Aller au contenu

Chronique de la quinzaine - 30 novembre 1903

La bibliothèque libre.

Chronique n° 1719
30 novembre 1903


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 novembre.


La dernière quinzaine de novembre appartient encore au Sénat. Tandis que la Chambre des députés, fidèle à l’engagement qu’on lui a fait prendre d’épargner cette année au Trésor le fâcheux expédient des « douzièmes provisoires, » dépêchait, devant une salle aux trois quarts vide, les budgets de la Guerre, des Colonies, des Travaux publics et discutait longuement le budget des Affaires étrangères, le Sénat, de son côté, poursuivait et achevait ses délibérations sur le projet de loi de M. Chaumié, ou mieux du gouvernement, ou mieux sur l’un des projets de loi du gouvernement relatifs à l’enseignement secondaire. Car le gouvernement en a plusieurs ! Et, comme il a fallu que M. Combes eût celui de M. Chaumié, il faut bien que, bon gré, mal gré, M. Chaumié ait tous ceux de M. Combes, lequel les reçoit tout faits, et de toutes mains indifféremment, pourvu que ces mains étranglent un peu plus net une liberté de plus.

Justement nous avions laissé M. le président du Conseil au sortir du « cabinet des réflexions » où il était allé s’enfermer après avoir entendu la lecture de l’amendement fameux qui tendait à enlever le droit d’enseigner à quiconque aurait « prononcé des vœux d’obéissance ou de célibat. » Cette forte pensée ne lui a point paru négligeable : après une retraite de vingt-quatre heures, il est revenu déclarer solennellement qu’il était prêt à épouser « les deux idées maîtresses » de M. le sénateur Alfred Girard, qu’il demandait seulement à les revêtir d’une « forme juridique, » de cette forme juridique à lui dont tant d’actes déjà attestent qu’il a le secret. Et il a annoncé toute sorte de desseins que l’on ne jugera pas avec trop de sévérité en disant que le moins mauvais est détestable. Mais c’est précisément par ce qu’il promettait de détestable que M. le président du Conseil espérait reconquérir les faveurs hésitantes de sa vieille majorité, ce qui est pour lui, on le voit et il ne s’en cache guère, à la fois tout le fin et toute la fin du gouvernement. Un jour, à la tribune de la Chambre, dans un mouvement d’éloquence inspirée, et les yeux projetés au plafond, comme s’il y apercevait confusément la figure des grands ancêtres, il refit le serment atroce et sacré : « Périsse ma mémoire ! » Il est vrai que la majesté en sembla alors presque ridicule, à force de disproportion. M. Combes, pourtant, n’en a point démordu. Dégagé de toute illusion d’au-delà et de toute ambition qui le dépasse, il consent volontiers à ce que sa mémoire périsse, pourvu que son ministère vive. Or, comme on connaît ses saints, on les honore ; comme il connaît ses gens, il les flatte ; et l’événement lui a donné raison : son ministère vit ; un minimum de ministère, un souffle, un rien, l’ombre d’une ombre, qui n’est à aucun degré et ne serait dans aucun pays un gouvernement, mais qui, bien que diminué et humilié, est encore une espèce de position sociale, et qui dure.

Ce n’est pas que, dans les séances des 17, 19 et 20 novembre, ainsi que dans les précédentes, un grand effort n’ait été tenté au Sénat pour sauver la liberté menacée. On se rappelle que le vénérable M. Henri Wallon avait déposé un contre-projet ou un amendement proclamant : « L’enseignement est libre ; » et qui n’était autre, en substance, qu’un article de la Constitution de 1848 ; sur quoi le rapporteur, M. Thézard, avait fait observer que c’était peut-être là un texte constitutionnel où M. Wallon s’attachait et s’attardait, mais, comme tous les textes constitutionnels, une affirmation de principes, « une formule générale qui n’a pas de sanction par elle-même ; » et à quoi M. le ministre de l’Instruction publique avait ajouté : « La liberté de l’enseignement ? Mais c’est elle que je veux : elle n’a pas de plus ferme partisan que moi, et le ministère avec moi. » Rassuré, ou forcé de le paraître, M. Henri Wallon avait alors retiré son amendement, que M. Louis Legrand, sénateur de Seine-et-Oise, reprenait quelques jours après, et défendait avec beaucoup de courage et de bon sens, pour venir se heurter finalement aux mêmes argumens opposés par le rapporteur et le ministre et n’avoir pas un meilleur succès que M. Wallon. Seulement, cette fois, M. Chaumié spécifiait, et limitait, il faut le dire, son libéralisme en le définissant : « Je suis partisan de la liberté de l’enseignement, » mais d’une liberté de l’enseignement comme nous l’entendons : c’est-à-dire non pas une liberté d’enseignement pure et simple, absolue, mais une liberté d’enseignement réglementée par l’exigence de grades, de certificats, par la nécessité de déclarations ; en un mot, par tout ce qui est soigneusement énuméré dans l’article Ier du projet que le gouvernement a déposé, et qui fait de cette liberté de l’enseignement quelque chose de véritablement pratique. Si nous demandons au Sénat d’écarter l’amendement de M. Legrand, ce n’est pas parce que nous sommes opposés à la liberté de l’enseignement, mais parce que le principe de la liberté de l’enseignement, dans ses termes absolus, n’est pas de nature à nous contenter. Nous voulons que la liberté soit réglementée par les exigences et les conditions qui sont énumérées dans notre projet. »

Sans doute M. Louis Legrand eût pu se demander, pendant que M. Chaumié parlait de la sorte, si et dans quelle mesure une liberté « réglementée » par tant d’« exigences » et de « conditions » était encore une liberté ; et quand, à son tour, il est venu dire : « Je prends acte des déclarations de M. le ministre ; il en résulte clairement que, bien que le principe de la liberté de l’enseignement ne soit pas inscrit dans la loi, sous la forme précise que je croyais désirable, il continuera à planer, — je reprends toujours l’expression de M. le président du Conseil, — au-dessus de toute la discussion et nous inspirera dans l’examen des articles ; » à ce moment, certes, M. Legrand eût pu se souvenir que, dans ce que M. le président du Conseil appelle avec grandiloquence sa politique, les principes « planent » tellement au-dessus de tout qu’ils ne se posent jamais nulle part. C’était le cas de retournera M. Thézard et à M. Chaumié leur mot, qu’« une formule générale qui n’a pas de sanction par elle-même » n’est pas et ne vaut pas un article de loi. M. Louis Legrand n’a pas cru devoir insister ; et, comme il avait imité M. Wallon dans sa tentative, il l’a suivi dans sa retraite.

« Vous vous contentez de bien peu ! » lui a crié M. Le Provost de Launay ; et le Sénat a passé à la discussion de l’article 2 du projet de la commission, lequel était ainsi conçu : « Aucun établissement privé d’enseignement secondaire ne pourra être ouvert qu’en vertu d’une autorisation spéciale, qui sera donnée par décret rendu après avis du Conseil supérieur de l’Instruction publique. L’autorisation pourra toujours être retirée par un décret rendu en la même forme. Un règlement d’administration publique déterminera la procédure des demandes en autorisation et des retraits d’autorisation. » Ce projet de la commission différait essentiellement du projet Chaumié, qui, gardons-nous de l’oublier, à travers les variations de M. le président du Conseil, était, est et demeure le projet du gouvernement, en ce qu’il prétendait réglementer la liberté par une nouvelle et plus dure « exigence, » devant laquelle non seulement M. Chaumié, mais M. Combes lui-même avaient reculé : la nécessité d’une « autorisation spéciale, » d’ailleurs révocable ad nutum, avec l’arbitraire aux deux bouts. — Non, répétait M. le ministre de l’Instruction publique ; l’égalité des grades, soit ; le contrôle, soit ; l’inspection, rien de mieux ; mais, d’autre part, rien de plus : votre « autorisation » ne serait que le monopole déguisé.

C’est la thèse même, — bien entendu, cette dernière thèse seulement que l’autorisation spéciale ne serait qu’un travestissement du monopole, car les catholiques et le gouvernement de M. Combes ne sauraient concevoir de la même manière la liberté de l’enseignement, — c’est donc cette dernière thèse que M. de Lamarzelle est venu soutenir dans le premier des deux très remarquables et l’on peut dire vraiment des deux très beaux discours qu’il a prononcés en cette occasion. Il a trouvé, pour caractériser le régime rêvé par la commission et son rapporteur, une formule aussi exacte que pittoresque : « Partisans de la liberté de l’enseignement avec un projet semblable, c’est absolument comme si vous veniez déposer un projet de loi sur la presse disant : « La liberté de la presse existe ; seulement aucun journal ne pourra paraître sans être autorisé par une loi. » La commission a rejeté le projet de M. Béraud : mais celui qu’elle nous présente aujourd’hui se résume ainsi : « L’enseignement est libre ; seulement aucun établissement d’enseignement secondaire ne pourra être ouvert sans un décret. » De ces deux façons de comprendre et d’assurer la liberté de l’enseignement, celle de M. Béraud et celle de la commission, laquelle pouvait être le plus libérale ? M. de Lamarzelle préférait encore celle de M. Béraud : mais d’en être réduit à préférer l’une ou l’autre, c’est un grand signe que le sens même du mot liberté est oblitéré et perdu.

Ne comptons pas sur M. Clemenceau pour lui restituer son ancienne valeur. L’intervention du leader radical, — qui dans la circonstance n’était que le leader de lui-même, — a été, avec celle de M. Waldeck-Rousseau et le duel quelles ont eu pour conséquence, l’événement de ce long et parfois passionnant débat. Quel scandale sur les bancs où siège M. Clemenceau, lorsque ceux qui lui font ordinairement cortège l’ont entendu chanter, car il est volontiers lyrique, son hymne à la liberté : « Un bulletin de Liberté générale va se rencontrer avec le bulletin d’hommes qui ne réclament la liberté que pour eux-mêmes... Je repousse l’omnipotence de l’État laïque parce que j’y vois une tyrannie ; d’autres, la repoussent parce que ce n’est pas leur tyrannie... Lorsque nous examinerons la question des garanties de la liberté, je me trouverai en désaccord absolu avec eux et j’aurai la joie de me retrouver avec mes amis. » En attendant, tourné vers ses amis, avec lesquels il ne se trouvait pas, il leur donnait cette leçon : « Dans la République, la liberté, c’est le droit commun de chacun ; et l’autorité ne peut être que la garantie de la liberté de chacun. » Puis M. Clemenceau peignait en une suite d’images saisissantes, à faire frémir ces amis vers lesquels, contre lesquels il était provisoirement tourné, la tyrannie de l’État-roi, de l’État-pape, de l’État-Dieu, de ce Moloch gorgé de victimes et dégouttant de sang humain.

L’extrême gauche atterrée regardait la vision, écoutait passer ce vol de fantômes, avec des visages révulsés. elle ne reconnaissait plus son chef. Où allait-il ? Mais il allait toujours et il entraînait derrière lui, haletans, ses amis pris aux cheveux : « J’entends bien : vous rêvez l’État idéal. Ainsi Platon, ainsi Aristote, ainsi Thomas Morus, ainsi d’autres rêveurs. Vous rêvez l’État idéal ! Et vous cherchez un dogme ! L’Église possède son dogme ; elle sait très bien pourquoi il lui faut le monopole de l’enseignement. Elle a son dogme à elle, il est écrit, il lui est venu du ciel ; elle veut le propager parmi nous, l’imposer aux hommes récalcitrans. Mais vous, où est votre dogme ? Vous ne pouvez pas me répondre, parce que vous n’en avez pas, parce que vous ne pouvez pas en avoir. Enfin, dans cet enseignement, il faudra bien que le professeur en chaire dise quelque chose. Il faudra bien qu’il prenne parti. Il faudra bien qu’il dise s’il approuve ou s’il blâme. Quand il arrivera à l’histoire de Tibère et quand il lui faudra raconter certain drame de Judée, quelle opinion aura-t-il ? Que dira-t-il ? Est-ce que Jésus-Christ sera Dieu ou homme seulement ? Et quand on viendra à ce grand phénomène du christianisme, qui encombre l’histoire, qui a été et est encore aujourd’hui au premier plan des pensées et des actes de la civilisation, comment le qualifiera-t-il ? Quelle opinion en donnera-t-il à ses élèves ? »

De sa voix tranchante, impérative, M. Clemenceau appuie : « Un dogme d’État ! Il vous en faudra un ; mais je vous défie de vous en faire un ! Et, de même que ce dogme qu’il faudrait à l’État, l’État ne saurait se le faire, de même, si encore, par impossible, il se le faisait, il ne saurait pas l’imposer : « Ah ! avant la Révolution française, la partie était belle pour les dominateurs ; on avait la seule puissance qu’il y eût dans le monde ; mais cette puissance, nos pères l’ont prise, l’ont broyée, l’ont réduite en poussière et l’ont jetée en liberté sur l’humanité tout entière ! Et c’est maintenant que vous cherchez à en rassembler quelques fragmens épars pour en faire un minuscule bloc d’autorité, contre lequel donneront d’ensemble toutes les libertés que vous avez réalisées. Folie ! »

À ce moment et sur ces hauteurs, M. Clemenceau était à une distance infinie de l’extrême gauche : il avait semé dans sa course « ses amis » époumonés et qui ne se relevaient un à un que pour l’interrompre. Mais il devait les rejoindre bientôt, au tournant de la route ; à la descente, il se retrouvait avec eux, ils se retrouvaient en lui ; et nous, en lui, nous retrouvions l’homme que nous connaissions, et que, pendant une heure, ils n’avaient plus reconnu.

Un homme s’est rencontré, il y a une trentaine d’années, dans les assemblées françaises, dont on a dit qu’il a, dans ses discours, les apparences de la précision la plus serrée et qu’il conserve ces apparences en se trompant du tout au tout et en trompant ceux qui l’écoutent. Il n’y a pas d’esprit plus logiquement faux que le sien. Il est rigoureusement dialectique, mathématiquement scientifique, implacablement déductif, mais à côté de la vérité, et très souvent contre elle. Sa cervelle est meublée, dans ses cases politiques, de deux ou trois concepts a priori, concepts arbitraires et mal fondés à leur point de départ, dont exprimera, chemin faisant, tout ce qu’ils contiennent, poussant triomphalement jusqu’au bout, sans hésiter, à travers l’absurde. La chaîne de ses raisonnemens est attachée, dans la plupart des cas, à un piquet de bois vermoulu, mais il n’y manque point une maille, et à qui la tient les yeux clos, à qui n’examine pas de tout près le premier anneau, elle parait d’une solidité à l’épreuve. — Ou le portrait n’est pas ressemblant, ou c’est là le portrait d’un sophiste.

Dans la discussion sur la liberté de l’enseignement, et en général dans les questions religieuses, le sophisme de M. Clemenceau est celui-ci : parce qu’il veut la liberté, il commence par ne pas vouloir la liberté pour ceux qu’il suppose ne pas vouloir la liberté ; c’est-à-dire qu’il veut la liberté comme il la veut, lorsqu’il l’a supprimée pour ceux qui ne le veulent pas comme lui ; c’est-à-dire que le sophisme gît dans le concept a priori qu’il s’est formé de la liberté. Étant donné ce piquet de bois vermoulu, la liberté entendue ainsi qu’il l’entend, il y attache la chaîne de son raisonnement, qui se déroule sans cassure. Faisons la table rase, faisons le désert ; quand il n’y aura plus personne qui ne pense ce que nous pensons, tout le monde sera libre de penser comme nous. Était-ce bien la peine de tonner si fort contre le monopole d’État, contre la doctrine d’État, contre le dogme d’État, et qu’est-ce donc que la liberté, selon M. Clemenceau, sinon le monopole, la doctrine, le dogme de la liberté de M. Clemenceau ?

Tout jacobin a dans la tête un théologien qui s’ignore ; et, plus que de tout autre, cela est vrai de M. Clemenceau, dont on a pu dire qu’il était une sorte de « démologien. » Sint ut sum, aut non sint, voilà son point de départ ; de là découle son discours tout entier : et la seconde partie en serait inexplicable, s’il fallait expliquer autrement la première. On a voulu y voir de l’inconséquence et même de l’incohérence, une contradiction manifeste et choquante. Il n’y en a point ; au contraire, c’est la conséquence poussée à l’extrême d’une affirmation posée d’abord en axiome, et qui est fausse. C’est un développement continu fait à merveille pour vider une vérité de tout ce qu’on en peut exprimer, et qui n’est faible qu’en ceci, que cette vérité n’est pas la vérité ; dans l’espèce, que la liberté selon M. Clemenceau est la négation même de la liberté. Mais les deux parties se tiennent, s’appellent, se commandent, se complètent, et, en ce sens, ce discours, lui aussi, est un bloc. La composition n’en est lâchée qu’en apparence et comme en surface ; par-dessous, l’idée une fait trame ; elle relie et recoud les « morceaux, » parfois de qualité rare, qui ont l’air de n’être que juxtaposés et de venir un peu au hasard de l’improvisation. Si M. Clemenceau est à l’ordinaire confus, embrouillé, presque entortillé quand il s’abandonne à ses aspirations ambitieuses et le plus souvent médiocrement heureuses vers la pensée et la forme philosophiques, il est supérieur, il est un maître dans l’invective. Sur ce terrain, et à cette arme, il a le coup droit, sans riposte, mortel. Alors c’est bien « l’orateur redoutable » dont a parlé M. Thézard, et M. Lintilhac lui-même ne pèse pas lourd en ses terribles mains. On l’a mieux vu encore lorsque, après le rejet de l’article 2 du projet de la commission, — l’autorisation préalable, — et le retrait de l’amendement de M. Alfred Girard, — la déclaration de la part de quiconque veut ouvrir un établissement privé d’enseignement secondaire « qu’il n’a point prononcé de vœux d’obéissance ou de célibat, » — on a abordé l’amendement Delpech, — supprimant, à propos de la même déclaration, les deux mots : « non autorisée, » et par conséquent étendant l’interdiction d’enseigner à toutes les congrégations, qu’elles fussent du reste autorisées ou non.

Comme le gouvernement, par la bouche de M. Combes, se ralliait à cet amendement, — à quoi ne se serait-il pas rallié pour se raccrocher ? — M. Waldeck-Rousseau est sorti de l’impassibilité olympienne qu’il n’avait rompue encore qu’une fois depuis qu’il a quitté le pouvoir. Quel usage faisait-on de la loi de 1901 ? Et que prétendait-on en tirer qu’il n’avait pas voulu y mettre ? Qu’était-ce donc que « cette instabilité d’ordre particulier, celle des solutions proposées ? » Où le gouvernement nous conduisait-il, à la suite, tantôt de M. Girard, et tantôt de M. Delpech, mais toujours à la suite de quelqu’un et à la recherche de quelque chose ? « Ceux qui aiment naturellement à vivre, ne fût-ce qu’un jour, sur les idées qu’ils se sont formées la veille, éprouvent quel que embarras devant le spectacle sans cesse changeant qui leur est offert et les transformations qui ne portent pas sur le décor, mais sur le sujet lui-même. » M. Waldeck-Rousseau, quant à lui, n’avait pas le moindre doute sur l’excellence de son œuvre : il n’avait de regret que parce qu’on la gâtait en la continuant.

Il éprouve le même genre de stupéfaction qu’éprouveraient les grands bourgeois de 1789 si, revenus un instant sur la terre, ils constataient les conclusions que le socialisme entend faire sortir du triple cri qu’ils ont jeté aux hommes : Liberté, Égalité, Fraternité ! Peut-être eût-il mieux fait de mesurer plutôt la portée de son geste. C’est le danger des lois, comme celui des grands mots et des beaux discours, qu’elles contiennent toujours plus qu’on ne pensait y mettre. Eh quoi ! tout cela était-il dans ceci ? Tout cela y était, et, si vous ne vouliez pas qu’on l’en fît sortir, il fallait prendre garde à ne pas l’y mettre.

Voilà ce qu’on eût pu dire à M. Waldeck-Rousseau, et bien d’autres choses encore. On eût pu lui répondre par l’adage : « Patere legem quam ipse fecisti, » si d’autres que lui n’en avaient déjà souffert et n’en devaient souffrir plus que lui-même. Aussi bien M. Waldeck-Rousseau est-il, à ses propres yeux, sans reproche et sans repentir : « Voulez-vous, messieurs, vous poser cette question : quelle serait aujourd’hui l’impression de l’opinion publique si on lui avait dit : « En moins d’un an, nous allons fermer cinq mille écoles, — voulez-vous que ce soit quatre, voulez-vous que ce soit trois, — et disperser tant d’ordres religieux dont la parole retentit dans toutes les chaires catholiques ? Elle eût accueilli ce programme comme un des plus considérables qu’on lui eût proposés et elle eût salué son accomplissement comme un des résultats les plus considérables que l’on pût obtenir. » Il ne se plaint que de l’excès, et l’excès, pour lui, c’est ce qu’il n’eût pas fait, et que ses successeurs ont fait. M. Clemenceau le lui a durement signifié, et sa diatribe pourrait se résumer en cette seule phrase du langage vulgaire : « Vous vous plaignez qu’on ait changé votre enfant en nourrice : vous n’aviez qu’à l’élever vous-même ! » C’est en effet, les choses étant ce qu’elles sont, ce qu’on pouvait répliquer de plus direct et de plus décisif. Le Sénat en a jugé ainsi, et il a donné raison à la logique extrême de M. Clemenceau contre la logique défaillante de M. Waldeck-Rousseau, en adoptant, par 11 voix de majorité, l’amendement de M. Delpech ; de telle sorte que voilà le paradoxe légal où l’on aboutit : sont autorisées (s’il y en a) les congrégations enseignantes, à la condition qu’elles n’enseignent pas. Belle conclusion d’un imbroglio qui nous a montré M. Clemenceau excipant de la liberté pour aggraver la loi de M. Waldeck-Rousseau, et M. Waldeck-Rousseau excipant de sa loi pour tâcher tardivement de restaurer une bribe de liberté !

Mais, pendant ce temps-là, le gouvernement ? Qu’appelle-t-on le gouvernement ? Si c’est le ministère, il jouait à qui perd gagne. M. Chaumié s’ingéniait à faire parler M. Combes, qui, en revanche, s’ingéniait à faire taire M. Chaumié. M. le président du Conseil tournait comme un saint derviche. Entre M. Clemenceau et M. Waldeck-Rousseau, il se faisait tout petit ; il trottinait à pas menus dans l’ombre de sénateurs obscurs dont on ne croyait pas qu’ils pussent même projeter une ombre. Lorsqu’il s’est enfin résolu à porter, dans ce grand débat, la parole du gouvernement, ce qui devrait vouloir dire la parole de la République et de la France, lorsque l’État s’est expliqué par l’organe de celui qui, officiellement, constitutionnellement, est, pour des jours qui ne semblent pas comptés encore, le premier de nos hommes d’État, ç’a été pour bégayer, en un style dont rien ne peut rendre la pauvreté, des raisons dont rien ne peut mesurer l’indigence. Mais à des sectaires, d’avance convaincus, il n’en faut pas davantage pour se convaincre. Et M. Combes a connu une fois de plus les joies du triomphe parlementaire !

Une suprême escarmouche sur les articles 2 et 3 ; quelques amendemens dans les deux sens, dans le sens libéral et dans l’autre, les uns retirés, les autres rejetés, sur les articles 4, 12, 16, 25 ; une disposition additionnelle de M. Maxime Lecomte concernant les petits séminaires ; et le projet de loi du gouvernement, renforcé de l’amendement Delpech, a été voté en première lecture. Il lui manque la consécration de la Chambre, mais il y a malheureusement peu d’espoir qu’elle lui manque longtemps. Quand elle aura passé par toute la filière constitutionnelle, cette loi proclamera devant les nations que, suivant les promesses de M. Chaumié, en France, l’enseignement secondaire est libre, sauf pour les congrégations, comme l’a voulu M. Clemenceau, autorisées ou non autorisées, comme l’a voulu M. Delpech, et comme y a consenti avec empressement M. Combes ; libre, avec ces exceptions, sous toute espèce de réserves et toute espèce de précautions, dont les unes peuvent être acceptées à peu près unanimement, dont les autres ne laissent pas que de paraître à plusieurs abusives. Et telle est la misère des temps que, malgré tout, on doit se féliciter d’avoir échappé à pis. Quel que soit le nombre de citoyens français que la loi sur l’enseignement frappe de déchéance, qu’elle ampute d’une faculté et en qui elle supprime un droit, c’est une douloureuse consolation de songer qu’il s’en est fallu de peu qu’on n’en décapitât, sous cette guillotine sèche, un nombre bien plus grand encore.

Est-ce la fin, au moins ? Qui se risquerait à l’affirmer ? L’infatigable M. Combes, sentant glisser son portefeuille, a annoncé pour un avenir prochain des mesures complémentaires. Alors, comme hier, nous verrons revenir M. Clemenceau, menant le chœur des théoriciens jacobins de la liberté. Vieille histoire, éternelle duperie, illusion et désillusion séculaire. « De ceux qui réclament la liberté, s’écriait une voix, il y a quatre cents ans, la foule ne la veut que pour être tranquille, et le reste ne la veut que pour opprimer autrui. » — « liberté, ajoutait l’autre, il y a cent ans, quand la Terreur, elle aussi, se parait de noms usurpés, que de crimes on commet en ton nom ! »


Dans l’intervalle, la Chambre examinait le budget, sans curiosité fébrile. La discussion générale en ayant été, cette année, aussi écourtée que possible, on s’est quelque peu rattrapé sur les chapitres. De plus en plus l’usage s’établit pour les rapporteurs d’écrire et d’imprimer, sur chaque département ministériel, d’énormes volumes où il est question de tout, et même, accidentellement, du budget. Distribués à la dernière minute, il n’est peut-être pas un spécialiste qui les ait pu lire d’un bout à l’autre ; mais il n’en est pas un qui, en les feuilletant, n’y trouve ici ou là une matière digne d’exercer son éloquence. D’où une suite de séances qui se prolongent durant deux mois, et vont en se doublant, matin et soir. Assurément, la Chambre ne regardera jamais de trop près à l’aménagement et à l’administration des finances publiques : n’y a pas pour elle de besogne plus utile ; consentir les crédits, contrôler les dépenses, c’est la fonction traditionnelle, essentielle, l’histoire permet de dire la fonction naturelle du Parlement. Tout de même, cela n’est plus aussi exact des assemblées non seulement périodiques, mais plus qu’annuelles et presque permanentes, comme sont nos Chambres modernes, que cela l’était pour des assemblées convoquées irrégulièrement, quand il plaisait au prince, et laissées, s’il ne lui plaisait pas, sans convocation pendant cent soixante-quinze ans, comme les anciens États généraux, de 1614 à 1789 ; ni d’assemblées à ce point plénipotentiaires qu’elles en sont omnipotentes, autant que d’assemblées qui n’avaient guère que le droit de doléance et de supplication, qui devaient donc mettre à profit la seule occasion qu’on leur offrit de faire entendre au roi l’opinion du peuple, sur le plus de sujets qu’il se pouvait faire, au sujet des aides et subsides. Et tout de même, aujourd’hui que les Chambres siègent bon an mal an sept ou huit mois, il serait d’une bonne méthode de ne pas tout mêler au budget, et de ne pas attendre le budget pour tout expédier en un coup.

Ainsi des Affaires étrangères. La discussion, qui, au surplus, en a été nourrie et brillante, a pris, comme on l’a dit assez justement, on ne sait quelle allure de ce qu’au théâtre on appelle « une revue de fin d’année. » Nous avons vu défiler en ordre varié, au gré des divers orateurs, l’Angleterre, l’Italie, la Russie, le Maroc, la Macédoine, le Siam, la Chine et le Japon ; et l’abondance des points de vue a servi sans doute leur érudition, mais nui peut-être à la précision, et, en tout cas, à la concision. A voir tant de choses ensemble, on voit vite, et il serait excessif de dire qu’on ne voit point, mais on ne voit pas tout, sans compter que, ce que l’on voit, il n’est pas certain qu’on le voie bien. Quoi qu’il en soit, M. Paul Deschanel, M. le comte Boni de Castellane, M. Jaurès, M. Etienne, et, pour les suivre, M. le ministre des Affaires étrangères, et le rapporteur, M. de Pressensé, ont fait dans cet immense domaine des excursions intéressantes. La Chambre s’y est laissé conduire par eux, avec une sagesse qui ne se serait pas démentie, s’il n’avait pris fantaisie à quelques « pacifiques, » groupés habituellement sous la houlette de M. d’Estournelles, de tant parler d’arbitrage, de limitation des armemens, voire de désarmement proportionnel. Une motion de M. Gustave-Adolphe Hubbard, dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle était intempestive, ou plutôt qu’en aucun temps, depuis les événemens de 1870-1871, elle n’eût été et ne saurait être à sa place dans une Chambre française, tant que, d’une façon ou de l’autre, certaines réparations n’auront pas été faites et certaines garanties n’auront pas été données ; une phrase inconsidérée de M. de Pressensé ; d’une travée à l’autre, des mots vifs se croisant ont mis le feu aux poudres. M. Georges Leygues a crié de la tribune une protestation enflammée ; M. Jaurès a riposté, on peut s’en fier à lui, avec non moins de flamme ; puis de nouveau M. Leygues, et M. Delcassé, dont l’émotion a réuni les trois quarts de la Chambre en un mouvement qui n’a pas été sans grandeur.

C’est un radical, M. Gerville-Réache, qui a présenté l’ordre du jour : « La Chambre, confiante dans les déclarations du gouvernement, etc. » C’est-à-dire : « la Chambre, confiante que le gouvernement ne prendra pas l’initiative d’une entente en vue d’une limitation des armemens... » Le texte en a été adopté par plus de 450 voix. Il est resté, autour de M. Jaurès et de M. de Pressensé, M. Gustave-Adolphe Hubbard et une soixantaine de fidèles. La morale de cet incident, puisqu’il y a en tout une morale, c’est que, si la majorité n’a point connu de mesure à ses abdications, en politique intérieure, toutes les fois que M. Jaurès lui a fait le signe du commandement, en politique extérieure, elle n’est pas mûre encore pour être pliée par qui que ce soit au joug internationaliste. C’est que la dignité, la fierté nationales sont encore les plus fortes, et qu’il suffit de les éveiller pour que tout se réveille. Si seulement, en ces jours où il est tant de mode de parler d’unité morale, on ne nous armait pas les uns contre les autres ! Ce serait le premier, le meilleur, le plus urgent des désarmemens. Il n’y a pas de paix plus nécessaire, il n’y en aurait pas de plus féconde que cette paix française, dans la paix des consciences...

Le budget a repris ensuite à la Chambre son cours monotone. On a, électoralement, pensé aux facteurs ; on pense, électoralement, aux instituteurs. Mais cinq minutes, l’autre soir, le spectateur candide a pu se demander si l’arbitrage du président allait être respecté, et si les intentions idylliques de M. Gustave-Adolphe Hubbard n’auraient pas pour effet de déchaîner une bataille. Ainsi en serait-il peut-être sur le vaste théâtre du monde. L’humanité n’est pas née pour l’idylle, dans les longs siècles qu’elle a déjà vécus, et, de longs siècles encore, probablement, elle n’en goûtera pas sans trouble les douceurs.


CHARLES BENOIST.


Le Directeur-Gérant,

F. BRUNETIERE.