct public pressent la nécessité. Voilà bien souvent déjà qu’on nous répète dans des discussions parlementaires qu’il ne faut pas se laisser aller aux illusions. Évidemment nous sommes payés pour nous défendre des illusions, si tant est que nous puissions jamais arriver à nous en préserver, et M. Thiers avait spirituellement raison lorsque l’autre jour, à propos des finances et du crédit, il disait à l’assemblée, séduite par sa parole : « Il faudra que nous soyons bien sages, que nous n’aimions pas trop à nous reprocher les uns aux autres de vouloir telle chose ici, de vouloir telle autre chose là, que nous tâchions d’oublier ce que nous pourrons vouloir plus tard, et qu’aujourd’hui nous ne parlions que de ce que nous pouvons légitimement vouloir, de ce sur quoi nous sommes d’accord… Vous me comprenez, messieurs. Si nous avons cette sagesse, oh ! alors je suis convaincu qu’on sera bien heureux d’avoir de la rente française à 5 ½, 5 ¼, peut-être 5… » La rente à 5 pour 100, c’est le rétablissement de la France, c’est le symbole chiffré de l’œuvre à poursuivre aujourd’hui. Est-ce impossible ? Non, certes ce n’est point impossible ; mais, pour que le succès de cette œuvre de rénovation nationale soit assuré, il faut que tout le monde s’y prête, le gouvernement, l’assemblée, aussi bien que le public ; il faut oser mesurer sans parti-pris la force et la faiblesse d’une situation où il y a toutes les ressources à côlé de toutes les difficultés et de tous les périls. Cette sagesse dont parlait M. Thiers, elle consiste à écarter les périls, à vaincre les difficultés et à dégager les ressources d’une nation qui n’a jamais mieux montré ce qu’il y a toujours en elle de vitalité qu’aux heures des grandes épreuves qu’elle a si souvent traversées dans son histoire.

Une chose est frappante aujourd’hui en effet. Certes cette année qui s’achève maintenant aura été pour la France l’année la plus désastreuse, la plus cruelle qu’elle ait peut-être jamais connue. Tout ce qui peut atteindre un pays dans son orgueil, dans sa puissance, dans sa fortune, nous l’avons supporté depuis le 6 juillet 1870, date réelle de la funeste déclaration de guerre qui nous a conduits là où nous sommes. L’ennemi s’est répandu comme un torrent sur notre sol et nous a infligé toutes les misères de l’invasion. Les séditions, complices de l’ennemi extérieur, ont laissé la ruine et l’incendie dans la capitale de la France. Bref, nous sortons de l’effroyable crise avec une indemnité de 5 milliards à payer, avec deux provinces de moins, notre prestige national diminué, notre capitale flétrie par les malfaiteurs et les incendiaires, nos champs ravagés, notre industrie et notre commerce momentanément suspendus, toutes nos ressources dilapidées et gaspillées par la cupidité ou l’inexpérience. Est-ce assez de malheurs ? Et pourtant, qu’on regarde de près, cette France qui vient de passer par de telles épreuves semble depuis trois mois n’attendre qu’un rayon favorable, un signal pour se relever et se reprendre à la vie. Non, ce pays broyé, victime par les factions aussi bien que par l’étranger, ce pays n’est ni aussi abattu, ni aussi épuisé, ni même aussi décomposé qu’on le dirait.

Ce qu’il y a au contraire de curieux et de rassurant, c’est que, dans cette confusion provoquée par une guerre terrible et une insurrection sans exemple, on distingue tous les élémens d’une société vivace. Les défaillances, les corruptions, les révoltes, sont à la surface ; au fond, il y a la sève d’une nation et toutes les ressources éparses d’une régénération possible. À coup sûr, dans cette série de lamentables événemens, l’armée a été particulièrement éprouvée et même, si l’on veut, démoralisée. C’est à ce point qu’on a pu se demander en certaines heures si le nerf de notre puissance militaire n’était pas irrémédiablement atteint, et cependant voyez avec quelle rapidité s’est refaite cette armée qui a été chargée de reconquérir Paris, comme elle a vite retrouvé son esprit militaire, ses habitudes de fidélité et d’obéissance, sa discipline ! Il a suffi de lui montrer le drapeau, de lui donner un but et de lui rendre des chefs qui ont regagné sa confiance par leur habileté comme par leur attentive sollicitude. À ne juger que sur l’apparence et d’après les agitations de certaines villes, la France d’aujourd’hui serait la nation la plus ingouvernable, la plus prompte à glisser dans l’anarchie. Allez un peu plus au fond des choses, vous trouverez un pays susceptible et mobile sans doute, mais aussi le plus maniable, pour peu qu’un veuille ou qu’on sache le diriger et le gouverner. Les instincts d’ordre survivent à travers tout, et en définitive, dans cette masse nationale que ne représentent ni les journaux agitateurs, ni les clubs incendiaires, qui n’aspire qu’à vivre d’une vie laborieuse et tranquille sous la république comme sous la monarchie, dans cette masse il y a certainement assez d’intelligence et de raison pour qu’une société qui porte en elle-même cette force intime ne soit point perdue. Politiquement donc, en dépit de tristes et dangereux symptômes, la France n’est point aussi malade que le disent ses détracteurs, et la meilleure preuve, c’est qu’elle a échappé à une crise que bien peu de nations aujourd’hui traverseraient sans y périr. À un autre point de vue, dans l’ordre matériel, la France a souffert sans contredit, l’industrie et le commerce ont éîé paralysés, le travail a été interrompu, l’agriculture a été cruellement éprouvée. On n’a qu’à lire un rapport récemment soumis à l’assemblée par un représentant, M. de Montlaur, sur les ruines que l’invasion et la guerre ont laissées dans certaines contrées. C’est un bullelin navrant ; il y a des zones qui comptent parmi les plus riches et qui offrent à peine aujourd’hui quelques traces de culture, où il n’y a plus de grains, ni pour la nourriture des habitans, ni pour les semences. À travers ces misères trop réelles, ne sent-on pas cependant une activité qui ne demande qu’à renaître et à se développer avec une nouvelle énergie ? La facilité avec laquelle l’emprunt de 2 milliards vient d’être souscrit en quelques heures sans sortir de France, cette facilité ne prouve-t-elle pas ce qu’il y a encore dans notre pays d’intarissable richesse ? Oui, sans doute, il y a en France tous les élémens d’une rénovation nationale, élémens politiques, moraux, matériels, militaires : il y a de plus la bonne volonté, stimulée par un instinct d’orgueil patriotique ; mais voilà la vérité : ce qui manque, c’est la cohésion, la direction, c’est la force organique qui seule peut féconder ces élémens pour en faire sortir une grandeur nouvelle, et c’est ici précisément que commence le rôle de tous ceux qui sont les guides et les éclaireurs du pays, qui ont une action initiatrice, assemblée, gouvernement, organes indépendans de l’opinion, les uns et les autres soutenus par un public intéressé lui-même au succès de cette entreprise commune de reconstitution nationale.

L’assemblée que nous avons aujourd’hui et qui sera complétée demain par cent vingt élections, cette assemblée, nous le savons bien, a le sentiment de la situation et des devoirs que lui créent les circonstances. D’abord elle ne doute pas d’elle-même, et c’est ce qui fait certainement une partie de sa force ; mais ce n’est pas là sa seule qualité. La vérité est que, dans les pénibles épreuves qu’elle a été obligée de traverser et de surmonter, l’assemblée nationale a montré jusqu’ici autant de patriotisme que de modération, et, à vrai dire, elle est même plus libérale que beaucoup de ceux qui lui font la guerre pour les inclinations monarchiques qu’ils lui supposent. Ce libéralisme, elle vient de le montrer par la faveur avec laquelle elle a tout récemment accueilli à une première lecture, et malgré une certaine hésitation du ministre de l’intérieur, un projet qui ne tend à rien de moins qu’à constituer dans chaque département, à côté du préfet, une délégation élective et permanente du conseil-général. Dès qu’il s’agit de décentralisation, l’assemblée n’hésite pas ; la décentralisation est son idée fixe, ou, si l’on aime mieux, son idée préférée, et ce qu’il faut bien ajouter aussi pour son honneur, c’est qu’elle n’hésite pas davantage toutes les fois qu’elle est placée en présence d’un intérêt véritablement patriotique. Assurément cette assemblée de Versailles a fait déjà bien des choses utiles, et elle en fera encore, nous n’en doutons pas ; elle poursuit dans l’ombre de ses commissions des travaux qui touchent à tous les points de la législation administrative ; elle a commencé notamment sur nos désastres militaires, sur les marchés passés pendant la guerre, sur l’insurrection de Paris, un ensemble d’enquêtes qui seront d’autant plus fructueuses que l’esprit de parti s’y montrera moins, qui jetteront sans doute sur les événemens de cette dernière année un jour aussi étrange qu’instructif, si on en juge par les premières découvertes signalées par l’éloquence indignée de M. le duc d’Audiffret-Pasquier en pleine tribune. Tant que l’assemblée se livre à cette investigation sévère, elle ne fait point incontestablement un travail inutile ; au nom de la souveraineté nationale qu’elle représente, elle fait œuvre de moralité publique, elle prépare des documens qui serviront à éclaircir bien des mystères.

Le malheur de cette assemblée, c’est qu’on peut dire d’elle ce qu’on dit du pays : il y a une multitude de bons élémens et peu de cohésion, beaucoup de bonnes volontés dispersées et un esprit politique sujet à de singulières intermittences. Cette chambre de Versailles se sent partagée, elle n’est pas sûre d’elle-même, voilà la vérité, et elle se laisse aller à l’entraînement des impressions et des incidens. Il y a surtout un point où certaines fractions de la chambre perdent tout à fait leur sang-froid, c’est lorsqu’il s’agit du 4 septembre et de la république. Le 4 septembre, il appartient à l’histoire, à cette enquête qui se poursuit, et le discours parfaitement habile, quoiqu’un peu étendu et un peu personnel, récemment prononcé par le général Trochu, sera une page à consulter sur cette dernière journée de l’empire, aussi bien que sur le siège de Paris. Quant aux conséquences politiques du 4 septembre, quant à l’avenir indéterminé en face duquel la révolution de 1870 a laissé le pays, ce serait tout au moins une marque de prudence de ne point y revenir sans cesse, puisque, par un pacte renouvelé plus d’une fois, il a été convenu qu’on ne devait pas s’en occuper pour le moment, que tout demeurait réservé. Pourquoi dès lors raviver perpétuellement des questions qui ne font que diviser les esprits et provoquer l’assemblée à rompre une trêve devenue une garantie de paix publique ? Mais non, ce n’est point l’affaire de M. Baze, ni de M. Dahirel, deux terribles Jupiters de la politique. M. Baze éprouve le besoin de sortir de son repos solennel de questeur, et de marquer son importance en proposant à l’assemblée de déclarer qu’elle ne se séparera pas avant d’avoir voté une multitude de choses, qu’elle durera au moins deux ans. Il reste à savoir si M. Baze prétend enlever à l’assemblée le droit de se dissoudre elle-même avant deux ans au cas où elle le jugerait convenable ; s’il n’enlève pas ce droit aux représentans, cela revient à dire que l’assemblée peut ne pas se dissoudre, mais qu’elle peut aussi se dissoudre, ce qui éclaircit tout à fait la situation, et lui donne manifestement un caractère particulier de stabilité ! Quant à M. Dahirel, le cas était plus grave. M. Dahirel demandait tout simplement qu’on nommât à jour fixe une commission qui serait chargée d’élucider au plus vite la question du gouvernement définitif de la France. La chose était même si pressée, qu’il n’y avait pas moyen d’attendre les élections du 2 juillet pour nommer la commission. M. Dahirel poussait l’attention pour ses futurs collègues jusqu’à vouloir leur présenter une besogne toute faite. Voilà ce qui s’appelle travailler à la stabilité et pratiquer l’art de perdre son temps. L’assemblée, il est vrai, n’a pas paru goûter ces propositions merveilleuses, et elle ferait bien mieux encore d’écarter une bonne fois toutes ces questions ou ces motions irritantes, toutes ces discussions pleines de sous-entendus périlleux et d’arrière-pensées, pour se consacrer uniquement et résolument à cette œuvre de réorganisation publique qui suffirait certes à son zèle et à ses efforts. C’est ainsi qu’à l’heure où nous sommes elle peut agir utilement pour le pays, et qu’elle peut même s’assurer deux ans d’existence, si elle le veut. Elle sera d’autant plus forte sur le terrain national et pratique où elle se sera établie, qu’elle aura écarté d’une main plus ferme tout ce qui peut prolonger, aigrir les divisions en rallumant le conflit des partis.

Le gouvernement lui-même, au surplus, a une grande et directe responsabilité dans le développement de cette politique de transaction qu’il personnifie au pouvoir. Il ne suffit pas qu’il vienne de temps à autre mettre la paix entre les partis en les rappelant tous également au respect de la trêve sur laquelle repose la situation actuelle. C’est là sans doute une victoire qu’il gagne périodiquement, qui est due à l’ascendant légitime du chef du pouvoir exécutif, mais qui resterait à peu près stérile, si le gouvernement n’aidait l’assemblée à pratiquer cette politique en la pratiquant pour son propre compte. Puisqu’il est admis que le moment de l’action sérieuse est venu, qu’on doit s’occuper, non de la république ou de la monarchie, mais de la réorganisation nationale, il y a manifestement trois ou quatre questions essentielles sur lesquelles doivent se concentrer tous les efforts. Ainsi, avant tout, la réorganisation de nos forces militaires est une de ces questions. Ceci ne diminue en aucune façon le mérite de ce qui a été fait depuis trois mois pour reconstituer l’armée qui a remporté la victoire de Paris, et qui hier encore, dans la revue passée au bois de Boulogne, recevait de la population tout entière un accueil digne de son dévoûment et de ses services. M. Thiers, par son infatigable habileté et par sa prévoyance, a rallié et remis en état ces bataillons, ces régimens que des officiers intrépides ont conduits au feu, et dont l’illustre chef, le maréchal de Mac-Mahon, avec une simplicité dont il ne s’est jamais départi, pouvait serrer virilement la main de celui qui l’a aidé à vaincre. Il a fait face merveilleusement à une difficulté de circonstance, et il n’est pas au bout, puisqu’il a encore l’immense obligation de régler tant de situations, dignes d’intérêt, créées par la dernière guerre. Cela fait, il y a toujours la vraie question, celle de la réorganisation définitive de notre armée et des conditions de recrutement de cette armée. Que même aujourd’hui, après tant de déceptions et sous le poids de tant de charges accablantes, notre état militaire doive rester conforme à la grandeur de la France, on peut se fier là-dessus à M. Thiers, qui n’a point caché d’ailleurs qu’il ne fallait songer à aucune économie sur le budget de la guerre ; mais sur quelles bases sera fondé cet état ? Il est certain que le principe du service obligatoire pour tous s’impose invinciblement désormais ; il est unanimement admis dans la commission de l’assemblée, il est accepté par les généraux, par M. Thiers lui-même, qui, au premier moment, avait paru garder quelque doute et considérer comme suffisante la loi organique de 1832. Ce qu’il y a de plus évident, c’est que cette nécessité du service obligatoire, elle nous est jetée en quelque sorte à la tête par les événemens, par l’immensité d’un désastre dû en partie à l’insuffisance de nos moyens militaires. Dans quelle mesure et avec quels tempéramens ce principe sera-t-il appliqué ? Comment se combinera-t-il avec ce qui peut et doit survivre de cette loi de 1832, qui a été jusqu’ici la charte de l’armée, et qui en effet a suffi tant qu’on n’avait pas à combattre plus d’un million d’hommes ? De quelle façon réglera-t-on toutes ces questions de la durée du service actif, de la répartition des contingens, de l’organisation des réserves ? Ceci est l’affaire de l’habile collaborateur que M. Thiers s’est donné comme ministre de la guerre, du général de Cissey, et un peu aussi sans doute de M. le ministre des finances. Pour nous, ce que nous voyons, ce n’est pas seulement l’intérêt militaire, bien qu’il soit grand ; c’est aussi et surtout l’intérêt moral, social, c’est la nation tout entière sans distinction passant sous les armes, s’initiant par le service et par le dévoûment à la religion du drapeau, s’assouplissant aux devoirs sévères du patriotisme, contractant les habitudes de la discipline. On s’est assez moqué de la discipline, à ce qu’il paraît, et on en revient après en avoir porté la peine ; les avocats du radicalisme font eux-mêmes amende honorable. On sait ce qu’il en coûte de détruire l’esprit militaire, de se fier pour la défense du pays à cette belle institution de la garde nationale, qui, pour quelques services honorables que personne ne conteste, a été si souvent la plus ferme espérance de toutes les séditions. La nation armée, oui, mais la nation disciplinée sous les armes, voilà ce qu’il faut. L’heure est venue d’accomplir cette décisive et salutaire réforme qui peut refaire la France. Jusqu’ici, en présence des nécessités militaires du moment et des devoirs d’une répression gigantesque, il était difficile, on le conçoit, d’aborder de front une telle question. Désormais il n’y a plus de raison d’attendre. Le général de Cissey peut marcher, il sera suivi et appuyé. C’est la part du ministre de la guerre, et elle est assez belle, dans le programme de la régénération nationale.

Il ne faut pas que le pays puisse hésiter au moment d’entrer dans cette voie. Et, de son côté, le ministre de l’instruction publique s’est-il mis à l’œuvre en homme persuadé que tout est à faire aussi dans le domaine qu’il gouverne ? M. Jules Simon a dû s’en préoccuper ; il n’avait pas, quant à lui, à reprendre Paris, et il n’était pas retenu par toutes les considérations, par tous les détails d’une transition toujours difficile. Il n’avait qu’à montrer qu’un esprit nouveau devait animer désormais l’éducation publique à tous les degrés. Nous avons lu sans doute dans ces derniers mois quelques circulaires honnêtement pensées et fort élégamment écrites. Le ministre de l’instruction publique a même publié tout récemment, si nous ne nous trompons, une note assez attendrie sur la situation faite aux professeurs de Paris par les événemens que nous traversons depuis un an. Rien de mieux assurément, rien de plus légitime et de plus convenable que la sollicitude de l’administration pour les intérêts matériels des professeurs ; mais enfin, et les professeurs eux-mêmes ne sont pas les derniers à le reconnaître, il y a des heures où il ne s’agit pas précisément de cela, où un homme qui a dans ses mains une part de pouvoir est tenu de faire sentir autrement son action. Nous parlions de la vertu du service obligatoire pour discipliner la nation ; en réalité, c’est dans les écoles de tout genre, dans l’éducation publique à tous les degrés que doit se préparer désormais cette initiation aux mœurs sévères de la vie disciplinée, et pour cela on n’a pas besoin de lois nouvelles, de réformes organiques de l’enseignement. Ces réformes et ces lois viendront à leur heure ; elles seront certainement votées sans aucun esprit méticuleux par l’assemblée. Jusque-là, il y a une œuvre toute simple, toute pratique et qui n’est pas moins pressante, c’est de faire comprendre aux maîtres de toute sorte, aux directeurs de l’éducation publique, l’importance du rôle qu’ils ont à remplir, c’est de faire rentrer la discipline là où elle n’est plus par malheur depuis longtemps et de ramener au devoir ceux qui s’en écartent, c’est enfin d’imprimer à l’enseignement tout entier, par une impulsion de tous les jours, une direction conforme aux nécessités nouvelles du pays, M. Jules Simon, nous devons le supposer, n’a point négligé cette partie de sa mission. Nous apprendrons sûrement un de ces jours tout ce qu’il a fait déjà, dans la mesure de ses pouvoirs, pour commencer à relever l’éducation nationale, car enfin il est bien clair que, pour rester un bon ministre de l’instruction publique, il ne suffirait pas d’être caressant pour tout le monde, même pour ceux qu’on frappe, ou de se précipiter avec enthousiasme sur les pas de M. Thiers descendant de la tribune après un de ces discours par lesquels l’illustre chef du pouvoir exécutif gagne des batailles pour son cabinet.

Ah ! si M. Thiers avait le temps de s’occuper de l’instruction publique ! mais il n’a pas le temps, il a sur les bras la politique générale, la diplomatie, la guerre, les finances, et, soyons de bon compte, il y réussit assez bien pour qu’on ne lui en demande pas davantage, pour qu’on le dispense même au besoin de remplacer M. Jules Simon, ou de songer à écrire de petites lettres à ceux qui le flattent sans le servir. Quand nous parlons des batailles gagnées par M. Thiers, il n’y en a point en vérité d’égale à celle qu’il vient de remporter, ayant M. Pouyer-Quertier pour lieutenant, dans l’affaire du dernier emprunt. Voilà un succès qui n’est pas seulement financier, qui a aussi un caractère très politique et qui est de nature peut-être à faire réfléchir M. de Bismarck, La souscription était à peine ouverte, qu’elle a pu être close ; un jour a suffi. Paris seul a donné 500 millions de plus qu’on ne demandait ; avec la province, la France a dépassé de 1 milliard ½ le chiffre de la souscription ; avec l’étranger, on atteint et on dépasse les 5 milliards de l’indemnité due à la Prusse. Le crédit français est donc encore une puissance qui défie les extorsions et les violences, et M. Pouyer-Quertier a pu porter avec un modeste orgueil ce bulletin victorieux à l’assemblée. Que l’intérêt nécessairement un peu élevé qui a été attaché à l’emprunt ait dû attirer les capitaux, cela ne peut être douteux ; mais ce succès presque prodigieux dans les circonstances actuelles, ce succès a évidemment une autre signification. Ce n’est pas seulement l’éclatante confirmation de ce mot dit récemment en Angleterre, que « les Français croient à la France ; » c’est le prix de cette sagesse dont M. Thiers parlait l’autre jour en la pratiquant lui-même, et aussi de cette habile sincérité avec laquelle le chef du pouvoir exécutif a fait l’histoire de nos finances. M. Thiers, avec ce bon sens et cette clarté qui donnent du charme même aux chiffres, M. Thiers a eu le mérite de porter la lumière dans cette chose mystérieuse qui s’appelait depuis quelques mois la situation financière de la France. Où en étions-nous après cette guerre qui a tout à la fois diminué nos ressources et si étrangement grossi nos dépenses ? Quelle était la mesure de nos déficits et de nos charges ? Comment pouvions-nous résoudre ce double problème de nous libérer d’une colossale indemnité et de rétablir un certain équilibre dans nos budgets bouleversés ? M. Thiers a fait de la politique et des finances dans son discours, il a mis les résultats à côté des causes ; il n’a rien dissimulé de nos pertes, de nos embarras pas plus que des ressources qui nous restent. Bref, c’est le bilan complet d’une situation exposé par un homme qui sent qu’il ne parle pas seulement pour la France, qu’il parle en même temps pour l’Europe, — qu’il ne s’adresse pas seulement au monde financier, qu’il s’adresse aussi au monde politique, inquiet de ce qu’on peut encore attendre d’un pays soumis à de telles épreuves. Le succès a répondu à sa courageuse franchise ; la France, cette France exténuée, épuisée par les réquisitions et par tous les excès de la guerre, lui a donné assez de milliards pour inspirer à M. de Bismarck la crainte de n’avoir pas assez fait pour réduire sa victime à l’impuissance.

Fort bien, nous sommes maintenant en mesure d’acquitter nos premières dettes entre les mains de notre terrible créancier, et de laissera la France le temps de respirer avant de faire au crédit un appel nouveau ou de chercher tout autre moyen de libération. Le premier pas est donc franchi heureusement. Il ne faudrait pas cependant s’aveugler. Quel que soit le succès de l’emprunt qui vient d’être réalisé, il n’est pas moins vrai que notre situation reste, selon le mot si juste de M. Thiers, non pas désastreuse, mais laborieuse, difficile, et c’est là justement qu’une vraie politique financière devient une des nécessités, un des élémens de la réorganisation nationale qu’on veut poursuivre. Au fond, en quoi consiste ce bilan si parfaitement exposé par M. Thiers ? Il comprend d’un côté les déficits de 1870 et 1871 résultant soit de la diminution inévitable des recettes, soit de l’aggravation des dépenses, et d’un autre côté les moyens de toute sorte à l’aide desquels on a fait face aux difficultés. 1870 a laissé un déficit de 645 millions, 1871 a un déficit de 986 millions. On a paré à ces découverts avec des avances de la Banque qui se sont élevées au chiffre considérable de 1,300 millions, avec un emprunt contracté à Londres par la délégation de Tours et dont le capital est de 250 millions, quoique l’état n’ait touché que 200 millions. À cela il faut joindre l’emprunt qui vient d’être fait et ceux qu’il faudra nécessairement faire encore pour acquitter l’indemnité prussienne. Au total, quand on arrive au bout de ce défilé, quand on sort de cet épais fourré de chiffres, on se trouve pour 1872 en présence d’un budget sur lequel s’accumulent fatalement toutes les charges de cette malheureuse année, et qui peut d’autant moins y suffire avec ses ressources normales qu’il se trouve diminué du revenu des provinces cédées à l’Allemagne.

Le déficit qui résulte de tout cela, il se résume dans un chiffre : c’est une somme de 556 millions à trouver, voilà le dernier mot. Il est vrai que dans ce chiffre tout est compris, même l’intérêt des trois derniers milliards de l’indemnité, et qu’il y a aussi 200 millions d’amortissement. Il est vrai encore que cette somme peut être atténuée par les économies qu’on pourra faire dans le budget ; mais M. Thiers n’évalue pas les économies possibles au-delà de 120 millions, et cela se comprend bien dès que le budget de la guerre, au lieu d’être diminué, devrait être plutôt augmenté. Même après les économies prévues par M. Thiers, il resterait toujours 436 millions à trouver. — 436 millions, ce n’est point évidemment au-dessus des forces d’un pays tel que la France ; le problème est de savoir comment on prélèvera cette somme sur la fortune publique. M. Pouyer-Quertier répond à la question par un système de taxes ou de surtaxes sur l’enregistrement et le timbre, sur les boissons, sur les sucres et le café, sur les cartes à jouer, sur les allumettes, et enfin par un droit d’entrée de 20 pour 100 sur les matières premières, notamment sur les matières textiles. Le trait distinctif du système de M. Pouyer-Quertier, on le voit suffisamment, c’est le droit sur les matières premières, c’est-à-dire en d’autres termes un retour au régime de la protection commerciale. Si c’est absolument nécessaire, si on ne trouve rien de mieux, il faudra bien se résigner ; mais c’est là précisément ce qu’il s’agit de savoir, si on ne peut trouver rien de mieux, si le système de M. Pouyer-Quertier est aussi efficace qu’il le croit, d’autant plus que la perception du droit nouveau sur les matières premières doit être nécessairement différée jusqu’à ce que des négociations aient pu permettre d’établir sur les produits étrangers des surtaxes équivalentes à la somme des droits nouveaux qui grèveront nos produits manufacturés. C’est le rapport même de M. Pouyer-Quertier qui le dit. Quoi qu’il en soit, voilà la lutte engagée sur le terrain économique. Pour tous, le but est le même : il s’agit du rétablissement définitif de notre crédit par l’équilibre de nos budgets, et dans leurs discussions les plus vives, dans leurs recherches comme dans leurs transactions, les pouvoirs publics, l’assemblée, le gouvernement, ne peuvent oublier qu’avec la réorganisation militaire, avec l’instruction publique, les finances sont un des moyens les plus efficaces pour rendre au pays l’indépendance de son action. Qu’on fasse de la bonne politique, qu’on ouvre la carrière au génie productif du pays, et la France ne se plaindra pas d’avoir à payer les frais de sa résurrection, elle portera son fardeau, selon le mot de M. Thiers, en nation courageuse et laborieuse.

Oui, il faut faire de la bonne politique, cela est bien certain, c’est une vieille vérité toujours nouvelle ; mais pour cela l’assemblée et le gouvernement ne suffisent pas encore. Il faut que le pays lui-même se pénètre du sentiment des nécessités nouvelles qui s’imposent à lui ; s’il veut de la sécurité, il faut qu’il aide à la créer et qu’il sache la garantir, et, puisqu’il est investi du plus large droit de suffrage, il faut bien qu’il se dise que de l’usage qu’il fera de ce droit dépend son avenir. Par malheur, il manque encore en France la première condition de tout état libre, le plus simple sentiment de la loi. Il y a chez tous les hommes un véritable déchaînement de fantaisies individuelles, un besoin effréné de faire ce qu’on n’a pas le droit de faire. Sans ce triste penchant, que de questions seraient naturellement résolues, que de progrès se réaliseraient sans effort, que de fautes souvent désastreuses seraient aussi évitées ! Nous faisions cette réflexion l’autre jour en présence de cette discussion intéressante qui a eu lieu dans l’assemblée au sujet des attributions des conseils-généraux et de la création des commissions permanentes auprès des préfets. À quoi tiennent les scrupules de bien des esprits politiques qui désirent autant que d’autres l’extension des libertés locales ? Ces scrupules tiennent simplement à une chose qui s’est vue plus d’une fois, c’est que beaucoup de ces commissions, à l’exemple de bon nombre de conseils municipaux, seraient peut-être bientôt tentées de sortir de leurs attributions légales et de se transformer à la première occasion en pouvoirs politiques. Certes on a aujourd’hui à Lyon un saisissant exemple de ce dangereux esprit. Voilà une des premières villes de France, une ville opulente, industrieuse, et qui se trouve tout à coup au seuil de la banqueroute, si bien qu’un des députés du Rhône, qui est lui-même membre du conseil municipal de Lyon, M. Ducarre, vient de pousser le cri d’alarme en déclinant avec indignation la responsabilité d’une telle mésaventure. À quoi cela tient-il ? C’est que depuis un an il se trouve à Lyon un conseil municipal supprimant des contributions sans en avoir le droit, établissant de nouveaux impôts que personne ne veut payer, désorganisant tout de sa propre autorité. Et le résultat, le voici : pendant que les municipaux de Lyon venaient plaider la cause de la commune de Paris auprès du gouvernement de Versailles, ils marchaient à une banqueroute dont l’intervention de l’état pourra seule peut-être les préserver.

La vérité est que malheureusement en France il y a encore une inexpérience singulière de la vie publique, et rien ne le prouve mieux que les préliminaires des élections qui vont se faire demain pour compléter l’assemblée nationale. Ce qui sortira de ce scrutin, il serait en vérité difficile de le dire. Cette grande manifestation publique se fait en quelque sorte à tâtons, et cependant ces élections ont évidemment une importance exceptionnelle, puisqu’elles peuvent modifier la majorité de l’assemblée, exercer une véritable influence sur la direction de la politique ; elles ont surtout de la gravité à Paris, où, pour la première fois depuis la défaite de la commune, la population est appelée à dire son mot, et c’est peut-être à Paris qu’il y a eu le plus de difficulté, qu’on a eu le plus de peine à former des comités, à s’entendre. À coup sûr, s’il y eut jamais un moment où il fût naturel et facile de s’entendre, c’est le moment où nous sommes. Le programme est tout simple. La république existe sous l’unique réserve des droits de la souveraineté nationale ; elle est gouvernée par M. Thiers, qui, après avoir délivré Paris de la plus immonde usurpation et après avoir rendu la paix à la France, se fait un honneur de présider à la réorganisation du pays. N’est-ce pas là un programme net et franc, de nature à rallier tous les esprits sincères ? Pas du tout, il faut encore se diviser, il faut opposer les comités aux comités, l’union républicaine à l’union parisienne, et tout cela pour mettre quelques candidats à la place d’autres candidats, pour ajouter à la confusion. Pendant ce temps, le radicalisme se remet à l’œuvre et arrive avec sa liste, où sont inscrits un certain nombre de fauteurs de la commune à côté de quelques autres qui n’auraient pas demandé mieux que de la voir triompher. M. Gambetta a le singulier honneur de figurer dans cette galerie de candidats de la commune, et M. Victor Hugo a aussi sa place dans cette glorieuse élite à côté d’un ancien restaurateur. Le mélange est complet. Que M. Hugo donne fraternellement la main à ceux qui ont abattu la colonne et qui ont mis le feu à Paris, ce ne sera pas après tout beaucoup plus extraordinaire que la lettre qu’il écrivait, il y a quelques semaines, pour offrir un asile aux fugitifs de la commune. Nous serions un peu plus surpris que M. Gambetta, s’il a quelque souci de son avenir, acceptât de rentrer à l’assemblée par cette porte. Qu’il développe son programme politique comme il vient de le faire à Bordeaux, qu’il atteste ses convictions républicaines, rien de mieux ; mais, franchement, laisser traîner son nom sur une liste fabriquée dans l’ombre par quelques séides honteux de cette commune dont il a lui-même stigmatisé les crimes, ce ne serait ni de l’orgueil, ni même le fait d’un homme sérieux. Au point où en sont les choses aujourd’hui, il faut choisir ; il faut être avec la république légale, avec la France ou avec les usurpateurs qui ont expiré dans le sang et le feu. Le discours de Bordeaux place M. Gambetta dans la première catégorie ; l’inscription de son nom sur la liste qu’on fait courir le placerait dans la seconde : c’est à lui de se prononcer et de dissiper cette équivoque. Quoi qu’il en soit, et sans oublier les étranges surprises que Paris nous a ménagées plus d’une fois, cette liste a vraisemblablement peu de chances à l’heure où nous sommes, elle en a sans doute aussi peu que M. Haussmann, qui a eu, lui aussi, quelque velléité de se présenter comme candidat à ses anciens administrés. Elle doit échouer, cette liste, devant le bon sens de la population parisienne, et ce sera fort heureux pour la république d’abord. Qu’on se souvienne de l’étrange effet produit par les élections parisiennes du 8 février ! La république en a souffert plus qu’on ne croit, et s’est trouvée compromise auprès de bien des esprits. Que serait-ce donc si au lendemain des exploits de la commune, dont quelques-uns des députés du 8 février ont été les héros, les élections du 2 juillet avaient le même caractère ? Mais c’est surtout Paris qui se frapperait lui-même, et qui paierait les frais de sa fantaisie électorale. Il trancherait du coup la question de la capitale, et ce n’est pas de quelques jours qu’il verrait revenir les pouvoirs publics, ou qu’il se réconcilierait avec la province. Non, nous n’en sommes plus là, les mauvais rêves sont passés ; c’est le moment du bon sens, de la raison, du patriotisme, et Paris voudra prouver sans doute qu’il doit avoir sa part, la première comme autrefois, dans l’œuvre de la reconstitution nationale. Il sera demain au vote comme il a été hier à l’emprunt.

CH. DE MAZADE.


ESSAIS ET NOTICES.

LES LIBERTÉS COMMUNALES.

L’Administration provinciale et communale en France et en Europe, par M. A. Hesse, membre du conseil-général de la Somme ; in-8o. Paris, Baudry, 1870.


Voici un livre qui a la bonne fortune de venir à propos, et qui en même temps a le mérite de n’avoir pas été fait pour l’actualité. Il répond à nos besoins du jour sans porter la marque de nos passions ou de nos impatiences. M. Hesse, à la veille de nos désastres et de nos agitations, l’esprit et le cœur encore calmes, a étudié les institutions communales et provinciales des différens peuples de l’Europe ; il en a fait un tableau exact et une comparaison impartiale. Lorsqu’il écrivait, il ne pensait sans doute pas que son livre nous deviendrait si tôt utile à consulter. Il ne s’agit d’ailleurs ici ni d’utopies, ni de rêves. Il est clair que l’auteur n’a pas écrit pour ceux qui prétendraient créer de toutes pièces une constitution idéale. Il ne s’adresse qu’à ces esprits droits et sains qui croient à l’expérience, qui veulent étudier les questions avant de les résoudre, qui tiennent enfin à savoir ce qui est avant de rêver ce qui doit être. Il n’imagine pas, il décrit ; il est un simple rapporteur, et ne vise qu’à être exact. Il n’a pas de système, pas de doctrine ; à peine laisse-t-il voir des préférences. Modestement, froidement, il expose des faits. Il est rare qu’il parle en son nom propre. Son livre n’est presque qu’un recueil de textes officiels. Il nous place au milieu des constitutions de tous les peuples, et il nous dit : regardez, comparez et profitez. Et nunc erudimini.

Il ne faut pas nous contenter de formules values. Si nous voulons connaître l’administration française, M. Hesse nous la fait voir par le menu, ses lois et ses règlemens à la main. Il nous montre ce que c’est qu’un préfet, un maire, un conseil municipal, un conseil-général. Il énumère tout ce qui est subordonné au préfet : la police, les prisons, l’assistance publique, la bienfaisance, l’enseignement, les routes, les archives, les musées et le reste. Il compte combien il y a de catégories de fonctionnaires et d’employés qui sont à la nomination du préfet, et il en trouve quarante et une, depuis les médecins des eaux thermales jusqu’aux maîtres d’école. Toute l’administration est dans ses mains. A la vérité, le préfet a devant lui, du moins pendant quelques jours chaque année, un conseil-général qui est élu par la population, et qui représente les intérêts du département. Ce conseil entend le compte-rendu annuel du préfet, vote les contributions facultatives, statue sur toutes les dépenses qui ne sont pas obligatoires, donne son avis toutes les fois qu’il lui est demandé, et peut même énoncer des opinions et des vœux. En France, la règle est que le département soit administré par un homme nécessairement étranger au département, et qui ne représente que le pouvoir central. Le conseil électif a le contrôle; il n’a dans aucune mesure l’administration. La commune, à l’image du département, est administrée par le maire sous le contrôle d’un conseil électif. Il est vrai que le maire, à l’opposé du préfet, est nécessairement un homme de la commune, qu’il lui appartient, qu’il en représente les intérêts; d’ailleurs la première condition pour être maire est d’avoir obtenu les suffrages de la population. Vous croiriez d’après cela que la commune s’administre elle-même par l’organe de son maire; il n’en est pas ainsi, car le maire est subordonné au préfet : ses actes ne sont valables que s’ils sont revêtus de l’autorisation préfectorale. Toutes les délibérations du conseil municipal sont soumises au préfet, et ne valent que par son approbation. Ainsi le représentant du pouvoir central administre indirectement chaque commune. Il n’est pas d’affaires d’intérêt local où il ne mette la main. Ce qui n’est pas fait par lui a du moins besoin d’être autorisé par lui. Tel est le système de nos institutions administratives.

Sortons de France et parcourons l’Europe, c’est tout autre chose. On ne peut manquer d’être frappé du peu de soin que les autres peuples mettent à nous ressembler. Nous croyons volontiers qu’ils ont les yeux sur nous, et qu’ils nous portent envie. Nous pensons de très bonne foi que nous avons initié le monde à la liberté, que tout ce qu’on en rencontre dans l’Europe date de 1789, et a été semé par la France; c’est là une opinion dont nous ferons sagement de nous défaire. En matière de liberté, les autres peuples ne nous empruntent rien, et cela pourrait bien tenir à ce qu’ils en possèdent plus que nous. M. Hesse nous fait passer en revue toutes leurs institutions politiques ou administratives, et il nous fait voir dans quelle mesure chacun d’eux se gouverne lui-même et fait lui-même ses affaires.

En Angleterre, la forme est la monarchie, le fond est la liberté. Ne regardez que les apparences : vous trouvez dans chaque comté un shérif qui est nommé par la reine, et vous remarquez que la police, la perception des impôts, le soin des routes, même les élections des députés, sont dans les mains de ce représentant du pouvoir central. Vous ne voyez d’ailleurs rien qui ressemble à nos conseils-généraux; le comté n’a aucune assemblée élective. Vous trouvez bien au-dessous ou à côté du shérif des juges de paix qui sont à la fois des juges et des administrateurs, et qui, réunis en sessions trimestrielles, votent les taxes, nomment les fonctionnaires inférieurs, et statuent sur tout ce qui concerne les intérêts du comté; mais ces juges de paix sont nommés par la reine. Il semble donc que le comté soit régi par les agens du souverain, et que l’administration anglaise soit la plus centralisée et la plus despotique qu’on puisse imaginer. C’est que l’Angleterre est le pays du monde où les apparences répondent le moins à la réalité. Ces shérifs et ces juges de paix, quoiqu’ils tiennent leurs fonctions d’un brevet de la reine, sont fort loin d’être les agens dociles du pouvoir central. L’Angleterre a trouvé le secret d’avoir des fonctionnaires indépendans, et ce secret consiste à ne pas les rétribuer. La plupart des fonctions administratives sont gratuites, et c’est assez pour que la centralisation excessive et l’oppression soient impossibles. Comme les shérifs et les juges de paix ne reçoivent pas de traitement, il faut nécessairement les choisir parmi les habitans du comté, et parmi ceux à qui leur fortune assure le loisir et l’indépendance. Ils sont nommés par la reine, et officiellement ils ne sont que ses représentans; mais ils se trouvent être en même temps les propriétaires les plus riches, ou les hommes les plus en vue et les plus considérés du comté : ils tiennent au sol non-seulement par le domicile, mais encore par les intérêts et par l’affection. Ils sont non pas les hommes du souverain, mais les hommes du comté. Quand vous les voyez réunis dans leurs sessions, vous avez sous les yeux pour ainsi dire le comté lui-même dans ce qu’il a de plus notable, de plus intelligent, de plus influent, et, quand on dit qu’ils administrent le comté, cela signifie que par leur organe le comté s’administre lui-même.

Les villes anglaises ont des conseils municipaux, et les villages ont des assemblées de paroisse. Ces conseils et ces assemblées statuent souverainement sur toutes les affaires d’intérêt local, fixent leurs taxes, règlent leurs dépenses, tracent leurs routes, entretiennent leurs établissemens de charité, sans avoir même besoin de l’approbation du gouvernement central. Ce sont de petites républiques. A première vue, on croirait que la démocratie y règne avec ses agitations et ses ignorances; il n’en est rien. Contre les dangers de la démocratie, l’Angleterre a un palladium : c’est la taxe des pauvres. Cette institution lui est utile, non pas en ce qu’elle lui permet de satisfaire quelque peu et d’endormir les appétits du pauvre, mais en ce qu’elle est un admirable prétexte pour écarter de la gestion des intérêts communaux ceux qui y porteraient le trouble. En effet, pour être membre de la paroisse, parishioner, il ne suffit pas d’y être domicilié; il faut encore être inscrit parmi ceux qui paient la taxe des pauvres. Voilà d’un seul coup tous les assistés, tous les exempts d’impôts, tous les inconnus et les nomades, qui se trouvent exclus du suffrage. Quoi de plus naturel? L’objet principal de ces assemblées est de répartir les secours, de fixer le chiffre des taxes, de régler l’emploi de l’argent; le bon sens des Anglais ne comprendrait pas qu’on pût délibérer sur des contributions sans être un contribuable. Ajoutons que, dans cette Angleterre qui est en tout l’opposé de la France, on ne voit pas que les assemblées paroissiales et municipales aient seulement la pensée de s’occuper de la politique générale du pays; c’est peut-être pour cela que le gouvernement ne pense pas non plus à se mêler des affaires locales. A chacun sa sphère et son indépendance, comme à chacun sa responsabilité[1].

La Prusse est sans nul doute un des pays de l’Europe où la centralisation et la réglementation fleurissent avec le plus d’éclat. Elles n’y étouffent pourtant pas la liberté autant qu’on pourrait le croire. Il est vrai que la province prussienne, comme le département français, est toujours administrée par un homme qui lui est étranger, et qui est un fonctionnaire du pouvoir central; mais à côté de lui il y a une diète provinciale. Celle-ci est composée, à la façon d’autrefois, de trois ordres distincts, qui sont la noblesse, la population des villes et la population rurale. Cette sorte de représentation, qui aujourd’hui ne manque pas de paraître fort étrange à des Français, a du moins un mérite, c’est de représenter exactement la population telle qu’elle est, c’est-à-dire avec ses faces diverses, ses inégalités, ses divergences d’intérêts. En France, le système d’élections semble avoir été arrangé tout exprès pour qu’il n’y ait jamais qu’un seul intérêt ou l’intérêt d’une seule classe qui soit représenté. Les Allemands veulent qu’une diète provinciale soit l’image exacte de la population d’une province, qu’elle en renferme tous les élémens, qu’elle en contienne tous les intérêts, tous les besoins, toutes les idées. Quelle confusion! direz-vous. Bien au contraire, ces diètes provinciales délibèrent avec calme, et ne perdent pas de temps à d’inutiles disputes. C’est notre manie d’unité et d’uniformité qui enfante l’agitation, parce que dans notre système il se trouve infailliblement quelques intérêts qui sont sacrifiés et opprimés. Dans les diètes prussiennes, tous les intérêts sont en présence ; égaux en force, il faut bien qu’ils se respectent mutuellement : par nécessité ou par sagesse, ils se mettent d’accord et vivent en harmonie.

Ces diètes ont des attributions un peu plus étendues que nos conseils-généraux. Elles votent les impôts; elles règlent les dépenses, elles délibèrent même sur les projets de loi qui intéressent la province, et ont ainsi quelque part dans le pouvoir législatif. Dans une foule de cas, elles prennent des arrêtés, comme si elles étaient des corps souverains, et le gouverneur doit exécuter leurs décisions. Parmi les actes importans dont l’honneur revient à ces diètes, il n’en est pas de plus fameux que celui qui en 1812 créa la landwehr. La première idée de ce système militaire vient non pas du gouvernement prussien, mais des états provinciaux de la Prusse, et l’on peut voir par cet exemple que l’indépendance provinciale n’est pas un danger pour l’unité et ne paralyse pas le patriotisme. Elle fut une ressource précieuse dans ces jours de crise où le pouvoir central s’effaçait et se cachait dans l’humiliation; la Prusse lui a dû son salut.

La commune prussienne a plus d’indépendance encore que n’en a la province. Elle forme un petit état libre; elle élit son conseil communal, qui nomme le maire et l’adjoint. Ce conseil se réunit sans qu’il soit nécessaire que l’autorité l’ait convoqué. Il vote son budget, nomme les employés communaux, et a la direction souveraine de ses écoles, de ses établissemens de bienfaisance, de sa police. Sauf certains cas prévus, il n’a pas besoin de solliciter l’approbation de l’autorité. Ses actes ne peuvent être annulés que s’ils sont contraires aux lois. Ces communes prussiennes, qui jouissent de tant d’indépendance, ne paraissent pas en faire un mauvais usage. Maîtresses d’elles-mêmes et exemptes de tutelle, elles s’entendent assez bien à gérer leurs intérêts. Elles administrent sagement leurs propriétés et règlent avec bon sens leurs affaires. La liberté communale, loin d’être un embarras en Prusse, est un gage de sécurité, de prospérité et d’ordre public. C’est peut-être elle aussi qui fait supporter la monarchie. Supposez cette monarchie prussienne aux allures si raides s’immisçant dans toutes les affaires locales, il n’y a pas de race d’hommes qui la pourrait tolérer; mais elle borne son action aux affaires d’intérêt général, elle ne pèse pas sur les intérêts locaux, elle laisse la plus grande partie de l’existence humaine à l’abri de sa réglementation et de son despotisme : il n’en faut pas davantage pour qu’on se résigne à elle, pour qu’on la laisse vivre, qu’on la respecte. En France, tous les mécontentemens et tous les désirs d’innovation se portent en un seul faisceau contre le pouvoir central, et le renversent tous les quinze ou vingt ans; en Prusse, une grande partie des mécontentemens comme des affections, des rancunes comme des espérances, reste dans le cercle étroit de la commune ou de la province, et il n’en arrive qu’une faible partie, même aux jours de crise, jusqu’au pouvoir central.

La Russie est, dans l’opinion générale des Français, le type le plus achevé du despotisme. Nous nous représentons le tsar comme un maître omnipotent qui tient dans ses mains la liberté, la fortune, la vie de chacun de ses sujets, et nous plaignons ce troupeau d’esclaves que nous nous figurons courbés devant lui. Lisons le chapitre, trop court peut-être, que M. Hesse a consacré à la Russie, et nous ne serons plus tout à fait aussi enclins à prendre les Russes en pitié. Il est vrai qu’aucune constitution, aucune charte, aucun texte écrit ne borne l’autorité du tsar ; mais il existe un ensemble de libertés individuelles et publiques qui, pour n’être pas tracées sur un papier, n’en ont pas moins de vigueur pour la défense des intérêts des populations. Ces intérêts sont surtout garantis par les institutions provinciales et communales. En Russie, le despotisme est en haut, la liberté en bas. La monarchie se dresse, seule et incontestée, au-dessus du pays ; mais la liberté circule dans tout le corps social. Les affaires de l’état sont dans les mains du tsar, mais les populations sont maîtresses de leurs affaires locales. Chaque province est régie par un gouverneur militaire et un gouverneur civil, qui sont nommés par l’empereur. À côté d’eux est une assemblée élue par la province : elle contrôle leurs actes, elle répartit les contributions, elle exerce enfin presque toutes les attributions de nos conseils-généraux ; de plus qu’eux, elle prend part à l’administration, elle nomme la plupart des fonctionnaires et des juges, elle a enfin en certains cas le droit de prendre des arrêtés, et dans l’intervalle de ses sessions elle laisse derrière elle une commission permanente qui est chargée de faire exécuter ses décisions. Quant à la commune, elle a plus d’indépendance encore. Prenons un village russe, regardons ces paysans qui naguère encore étaient des serfs, et qui aujourd’hui même n’ont pas un droit de propriété complètement reconnu : ces hommes forment cependant une communauté libre[2]. Ils nomment au scrutin direct leur maire et leur adjoint, leur percepteur et même leur juge, car la Russie, qui nous apparaît comme le pays de l’arbitraire, offre au contraire cette singularité, que les juges à tous les degrés et bon nombre d’administrateurs y sont élus par la population.

Il est vrai que la commune russe ne s’occupe jamais de la politique générale du pays, et ne peut même faire entendre aucun vœu qui s’y rapporte ; mais il en est ainsi des paroisses anglaises et des communes prussiennes. Partout où la liberté communale existe, elle est soumise à cette condition. Si elle y manquait, elle tomberait d’elle-même, car il faut bien noter ce point, que l’essence de la liberté communale est d’être nécessairement indifférente aux formes de gouvernement et aux théories politiques. Cette liberté-là s’applique non à des principes, mais à des intérêts. Elle n’est et ne doit être qu’une sauvegarde pour les intérêts individuels ou communaux. C’est parce qu’on la comprend ainsi dans tout le reste de l’Europe qu’elle y peut vivre sous les régimes les plus divers ; c’est parce que nous la comprenons autrement en France qu’elle ne peut s’établir sous aucun régime. Il y a encore une autre raison qui fait que nous ne devons pas beaucoup espérer la voir fleurir dans notre pays. Cette indépendance du comté anglais, de la commune prussienne, de la commune russe, ne date pas d’aujourd’hui; elle n’a pas été créée par une révolution populaire ou par un décret du souverain. Elle est ancienne, elle vient du moyen âge, elle a ses racines dans un passé lointain. C’est une vieille institution que le présent respecte, et qu’il garde parce qu’elle est bonne. Autrefois nous possédions les mêmes libertés, nous avions des états provinciaux qui n’étaient pas sans analogie avec les assemblées prussiennes; il fut un temps où nos communes urbaines et nos villages eux-mêmes avaient leurs assemblées, leurs élections, leurs délibérations sur tous leurs intérêts. Tout ce passé a péri. L’ancienne monarchie a cru que ces libertés locales lui étaient une gêne, et elle les a brisées; puis la révolution est venue qui a fait table rase du peu qui en restait. Les relèvera-t-on jamais? On en peut douter. Cette sorte de liberté est celle qui s’improvise le moins. Elle a besoin de beaucoup de calme, et surtout de beaucoup de temps ; il lui faut de vieilles traditions et de vieilles habitudes. Or le sentiment qui domine chez nous est précisément la haine du passé; nous ne voulons avoir ni habitudes, ni traditions. Vous ferez des lois en faveur des communes, vous ne ressusciterez pas la vie communale. Vous décréterez la liberté, vous n’obtiendrez pas qu’on la pratique. Les affections et les inclinaisons des hommes ne vont plus de ce côté-!à. C’est vers le gouvernement central que se portent tous les efforts comme toutes les convoitises. Départemens et communes ne sont et ne seront jamais pour nous que des expressions géographiques. La décentralisation et la liberté sont choses dont nous parlons beaucoup, mais que nous ne comprenons plus. Elles sont comme ces vieilles beautés classiques qui ne peuvent plus être goûtées que par les délicats. Tant de révolutions que nous avons traversées ont troublé notre intelligence; à chacune d’elles, comme aux épines des buissons, nous avons laissé quelque chose de notre bon sens et de notre rectitude d’esprit, et aujourd’hui je ne sais trop si notre population n’a pas perdu jusqu’à la notion même de la vraie liberté.


FUSTEL DE COULANGES.


C. BULOZ.

  1. Le mécanisme, aussi sage que libéral, des paroisses anglaises a été d’ailleurs déjà exposé ici d’une manière très complète par M. Paul Leroy-Beaulieu. Voyez la Revue du 15 mai 1871.)
  2. Il y a cependant de grandes réserves à faire sur cette institution en Russie. Voyez à ce sujet l’excellente étude de notre regretté Cailliotte, État social de la Russie depuis l’abolition du servage, dans la Revue du 1er avril.