Chronique de la quinzaine - 30 septembre 1871

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Chronique n° 947
30 septembre 1871


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 septembre 1871.

Aurons-nous bientôt la sérieuse et patriotique satisfaction de voir l’occupation étrangère céder encore un peu de terrain, et, après avoir quitté les départemens de la région parisienne, se retirer par un nouveau reflux de quelques autres de nos départemens envahis ? Faudra-t-il au contraire attendre pour la délivrance de quelques-unes de nos provinces qui restent le gage des Allemands, faudra-t-il attendre le mois de mai prochain, la date implacable du paiement du quatrième demi-milliard ? C’est là justement la question qui s’est élevée l’autre jour presque à l’improviste, au moment où l’assemblée, lasse de sept mois de travaux, de luttes et d’émotions, était déjà impatiente d’aller goûter le repos que M. le président de la république la pressait généreusement de se donner. À la dernière heure, lorsqu’on aspirait déjà l’air des champs, le gouvernement est venu demander à l’assemblée une sorte de bill de confiance, l’autorisation de conclure et d’exécuter un arrangement diplomatique dont l’effet devait être de devancer de six mois la libération de six de nos départemens, l’Aube, l’Aisne, la Haute-Saône, la Côte-d’Or, le Doubs, le Jura, et de réduire dès ce moment à 50,000 hommes les forces allemandes dans la dernière partie de notre territoire soumise à l’occupation étrangère. Assurément c’était la plus agréable nouvelle dont le gouvernement pût se faire le messager auprès de la représentation nationale, et au premier aspect c’était là une de ces questions qui ne peuvent provoquer les dissentimens. Cette libération anticipée est un allégement sensible et un avantage pour la France entière aussi bien que pour les populations plus directement intéressées à retrouver la plénitude de leur indépendance. N’y eût-il pas un avantage matériel, il y a encore un avantage moral, national, qui domine tout. Comment se fait-il cependant qu’une affaire en apparence si simple ait soulevé des contradictions si vives, ait presque troublé l’entrée en vacances de l’assemblée au point de nécessiter l’intervention de M. Thiers lui-même pour assurer le succès d’une combinaison où plus de 2 millions de nos compatriotes trouvent leur liberté ? Comment se fait-il qu’on se soit cru tout au moins obligé de jeter dans une négociation patiemment et laborieusement préparée des conditions nouvelles qui ont eu pour conséquence de la suspendre ou de la ralentir un instant ? Ah ! c’est qu’on a beau dire, les intérêts n’abdiquent pas si aisément, fût-ce devant des considérations supérieures de patriotisme, c’est qu’il n’est pas toujours facile à une assemblée d’embrasser tous les aspects d’une situation, d’entrer dans tous les détails, dans toutes les complexités d’une œuvre diplomatique, — c’est qu’on oublie trop souvent en vérité que, lorsqu’on négocie, on ne négocie pas habituellement tout seul, on n’impose pas toujours sa volonté même pour conserver ou pour reconquérir le premier des biens, l’inviolabilité de son territoire.

Il faut voir les choses telles qu’elles sont. Depuis que le fatal traité de Francfort a mis le sceau aux conditions de la paix entre la France et l’Allemagne, de cette paix douloureuse et amère à laquelle rien ne peut se comparer depuis cinq siècles, il y avait deux politiques à suivre. On pouvait s’en tenir strictement à ce qu’on avait été forcé d’accepter, exécuter les conditions dans toute leur rigueur, sans rien demander, sans entrer dans aucune espèce de négociation nouvelle, fût-ce pour arriver à quelque allégement possible. C’eût été sans doute, si l’on veut, un acte de fierté nationale dans l’effroyable infortune qui nous a frappés, et c’eût été même peut-être plus facile pour ceux qui ont la direction de nos affaires. Par malheur, ce n’est ni le gouvernement ni même la nation entière qui auraient payé les frais de cette fierté. Les premières victimes eussent été ces populations qui, plus que toutes les autres, ont connu les misères, les angoisses de l’invasion, qui auraient continué à porter jusqu’au bout l’accablant fardeau que les hasards de la guerre et de leur situation ont fait peser sur elles. Il y avait une autre politique, qui consistait tout simplement à tirer parti des circonstances, à négocier au besoin, pour adoucir la dureté des conditions primitives, pour hâter autant que possible la libération des contrées envahies et laissées à la merci de l’occupation étrangère.

Le traité de Francfort fixait les dates extrêmes des paiemens de l’indemnité qui nous a été imposée, et de la retraite progressive des forces allemandes ; mais on pouvait peut-être devancer ces dates, gagner au moins quelques mois. C’est ce que le gouvernement s’est appliqué à faire en se servant des moyens financiers que l’emprunt de cet été a mis à sa disposition. C’est ainsi qu’il est arrivé d’abord à délivrer les départemens les plus voisins de Paris et nos forts eux-mêmes d’une occupation qui ne devait cesser qu’à la fin de l’année. C’est ainsi que, poursuivant cette œuvre, il en est venu bientôt à terminer avec un représentant de l’Allemagne envoyé à Versailles, M. le comte d’Arnim, cette négociation, dont le résultat a été porté l’autre jour à l’assemblée sous la forme de préliminaires convenus d’avance. Naturellement on ne pouvait espérer que l’Allemagne se prêtât à ces combinaisons sans y trouver un avantage. M. de Bismarck est un grand Prussien qui sait calculer ce que peut rapporter une victoire, et qui ne fait rien pour rien. Il a fallu payer pour avoir ce qu’on voulait, voilà toute la question. Seulement cette fois c’est à des provinces hier encore françaises, c’est à l’Alsace et à la Lorraine que devaient profiter les concessions réclamées par l’Allemagne. En un mot, toute l’économie du projet récemment présenté à l’assemblée consiste en ceci : d’un côté, les marchandises de l’Alsace entreront par notre frontière franches de tout droit jusqu’au 31 décembre 1871, avec un quart de droit, jusqu’au 1er juillet de l’année prochaine, avec un demi-droit jusqu’à la fin de 1872, et d’un autre côté, en échange de ces concessions commerciales, moyennant aussi une anticipation de paiement du quatrième demi-milliard en papier accepté par les principales maisons de l’Europe, nous retrouvons six de nos départemens du nord et de l’est, qui n’auraient été libres qu’au mois de mai. Le gouvernement n’a point reculé devant la responsabilité de cette négociation ; il a fait en définitive tout ce qu’on pouvait faire, et c’est bien quelque chose que, des trente-six départemens où les armées allemandes campaient il y a six mois, il n’y en ait plus bientôt que six qui restent soumis à l’occupation étrangère, qui ne retrouveront malheureusement leur liberté que lorsque nous serons en mesure de payer les trois derniers milliards de la colossale indemnité prélevée sur la fortune de la France.

Rien n’est assurément plus facile et plus commode que de critiquer ces opérations, aussi complexes que laborieuses, par lesquelles un gouvernement est réduit à disputer pied à pied les fragmens de territoire que la plus funeste guerre a livrés à un implacable ennemi. C’est fort aisé de dire qu’il eût été possible de faire mieux, que l’Allemagne, menacée dans son marché industriel par l’invasion des produits de l’Alsace et intéressée à détourner ce courant vers la France, aurait dû nous accorder davantage, que l’industrie française va souffrir de la concurrence alsacienne, de la facilité que trouvera la production allemande ou suisse à se glisser par cette issue, — qu’on aurait pu, dans tous les cas, arriver au même but, l’évacuation du territoire, avec mains d’inconvéniens, sans se compromettre par des concessions commerciales, en faisant dès aujourd’hui l’avance du quatrième demi-milliard. Tout cela a été dit et tout cela a été victorieusement réfuté par M. Thiers avec cette expérience des affaires qui est sa grande supériorité, avec cette netteté d’éloquence qui éclaire les questions les plus difficiles, qui sait dissiper toutes les fantasmagories en ramenant les choses à la vérité simple et pratique.

Au fond, de quoi se plaint-on ? Il aurait mieux valu tout obtenir et ne rien accorder, c’est évident. Il eût bien mieux valu aussi que la guerre ne nous enlevât pas des provinces et ne nous laissât pas accablés sous le poids d’une indemnité de 5 milliards, — que nous n’eussions pas une partie de notre territoire occupée, c’est encore d’une cruelle évidence. Malheureusement nous n’en sommes pas là, les destins se sont accomplis contre nous. Or, cette situation étant donnée, que pouvait-on faire de mieux ? En quoi l’industrie française peut-elle souffrir de cette concurrence alsacienne, avec laquelle elle a vécu jusqu’ici sans se plaindre, sans même songer qu’il pût en être autrement, — de cette concurrence qu’on serait trop heureux d’accepter dans toute sa plénitude on retrouvant ces infortunées provinces cédées, violemment détachées du sein maternel ? Quel dommage sérieux peut causer une franchise de droits qui n’est d’ailleurs que trop temporaire, qui doit aller en diminuant pour s’éteindre tout à fait à la fin de 1872 ? L’intérêt particulier parle ici trop haut évidemment. Certes ce n’est pas M. Thiers qui peut être soupçonné de laisser l’industrie française désarmée de toute garantie, il est protectioniste et il s’en vante, selon son expression ; mais ce qu’il a vu, et c’est en cela qu’il s’est montré homme d’état et patriote, ce qu’il a vu avant tout et par-dessus tout, c’est l’intérêt supérieur de la délivrance du territoire devant lequel devaient s’incliner des intérêts subalternes qu’il a rudement appelés des « intérêts misérables. » Il ne suffit pas de dire qu’on aurait pu éviter une transaction commerciale plus profitable à l’Allemagne qu’à la France en payant dès aujourd’hui le quatrième demi-milliard. Oui, sans doute, à la rigueur, on aurait pu le payer, ce quatrième demi-milliard ; mais à quel prix ? Au prix d’une perturbation profonde dans les opérations de crédit et d’une crise monétaire qui aura bien assez d’occasions de se produire sans qu’on la précipite imprudemment, qu’on doit au contraire s’efforcer d’adoucir autant qu’on le pourra. Pense-t-on que, lorsqu’on vient de payer presque en quelques jours 1,500 millions, ce soit une chose si facile de trouver encore subitement 500 millions de plus à diriger sur l’Allemagne ? Rien n’est plus compliqué et plus délicat que toutes ces opérations, d’où dépend le crédit d’un pays qui a tant besoin du crédit, qui a tant besoin de mettre sa probité et sa richesse à l’abri de toutes les aventures.

Ce qu’il y a de vrai, c’est que peut-être à la faveur des concessions si naturelles faites à l’Alsace, la production allemande pouvait envahir notre marché, c’est qu’on n’avait peut-être pas assez nettement défini les conditions de réciprocité pour l’entrée des marchandises françaises, et le projet de convention que le gouvernement est autorisé à ratifier a été modifié dans ce sens. Le vote de l’assemblée stipulant ces modifications utiles ne peut certainement qu’être une force pour M. Thiers auprès du cabinet de Berlin. En cela même cependant il ne faut pas croire qu’il soit sans inconvénient de changer de sa propre autorité les termes d’une négociation diplomatique. On le voit par ce qui arrive depuis quelques jours : tout a semblé un instant être remis en question. Aux conditions réclamées à Versailles, M. de Bismarck de son côté oppose des conditions nouvelles. L’assemblée française a parlé ; le chancelier prussien, lui aussi, met son parlement en avant, comme s’il avait la crainte de son parlement ! Il a fallu se remettre à négocier, à discuter, à chercher des combinaisons, à échanger projets ou contre-projets de Versailles à Berlin ou à Varzin, et en fin de compte ceux qui souffrent toujours de ces lenteurs, sans doute inévitables, ce sont ces départemens de l’Aisne, de l’Aube, du Jura, de la Côte-d’Or, qui ont pu croire un moment qu’ils allaient respirer, qu’ils touchaient à la délivrance, et qui restent dans l’attente du dénoûment d’une négociation un instant ralentie. Quelques jours de plus ne sont rien sans doute pour ceux qui ne supportent pas l’occupation étrangère, ils sont beaucoup pour ceux qui, réduits aujourd’hui à en dévorer les amertumes, songent qu’ils pourraient en être exempts, et c’est là une preuve nouvelle de toutes les difficultés, de toutes les anxiétés à travers lesquelles peut se poursuivre cette œuvre patriotique de l’affranchissement du territoire qui s’impose à l’assemblée et au gouvernement, devant laquelle doivent s’effacer tous les intérêts aussi bien que toutes les préoccupations secondaires. L’assemblée elle-même, comme tout le monde, est touchée de la nécessité de cette œuvre, nous le savons bien ; M. Thiers, pour ce qui le regarde, y porte une passion véritable, la passion d’un homme qui sent profondément les malheurs de son pays, qui les avait prévus dans un temps où on n’a pas voulu l’écouter, et qui avec sa clairvoyance ne peut se méprendre sur les conditions essentielles de cette reconstitution nationale dont la délivrance du territoire est le premier signe, la manifestation la plus sensible.

Cette œuvre de patriotisme qui touche à tous les ressorts de la puissance française, au travail, au crédit, aux finances, à l’administration intérieure, à la réorganisation militaire, à l’enseignement, cette œuvre, à vrai dire, c’est celle que l’assemblée trouvait devant elle dès la première heure où elle se réunissait au mois de février, et c’est encore celle qu’elle a laissée interrompue, il y a quelques jours, en se dispersant pour quelques semaines, jusqu’au 4 décembre. Ce n’est point assurément que cette longue session ait été stérile, et qu’on ait perdu le temps durant ces terribles mois qui viennent de s’écouler. Jamais assemblée ne s’est trouvée tout à coup jetée en face de circonstances plus extraordinaires, plus menaçantes pour l’existence même d’une nation, et quand il n’y aurait que cette trêve dont on jouit aujourd’hui après une guerre étrangère qui n’a pu être terminée que par une paix cruelle, après une guerre civile dont on n’a pu avoir raison que par une campagne de deux mois, par un second siège de Paris, quand il n’y aurait que cette trêve où le pays se repose assez tranquillement, ce serait la preuve que les affaires de la France ne sont pas tombées entre des mains indignes, qu’il y a eu de la prudence et du patriotisme dans notre politique.

Oui, cette assemblée a été manifestement animée d’un véritable zèle de bien public. Elle n’a été ni faible devant l’anarchie, ni violente et usurpatrice dans son omnipotence, elle s’est montrée, somme toute, sensée et modérée. Si elle a eu quelquefois des velléités qui pouvaient ramener les orages, elle s’est toujours arrêtée à temps. Si elle n’a pas eu un puissant esprit d’initiative, ce qu’on pourrait appeler le souffle créateur, elle a du moins laissé une suffisante latitude au gouvernement qu’elle a chargé d’agir pour elle et en son nom. L’assemblée actuelle a surtout le goût, l’instinct de l’honnêteté, et rien ne le prouve mieux que ces rapports successifs des commissions parlementaires qui sont une sorte de liquidation morale de cette triste année de guerre, qui mettent inexorablement à nu tous ces scandales administratifs de Paris ou de Bordeaux, de l’empire ou de la république, — ces marchés, ces achats d’armes où figurent « des députés au corps législatif, des avocats, des journalistes, une femme, des aventuriers de tout ordre et de tous pays, » tout ce qu’on peut imaginer, excepté des fabricans d’armes. Enfin, nous en convenons, l’assemblée s’est employée de son mieux dans cette première session à remettre quelque peu le navire à flot, et, quand elle a eu le temps, elle a même fait des lois libérales, notamment cette loi sur les conseils-généraux qui va être appliquée dans quelques jours. Encore une fois, les sept mois qui viennent de s’écouler n’ont donc pas été perdus, et l’assemblée a bien gagné le repos qu’elle prend. Il n’est pas moins vrai que pendant ces sept mois on a été surtout occupé de vivre, et c’était bien quelque chose. Après cela, il faut l’avouer sans illusion, nous sommes tout au plus au commencement de ce qui reste à faire ; on a touché à peine aux choses essentielles.

Où en est la reconstitution de nos forces nationales ? Le gouvernement a sans doute refait une armée pour les nécessités les plus immédiates, il est allé au plus pressé, et c’était d’autant plus urgent que la dissolution des gardes nationales est désormais un fait accompli ; mais cette armée nouvelle, sur quelles bases se réorganisera-t-elle définitivement ? Quel sera le principe de nos institutions militaires ? Dans quelle mesure et sous quelle forme le service obligatoire sera-t-il appliqué ? S’il y a quelque désaccord entre l’assemblée et le gouvernement, il faut arriver à s’entendre, on ne peut plus évidemment rester dans l’incertitude, et la réorganisation définitive de nos forces militaires offrira peut-être le moyen de régler toutes ces délicates questions de grades et de situations personnelles qui entretiennent des divisions dans l’armée. Où en est, d’un autre côté, la réforme de l’enseignement ? M. Jules Simon en est toujours, dit-on, à méditer une loi, sa grande loi, qu’il présentera sans doute à la session prochaine ; mais en attendant que M. Jules Simon ait eu le temps de proposer sa loi, qui ne sera peut-être jamais la loi de l’assemblée, que de choses seraient possibles et ne se font pas ! Où est la marque d’une initiative résolue et persévérante ? Est-ce qu’on a besoin d’une loi pour susciter dans le corps enseignant un esprit nouveau, pour donner une impulsion nouvelle aux études, pour remettre la discipline en honneur dans les écoles ? L’assemblée, qui n’a pas précisément le goût le plus prononcé pour M. Jules Simon, sous prétexte qu’il est un homme du 4 septembre, aurait été beaucoup mieux inspirée en laissant de côté l’origine du ministre de l’instruction publique pour s’occuper de ce qu’il fait, ou plutôt de ce qu’il ne fait pas. Enfin, dans les finances, on a subvenu au nécessaire, on a contracté un emprunt qui a eu un grand succès, on a volé quelques-uns des impôts nouveaux proposés par le gouvernement, et tout récemment, à la dernière heure de la session, l’assemblée a quelque peu bâclé au pas de course le budget rectificatif de 1871 ; mais au bout du compte les questions les plus sérieuses n’ont point été abordées. La situation financière reste ce qu’elle était, avec ses difficultés et ses charges accablantes ; elle est résumée en traits saisissans dans ces deux rapports de M. Casimir Perier et de M. de La Bouillerie, que les membres de l’assemblée peuvent emporter avec eux pour les méditer pendant leurs vacances, qui devraient être répandus partout pour mettre sous les yeux du pays le bilan de cette fatale guerre, dénoûment d’une politique désastreuse.

Il y a dans notre ingénieuse et malheureuse patrie un mot pour chaque situation. On disait autrefois que la France était assez riche pour payer sa gloire, on dit aujourd’hui qu’elle est assez riche pour payer ses revers, et à coup sûr elle doit être terriblement riche pour pouvoir faire face à la liquidation qu’elle a devant elle. Le fait est qu’il n’y a pas en Europe beaucoup de peuples qui pourraient se donner le luxe de payer à ce prix-là leurs revers ou leur gloire. Rien n’est plus éloquent que les chiffres. Toute notre histoire est dans les deux budgets qui correspondent aux deux phases de la guerre. En 1870, les recettes, qui, selon les prévisions, devaient être de 1 milliard 815 millions, tombent à 1 milliard 530 millions, tandis que les dépenses, fixées à 1 milliard 812 millions, montent subitement à 3 milliards 375 millions. En 1871, les dépenses, après toutes les rectifications possibles, sont montées d’une prévision de 1 milliard 852 millions à 3 milliards 197 millions ; les recettes, qui devaient être de 1 milliard 881 millions, sont tombées beaucoup plus bas. On voit d’un coup d’œil l’effroyable écart de ces chiffres, et dans ces évaluations, bien entendu, ne sont pas compris les premiers termes de l’indemnité due à l’Allemagne. Comment a-t-on comblé ce gouffre toujours dévorant ? comment a-t-on suffi à ces charges nouvelles ? Il n’y a nécessairement qu’un moyen, l’appel aux ressources extraordinaires, l’emprunt sous toutes les formes et à toutes les heures de cette néfaste année, emprunt de 1 milliard en 1870 au commencement de la guerre, emprunt de 250 millions contracté à Londres par la délégation de Tours, avances de la Banque de France s’élevant à plus de 1 milliard 300 millions, emprunt récent de 2 milliards 225 millions, et c’est ainsi qu’on est arrivé à couvrir les déficits, à remettre un certain équilibre dans les budgets des deux années, en même temps qu’on se donnait les moyens de payer les deux premiers milliards de l’indemnité allemande. Ceci est pour le passé, mais l’avenir ! Il reste toujours trois milliards à trouver pour les donner à l’Allemagne avant le 1er mai 1874, il reste l’indemnité promise aux départemens envahis, il reste bien d’autres choses encore. De toute façon, après avoir bien calculé, bien supputé, bien additionné, on sera bien heureux, si le prix de la guerre de 1870 ne dépasse pas 9 milliards, et pour faire face à nos charges nouvelles nous avons à trouver 600 millions, peut-être plus, de ressources permanentes. Le gouvernement, on le sait, avait proposé un certain nombre d’impôts nouveaux, la commission du budget a ratifié quelques-unes de ces propositions, et par le fait l’assemblée a voté 360 millions de contributions nouvelles. Pour le reste, le gouvernement maintient encore, à ce qu’il semble, son projet d’une taxe de 20 pour 100 sur l’entrée des matières premières, la commission de l’assemblée au contraire repousse ce projet, et propose à la place d’autres taxes de diverse nature, parmi lesquelles il y a un impôt, non pas sur le revenu, mais « les revenus. » On s’est arrêté là, on n’a rien voté encore de cette dernière partie des propositions financières.

En réalité, quand on y regarde de près, il est impossible de ne pas voir à quel point ces budgets que nous sommes condamnés à préparer désormais vont être surchargés par cette aggravation soudaine de la dette. On y pourvoit par les impôts nouveaux, il le faut bien ; le fardeau n’est pas moins accablant, et sans jeter un regard indiscret sur l’avenir on peut se demander si un budget ainsi alourdi, traînant en quelque sorte à sa suite ce boulet, ce chiffre démesuré de près de 800 millions d’intérêts, n’est pas de nature à désarmer d’avance la politique de notre pays en face d’événemens imprévus. Or dans cette situation ne vaudrait-il pas mieux chercher quelque autre combinaison ? Pourquoi ne s’occuperait-on pas d’abord d’établir un budget ordinaire simple, aisé, dégagé du fardeau des dépenses récentes ? D’un autre côté, on ferait la liquidation de nos dernières catastrophes, on préparerait un budget spécial de la guerre, et on demanderait résolument à la France de s’acquitter dans un certain nombre d’années par une contribution unique. L’état fixerait la part de chaque département dans la proportion de sa richesse et de sa population, les départemens à leur tour fixeraient la part proportionnelle des arrondissemens ou des communes d’après des règles déterminées. Sans doute cette forme d’une contribution unique et spéciale est en apparence plus dure. En général les meilleurs impôts sont ceux qu’on sent le moins, ceux qu’on paie en détail, presque sans s’en apercevoir, et M. Thiers avec sa grande expérience a pu dire dans son dernier message à l’assemblée : « C’est une vérité usuelle que le poids indéfiniment divisé devient presque insensible pour ceux qui le supportent. » Oui, rien n’est plus vrai dans des circonstances ordinaires ; mais ici tout est extraordinaire.

Où donc est la nécessité que la France ne sente pas le poids des charges que les événemens lui infligent ? Il n’est peut-être pas mauvais au contraire qu’elle fasse cet apprentissage de la responsabilité. Et puis, quand on dit que les Français songeront moins à se plaindre d’un impôt divisé à l’infini, est-ce bien certain ? Il est fort à craindre qu’on ne se plaigne toujours, et on ne se plaindrait peut-être pas beaucoup plus en ayant à payer une contribution un peu dure, un peu lourde, mais temporaire, qu’en rencontrant l’impôt à chaque pas et sous toutes les formes, sous la forme d’une allumette ou de la feuille de papier timbré exigée plus que jamais pour la plus simple pétition. Il faut payer, voilà qui est sûr, voilà ce qu’il faut que tout le monde sache, la difficulté est de savoir quel est le meilleur système, de payer d’un coup, au risque de sentir momentanément le sacrifice, ou de payer en détail au risque de rester indéfiniment sous le poids de charges minutieusement absorbantes. Toujours est-il que la question mérite au moins d’être examinée, que la situation financière, toute garantie qu’elle soit par la probité et par les ressources naturelles de la France, est loin d’être éclaircie, et que l’assemblée s’est séparée récemment sans avoir abordé l’ensemble de ces problèmes, dont la solution dépend après tout de ce qu’on fera d’abord pour assurer la paix publique, pour rendre l’activité au travail, la vie à tous les intérêts, la confiance aux esprits.

Et maintenant d’ici au 4 décembre l’assemblée a pris congé des affaires, elle n’a plus à s’occuper de toutes ces questions qu’elle a laissées derrière elle en partant, et qu’elle retrouvera plus pressantes que jamais à son retour. Pour le moment, le silence est à Versailles, où le gouvernement s’occupe seul de suivre la marche des choses ; la politique n’est plus dans les discussions parlementaires, dans ces conflits qui éclataient par intervalles et qui ne laissaient pas quelquefois d’être inquiétans, la politique est un peu partout aujourd’hui. Elle est dans les élections départementales qui se préparent, dans les perplexités de l’opinion, dans le travail des esprits interrogeant l’avenir, dans toutes ces rumeurs qui profitent du silence des débats législatifs pour se répandre et réveiller les curiosités fatiguées. Oui, c’est là particulièrement un fait tout actuel, les élections se préparent pour les conseils-généraux, les candidatures sont en mouvement dans chaque canton de France, et ces élections, qui ont toujours de l’intérêt pour le pays, ne laissent pas d’avoir aujourd’hui une importance plus marquée. D’abord c’est la première fois que la loi récemment votée par l’assemblée nationale va recevoir son application, et cette loi, on le sait, donne aux conseils des départemens des prérogatives nouvelles, des attributions plus étendues, elle crée surtout une commission départementale presque permanente placée à côté du préfet et contenant ou contrôlant son pouvoir. C’est toute une expérience qui va se faire. En outre ces conseils-généraux, qui sortiront du scrutin du 8 octobre, vont trouver devant eux une besogne à peu près semblable à celle que l’assemblée nationale est obligée d’accomplir pour l’état ; ils auront à faire dans chaque département une véritable liquidation des dépenses et des désordres d’une année d’agitation.

Ce qu’il y aurait de mieux assurément, ce serait que dans les provinces on se pénétrât des nécessités de cette situation, et qu’on choisît surtout des hommes assez familiers avec tous les intérêts du département pour les représenter avec autorité, assez intelligens et assez prudens pour exercer ce gouvernement local sans essayer toujours d’en sortir. Malheureusement en France la politique se glisse partout, et finit par altérer toutes les institutions. On a un conseiller-général à nommer, et on s’occupe d’abord de savoir si ce conseiller-général est républicain ou monarchiste. Est-ce que tout récemment un conseil municipal du midi ne se mettait pas en guerre avec son préfet parce qu’il voulait avoir un instituteur républicain ? Il faut absolument, à ce qu’il paraît, qu’un instituteur soit républicain, mette chaque matin sa cocarde, pour apprendre à lire et à écrire à des enfans ! Voilà où l’on en vient. Il en résulte que tout dans notre pays suit les variations et le sort de la politique, que rien n’a le temps de prendre racine, que la France est tour à tour impérialiste, monarchiste ou républicaine, et qu’elle n’a pas de ces institutions essentielles, permanentes, indépendantes, qui sont les organes vitaux d’une nation. On ne voit pas que si on laissait la politique là où elle doit rester, pour s’occuper un peu plus de développer ces institutions premières, ces organes essentiels de la vie, on aurait la république la plus vraie, puisque ce serait le pays se possédant lui-même, ayant sa magistrature, son enseignement, ses conseils, ses administrations locales, qui resteraient à l’abri des coups de vent des révolutions, qui opposeraient en certains momens un insurmontable obstacle à toutes les dictatures. Dans ces élections qui se préparent, c’est en réalité le problème qui se débat ; il s’agit de savoir si la politique, qui n’est plus pour quelque temps dans l’assemblée de Versailles, va se réfugier dans les conseils-généraux avec ses agitations et ses contradictions.

Ces agitations intimes et profondes sont malheureusement inévitables sans doute dans un pays si souvent remué et démoralisé par les révolutions. Est-ce à dire cependant qu’il y ait quelque chose de sérieux dans tous ces bruits de complots bonapartistes qui pendant ces jours de vacances ont pris la place des bruits parlementaires ? Non, tout cela n’est point évidemment bien sérieux. Qu’il y ait quelque part des souvenirs, des regrets ou des espérances, que d’anciens serviteurs de l’empire reparaissent sur la scène, que des séides rêvent une restauration napoléonienne, qu’on crée des journaux pour persuader à la France que le vaincu de Sedan est un héros de vertu patriotique et d’abnégation, le danger n’est point là, ce n’est pas ce qui nous vaudra de quelques jours un retour de l’île d’Elbe. Quant à nous, ce qui nous préoccuperait en tout cela, ce n’est pas ce qu’on peut penser à Chislehurst, ce qu’on peut dire dans quelques conciliabules ou dans quelques journaux ; ce qui nous préoccuperait, c’est ce qui se passe dans le pays ou du moins dans certaines parties du pays qui ont connu moins que bien d’autres les rigueurs de la dernière invasion. La pire des politiques est de ne voir que ce que l’on désire et de fermer les yeux sur les choses les plus réelles. Il faut bien se souvenir que le suffrage universel existe en France, que 10 millions d’hommes ont tout au moins à un jour donné le poids de leur vote dans la vie publique, que dans cette masse obscure et compacte des campagnes se remuent des sentimens indistincts dont on ne se rend pas toujours compte. Or pour qui veut se garder de toute illusion, il est bien certain que les populations des campagnes, si on n’y prend garde, pourront se laisser atteindre par de singulières excitations. Depuis un an, elles ont vu passer tant de choses, elles ont été soumises à de telles épreuves et à de tels régimes qu’elles finissent par ne plus trop se reconnaître. Au milieu de la confusion, elles s’arrêtent indécises pour se demander ce qu’elles doivent croire, de quel côté elles doivent se tourner, et, comme elles ne raisonnent pas toujours, elles sont exposées à tomber dans le piège de leur naïveté, à se donner l’air de revenir vers ceux qui ont exploité et perdu le pays, quand au fond elles ne sont que fatiguées et incertaines. Ce qu’on appelle l’impérialisme des campagnes, c’est tout simplement cette lassitude qui suit les grands désastres et qui devient si aisément de la réaction. Voilà tout le secret, et ce qui peut faire l’illusion des revenans du bonapartisme. Ce n’est point un danger, les gouvernemens tombés si bas ne se relèvent pus pour un mouvement d’indécision dans les masses, c’est un symptôme à surveiller et à ne point négliger, ne fût-ce que pour détourner les esprits simples de cette méprise qui les conduirait à prendre pour un régime protecteur la tranquillité trompeuse qu’on leur faisait. Le meilleur remède, c’est de donner aux masses la sécurité dont elles ont besoin, l’ordre auquel elles aspirent sans cesse, un gouvernement, car c’est là sur tout ce qu’elles demandent. Et quand nous parlons d’un gouvernement, il ne s’agit pas, bien entendu, de renouveler les procédés de l’empire, il s’agit de l’action toujours présente et vigilante d’un gouvernement attentif à éclairer, à diriger les esprits bien plus qu’à les contraindre. Par malheur, en France on revient le plus facilement du monde aux vieilles routines, même quand ceux qui ont la direction des affaires ne le voudraient pas. Les administrateurs envoyés en province s’accoutument très vite à ne rien faire, les populations s’aperçoivent encore plus vite qu’on ne fait rien pour elles, et c’est là le danger ; c’est sur ce point de l’hygiène morale et politique des masses rurales que le gouvernement de Versailles et l’assemblée devraient avoir toujours les regards fixés. Il n’y a point de milieu, ou il faut conduire les masses, ou elles se laisseront conduire par d’autres, et alors ce n’est peut-être pas un gouvernement libéral qui en profiterait. Il y a des événemens d’un ordre universel qui touchent à tous les intérêts de l’industrie et du commerce aussi bien que de la politique dans le monde. L’inauguration toute récente du tunnel du Mont-Cenis a certainement ce caractère. C’était une des grandes pensées de Cavour, et comme une partie de cette politique qui devait conduire à l’indépendance italienne. Cette colossale percée des Alpes s’est poursuivie depuis douze ans à travers tous les événemens, elle s’est achevée au bruit de la dernière guerre. L’inauguration qui a eu lieu l’autre jour était une fête pour les deux peuples entre lesquels cette grande voie est un nouveau lien. Quand la politique bien entendue, les traditions, les intérêts rapprochent presque forcément deux nations, comment des passions de parti arriveraient-elles à les diviser ? C’est au fond l’idée qui a été exprimée par les ministres du roi Victor-Emmanuel pour l’Italie, et pour la France par M. le ministre des affaires étrangères, par le ministre du commerce, M. Victor Lefranc. M. de Rémusat a surtout été heureux dans quelques paroles prononcées à Turin, et par le fait cet événement, en apparence industriel, a eu un résultat politique : celui de dissiper tous les ombrages en rendant la France et l’Italie au sentiment des relations d’amitié qu’elles se doivent de garder entre elles.

CH. DE MAZADE.


CORRESPONDANCE

À M. LE DIRECTEUR DE LA REVUE DES DEUX MONDES.
Bâle, 28 septembre.
Monsieur,

C’en est donc fait, le Mont-Cenis a été officiellement supprimé ; désormais on ne passera plus dessus, on passera dessous en trente ou quarante minutes. Cette nouvelle conquête de l’industrie, de la patience et du génie humains méritait d’être célébrée par des banquets et des discours ; les discours et les banquets ne lui ont point fait défaut. De part et d’autre l’accueil a été cordial et empressé, et les inquiétudes qu’on avait pu concevoir n’ont point été justifiées par l’événement. En vérité, pouvait-on s’inquiéter sérieusement ? Les hommes qui représentaient à cette fête la France et l’Italie étaient bien propres à en garantir le succès. La France avait envoyé à Turin un ministre des affaires étrangères dont le naturel généreux et libéral est accompagné d’un esprit aussi charmant que solide, et quiconque connaît M. Visconti-Venosta sait avec quelle attention cet homme d’état s’observe dans ses discours, combien il

surveille sa parole, combien il excelle dans la science délicate des convenances oratoires et politiques. Bref, la France et l’Italie ont dîné ensemble ; sur la fin du repas, elles se sont donné l’accolade et ont bu la santé l’une de l’autre, ce dont se réjouissent tous les gens bien intentionnés.

Toutefois les fêtes sont des fêtes, les toasts sont des toasts ; on en peut dire ce qu’on a dit de l’esprit, qu’il sert à tout et ne suffit à rien. Ne nous faisons point d’illusions. Rien n’est plus désirable que de voir s’établir une entente cordiale entre la France et l’Italie ; malheureusement on ne peut se dissimuler que la veille de la fête il y avait au nord des Alpes des rancunes, au midi des défiances. A-t-il suffi de quelques paroles éloquentes ou discrètes pour avoir raison de ces défiances et de ces rancunes ? Je voudrais le croire ; mais on ne croit pas tout ce qu’on veut.

Vous savez mieux que moi, monsieur, ce que signifient les rancunes dont je parle. Je lisais dernièrement une lettre de diplomate en colère, qui s’exprimait très durement sur le compte de l’Italie, « de cette terre enchantée où fleurit l’ingratitude. » Ce mot m’a chagriné pour deux raisons : la première est qu’un diplomate ne devrait jamais se fâcher, la seconde est que reprocher aux gens leur ingratitude, c’est avouer qu’en les obligeant on comptait sur leur reconnaissance ; or la reconnaissance n’est pas un mot ni une idée politique. J’en croirais volontiers sur ce point Machiavel, qui affirme que le plus souvent travailler à la grandeur d’autrui, c’est travailler à sa propre ruine. L’Italien en dit là-dessus plus que mon français : chi è cagione che uno diventi potente, rovina. Au surplus, les Italiens, à ce qu’il me paraît, sont médiocrement sensibles à ce genre de reproches. Les siècles et le malheur se sont chargés de faire leur éducation, et leur conscience politique est aussi déliée que leur esprit. En retouchant le mot de mon diplomate, on pourrait affirmer qu’au-delà des Alpes se trouve une terre enchantée où fleurit la casuistique. Les Italiens sont les premiers à en convenir. « Que voulez-vous ? me disait un de leurs hommes d’esprit ; nous avons tant pâti et tant vécu ! Il ne faut pas nous demander les passions et les scrupules de la jeunesse. L’expérience des siècles a laissé dans la conscience de tout Italien un dépôt, et il en résulte que cette conscience ne ressemble pas aux autres, qu’elle est moins prompte à s’émouvoir et qu’elle se scandalise de peu de choses. » Les Italiens possèdent bien des qualités sérieuses ou aimables ; mais ne leur demandons pas d’être candides. La naïveté italienne ! autant vaudrait croire à l’évangile de l’empereur Guillaume.

S’ensuit-il que tous les griefs de la France soient fondés ? Je ne le pense pas ; j’estime plutôt qu’un arbitre impartial, s’il était chargé de juger ce procès, sans absoudre entièrement le défendeur, se verrait forcé de débouter le demandeur. Que reproche la France aux Italiens ? De ne pas l’avoir aidée ; mais qui donc l’a aidée ? L’Autriche était son alliée naturelle depuis 1866 ; qu’a fait l’Autriche ? L’Angleterre était son amie depuis vingt ans ; qu’a fait l’Angleterre ? Dans cet universel abandon, que pouvait oser une puissance née d’hier, mal assise encore, incertaine de ses forces et qui aurait apporté comme enjeu sur le champ de bataille son avenir et son existence elle-même ? Le concours de l’Italie était assuré à une intervention collective. Qui l’a rendue impossible, cette intervention ? La Russie, complice de Berlin, et l’aveuglement d’un cabinet whig, qui, ne voyant dans ce monde que la Belgique en péril, avait dès le début de la guerre prêché partout l’abstention. Au moment où se préparait l’avènement d’un césarisme prussien qui menace tous les droits et toutes les indépendances, le cabinet de Saint-James ne s’occupait que de traverser toutes les combinaisons de la France et de la condamner à l’isolement. Certaines dépêches de lord Granville sont fort édifiantes à ce sujet. « Il n’y a plus d’Europe ! » s’est écrié mélancoliquement M. de Beust. L’Italie pouvait-elle remplacer l’Europe ?

Mais, reprennent les Français, non-seulement l’Italie ne nous a pas aidés, elle a profité de nos malheurs. Il est certain qu’au lendemain de Sedan l’Italie, trouvant libre la route de Rome, ne s’est point refusé le plaisir d’y aller. Pouvait-elle faire autrement ? Il y a là de quoi discourir longtemps. Interrogez un Italien en tête-à-tête, il vous accordera probablement qu’on a eu tort d’aller à Rome ; mettez ensemble cinq Italiens, ils s’écrieront d’une seule voix qu’on ne pouvait point ne pas y aller, — ce qui revient à dire que l’occupation de Rome était dans l’ordre des événemens nécessaires, mais qu’on s’y est mal pris, — que, si l’action était bonne, le procédé laissait à désirer. « Tôt ou tard Rome devait être à nous, disait récemment un député napolitain ; nous n’avons péché que dans la forme. Nous avons profité des embarras d’un ami et donné à la solution de la question romaine les apparences d’un mauvais coup. » Le ministère italien en avait lui-même le sentiment, et, comme il arrive aux gens qui ne sont pas tout à fait en règle avec leur conscience, il cherchait à se rassurer ou à se faire rassurer ; son livre bleu en fait foi. Ses ambassadeurs et ses envoyés lui mandaient à l’envi que tous les cabinets étrangers, informés par eux de l’événement, avaient fait le meilleur accueil à leur communication. Quelques-uns de ces cabinets, il est vrai, s’étaient renfermés dans un silence plein de réserves ; mais c’est un jeu pour la finesse italienne que d’interpréter un silence : les visages, les gestes, les airs de tête, les sourires, étaient favorables. Lord Granville et M. d’Anethan se sont plaints que MM. Cadorna et de Barral avaient lu trop de choses sur leur visage ; qu’importe ? Ils ont réclamé sans se fâcher., — Nous avons été entraînés, sono stato trascinalo, a dit un jour M. Visconti-Venosta. Franchement, cet entraînement est excusable ; en politique, c’est un péché véniel. Les aspirations nationales, les impatiences de la gauche, les ardeurs de la Permanente piémontaise, qui, pour venger Turin de sa dépossession, avait hâte de déposséder Florence, la crainte que la révolution ne prît l’entreprise à son compte, peut-être aussi les volontés de celui que la constitution défend de nommer, quel ministère eût été capable de résister à tant d’obsessions diverses, à tant de passions coalisées ? On s’est laissé faire violence sans trop s’en plaindre. Au fond, on désirait que l’Europe se trouvât en face d’un fait accompli, et on désirait aussi que ce fait accompli fût l’œuvre d’un gouvernement régulier, — que la révolution ne s’en mêlât point, ce qui eût tout compromis et tout perdu… Je ne crains pas d’affirmer que ceux qui reprochent le plus vivement au gouvernement italien d’être allé à Rome y seraient allés eux-mêmes, s’ils avaient eu l’honneur de gouverner l’Italie au mois de septembre 1870.

Si la France nourrit des rancunes, l’Italie nourrit des inquiétudes, et ces inquiétudes l’empêchent de s’abandonner à sa pente naturelle, qui l’entraîne du côté de la France. Il y a entre les deux pays des liens d’amitié, de secrètes sympathies fondées non-seulement sur l’affinité des races et la parenté des langues, mais sur la similitude des idées, des lois et des civilisations. Quelle action n’ont pas exercée les deux peuples l’un sur l’autre ! que d’emprunts ne se sont-ils pas faits ! Sans doute, Turin et Naples ont leurs gallophobes ; mais on a remarqué que le châtiment de ces gallophobes est que tôt ou tard ils vont à Paris et n’en peuvent plus revenir. Les sympathies naturelles que ressent l’Italie pour la France ont éclaté plus d’une fois pendant la guerre, et il y eut un moment où la presse italienne flétrissait avec tant d’énergie les exactions, les violences et les insatiables cupidités de la Prusse, que le cabinet de Berlin en porta plainte au Vieux-Palais par l’entremise de son ministre, M. Brassier de Saint-Simon. Vous savez en effet qu’il ne suffit pas à la Prusse de conquérir deux provinces et cinq milliards, elle entend qu’on admire sa modération et son désintéressement. « Vous verrez, disait en ce temps un Italien, que M. de Bismarck insérera dans les conditions de la paix un article portant que la France prend l’engagement solennel d’aimer et d’estimer les Allemands, ce qui lui sera plus difficile peut-être que de payer cinq milliards. Aimer la politique prussienne ! les Italiens sont incapables d’un si grand effort, qui n’est guère possible qu’aux Prussiens, aux naïfs et aux journalistes qu’on paie tout exprès pour cela. Cependant la Prusse leur disait : « Quoi de plus facile que de nous entendre et de nous allier ? Nous n’avons aucune question litigieuse à débattre ensemble ; nous voudrions nous disputer, que nous ne saurions pas sur quoi. » Les Italiens n’admettaient pas cette déclaration comme parole d’Évangile ; ils savent que les convoitises de la Prusse sont infinies, qu’elle a par devers elle des trésors inépuisables de prétentions et de chicanes, qu’il n’est pas de peuple dans le monde auquel elle ne pense avoir quelque chose à réclamer au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Toutefois la Prusse est loin, et la France est près ; la Prusse est protestante, et ne porte qu’un médiocre intérêt à la restauration du pouvoir temporel ; la France a un parti clérical très remuant, qui accable chaque jour de ses anathèmes les spoliateurs du saint-siège. Les Italiens en concluent que, si la Prusse est un danger lointain, la France est un danger prochain, et ils sont disposés à pourvoir au plus pressé. C’est ainsi qu’au mois de mars dernier ils s’occupaient déjà de renouer avec Berlin par l’entremise de l’Autriche, et que plus récemment, s’ils ne sont pas allés à Gastein, du moins ils se sont mis en mesure de savoir ce qui s’y disait, et d’y faire dire certaines choses qui leur tiennent au cœur.

Assurément il y a une part considérable de rêverie dans ces défiances et ces appréhensions ; tout cependant n’y est pas chimérique. Est-ce une chimère que la droite de l’assemblée nationale et ses impolitiques incartades ? Est-ce une chimère que les manifestes du comte de Chambord, bien qu’en les lisant on se frotte les yeux pour s’assurer si l’on veille ou si l’on dort ? Ce n’est pas une chimère non plus que les pétitions de ces évêques, qui trouvaient tout simple que la France épuisée d’hommes et d’argent se remît incontinent en campagne, empruntât un milliard de plus pour restituer Rome au saint-père. Et peut-on nier que nombre de catholiques libéraux n’aient prêché la croisade avec autant d’ardeur que les ultramontains ? Au zèle de néophytes que ces gens-là déploient en faveur du pouvoir temporel, on devine aisément qu’ils ont quelque chose à se faire pardonner, que ces orthodoxies suspectes veulent se refaire une virginité. Ce qui est certain aussi, c’est que dans ces derniers mois le gouvernement français ne s’est pas assez appliqué à tranquilliser l’Italie, à dissiper ses alarmes et ses ombrages. Il avait pour ministre à Florence un homme du plus sérieux mérite, qui joint à la fermeté du jugement l’autorité de l’expérience et du caractère. Ce ministre avait compris que les nouvelles situations imposent de nouveaux devoirs et de nouvelles conduites, que la France devait accepter franchement les faits accomplis, abjurer ses vieilles prétentions, et travailler par une politique à la fois ferme et conciliante à se gagner la confiance des Italiens, à empêcher du moins que ces amis trop inactifs ne devinssent un jour des ennemis actifs et dangereux. Au vif regret des Italiens qui aiment la France, M. Rothan a été subitement rappelé, et par le même décret qui lui donnait un remplaçant on accréditait un ambassadeur auprès du pape. Si la France se fait représenter auprès du saint-siège par une ambassade, auprès du roi d’Italie par une simple légation, qui donc est à ses yeux le vrai maître de la maison ? Aussi bien le roi d’Italie a depuis plusieurs semaines quitté Florence, la légation française y est encore. Quel contraste entre ces procédés douteux, où semblent percer des arrière-pensées, et les gracieuses complaisances de la Prusse ! Autant M. d’Arnim avait mis d’empressement à se rendre au Quirinal pour y présenter ses hommages au prince Humbert, autant M. Brassier de Saint-Simon en a mis à déménager le même jour, à la même heure que le roi. Dès que son intérêt est en jeu, la Prusse fait des miracles ; elle réussit même à se rendre aimable.

Ce qui est chimérique heureusement dans les appréhensions italiennes, c’est de s’imaginer qu’il puisse y avoir à Versailles ou à Paris un gouvernement assez abandonné de la fortune et de la raison pour employer l’or, le sang de la France, à restaurer un trône caduc qui depuis trente ans ne subsistait plus que par la protection des baïonnettes étrangères. A supposer qu’on y réussît, ce ne serait pas assez de le relever, ce trône ; il faudrait le soutenir, l’étayer, le protéger contre les accidens, et à cet effet se condamner de nouveau à l’occupation indéfinie de Rome, — et comme il est impossible qu’un régime autoritaire renfermé dans l’enceinte d’une ville puisse se maintenir longtemps au milieu d’un peuple de 25 millions d’hommes qui jouissent de toutes les franchises constitutionnelles, le seul moyen de faire durer le pouvoir temporel serait de détruire l’Italie. C’est ce que font chaque jour, il est vrai, les matamores du parti clérical ; cependant l’Italie vit encore, et je soupçonne qu’elle est destinée à vivre. Il est des sentences dont on n’appelle pas, des événemens qu’on ne supprime point ; qu’on les défasse aujourd’hui, ils se referont demain. Or, à moins de détruire l’Italie, que pourrait offrir la France au saint-siège dont le saint-siège se pût accommoder ? On sait qu’il a peu de goût pour les jardins ; tout ou rien est sa devise.

En vérité, monsieur, il est plus difficile à la France de satisfaire le saint-siège en lui offrant quoi que ce soit qu’à l’Italie de se réconcilier avec lui sans lui rien offrir. Voici le raisonnement que me tenait à ce sujet un député italien, et qui me paraît digne de vous être rapporté. « Depuis le moyen âge, disait-il, Rome a été une enclave funeste à l’Italie. Rome avait une double politique. Il lui importait d’une part d’empêcher que l’étranger ne s’emparât de toute l’Italie : en ce sens, elle défendait notre indépendance contre les convoitises des conquérans ; mais il lui importait également qu’aucun prince italien ne réalisât l’unité italienne, seule garantie efficace de l’indépendance. Cette double politique était contradictoire et absurde. L’unité s’est faite aux dépens de la papauté ; il nous reste à obtenir après coup son consentement, et notre plus cher désir est qu’elle se résigne à nous accepter, à faire bon ménage avec nous. Les conditions de ce connubio ne sont pas faciles à régler ; nous nous attendons à essuyer bien des tracasseries, bien des ennuis : le pape abusera de sa faiblesse ; il protestera, il gémira, il criera. Le gouvernement italien est dans la situation d’un homme marié avec une femme insupportable, qui a ses nerfs, ses vapeurs, ses déraisons, et qu’on ne peut battre, car nous ne sommes plus au temps de Philippe le Bel. Cependant le cas n’est point désespéré. Le pape est Italien, il l’est plus encore qu’il ne le croit, et bien plus qu’on ne le croit en France, — et de notre côté nous possédons une qualité dont il sent tout le prix : en matière dogmatique, nous sommes indifférens et politiques dans l’âme. L’indifférence ne tient pas à ses objections, elle se prête aux accommodemens, aux compromis. Le dogme de l’infaillibilité a fait jeter les hauts cris aux catholiques libéraux d’Allemagne et de France ; que nous importe, à nous Italiens ? Nous ne crions pas facilement, et nous ne chicanerons jamais le saint-père sur l’idée qu’il aime à se faire de lui-même. Lors de la discussion de la loi des garanties, quelqu’un proposa d’y ajouter un article pour sauvegarder la liberté des cultes. L’habile, éloquent et spirituel rapporteur de la commission, M. Bonghi, lui répliqua : Vous prenez une peine inutile ; en Italie, ce n’est pas la loi qui manque à la liberté des cultes, c’est la liberté des cultes qui manque à la loi… Croyez-moi, ajouta mon homme, à la longue tout s’arrangera. Le saint-père comprendra qu’il a tout à gagner à s’entendre avec nous. Qu’il accepte tristement, mais franchement le nouvel ordre de choses, que l’Italie ne voie plus en lui le grand obstacle à l’affranchissement de ses destinées, et il sera tout-puissant chez nous, assez pour nous faire peur à nous autres libéraux. Oui, le jour où le pape, mettant sous ses pieds son non possumus et renonçant à son abstention chagrine, s’avisera de se mêler de nos élections, grâce aux femmes et aux curés, il aura un parlement à lui, et un parlement vaut cent fois plus qu’un jardin. Que si jamais on nous dotait du suffrage universel, ah ! dans ce cas je craindrais une chose, c’est que dans la chambre italienne la gauche ne fût composée de cardinaux ! »

Au mois de février dernier, l’une des feuilles importantes de l’Italie s’attachait sagement à combattre les craintes irréfléchies qu’excitait dans le cœur des Italiens l’avènement de M. Thiers au pouvoir. « Quoi qu’ait pu dire ou faire, ou désirer autrefois M. Thiers, disait cette feuille, il ne sera jamais un danger pour nous, car il ne se laissera guider que par l’intérêt français, et l’intérêt de la France est de se réserver pour toutes les occasions et pour toutes les alliances. » Le président de la république a justifié cette prédiction. Il sacrifiait noblement, hier encore, son protectionisme à l’intérêt français ; il lui sacrifie aussi ses regrets, ses déplaisirs et ses rancunes. Il ne suffit pas de bien dire ; un seul acte vaut cent déclarations. Que le gouvernement français se décide à n’avoir plus en Italie qu’un seul ministre accrédité auprès du roi et chargé aussi de le représenter au Vatican, ou, s’il le préfère, qu’il remplace son ambassade de Rome par un agent ecclésiastique qui représentera le ministre des cultes auprès de sa sainteté ! Cette salutaire résolution lui épargnerait de grands embarras, car il préviendrait ainsi les tiraillemens inévitables entre deux ministres obligés à la même résidence et accrédités auprès de deux souverains qui ne s’entendent pas. Enfin, ce qui importe davantage encore, les Italiens ne seront plus tentés de lui attribuer des arrière-pensées menaçantes, et, libres désormais de se livrer à leurs sympathies naturelles, ils ne prêteront plus l’oreille à tout ce qu’il plaît au comte Brassier de Saint-Simon de leur persuader par l’entremise des feuilles radicales qui sont à sa dévotion. Ce jour-là, les voies seront ouvertes à l’entente cordiale, il n’y aura de mécontens que la Prusse et le parti clérical ; mais M. Thiers ne se croit pas tenu d’être toujours agréable à la Prusse, et il n’est pas dans ses moyens de se concilier la faveur des cléricaux, pas plus que de reconquérir la bienveillance du marquis de Franclieu. Les cléricaux ont leur homme, qu’ils n’abandonneront jamais : c’est celui qui leur a promis de pratiquer dans la loi française toutes les retouches et l’es ratures qui leur conviendront, et de greffer le Syllabus sur le code civil.

Le malheur a bien des charges, monsieur ; il a aussi ses avantages, ses immunités et ses privilèges. Les défaites de la France lui ont rendu le service de la délivrer de beaucoup de choses et en particulier de tous les devoirs de fantaisie qu’il lui plaisait de s’imposer. Personne ne lui a prêté main-forte dans ses adversités et ses périls ; elle ne doit rien à personne, et il lui est permis en toute rencontre de ne prendre conseil que de son intérêt. Ses amis, qui l’aiment très fort, voudraient que dorénavant elle adoptât pour règle de sa conduite un égoïsme honnête et intelligent, — intelligent quoique honnête, honnête quoique intelligent, autant que faire se pourra. Puisse-t-elle ne pas ressembler à ces grands seigneurs à demi ruinés qui entendent conserver tout leur train de maison, tous leurs cliens et toutes leurs prétentions ! Qu’elle ressemble plutôt à tel négociant américain qui a fait de mauvaises affaires et qui, tout occupé de rétablir sa fortune, réforme sa maison, ses goûts, ses habitudes, et n’accorde pas un sou dans son budget à la vanité, car la vanité est l’ennemie mortelle de la politique. On a dit trop souvent à la France que son métier était de faire la guerre pour une idée ; on lui a dit aussi qu’elle était la fille aînée de l’église et le gendarme de Dieu. Qu’elle se défie en toutes choses du langage convenu, de la rhétorique et des vieux refrains ! M. de Bismarck demandait un jour à M. Jules Favre avec son insolence ordinaire si l’honneur de la France était autrement fait que celui des autres peuples. On pourrait demander avec plus de raison à certains Français si la France a un catholicisme à part, et si ce catholicisme particulier entraîne avec lui des obligations qui lui soient propres. Comme l’Europe tout entière, la France est vivement intéressée à l’indépendance spirituelle du saint-siège, et c’est d’accord avec l’Europe qu’elle doit s’occuper de faire garantir et respecter cette indépendance ; là se borne son devoir. Elle a eu pendant vingt ans un gouvernement qui faisait tour à tour de la politique anglaise, de la politique italienne, de la politique pontificale, de la politique polonaise, de la politique mexicaine, et, Dieu lui pardonne ! de la politique prussienne. Il est bien temps que le gouvernement de la France fasse de la politique française et ne fasse pas autre chose. Jadis l’Autriche s’est piquée d’étonner le monde par son ingratitude. Les amis de la France souhaitent que provisoirement la France étonne le monde par sa modestie. La modestie a cela de bon qu’elle n’est pas seulement une vertu ; elle est un moyen.

Agréez, monsieur, l’expression de tous mes sentimens de haute considération.

***


Paris, 20 septembre 1871.


A M. LE DIRECTEUR DE LA REVUE DES DEUX MONDES.

Monsieur,

Vous venez de publier dans la Revue des Deux Mondes (n° du 15 septembre) un article signé par M. A. Mézières, et intitulé la Vérité sur le blocus de Metz . Je suis personnellement mis en cause dans cet écrit, et je compte sur votre haute impartialité pour insérer ma réponse. Depuis longtemps, je dédaignais de vaines attaques, mais aujourd’hui l’importance et la valeur incontestée de votre publication me font un devoir de rompre le silence. M. Mézières, qui ne recherche que la vérité, ne trouvera pas mauvais que je vienne rectifier quelques erreurs sans doute involontaires.

M. Mézières raconte, page 415, ce qui se passa le 26 août, lorsque l’armée s’était mise en bataille devant le fort Saint-Julien, et que le maréchal Bazaine réunit autour de lui, au château de Grimont, les commandans de corps d’armée et les commandans des armes spéciales. Il fut reconnu en effet dans cette réunion que, n’ayant aucun renseignement précis sur la position de l’armée du maréchal Mac-Mahnon, on ajournerait jusqu’à nouvel ordre toute opération lointaine, mais que ce temps serait très utilement employé à tourmenter l’ennemi par des sorties vigoureuses, à perfectionner les défenses et l’armement des forts et de la place. On convint d’ailleurs que la position de l’armée sur le flanc de l’ennemi était éminemment stratégique. Cette idée n’était point nouvelle, car on avait vu, le 30 septembre 1792, Dumouriez persister à occuper la forêt de l’Argonne sur les derrières des Prussiens, quoique la route de Paris fût ouverte aux envahisseurs ; le duc de Brunswick revint sur ses pas et perdit la bataille de Valmy. Après la sanglante affaire d’Arcis-sur-Aube (20 et 21 mars 1814), Napoléon, ne pouvant arrêter la marche des alliés sur Paris, avait pris la résolution de laisser la route libre et de se porter sur Saint-Dizier et sur Metz pour couper la ligne d’opérations de l’ennemi, et il disait : « Que Paris se défende seulement quelques jours, et pas un étranger ne repassera le Rhin. » Quant à la durée probable de la résistance de Metz, loin d’avoir dit que la place ne pourrait tenir que quinze jours sans la protection de l’armée, j’ai toujours soutenu l’opinion contraire. Ce qui a pu propager l’erreur, c’est que plusieurs officiers pensaient que nos forts, très imparfaits, ne pourraient résister plus de quinze jours.

M. Mézières dit, page 417, que, dans l’affaire de Sainte-Barbe, qui eut lieu le 30 août et le 1er septembre (trois jours après la réunion de Grimont), « le maréchal livra le combat sans se croire obligé à de grands efforts : depuis que le conseil de guerre avait exprimé le vœu que l’armée fût maintenue sous les murs de Metz, la responsabilité personnelle du maréchal Bazaine était officiellement dégagée ; rien ne l’obligeait plus à partir ; il pouvait toujours se retrancher derrière l’opinion de ses subordonnés. » Ceci est une erreur, car les règlemens militaires ne reconnaissent pas ce soi-disant conseil de guerre. Un général en chef est toujours libre de consulter qui bon lui semble, mais sa responsabilité personnelle est toujours entière, et son commandement absolu. Dans tous les cas, le maréchal ne pouvait se dispenser de faire des efforts, puisque le conseil des généraux avait posé en principe qu’il fallait agir très énergiquement contre les Prussiens.

A la page 425, M. Mézières dit que le général Boyer fut envoyé à Versailles après une délibération d’un conseil de guerre où l’on décidait à l’unanimité que l’armée tiendrait sous les murs de Metz jusqu’à l’entier épuisement de ses vivres, qu’elle ne ferait plus d’opérations autour de la place, et qu’on entrerait en pourparlers avec l’ennemi pour traiter d’une convention militaire. M. Mézières ajoute que je proposai de tenter le sort des armes, et que cette proposition fut repoussée. — Malgré le soin qu’il a mis à rechercher la vérité, M. Mézières a été imparfaitement renseigné sur le résultat du conseil tenu le 10 octobre. Il n’a pas été dit que l’armée tiendrait sous les murs de Metz jusqu’à l’entier épuisement des vivres, et qu’on ne ferait plus d’opérations militaires ; le vœu exprimé par le conseil d’envoyer le général Boyer à Versailles n’a pas été pris à l’unanimité, puisque j’ai combattu ce projet justement par les raisons que M. Mézières développe lui-même dans la suite de son récit. On a discuté et repoussé la proposition que j’avais faite de recourir à une lutte suprême : mais ce projet fut plutôt ajourné que repoussé complètement, puisqu’il fut convenu que, si les conditions acceptées par l’ennemi n’étaient pas parfaitement honorables, on livrerait un combat à outrance. À ce propos, j’exprime le regret que M. Mézières ait passé sous silence la démarche que j’ai faite auprès du maréchal le 15 octobre, lorsque nous entendions le canon du côté de Toul, et que j’ai proposé de profiter de cette circonstance pour marcher au combat. Cet incident pouvait être connu de M. Mézières, puisque je l’ai relaté dans la brochure que cite l’auteur ; mais ce qui est moins connu, c’est que j’ai pris souvent la liberté de dire à M. le maréchal quels étaient les mauvais résultats de l’inaction de l’armée pendant le mois de septembre. Et comme, en de si graves questions, j’estime qu’un homme sérieux ne doit rien avancer sans preuves, je citerai une lettre que m’adressait M. le maréchal, en date du 29 septembre, dans laquelle il déterminait la composition de la garnison en cas de départ de l’armée, et il ajoutait : « Avec ces forces, vous serez largement en mesure de remplir dans toute son étendue la mission qui vous a été confiée, et vous pourrez même en mobiliser une partie pour entreprendre autour de la place les petites opérations dont vous m’avez entretenu plusieurs fois, et qui intéressent si vivement la population. »

Continuant son récit, M. Mézières nous parle de cette vaillante cité, si digne du plus touchant intérêt, et donne des détails sur les actes de la population, du conseil municipal et du commandant supérieur de Metz. On est péniblement surpris de voir un écrivain aussi pénétrant et aussi logique que M. Mézières reproduire les injustes accusations qui ont été lancées contre le commandant supérieur. Il était cependant facile de voir que d’aussi grandes erreurs ne poussaient être commises que par des esprits troublés par un immense désastre, par une sorte de cataclysme qui oblitère le jugement, et porte souvent les masses à chercher un soulagement dans la vengeance qu’elles exercent sur une victime quelconque désignée sans discernement.

Il est certainement hors de doute que les Messins sont les plus à plaindre de tous les Français, puisqu’ils ont été directement victimes de nos défaites, et puisque leurs nobles sentimens de patriotisme ont été cruellement froissés par la perte de leur nationalité, sans pouvoir même se défendre. Tous nos cœurs souffrent horriblement du malheur de ces frères tant aimés ; mais qu’ils me permettent de leur dire que leur douleur les égare lorsqu’ils viennent s’en prendre à celui qui n’a cessé de défendre leurs intérêts, et qui a partagé leurs cruelles angoisses. Avec un peu de réflexion, ils reconnaîtront qu’il est injuste de soupçonner un homme honnête qui compte plus de quarante ans d’honorables services, qui a parcouru cette longue carrière et occupé divers emplois publics sans donner sujet à la moindre critique, qui portait un intérêt tout particulier à la place de Metz, et qui n’a jamais été engagé dans aucun parti politique. Nos désastres prouvent assez que de grandes fautes ont été commises ; mais, dans votre désespoir, n’allez point les imputer à ceux qui en sont complètement innocens. Malheureusement la passion ne raisonne pas ; quelques personnes se sont mis en tête que, depuis le premier jour jusqu’au dernier, j’avais conspiré la perte de la ville, et, pour prouver l’exactitude de leur dire, elles ont passé au creuset tous mes actes, tous mes écrits, toutes mes paroles ; et certes la matière ne manquait point, car mon cabinet était ouvert à toute heure et à tout venant, et du 7 août au 26 octobre j’ai dû prendre plus de trois mille décisions. En somme, sur cette masse d’arrêtés, de lettres, de discours, qu’a-t-on trouvé après les minutieuses investigations faites par des esprits prévenus ? M. Mézières va nous le dire.

D’abord on n’agite plus la question de responsabilité ; le bon sens public a déjà compris que je n’en avais aucune, puisque, en fait comme en droit, le général en chef exerçait le commandement, qu’il disposait à son gré de tout le personnel et de tout le matériel, qu’il a toujours agi dans la plénitude de ses pouvoirs, enfin que ma mission se réduisait à assurer les services publics et à prendre les mesures les plus utiles pour favoriser notre défense lorsque nous serions livrés à nous-mêmes.

Ce premier point élucidé, que reste-t-il ? Page 416, M. Mézières s’écrie : « Quelle impardonnable faute de n’avoir pas employé le temps qui s’était écoulé depuis lors (du 14 au 26 août), le bon vouloir des habitans, l’énergie de la garnison, les ressources immenses dont on disposait, pour compléter les ouvrages de la place ! » M. Mézières continue en assimilant cette situation à celles de Sébastopol et de Paris. cette exclamation est bien faite pour renverser un homme qui a passé sa vie à étudier l’art militaire, et pour lui faire envier le sort des mathématiciens dont le public ne peut pas critiquer les formules. Comment pouvez-vous accuser d’inaction une armée qui livre trois batailles en cinq jours ? comment pouvez-vous supposer que cette armée puisse entreprendre des travaux réguliers de fortification ? comment pouvez-vous affirmer que les détachemens qui étaient dans la ville sont restés inactifs, alors que ces malheureux soldats travaillaient nuit et jour pour faire des ponts, pour organiser des ambulances, et surtout pour faire face aux premiers besoins de la place, ainsi que le constate officiellement le journal de défense ? Vous assimilez cette situation à celles de Sébastopol et de Paris, mais il est évident qu’il n’y a aucune ressemblance entre ces événemens militaires.

Page 434, M. Mézières dit : « Le général Coffinières qui, dans sa réponse à ses détracteurs, prétend avoir toujours cru au départ prochain de l’armée, mais qui dans ses communications officielles ou officieuses insistait volontiers sur les services que l’armée rendait à la ville en la préservant du bombardement, etc. » Je regrette que M. Mézières ait cru pouvoir insinuer que j’usais de duplicité en feignant de croire au départ de l’armée. Comment n’aurais-je pas tenu grand compte des ordres formels que donnait le général en chef, lorsqu’il prenait toutes ses mesures pour opérer un mouvement, qu’il s’allégeait de ses bagages, qu’il faisait prendre les vivres de campagne, qu’il faisait réparer les voies, etc. ? Si je prenais la défense de l’armée, c’est que certaines personnes l’attaquaient avec une extrême violence, et que ma position et ma conscience me faisaient un devoir d’en agir ainsi.

Il est écrit au même paragraphe : « Le 13 octobre, un conflit plus grave que tous les précédens éclatait entre le conseil municipal et le commandant supérieur de la place. »

M. Mézières ignore sans doute que je n’ai jamais eu le moindre conflit avec le conseil municipal. J’ai assisté à deux ou trois séances à la fin du blocus, et tout s’est passé de la façon la plus courtoise et la plus sympathique ; mais j’avais des rapports journaliers avec le maire et avec ses adjoints, et ces rapports ont toujours été des plus concilians. Il est même digne de remarque que, dans ces longs jours d’anxiété et d’embarras de toute sorte, il ne se soit jamais produit le moindre désaccord entre nous. Pour en donner une idée exacte, je peux citer une lettre du 19 septembre que m’écrivait M. le maire en réponse à une demande de secours que je lui adressais en faveur des communes suburbaines. M. Maréchal terminait sa lettre par ces mots : « Nos réserves en blé sont en effet moins satisfaisantes qu’on l’avait espéré. Le recensement opéré jusqu’ici ne révèle que l’existence d’environ 7,000 quintaux, chiffre qui représente l’approvisionnement nécessaire pour quatorze jours environ. Si l’on admet que la continuation du recensement porte la réserve totale à 10,000 quintaux, les besoins en pain seront assurés seulement pour vingt jours. Dans ces conditions, il est permis de ne pas se montrer généreux, quoi qu’il en puisse coûter à votre habituelle bienveillance. » Ainsi donc, en réalité, il n’y a jamais eu de conflit entre l’autorité civile et l’autorité militaire de Metz. Le grave et nouveau désaccord signalé par M. Mézières se borne à ceci : le conseil municipal, après ma lettre du 13 octobre, crut devoir manifester son étonnement de ce que les ressources alimentaires s’épuisaient. Je répondis que le fait était de notoriété publique, puisqu’on réduisait tous les jours les rations, puisqu’on voyait les soldats assaillir les boulangeries, etc. En résumé, lorsque le 13 octobre j’étais parfaitement convaincu, d’après les résolutions prises le 10, que l’armée était sur le point de partir, d’une manière ou d’une autre, je donnai l’ordre de mettre les ressources alimentaires en commun ; mais lorsque je vis que les négociations traînaient en longueur, je rapportai cette décision. M. Mézières se trompe en attribuant cette seconde décision au conseil municipal. On n’a jamais mis en doute que le conseil municipal de Metz n’ait dignement et patriotiquement fait son devoir, mais de grâce ne venez point amoindrir ses titres si honorables par une exagération inadmissible. Tantôt vous représentez les autorités civiles comme écrasées sous le joug d’un commandement absolu, et tantôt vous leur attribuez l’initiative et le mérite exclusif de toutes les mesures qui ont été prises. La vérité est que toutes ces décisions ont été concertées entre le maire et le commandant supérieur, et que l’entente la plus parfaite n’a pas cessé de régner entre eux. Ce n’est que dans quelques cas extrêmement rares que le maire s’est adressé directement au maréchal.

On me reproche, page 435, de n’avoir pas, dès le principe, institué le comité de surveillance des approvisionnemens, et on persiste à supposer, par ignorance bien excusable des règlemens militaires, que ce comité a pour mission d’assurer les vivres, tandis qu’il a seulement pour but de visiter les magasins de la place pour s’assurer qu’ils sont bien tenus, de veiller à ce que les approvisionnemens soient placés dans des locaux favorables à la conservation, et à ce que les denrées soient manutentionnées avec soin ; mais ce comité, non plus que le conseil de défense, n’ont de raison d’être que lorsque le commandant supérieur, livré à lui-même, dispose de toutes les ressources de la place. Nous allions nous trouver dans cette situation par suite des résolutions prises le 10 octobre, et c’est pour ce motif que j’instituais immédiatement le conseil de défense et le comité des approvisionnemens, ainsi que je l’eusse fait, si l’armée était partie après Gravelotte, ou dans toute autre circonstance.

On blâme l’ordre donné par le maréchal de distribuer du blé aux chevaux, et on affirme que cette mesure a fait perdre 16,000 quintaux de grain. L’ordre du maréchal est du 13 septembre et porte ce qui suit : « Le blé sera employé à la nourriture des chevaux en le mélangeant soit avec du seigle, soit avec de l’avoine, et à défaut de seigle ou d’avoine en distribuant du son par voie de substitution à du blé, à poids égal et dans la proportion maximum d’un dixième. » Je réclamai immédiatement contre cette mesure, et le maréchal s’empressa de me répondre qu’il prenait en sérieuse considération les observations contenues dans ma lettre n° 758, et qu’il donnait des ordres en conséquence.

Quant à la quantité de blé perdue, il y a une grande exagération dans l’appréciation de M. Mézières, et, quoiqu’il ne m’appartienne pas d’expliquer une décision contre laquelle j’ai réclamé, je regarde comme un acte de justice, comme une preuve des idées préconçues de quelques habitans de Metz, de faire les rectifications suivantes : on donnait aux chevaux environ 35,000 rations ; la ration moyenne était de 3 kilogrammes, soit donc 105,000 kilogrammes, dont le dixième en blé est de 10,500 kilogrammes. En admettant, ce qui est certainement au-dessus de la vérité, que ce régime ait été maintenu pendant cinq jours, on arrive à 52,500 kilog. de blé ou 525 quintaux au lieu de 16,000 quintaux accusés par M. Mézières, et cette ressource pouvait assurer le pain de la ville, non point pour un mois, mais seulement pour un jour. Le lendemain de l’échec de Forbach, j’ai refusé à M. Magnin, membre du conseil général, d’adresser une circulaire aux habitans des campagnes pour les engager à faire entrer dans Metz leur bétail et leurs denrées. Je n’ai aucune souvenance de cette conversation avec M. Magnin, et je suppose qu’il doit y avoir quelque erreur, car l’affaire de Forbach est du 6 août, et ma nomination date du 7 ; — mais ce dont je me souviens parfaitement, et ce que je peux prouver par mes lettres, c’est que M. Bouchotte, membre du conseil municipal et l’homme de Metz le plus compétent en fait de céréales, m’assura, dans le principe, que les négocians feraient entrer 22,000 quintaux de blé dans la ville, quoique la récolte ne fût pas terminée. Les prévisions de M. Bouchotte se sont exactement réalisées, et on aurait le plus grand tort de croire que la place a succombé parce que ses propres ressources étaient insuffisantes.

« Trois cents moutons qu’un cultivateur de Thiaucourt proposait d’introduire à Metz ne furent point acceptés. » Est-il possible de supposer que, lorsque des milliers de paysans se précipitaient pêle-mêle dans la place, et qu’il était matériellement impossible de s’opposer à ce flot d’émigrans, on ait interdit l’entrée de 300 moutons ? Nous lisons à la page 436 qu’un arrêté insuffisant prescrivait de ne laisser entrer dans la place que les paysans qui apportaient avec eux pour quarante jours de vivres, et que cet arrêté même ne fut pas exécuté sévèrement. L’arrêté dont parle ici M. Mézières n’est autre chose qu’un avis publié sur mon ordre par M. le préfet aux habitans de la Moselle, pour les prévenir qu’on ne laisserait entrer en ville que ceux qui seraient pourvus de quarante jours de vivres au moins ; — ceci prouve qu’on ne voulait refuser ni denrées ni moutons, et si cet avis n’a pas été rigoureusement suivi, c’est que la masse de gens qui fuyaient devant l’invasion violait les consignes et forçait le passage des portes confiées à la garde nationale et à notre jeune garde mobile. M. Mézières oublie d’ajouter qu’un second arrêté du commandant supérieur en date du 12 août interdisait complètement l’entrée de la ville aux gens qui venaient du dehors. En même temps des ordres étaient donnés pour l’expulsion des nombreux sujets allemands. Nous ne pensons pas que l’autorité militaire pût faire plus.

Aux pages 438 et 439, il est dit que la presse était soumise à une censure rigoureuse, qu’on supprimait les articles empreints d’ardeur patriotique, et que les rôles étaient renversés, puisque les habitans demandaient le combat à outrance, tandis que l’autorité militaire les en détournait. En ce qui concerne le commandant supérieur, je repousse cette accusation. Mon opinion sur le rôle de la presse de Metz se trouve d’ailleurs très explicitement exprimée dans la lettre suivante que j’adressais le 4 septembre à M. le préfet de la Moselle : « Monsieur le préfet, je remarque que les journaux de Metz entreprennent des discussions politiques qui sont tout à fait hors de saison dans la situation actuelle de la ville. L’union complète de tous les hommes de cœur peut seule assurer l’honneur de nos armes et la conservation de la place. Toute récrimination politique, toute attaque malveillante, tout appel aux mauvaises passions, tout brandon de discorde jeté parmi nous serait une véritable trahison. Je viens donc vous prier, monsieur le préfet, de réunir tous les rédacteurs en chef des journaux de Metz et de leur dire que je compte assez sur leur patriotisme pour être assuré qu’ils éviteront les dangers que je viens de signaler. Ce ne serait qu’avec le plus grand regret que je serais forcé d’user de rigueur envers ces messieurs, qui peuvent, en ce moment, rendre de véritables services en prêchant la persévérance, la concorde et l’énergie. » Voilà de quelle manière j’entendais les devoirs des journaux, que j’avais déjà exonérés de l’impôt du timbre.

A la page 439, je vois se reproduire cette assertion : j’ai proclamé le 14 octobre que la place se défendrait jusqu’à la dernière extrémité, et que l’armée irait droit à l’ennemi en lui disant : c’est un duel à mort, tandis que plus tard j’aurais dit qu’il fallait préparer la population à son malheureux sort. Cette contradiction est plus apparente que réelle, et l’explication est bien simple. Le 10 octobre, le maréchal avait décidé que l’armée sortirait, avec les honneurs de la guerre ou par la force. Je pouvais donc affirmer publiquement que la place, enfin livrée à elle-même, se défendrait avec la plus grande énergie ; mais plus tard, après le retour du général Boyer, j’ai bien vu que tout espoir s’évanouissait, que nos ressources s’épuisaient très rapidement, et j’ai bien pu dire qu’il était plus loyal de préparer la population à la catastrophe que de la bercer de fausses espérances. Ai-je bien ou mal fait ? C’est une question d’appréciation. Toujours est-il que je crois avoir agi sagement en gardant le silence tant qu’il restait quelque espoir ; jusque-là je devais me borner à soumettre mes observations au général en chef. Que n’eût-on pas dit si j’avais signalé publiquement le danger avant qu’il fût réel et inévitable !

Enfin nous lisons à la page 440 : « On avait essayé vainement d’intimider la population de Metz en lui faisant entrevoir à plusieurs reprises, etc. » Cette appréciation est complètement erronée. Je n’ai jamais eu la pensée d’intimider la population de Metz, qui n’a cessé de manifester les plus fermes résolutions. Il est vrai qu’en prévision du départ de l’armée j’ai donné des ordres pour organiser le service des pompiers, et que, par prudence, je n’ai pas voulu attendre au dernier moment pour connaître les ressources dont nous pourrions disposer pour éteindre les incendies ; mais je crois que ces précautions étaient bonnes et même indispensables, car nous savions déjà que les Prussiens n’attaquaient les places que par le bombardement. Pourquoi me faire dire qu’il fallait s’attendre à des choses effroyables ? Quelque terrible que soit un bombardement, surtout avec des projectiles explosifs, je n’ai jamais dit à la population qu’elle allait subir des choses effroyables ; mais il se peut que j’aie entretenu officieusement quelques personnes de la possibilité d’un bombardement, et que l’une d’elles, effrayée de cette perspective, ait rapporté inexactement mes paroles.

En résumé, quelques habitans de Metz, troublés par la perte cruelle de leur nationalité, n’ont pas compris que je m’étais identifié avec eux, que j’avais tout fait pour défendre leurs intérêts, d’abord pendant le blocus en réclamant sans cesse contre les exigences de l’armée, puis jusqu’au dernier moment, alors même que le conseil municipal déclarait, dans sa séance du 26 octobre, qu’il ne fournirait pas de note relative aux intérêts civils. On a semblé ne pas comprendre que mon commandement était pour ainsi dire éventuel, et ne pouvait s’exercer dans toute sa plénitude tant que le général en chef était présent. Les circonstances ont fait que le maréchal n’a pas quitté Metz, est resté le maître absolu de la situation, et a usé de son autorité jusqu’au dernier jour en réglant les moindres détails de la reddition de l’armée et de la place. Quant à moi, j’ai mis toute mon intelligence et tout mon patriotisme à remplir une tâche aussi pénible que difficile, usant de tous les moyens pour détourner les uns et les autres des préoccupations politiques, et donnant tous mes soins aux travaux de défense de la place et aux besoins de la population, et, s’il était permis de parler de ses propres misères au milieu de nos désastres, je dirais qu’une de mes grandes tristesses est l’injustice dont j’ai été l’objet.

Agréez, monsieur, etc.

Général COFFINIERES DE NORDECK.


Nous avons dû insérer cette lettre de M. le général Coffinières de Nordeck sans pouvoir la communiquer à notre collaborateur, qui est loin de Paris en ce moment. M. Mézières a étudié la question sur les lieux mêmes, à diverses reprises, à l’aide de documens inédits et des nombreuses publications faites sur le siège de Metz ; il nous est difficile d’admettre que son récit ne repose pas, dans ce qu’il a d’essentiel, sur des informations sérieuses, et nous lui réservons naturellement la faculté de maintenir ses assertions, comme de discuter celles qui lui sont opposées dans la lettre qu’on vient de lire.


C. BULOZ.