Chronique de la quinzaine - 31 décembre 1862

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Chronique n° 737
31 décembre 1862


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 décembre 1862.

Nous persistons à penser qu’il n’est point en ce moment de fait qui soit plus digne d’occuper l’attention de la France que la détresse des ouvriers de l’industrie cotonnière. Nous ne reviendrons point sur les considérations que nous inspirait, il y a quinze jours, cette lamentable calamité. Voici la situation en deux mots. D’un côté, une misère immense s’appesantissant à nos portes, sous nos yeux, sur plus de cent mille de nos compatriotes, misère indépendante de toute prévoyance humaine, qui a éclaté sur des populations saines et laborieuses en leur enlevant tout à coup leurs moyens d’existence, et qui malheureusement semble devoir se prolonger pendant plusieurs mois, pendant les mois les plus rigoureux de l’année ; d’un autre côté, la France prospère et opulente, la France ouverte aux émotions généreuses, conviée par le spectacle de cette infortune imméritée à un grand acte de fraternité sociale.

Que faut-il pour que nos compatriotes s’élèvent à la hauteur du devoir que les circonstances leur imposent ?

La première condition à nos yeux, c’était que le mal fût constaté et révélé dans toute son étendue. Tel était l’objet de l’appel que nous avons adressé à la presse quotidienne et par la presse au comité rouennais. Cet appel a été entendu par un journal jeune encore, le Temps, qui a le sentiment élevé des devoirs de la publicité. Un rédacteur du Temps est allé étudier sur place la détresse des ouvriers cotonniers de la Seine-Inférieure. Ce journal a reçu de chaleureuses et éloquentes communications de la part de personnes liées à d’autres districts manufacturiers. Un membre du comité rouennais lui a fourni d’intéressantes explications sur l’état des ouvriers de son département. Enfin l’archevêque de Rouen vient de publier un mandement où la misère des familles privées de travail est dépeinte dans les termes les plus émouvans. Les premiers élémens de l’enquête obligée sur une si triste situation existent donc. Dans le seul département de la Seine-Inférieure, cent mille ouvriers, cent mille gagne-pain, c’est-à-dire deux cent ou peut-être trois cent mille personnes, sont et seront pendant plusieurs mois réduites à l’indigence absolue. « On peut se figurer, écrit le digne archevêque de Rouen, la multitude d’hommes et de familles entières privés ainsi de leurs moyens d’existence, quand on pense que, d’après un rapport officiel publié naguère, notre département occupe à lui seul plus du quart du nombre total des broches employées en France pour la filature du coton. Faut-il donc s’étonner de voir le jour et la nuit nos campagnes sillonnées par des troupes d’infortunes qui vont demandant de ferme en ferme du pain et un abri, de voir nos stations de chemin de fer assiégées par de pauvres enfans implorant la pitié du voyageur, et de lire les ravages de la faim et du froid sur les visages hâves et amaigris des malheureux qui errent autour des villes ? Mais ce que le public ne peut apercevoir, ce qui ne se montre pas, ce qui n’en est que plus poignant, c’est le dénûment, c’est la misère, ce sont les anxiétés des familles clouées dans leurs tristes réduits par des parens infirmes, par des enfans en bas âge ou par la honte de mendier. Tout cela est devant nos yeux comme devant les yeux de Dieu, et tout cela remplit l’âme d’une immense amertume. »

Eh bien ! tout cela, — l’aurait-on cru au temps où la pressé n’avait point été engourdie par une longue privation de la liberté ? — tout cela n’est point connu encore de la France entière. Un seul journal de Paris a prêté une publicité assidue à ce douloureux malheur. Qu’un grand de ce monde tombe malade, et aussitôt les journaux répètent à l’envi des bulletins qui s’adressent bien plus à l’oisive curiosité qu’à la véritable sympathie, et toutes les feuilles de France ne sont pas à la recherche et ne sont pas remplies des bulletins de la maladie du chômage qui fait souffrir la faim et le froid à tant de milliers d’hommes ! Que Dervisch-Pacha entre dans le Monténégro pour y construire des blockhaus, que M. de La Tour-d’Auvergne rende une visite de Noël au roi François II, que M. de Bismark reçoive une députation organisée par le parti de la croix, que le général Prim réponde au général Concha ou le général Concha au général Prim, tous les télégraphes de l’Europe sont en mouvement, les journaux se hâtent de nous instruire de ces frivolités ; mais de ce qui se passe à trente lieues de Paris, des métiers qui cessent de battre, des vallées normandes où l’ouvrier inscrit au chômage va arracher l’herbe pour faire sa bouillie, pas de nouvelles ! Lazare est au seuil, attendant quelques miettes ; mais la France, qui cependant n’est pas le mauvais riche, la France n’y prend pas garde. À qui la faute ? À ses serviteurs, qui ne l’avertissent pas avec assez de zèle et d’énergie, car que devrions-nous être, nous tous qui sommes chargés de mettre nos concitoyens en communication les uns avec les autres, si ce n’est les serviteurs vigilans et prévenans de notre pays ?

Mais cette triste inertie nous inspire plus de chagrin que d’irritation. Elle provient du découragement plus que de la négligence. La presse, dans le régime de monopole où elle vit, a pris l’habitude de se désintéresser des affaires intérieures, et de s’y défier de son influence au point de considérer tout effort d’initiative comme stérile lorsqu’il n’est point périlleux. Malgré la pauvre opinion qu’elle a d’elle-même, elle eût pu en cette circonstance, elle pourrait encore donner l’impulsion à un honnête et salutaire mouvement national. Elle peut seconder ce mouvement de deux façons, d’une part en prêtant libéralement sa publicité à l’œuvre du soulagement de la détresse rouennaise, de l’autre en expliquant au public l’importance sociale du résultat qu’il s’agit d’obtenir.

Une souscription publique est ouverte depuis trois semaines ; pourquoi tous les journaux n’en reproduisent-ils point les résultats ? La nature essentielle des œuvres de ce genre, c’est la publicité la plus étendue. Il n’est point question ici de ces délicatesses de la charité privée qui doit fuir le grand jour, et qui voudrait pour ainsi dire s’ignorer elle-même. Il n’est point question d’une vertu dont la pudeur est la grâce achevée. Il n’y a là autre chose qu’un devoir publiquement reconnu et rempli avec simplicité ; C’est une entreprise collective, une association véritable où le nom propre doit accompagner l’offrande, car si l’offrande est un bienfait, la publicité du nom est un exemple. Or la force d’une œuvre semblable est dans le prosélytisme, dans l’émulation et la contagion de l’exemple. Étendre la publicité des souscriptions recueillies, c’est multiplier les souscriptions futures. Quelque modeste opinion que les journaux aient de leur influence, pourquoi se sont-ils montrés si avares de leur publicité, et pour les faits qui concernent la détresse de la Seine-Inférieure, et pour les listes des souscriptions déjà obtenues ? Lors même qu’ils ne compteraient pas sur la grandeur du succès, pourquoi renonceraient-ils au mérite d’un effort si peu coûteux et surtout si peu compromettant ?

Mais nous aurions pour la presse française une ambition plus haute. Il s’est rarement présenté à elle une occasion de rendre au pays un plus grand service et de se relever dans la conscience du peuple. Il dépend d’elle, nous le croyons toujours, d’exercer sur la pensée et la direction de la souscription une influence assez grande pour donner à cette œuvre des résultats proportionnés au but poursuivi, et pour lui conserver un caractère élevé de fraternité sociale. Quelque incomplètes que soient encore les données que nous possédons sur l’étendue de la détresse, elles suffisent cependant pour que nous puissions évaluer l’importance que devrait atteindre la souscription volontaire. D’après les indications fournies par un membre du comité rouennais, M. Alphonse Cordier, la grande industrie à la mécanique occuperait dans la Seine-Inférieure, à la filature, au tissage, à l’indiennerie et à la teinture, 50,000 ouvriers, dont 30,000 sont aujourd’hui au repos. On compte en outre dans les campagnes 64,000 métiers à bras pour la fabrication des rouenneries proprement dites. Chacun de ces métiers occupe un homme pour tisser, plus une femme ou un enfant pour bobiner. 128,000 individus vivent donc des métiers à bras ; sur ce nombre, un cinquième seulement travaille aujourd’hui, et 100,000 par conséquent sont en chômage. En ajoutant les 30,000 ouvriers de la grande Industrie aux 100,000 de la petite, le total des personnes aujourd’hui sans travail s’élève à 130,000. Ce sont là, suivant l’expression de M. Cordier, les gagne-pain. « À côté de ceux-ci, continue-t-il, sont la femme, les enfans, les vieux parens, qui en temps ordinaire sont utilisés aux travaux des champs ou à quelque opération industrielle confiée à domicile. Le chiffre des malheureux atteints par la crise peut donc être le double, sinon le triple de ceux inscrits au chômage. » Ainsi 130,000 individus, si l’on ne tient compte que des travailleurs, 260 ou 390,000 personnes, si l’on comprend tous ceux qui vivaient de l’industrie cotonnière, sont à l’heure qu’il est sans ressources. Voilà, exprimé en chiffres humains, le nombre des existences auxquelles il faudrait pourvoir. Or qu’a produit la souscription publique ouverte à Paris il y a trois semaines ? À peine deux cent mille francs. Deux cent mille francs, c’est à peu près la somme qu’à l’heure qu’il est la souscription pour la détresse du Lancashire produit en Angleterre chaque jour. C’est la somme que la chambre de commerce de New-York a réunie en vingt-quatre heures pour envoyer aux ouvriers anglais, qu’elle réunira peut-être en aussi peu de temps pour envoyer à nos populations souffrantes de la Seine-Inférieure ! Répartie entre les victimes du chômage, notre souscription ne produirait pas un franc par personne ! Ayons le courage de l’avouer, c’est un résultat dérisoire. Quand une telle calamité est révélée à la France, ce serait pour la France une honte de répondre par une si misérable aumône.

Il faut se rendre compte de l’œuvre entière telle qu’elle doit être. Il faut faire vivre, nous annonce-t-on de Rouen, 260 ou peut-être 400,000 âmes. Tenons ces chiffres pour exagérés, ne prenons que celui des gagne-pain, 130,000. Il faudra les faire vivre pendant trois mois, quatre mois peut-être. Certes il ne s’agit pas de fournir à ces victimes d’une perturbation industrielle l’équivalent des salaires des jours d’activité prospère. Réduisez leur pauvre budget au nécessaire le plus strict. Serait-ce trop que de pouvoir procurer aux inscrits au chômage un franc par jour et par tête, lorsqu’on songe que chacune de ces têtes représente l’existence de deux ou trois individus ? Sur cette base, le fonds des dons volontaires aurait à subvenir à une dépense de 130,000 francs par jour, de 4 millions par mois, et si la détresse venait à durer dans les mêmes proportions pendant trois mois, le fonds à réunir devrait s’élever à 12 millions, Mais si un franc par jour en moyenne, ce n’est pas trop pour l’ouvrier, qui doit nourrir sa femme, ses enfans ou ses vieux parens, 12 millions à recueillir en trois mois, est-ce plus que ne peuvent fournir les ressources et la générosité cordiale des classes opulentes ou aisées de notre pays ? Retranchons encore quelque chose, si l’on veut, retranchons 2 millions de cette subvention spontanée, bien due au travail en souffrance, et convenons qu’il fallait commencer ou plutôt qu’il faut recommencer la souscription en déclarant à la France qu’il s’agit de trouver pour la crise cotonnière, non pas quelques centaines de mille francs, mais plusieurs millions, dix millions, si c’est possible. La France ne peut-elle pas les donner ? Ne les donnera-t-elle pas ?

Si la question ne s’est point posée d’abord dans ces termes, qui auraient pleinement éclairé nos concitoyens, et qui auraient provoqué un mouvement plus rapide et plus large de bienfaisance, la faute vient de la timidité et de là défiance que nous avons de nous-mêmes en France quand nous entreprenons une œuvre collective. Le comité rouennais ne faisait d’abord appel, dans sa pensée, qu’à la générosité des habitans de la Seine-Inférieure ; il ne croyait pas que son cri d’angoisse fût destiné à être entendu du pays tout entier. C’est un honorable négociant de Paris, M. Boissaye, qui s’est fait l’écho de cette plainte, et qui l’a transmise par Paris à la France. « Jusqu’à ce jour, dit encore M. Alphonse Cordier, nous étions des pauvres honteux ; la presse de Paris nous a devinés : elle a dit que cent mille malheureux étaient en proie à la famine… Nous reportons à la presse les bénédictions de cette multitude de malheureux. » Nous sommes convaincus, quant à nous, que le département de la Seine-Inférieure, de quelque zèle qu’il soit animé pour secourir les douleurs dont il a le spectacle, ne peut pas faire face à la crise avec ses seules ressources, et nous sommes persuadés que la presse n’a point encore donné un concours assez énergique, assez persévérant, assez efficace. Les souscriptions de la Seine-Inférieure s’élèvent à 400,000 francs, et celle de Paris, nous le répétons, dépasse à peine 200,000. Certes il faut savoir grand gré à ceux qui ont fourni cette somme par la réunion de leurs contributions volontaires ; mais l’on doit reconnaître que l’œuvre est à peine commencée. Qu’on en juge par ce seul passage de la lettre de M. Cordier : « Nous avons eu à cœur d’éviter la moindre exagération en disant que cent mille malheureux étaient sans travail ; nous étions au-dessous de la réalité, car mardi soir le comité de bienfaisance a constaté un chiffre officiel de cent quinze mille, et en votant une répartition de 120,000 francs, somme énorme par elle-même, il n’a fait, suivant l’expression de M. Charles Dollfus, « que verser une goutte d’eau sur un incendie. » L’effort de la France ne saurait aboutir à la distribution quelquefois répétée d’une aumône de 1 franc par tête.

L’aumône, c’est la chose et le mot que nous devons avoir à cœur d’écarter en cette circonstance, parce qu’en elle-même l’aumône est un palliatif impuissant, parce que l’aumône ne peut pas atteindre ces familles qui, suivant l’énergique expression de l’archevêque de Rouen, « sont clouées dans leurs tristes réduits par la honte de mendier, » parce que l’aumône ne représente pas complètement la responsabilité du capital envers le travail telle qu’elle est engagée dans cette crise, et ne tient pas assez de compte de la dignité d’une classe entière de travailleurs frappée par une perturbation économique. L’esprit français est ainsi fait qu’un grand nombre d’entre nous s’absolvent de ne point prendre part aux œuvres de charité, sous le prétexte de la stérilité des efforts isolés : triste et froid calcul. Les douleurs matérielles, et morales du dénûment sont une réalité si poignante que la charité, quelles qu’en soient la forme et l’application, est la plus, réelle et la plus vraie des vertus ; tous ses actes sont efficaces, car les plus petits de ses dons peuvent faire luire un rayon de consolation dans le cœur des mères, dans les yeux des petits enfans, sur le grabat des malades. Malheureux ceux qui ne veulent pas connaître la valeur de ces perles de la tendresse humaine, et qui se figurent qu’elles puissent jamais être égarées ! Mais par un contraste bizarre la plupart de ceux qui demeurent inattentifs aux douleurs réelles veulent bien s’occuper des maux de la société dès qu’ils se présentent à eux sous une forme générale et abstraite, sur laquelle on peut échafauder une théorie de philosophie sociale ou un règlement administratif. Eh bien ! si la détresse des ouvriers du coton parle au cœur, elle parle aussi à la raison ; ceux qui, devant cette crise, demeureraient sourds au cri du sentiment sont conviés à y porter un remède efficace par un intérêt élevé de conservation sociale. Le fait social qui ressort pour nous des suites de la crise cotonnière est de la plus haute importance. La richesse d’une société telle que la nôtre est incontestable : la France amasse chaque année de nouvelles et énormes réserves de capital ; toutes les parties de la société sont rapprochées étroitement entre elles et comme fondues par les perfectionnemens matériels de la civilisation. Or il s’agit de savoir si, dans une société semblable, lorsque, par un accident économique, une des grandes cohortes du travail vient à perdre momentanément la faculté de s’assurer par son activité laborieuse sa quote-part ordinaire sur le capital national, c’est-à-dire son unique moyen de vivre, il est possible que cette cohorte du travail soit condamnée en masse non-seulement aux privations douloureuses, mais aux humiliations dégradantes de la misère. Nous répondons sans hésitation : Non, cela n’est pas possible. Il n’y a que deux systèmes pour parer à de telles maladies du corps social, ou le système socialiste ou le système libéral : le système socialiste, qui met à la charge de l’état, par des moyens plus ou moins révolutionnaires suivant les circonstances, la subvention réclamée par le travail en détresse, ou le système libéral, qui, en admettant que la propriété use librement de ses droits, entend aussi qu’elle pratique librement, mais qu’elle pratique ses devoirs, qui veut que les citoyens d’un même pays soient véritablement des concitoyens, qui veut au bienfait du mal réparé joindre le mérite du bien spontanément et cordialement accompli. Le système libéral poursuit dans les questions sociales la réalisation complète du noble programme de notre révolution : liberté, égalité, fraternité. Sur cette devise, nous avons laissé rouiller le mot liberté ; que la fraternité en soit effacée, et il ne resterait en France qu’une poussière d’atomes insensibles et glacés, impénétrable au libre courant des sentimens qui sont le lien vivifiant des sociétés. Nous considérons donc cette détresse qui s’est concentrée dans la Seine-Inférieure, que les chefs d’industrie de l’Alsace ont su ou pu détourner jusqu’à présent de leurs ateliers, mais qui pourrait s’étendre sur d’autres parties de la France ; comme une épreuve solennelle à laquelle la Providence soumet moins encore les milliers d’ouvriers qui supportent leur infortune avec une si touchante résignation que les classes riches et conservatrices de notre pays. On verra bientôt si elles savent sentir, comprendre et prévoir. Mais le mot de classes est un terme trop général à nos yeux. Les devoirs ne sont pas collectifs, ils sont individuels. Que les personnages connus par leur richesse, que ceux qui sont placés à la tête du mouvement industriel de notre époque, que ceux qui ont présidé à la direction des affaires publiques, que ceux qui n’ont pas renoncé à la noble ambition de dévouer leur vie aux intérêts et à la renommée de la France se rendent courageusement compte de la situation, s’inspirent du sentiment viril de leur responsabilité, réagissent contre notre maladresse et nos défaillances en matière d’œuvres collectives, et fassent un effort digne d’eux ! Le mouvement, trop tardif et trop lent, n’est qu’à son début : qu’on le ranime, en suivant les nobles exemples déjà donnés, et qu’on le conduise au but ! Le but, nous l’avons dit, c’est 10 millions. Désespérer de l’atteindre dans un pays où les millions se lèvent chaque année par centaines à l’appel du lucre, ce serait faire à la France une injure jusqu’à présent imméritée. Qu’est-ce après tout ? Ce n’est pas la moitié de ce que les dons volontaires ont déjà fourni en Angleterre au Lancashire en détresse. Ne pouvons-nous pas faire la moitié de ce que font les Anglais ? Serons-nous insensibles à l’aiguillon de l’émulation internationale, et pense-t-on que nous soyons incapables de tenir tête aux Anglais dans une lutte de générosité patriotique ? Surtout que l’on n’essaie pas de détruire l’effet de cette comparaison avec l’Angleterre par de détestables argumens : que l’on ne dise pas que le nombre des victimes de la crise est plus considérable chez nos voisins que chez nous, comme si l’intensité de la souffrance pouvait être plus grande au sein de deux cent cinquante mille ouvriers soulagés en Lancashire que parmi nos cent mille ouvriers de la Seine-Inférieure, qui n’ont encore reçu que d’infimes à-comptes sur le produit d’une collecte insuffisante ! Que l’on ne parle pas des richesses de l’aristocratie anglaise : ceux qui sont au courant de la distribution des fortunes dans notre pays savent bien que, sous le rapport des accumulations de capitaux, nous n’avons rien à envier à l’Angleterre. Et d’ailleurs croit-on qu’il n’y ait que de grosses souscriptions chez nos voisins ? Lord Derby a souscrit, il est vrai, pour 250, 000 francs au fonds de soulagement ; mais dans le meeting où il adressait un si chaleureux appel aux vertus publiques, de ses concitoyens, il apportait une souscription de 30, 000 francs réunie par des ouvriers, abonnés d’un journal d’ouvriers, le British Workman, et il était plus fier, plus reconnaissant, plus heureux de cette noble offrande que des dons prélevés par les riches sur une partie de leur superflu.

La session de nos chambres s’ouvrira le 12 janvier. Le Moniteur a publié récemment un document qui est un préliminaire intéressant à la prochaine session législative : nous voulons parler du nouveau rapport de M. Fould à l’empereur. L’objet même de ce rapport est de motiver une demande de crédits supplémentaires de 35 millions. Sur cette somme, les crédits exigés par l’expédition du Mexique s’élèvent à 24 millions. En somme, les frais de l’expédition du Mexique auront été pendant l’exercice de 1862 de 83 millions. La première observation à laquelle donnent lieu ces dépenses, c’est que, dans l’année même où a été résolue la réforme financière, l’expédition du Mexique est venue, avec ses surprises successives, entraver la première application du nouveau système de finances, qui avait paru d’abord devoir être le point de départ d’une nouvelle politique générale. Plus de crédits supplémentaires, tel était le programme. En effet, les crédits supplémentaires correspondant à des dépenses qui ne sont prévues ni au budget normal ni au budget extraordinaire, il y faut faire face avec des ressources prises en dehors des recettes régulières ; ces crédits ont donc pour résultat d’accroître le découvert et de charger la dette flottante. On voulait renoncer aux crédits supplémentaires, parce qu’une situation très difficile venait de montrer les dangers d’un découvert excessif, et que l’on avait jugé qu’il était temps enfin de mettre une limite à la dette flottante. Pour empêcher l’accroissement du découvert, on était amené à renoncer à l’emploi des crédits supplémentaires ; pour se passer de crédits supplémentaires, on devait, par une autre conséquence logique, réprimer en soi la fantaisie de ces entreprises extérieures où abondent les chances imprévues, et par conséquent où naissent des nécessités de dépenses qui viennent contrarier la régularité des budgets. Ce fut au milieu de ces bons sentimens et de ces belles résolutions, dont les esprits sensés étaient charmés, que l’on se lança pourtant dans l’expédition du Mexique. On voit aujourd’hui les premiers effets financiers de cette entreprise : elle a déjà coûté 83 millions pour une année… M. Fould estime l’excédant des recettes sur les dépenses pour l’exercice 1863 à 110 millions ; ces 110 millions sont mis de côté dans ses prévisions pour subvenir aux frais de l’expédition, mexicaine et aux dépenses imprévues. Ce n’est pas tout : sans le Mexique, avec un accroissement de revenu de 110 millions, on eût pu ou atténuer certaines taxes, ou éteindre une portion du découvert, ou mieux doter le budget extraordinaire, celui qui représente les dépenses de l’état qui ont un caractère reproductif et viennent en aide à l’accroissement de la richesse publique. Non-seulement les perspectives de la guerre du Mexique ne nous permettent point de faire rien de semblable, mais elles nous obligent à rogner les allocations du budget extraordinaire. Ce budget est de 121 millions pour 1863 ; M. Fould le réduit à 104 pour 1864. De même, si les dépenses du Mexique n’eussent point absorbé et dépassé ses ressources, le ministre des finances n’eût pas été contraint de présenter un crédit supplémentaire de 11 millions pour remboursement de primes à l’exportation des sucres. Si nous rentrons dans la voie des crédits supplémentaires, et des accroissemens de découvert dès la première année de la réforme financière, si cette année nous apporte en cadeau d’étrennes 35 millions de crédits supplémentaires et l’addition au découvert d’une égale somme, il faut le mettre au compte de l’expédition du Mexique. Ceci posé à la décharge du ministre des finances, on peut donner crédit à M. Fould de la prudence des règles qu’il a introduites dans la confection de nos budgets et faire des vœux pour que ses espérances dans l’avenir ne soient point démenties par l’imprévu.

Quant au fond de cette fâcheuse affaire du Mexique, il nous répugne d’y revenir. Sans doute, au point où les choses ont été conduites, il est nécessaire que rien ne soit négligé pour que nos soldats soient protégés contre la maladie et contre l’ennemi, et pour que la France se tire à son honneur de cette entreprise. Les accidens qui nous ont obligés à donner un développement si considérable et si coûteux à notre expédition ne peuvent point être imputés au hasard : ils accusent les fautes commises dans la première conception et dans la direction de cette affaire. C’est surtout lorsque l’on engage la France à deux mille lieues de ses rivages que rien ne doit être livré au hasard, et qu’on ne peut trouver une excuse dans l’imprévu. La netteté de la pensée a fait défaut au début de l’expédition : on indiquait des velléités plutôt que des volontés. Ces velléités mêmes étaient incompatibles avec les alliances sur lesquelles on comptait. Si l’on voulait faire une chose qui nous paraît inconciliable, nous ne disons pas seulement avec les intérêts, mais avec les traditions et les principes de la France, si l’on voulait renverser le gouvernement mexicain, accomplir une révolution, substituer un régime politique à un autre, mieux eût valu tenter seul cette entreprise et ne pas la compromettre en y associant deux états étrangers, l’Angleterre et l’Espagne : le plus simple bon sens disait assez que ni l’une ni l’autre ne pouvaient jusqu’au bout avoir des intérêts identiques aux nôtres et partager notre dessein. On a vu en effet comment s’est évanoui à Orizaba le rêve que le général Prim avait caressé à Vichy. Si l’on avait eu une résolution décidée, un but clair, il est évident que les moyens auraient dû dès le principe être proportionnés au but, et qu’il ne fallait pas laisser une poignée de Français exposés, avec des ressources insuffisantes, à des périls inconnus et à des souffrances trop certaines. Au général Concha, qui lui reprochait de n’avoir pas marché sur Mexico, le général Prim a répondu en rappelant une plaisante anecdote. Il y eut grand émoi à la cour de Madrid à la nouvelle de la révolution de juillet, et Ferdinand VII, pour se rassurer, convoqua un conseil de guerre. On y fit assaut de fanfaronnades. Je ne sais plus quel général matamore dit au roi : « Donnez-moi votre garde royale, et je vous réponds d’aller étouffer la révolution à Paris même ! — Et toi, dit le roi, se tournant vers le vieux général Castaños, tu ne dis rien ? — Moi, répliqua le caustique vétéran, je n’en demande pas tant : pour aller à Paris, je n’ai besoin que d’une . » Prim est aussi d’avis, et nous en avons malheureusement fait l’épreuve, que l’on va plus aisément à Mexico en diligence qu’avec une armée de cinq mille hommes. Un des résultats de l’expédition mexicaine a été d’embrouiller notre politique du côté de Madrid. Ce n’est pas que le gouvernement espagnol nous paraisse s’être lavé des accusations de contradiction et d’inconséquence que M. Bermudez de Castro et le général Concha ont si vigoureusement portées contre lui, ce n’est pas que l’amusante lame de Tolède du général Prim tournée contre la poitrine de M. Billault soit de nature à donner de grands soucis à notre ministre-orateur, mais qu’importent les torts de l’Espagne envers nous ? Notre faute à nous a été d’encourir ces torts-là en nous compromettant dans une alliance imprudente. Ce que nous avons de mieux à faire est de laisser l’Espagne tranquille et de n’y plus penser. Après tout, si nous avons le vif sentiment des erreurs passées de notre politique mexicaine, ce n’est point pour y chercher un thème à récriminations ; mais il importe que notre politique soit rectifiée et définie le plus tôt possible. La discussion de l’adresse va en donner l’occasion. Nous ne savons que trop comment nous sommes entrés dans cette aventure ; la prudence et la sagesse seraient de savoir déjà comment on en sortira et de le dire hautement. Ce ne serait pas le moyen d’en sortir vite ou jamais que de prendre au Mexique la tâche de renverser ou d’édifier des gouvernemens.

Nous avons aussi peu de goût à tenter l’appréciation des événemens dont les États-Unis sont le théâtre. C’est toujours en effet à l’heure où ces événemens semblent à la veille de prendre un tour décisif que nous sommes replongés dans de plus grandes incertitudes. Le gouvernement de Washington conduit la guerre avec cet esprit d’indécision et de contradiction qui est le propre des états populaires lorsqu’ils sont aux prises avec ce terrible jeu. Comment ne déplorerait-on pas ces changemens de généraux que l’on destitue, comme Mac-Clellan, au lendemain d’une victoire, pour les rappeler au lendemain d’une défaite ? Il semble que le système de temporisation que l’on reprochait au général Mac-Clellan était au fond le plus conforme aux intérêts de l’Union, car, bien plus riche en ressources que la sécession, c’est elle qui est le moins usée par le temps. Au surplus, l’agression ne réussit à aucun des deux partis, et aucun ne sait rendre décisifs les résultats d’une victoire. Les confédérés, après leurs derniers succès à Bull’s Run, font une pointe sur le Maryland et la Pensylvanie. Ils échouent. Mac-Clellan les bat à Antietham ; mais il laisse Lee retrouver un abri derrière le Potomac. Burnside attaque en vain les confédérés dans leurs positions retranchées de Frederiksburg : il est repoussé en essuyant d’énormes pertes ; mais il reste une journée sur son champ de bataille, et, devant Lee victorieux, il repasse le fleuve qu’il avait à dos, et ramène tous ses canons et tous ses blessés. Il y a des deux côtés des actions de grande bravoure et de tristes carnages ; mais les intuitions, les coups de vigueur aux momens décisifs, les éclairs du génie de la guerre font défaut. Ce serait à croire que les généraux américains, plus politiques encore que guerriers, se ménagent mutuellement, comme s’ils se réservaient l’arbitrage impérieux de quelque transaction finale. Les états demeurés fidèles à l’Union ont conservé, au milieu de la guerre, l’activité du travail et des affaires, leur vie industrielle et mercantile, leurs institutions, leurs mœurs et leurs habitudes politiques ; c’est dire qu’ils sont soumis aux influences des courans mobiles de l’opinion. Ils ont conservé le luxe d’être divisés en partis. Ils sont partagés en républicains et en démocrates, et tous les échecs militaires qui frappent le pouvoir aux mains des républicains augmentent les chances et l’influence des démocrates. La perte de la bataille de Frederiksburg décidera-t-elle un mouvement prononcé du parti démocrate, et accélérera-t-elle son arrivée au pouvoir ? La pacification est-elle plus prochaine qu’on ne le croyait ? Les premières nouvelles de l’Amérique nous l’apprendront. Quoi qu’il en soit, la France n’a pas à regretter que la faculté ne lui ait pas été donnée par la Russie et par l’Angleterre d’intervenir dans ce différend et d’exercer une pression morale sur les belligérans. Si les states doivent se réconcilier et se réunir encore, la meilleure paix qu’ils pourront faire sera celle qu’ils traiteront directement entre eux, sans prendre leurs intermédiaires à l’étranger.

Il ne sera pas facile aux Grecs de donner un successeur au roi Othon. C’est la première fois que l’utilité des prétendans est démontrée. Il n’est que les pays où il y a plus d’un candidat au trône qui puissent renverser un souverain avec l’assurance qu’ils trouveront à le remplacer. Voilà ce que nous apprend la présente expérience des Grecs. Leur infortune à la vérité n’est point sans compensation. Les Anglais refusent le prince Alfred et n’ont pu obtenir le consentement du prince Ferdinand de Cobourg ; mais ils donnent à la Grèce les Iles-Ioniennes. Comme ils ont le protectorat de ces îles en vertu des traités de 1815, ils auront à faire ratifier cette cession par les puissances signataires de ces traités. Il nous semble que le travail de la conférence qui devra être réunie à ce sujet est une pure formalité. On dit que l’Angleterre y demandera aux puissances auxquelles la question des Iles-Ioniennes sera soumise l’engagement de ne jamais faire la conquête de ces îles dans l’avenir. Si un pareil engagement est réellement demandé, il ne saurait être refusé ; mais une stipulation semblable est si insolite qu’il ne nous paraît pas vraisemblable qu’elle soit sérieusement proposée. L’Angleterre au surplus a trop bien joué cette partie pour qu’elle s’expose à gâter son succès par des restrictions puériles. L’abandon des Iles-Ioniennes, spontanément offert par la puissance qui, dans les idées vulgaires, passe pour si avide de possessions maritimes, est un démenti éclatant aux routines de la vieille politique. C’est un précédent auquel l’Angleterre donnera peut-être elle-même des suites non moins inattendues ; c’est en tout cas un exemple qui devrait donner à réfléchir à ces tenaces potentats qui s’affaiblissent à vouloir conserver dans les cadres matériels de leur domination des tronçons de nationalités réfractaires.

L’Autriche notamment n’aurait-elle pas profit à s’inspirer dans l’avenir d’un tel exemple ? Elle ne ferait par là que confirmer la bonne opinion qu’elle donne déjà aux libéraux européens de l’honnête sincérité avec laquelle elle s’applique à la pratique des institutions constitutionnelles. Le discours que l’empereur d’Autriche a prononcé à la clôture de la session du Reichsrath a obtenu en Europe un véritable succès. Ce langage modeste, franc et ferme est bien de nature à consolider ces sympathies qui reviennent à l’Autriche libérale et régénérée, et auxquelles l’empereur François-Joseph a montré qu’il n’était point insensible. Il est malheureusement vrai que le discours impérial a dû une partie de son succès au contraste si curieux que forme la situation intérieure de la Prusse avec l’attitude de l’Autriche parlementaire. Tandis qu’à Vienne le souverain témoigne au parlement la plus grande confiance, pourquoi faut-il qu’à Berlin une obstination inhabile ait maintenu un si long malaise ? Le représentant d’une dynastie populaire, tel que le roi de Prusse, n’aurait que bonne grâce à céder à ce qui lui paraîtrait être même un préjugé de son parlement. Les chambres prussiennes vont se réunir au mois de janvier. Espérons que quelques bases de conciliation auront été préparées, et que la combinaison à laquelle M. de Bismark vient de faire allusion en répondant à une députation sera raisonnable et acceptable. Comment, avec une lutte flagrante de la prérogative royale contre la prérogative parlementaire, la Prusse pourrait-elle remplir le rôle auquel elle aspire au sein de la confédération germanique ? D’importantes et délicates questions de réforme du pacte fédéral vont passer du champ de la spéculation dans le domaine de la pratique. Ces questions sont posées à la diète même, qui devra les discuter dans peu de semaines. Les réformes proposées par les états secondaires et acceptées par l’Autriche sont timides sans doute ; mais elles poseraient le principe d’une représentation collective plus vivante de l’Allemagne. Comment la Prusse, qui les combat, pourrait-elle s’y opposer sans afficher un étroit égoïsme, si elle ne puise pas ses moyens de résistance dans une vue plus large et plus libérale des intérêts de la nationalité allemande ? Comment la Prusse pourra-t-elle être libérale à Francfort, si à Berlin le droit divin continue à faire échec au droit populaire ?

Le nouveau ministère italien dessine sa politique avec une louable netteté. Le premier besoin de l’Italie, son intérêt vital était de sortir des illusions et de l’équivoque où l’avait entretenue la précédente administration. Il fallait avant tout mettre une main énergique à l’organisation de l’ordre intérieur, établir avec force l’initiative du gouvernement libéralisée par son association avec la majorité parlementaire dans la vie intérieure du pays. C’est ce que le nouveau ministre de l’intérieur, M. Peruzzi, a vivement entrepris. Il s’applique surtout à la destruction du brigandage napolitain, et il faut espérer qu’il en viendra à bout. Au surplus le de l’honneur et la force des choses font pour l’Italie, de la question intérieure, la préoccupation principale. La question romaine est bien une affaire intérieure de premier ordre ; mais elle est en même temps, grâce à la nouvelle attitude de la politique française, la plus grave et la plus délicate des questions étrangères. Un scrupule de dignité doit empêcher le gouvernement italien d’agiter cette question dans ses relations avec le gouvernement français. Dans la nouvelle phase où l’affaire de Rome est entrée, les Italiens ont tout à gagner à faire les morts. Qu’ils laissent oublier pendant quelque temps que la question romaine est italienne, qu’ils laissent pendant quelque temps prédominer dans la question l’élément purement français : ils ne perdront rien pour attendre. Nous nous engageons à Rome dans une voie sans issue. Nous demandons au saint-père de petites réformes municipales, et il semble que nous les obtenions. Où nous conduira cette besogne ? Est-ce bien de cela qu’il s’agit ? Un essai d’institutions municipales résoudra-t-il la contradiction radicale qui existe à Rome, par la confusion du spirituel et du temporel, entre le principe théocratique et les principes des sociétés modernes ? Au nom d’un tel essai, aura-t-on jamais le droit d’exclure les populations romaines de la vie générale de la nationalité à laquelle elles appartiennent, de la nationalité italienne ? Un tel accommodement est-il de mise avec les principes que la France représente dans le monde ? Un écrivain dont l’orthodoxie n’est pas suspecte, M. Eugène Rendu, vient de porter une lumière vive sur ces données du problème. Les enseignemens du passé qu’il demande à l’histoire de l’Italie au moyen âge démontrent que le pouvoir temporel, sous sa forme actuelle, est une création récente, qui ne remonte pas au-delà de trois siècles, de l’époque où, comme dit Guicciardini dans son beau langage, ayant perdu le sens des mots et la rectitude de la pensée, essendo perduti i veri vocaboli delle cose e confusa la distinzione del pensar rettamente, on rechercha dans les vicaires du Christ le génie politique au lieu de la sainteté de la vie. La France de la révolution peut-elle prendre longtemps devant le monde la responsabilité de faire vivre arbitrairement la dernière relique, la relique théocratique, des pouvoirs absolus que le mouvement du XVIe siècle a créés, et que le mouvement du XIXe siècle a renversés ? La France de la révolution peut-elle longtemps séquestrer les populations romaines de la vie nationale de l’Italie ? Ce problème est aussi pour la France une question intérieure, et l’on ne peut tarder à s’en apercevoir.

C’est dans un prospère et tranquille pays, la Hollande, que nous avons à signaler une crise ministérielle provoquée par une réaction conservatrice. La première chambre des états de Hollande vient de rejeter le budget des colonies par 30 voix contre 4. L’opposition conservatrice était en effet dirigée principalement contre le ministre des colonies, M. Uhlenbeck, qui avait présenté, un projet tendant à établir par la loi l’industrie dite privée dans l’île de Java. Les conservateurs du système colonial se sont élevés contre ce projet, où ils ont voulu voir le commencement de l’abolition du système des cultures par le gouvernement. Ils voient là une résolution funeste aux intérêts de l’état et des colonies. Le ministre soutenait que le règlement légal de l’industrie privée à Java n’impliquait point l’abandon de l’ancien ordre de choses, et que les cultures du gouvernement seraient maintenues. On voit qu’il n’a pu convaincre ses adversaires. Déjà le budget des colonies avait été peu favorablement accueilli par la seconde chambre, où il n’avait été adopté qu’à une très faible majorité. Devant cet échec, la démission de M. Uhlenbeck est certaine ; mais entraînera-t-elle la chute du ministère Thorbecke ? On l’ignore jusqu’à présent. e. forcade.



REVUE MUSICALE.

De notables changemens se sont opérés depuis peu dans la direction des théâtres lyriques. L’Opéra n’est plus sous la main de M. Alphonse Royer, qui l’administrait depuis plusieurs années. C’est M. Emile Perrin qui a été nommé à la place de M. Alphonse Royer, et le théâtre de l’Opéra-Comique a reçu pour nouveau directeur M. de Leuven, écrivain dramatique assez connu. Si M. Carvalho est resté à la tête du Théâtre-Lyrique, où il est rentré depuis quelques mois, on assure que ce n’est pas de sa faute : il aspirait, dit-on, à l’honneur de diriger l’Opéra-Comique, entreprise moins chanceuse que celle qui l’occupe ; mais les destins en ont décidé autrement. Ce qu’on peut souhaiter à M. Carvalho, qui est un homme actif et de bonne volonté, c’est que la ville de Paris lui fasse la remise du loyer de la nouvelle salle qu’il occupe place du Châtelet, ou que l’état lui accorde une subvention suffisante. Ce qui vaudrait mieux cependant que tous ces palliatifs, c’est la liberté et le droit qu’on laisserait à chacun de se ruiner comme il l’entend. Hors de cette grande mesure de la liberté des théâtres, qu’on sera obligé de prendre tôt ou tard, on ne remédiera pas au mal qui existe et que tout le monde reconnaît : l’impossibilité où sont les jeunes compositeurs français de trouver une scène où ils puissent essayer leurs forces et constater leur vocation.

Que va faire maintenant le nouvel administrateur de l’Opéra ? A-t-il un plan de régénération pour ce théâtre, où depuis quinze ans bientôt il ne s’est pas produit un ouvrage original ? Par quels moyens cherchera-t-il à varier un répertoire usé, qui se compose de cinq ou six opéras que le public sait par cœur, et qu’on exécute chaque année de plus en plus mal ? Il est certain que l’état actuel de ce grand établissement lyrique est déplorable, et qu’il faut absolument lui imprimer une vie nouvelle. Le personnel d’abord n’y est pas suffisant, et les artistes qui le composent ne sont pas toujours employés avec l’intelligence qu’exige une bonne exécution. Il y a des jours où l’Opéra donne le spectacle d’une complète déroute dans les ensembles, et il n’y a rien de plus triste et de plus navrant que d’entendre sur la première scène lyrique de la France Lucie, le Comte Ory ou Guillaume Tell complètement estropiés. Nous aimons à croire que le nouveau directeur aura l’autorité nécessaire pour suivre ses idées et ramener la vie dans ce grand corps usé.

Depuis sa réouverture, le Théâtre-Lyrique exerce avec mesure la puissance de ses séductions dans la nouvelle salle qui lui est échue. Ou y a repris successivement tous les ouvrages de l’ancien répertoire, la Chatte merveilleuse avec Mme Cabel, Orphée avec Mme Viardot, l’Enlèvement au sérail de Mozart, Robin des Bois, le Médecin malgré lui de M. Gounod, et enfin Faust du même compositeur pour la rentrée de Mme Carvalho, que le public a revue avec un plaisir extrême. Faust est jusqu’ici le meilleur ouvrage de M. Gounod, ce musicien ingénieux et délicat, cet esprit fin et un peu alexandrin qui s’ingénie à trouver l’accent des passions qu’il n’éprouve pas. Il nous a paru l’autre soir que les deux années qui viennent de s’écouler depuis la première représentation de Faust, qui a eu lieu le 19 mars 1860, ne lui ont pas été favorables ; Traduit et joué avec succès dans plusieurs villes d’Allemagne et même à Milan, l’opéra de M. Gounod n’est pourtant qu’un opéra de genre bâti à côté du magnifique poème de Goethe. Ni la figure étonnante de Méphistophélès, ni le caractère compliqué de Faust, n’ont été vigoureusement saisis par le musicien ; il a manqué de force et d’originalité dans toutes les grandes situations que lui présentait le poème : la promenade au jardin, la scène de l’église et la Walpürgis.

Ce qu’on peut louer dans l’œuvre de M. Gounod, c’est le chœur des étudians au second acte, le petit chœur syllabique des vieillards et la valse avec accompagnement du chœur, qui est d’un bel effet. La scène où Marguerite trouve la caisse aux diamans renferme de jolis détails de vocalisation qui conviennent bien à la bravoure et au goût exercé de Mme Carvalho ; mais le quatuor de la promenade, qui vient après, est trop court pour la situation unique que le compositeur avait à rendre. Il aurait fallu là un de ces morceaux d’ensemble longuement développés dont chaque épisode est rattaché à une idée unique et saillante qui domine le concert et guide l’oreille. Tels sont le quatuor de Zampa, l’admirable scène de la vente dans la Dame blanche, le trio de la Juive et tous les morceaux d’ensemble des vrais maîtres. Le petit duo d’amour entre Faust et Marguerite se distingue aussi par des harmonies délicates dans l’accompagnement, et il est juste de signaler encore l’hymne d’amour que chante Marguerite après son entrevue avec Faust. Au quatrième acte, on remarque le chœur des soldats et surtout le récit de Valentin mourant en maudissant sa sœur. Telles sont, selon nous, les parties saillantes de l’opéra de M. Gounod, œuvre éminemment distinguée par le soin du style, par une certaine grâce élégiaque, par des détails ingénieux et par l’élévation constante du sentiment de l’auteur, mais dont la conception générale est débile, dépourvue de force et d’originalité. L’ouvrage est monotone, et il y a plus d’une analogie entre la peinture ascétique d’Ary Scheffer et la musique du Faust de M. Gounod. L’exécution de cet ouvrage, compliqué et difficile est moins satisfaisante aujourd’hui qu’à l’origine ; Mme Carvalho, chargée du rôle principal de Marguerite, qu’elle a créé avec tant de distinction, est toujours une cantatrice d’un rare talent, quoique sa voix nous ait paru un peu fatiguée. Elle n’a pas trouvé dans M. Monjauze le Faust de ses rêves. M. Balanqué joue le rôle de Méphistophélès en comédien habile, et s’il n’y produit pas un meilleur effet, c’est la faute de sa voix. Les chœurs et l’orchestre méritent des éloges, et le spectacle est agréable. Quoi qu’il en soit de nos réserves, les représentations de Faust sont suivies, et seront fructueuses pour le Théâtre-Lyrique.

Le Théâtre-Italien fait des merveilles, il nous a presque ramené les belles soirées d’autrefois. Les représentations de Cosi fan tutte de Mozart et la reprise du Matrimonio segreto de Ciraarosa, qui a eu lieu tout récemment, attirent cette fine fleur d’amateurs distingués qui forment, dans tous les temps et dans tous les pays, les vrais représentans du goût et de la civilisation. Imaginez donc ce que deviendrait une nation, si elle était tout à coup séparée de sa tradition, et si elle n’avait pour la guider que les instincts grossiers de la foule ! Nous aurions alors l’art pur de la démocratie, comme nous en avons déjà la littérature et le journalisme. Enlevez au public qui fréquente aujourd’hui le Théâtre-Italien deux cents personnes, et vous n’avez plus qu’une masse confuse d’Espagnols, d’Italiens, de Portugais, de Russes, de Valaques et de Mexicains, qui le connaissent et qui n’admirent que les opéras de M. Verdi. Il faut les voir tristes et confus quand ils sont obligés d’écouter les divines mélodies de Cosi fan tutte ou du Matrimonio segreto ! Ils sont tout ébahis, et ils attendent vainement quelque coup de théâtre et ces points d’orgue merveilleux que leur prodigue Mlle Patti. En a-t-elle fait, dans le Barbier de Séville, de ces coups périlleux ! S’en est-elle donné à cœur-joie de ces fantaisies vocales d’un goût équivoque au point de gâter la pensée de Rossini ! Cette séduisante sirène à ébloui M. Mario de l’éclat de ses strillate, elle l’a étourdi du bruit de ses castagnettes. Aussi n’est-il plus question ni de M. Mario ni de personne ; on ne parle que d’Adelina Patti, de ses grâces, de sa jeunesse, de sa belle voix, de son instinct merveilleux, de sa bravoure et de ses petites mines d’enfant gâtée qui fera bien de consulter de bons juges, si elle veut atteindre le but élevé de son art. Qu’elle se garde surtout des éloges monstrueux que peuvent lui adresser des écrivains sans crédit et sans consistance : ce sont de vrais empoisonneurs du goût et de la morale publique. On doit s’honorer de mériter leurs injures et ne craindre que leur approbation. Mlle Patti est une artiste trop bien douée pour ne pas savoir discerner, au milieu de la foule confuse qui l’acclame, l’esprit équitable et modéré qui ne met rien au-dessus de la vérité, et qui la dira toujours sans qu’on parvienne à intimider son courage.

Dans le courant du mois de décembre, le 17, il y a eu une belle solennité au théâtre de l’Opéra-Comique : on y a célébré la millième représentation de la Dame blanche devant une nombreuse assemblée. Après le premier acte de Jean de Paris, qu’on jouait le même soir, le rideau se leva, et l’on vit tous les artistes qui devaient contribuer à l’exécution du chef-d’œuvre rangés autour du buste de Boïeldieu et chantant le chœur de la Dame blanche, — Chantez, joyeux ménestrels. — Sur cinq bannières que portaient des choristes, on avait inscrit les titres des ouvrages du maître avec la date de la représentation. Après le chœur, M. Achard a récité une pièce de vers que M. Méry avait écrite pour la circonstance, puis il a posé une couronne sur le buste de Boïeldieu, et la cérémonie s’est terminée par la reprise du chœur de la Dame blanche. Cet hommage rendu à la mémoire du plus charmant des compositeurs français fait honneur à l’administration qui en a eu l’idée. La Dame blanche, qui fut représentée pour la première fois le 25 décembre 1825, est une œuvre qui marque un nouveau développement dans le genre si national de l’opéra-comique. S’il est bien prouvé que l’opéra bouffe italien a donné naissance à l’opéra-comique français, cette alliance féconde entre l’esprit, le goût et l’art des deux nations latines n’a cessé d’exister depuis Pergolèse jusqu’à Rossini. Après Grétry, qui ferme le XVIIIe siècle, le compositeur le plus vrai et le plus original dans le genre exclusif de l’opéra-comique, c’est Boïeldieu, car Méhul et Cherubini, qui sont de bien plus grands musiciens, ont touché à des régions plus élevées par l’accent dramatique et le style noble qui distinguent leurs ouvrages. C’est Boïeldieu qui continue la tradition du genre mixte de l’opéra-comique, d’abord sous l’influence de Cimarosa et de Mozart, et puis sous celle de Rossini. Contemporain de Dalayrac, de Nicolo, de Berton et de beaucoup d’autres musiciens aimables, Boïeldieu les domine par la grâce et la morbidesse de ses chants, par l’intelligence qu’il a des situations dramatiques, par la vérité de ses peintures et par la fécondité de sa veine, car il a beaucoup écrit. La Dame blanche n’est pas seulement le chef-d’œuvre de Boïeldieu, c’est le modèle du véritable opéra-comique, ce mélange ingénieux de sentiment et d’esprit, de gaîté et de tendresse, de vérité et d’aimable fiction. L’ouvrage est parfait dans son cadre.

Les concerts populaires de musique classique, dont nous avons entretenu si souvent les lecteurs de la Revue, sont plus suivis et plus brillans cette année que l’année précédente, où ils ont été fondés. L’orchestre que dirige M. Pasdeloup a fait des progrès sensibles dans l’exécution des chefs-d’œuvre de la musique instrumentale, surtout les violons et les instrumens à cordes en général. Les instrumens à vent laissent parfois désirer plus d’éclat, car ils ne sont évidemment pas assez nombreux pour une si grande masse d’instrumens à cordes. Les programmes de ces belles séances sont en général composés avec goût et suffisamment variés. Peut-être pourrait-on reprocher à M. Pasdeloup de faire exécuter trop souvent des fragmens de quatuor, de quintette par tous les instrumens à cordes, et de trop compter sur l’effet de ces tours de force. Bien que la société du Conservatoire ait donné l’exemple de ce genre de licence, il serait bon que M. Pasdeloup ne se crût pas obligé de l’exagérer. En général il faut respecter la pensée des maîtres, et une composition écrite pour quatre instrumens ne peut être exécutée par quarante instrumens de la même nature sans que l’esprit et les proportions n’en soient altérés. La séance du 28 décembre a été particulièrement remarquable. Après l’ouverture très médiocre de Weber connue sous le titre du Roi des Génies, on a exécuté la symphonie pastorale de Beethoven, dont il est inutile de louer la magnifique conception. L’orage a été faiblement exprimé, l’orchestre n’est sans doute pas assez nombreux pour rendre ce puissant effet de la nature courroucée ; mais le finale a été exécuté avec beaucoup de brio, ainsi que l’admirable andante qui forme la seconde partie. Quelle merveille que cette symphonie ! Peut-on écrire de la musique pittoresque après un pareil tableau ? L’adagio du troisième quintette en sol mineur de Mozart, exécuté par tous les instrumens à cordes, a précédé la belle ouverture d’Athalie de Mendelssohn. C’est un morceau de maître que cette ouverture largement développée, où l’on remarque surtout la péroraison attaquée par les instrumens de cuivre. La séance s’est heureusement terminée par le finale de la symphonie en sol mineur d’Haydn, badinage délicieux que le public a voulu entendre deux fois.

Deux virtuoses, d’un mérite différent, se sont fait entendre cette année aux concerts populaires : M. Joël, pianiste au jeu élégant et sûr, et M. Vieuxtemps, grand violoniste dont tout le monde connaît la haute renommée. À la première séance, M. Vieuxtemps a exécuté un morceau de sa composition, une ballade polonaise d’un style fort soigné sans doute, mais qui n’a pas paru digne de figurer sur un programme où se trouvent les plus grands noms de l’histoire musicale. Aussi l’impression produite par le virtuose a-t-elle été médiocre, et le public a-t-il quitté la salle avec la conviction que M. Vieuxtemps s’était fourvoyé. L’artiste éminent dont la réputation est plus qu’européenne n’a pas voulu rester sous le coup de cette surprise, et le dimanche 21 décembre il a joué dans cette même salle du Cirque-Napoléon le concerto en ré majeur, pour violon et orchestre, de Beethoven. Là M. Vieuxtemps a été à la hauteur de l’admirable composition qu’il avait à interpréter, morceau capital, où le violon trouve à qui parler et ne cesse de concerter avec l’orchestre. Le style large de M. Vieuxtemps, la netteté et la vigueur de son exécution, son beau coup d’archet et l’ingénieux point d’orgue qu’il a conçu lui-même, ont excité l’admiration du nombreux public qui l’écoutait. Sans doute on pourrait souhaiter à M. Vieuxtemps un son plus moelleux et plus rayonnant, un peu plus de brio et de naturel dans son exécution savante ; mais il ne faut pas oublier que M. Vieuxtemps est né en Belgique, et qu’il faut le soleil et la terre de l’Italie pour produire des voix comme celle de l’Alboni et des violonistes comme M. Sivori. M. Vieuxtemps a ses qualités, qui ne sont pas communes, et par ses compositions, par son exécution sévère et noble, il est, avec M. Joachim et M. Sivori, l’un des trois grands violonistes de l’Europe.


P. SCUDO.


ESSAIS ET NOTICES.


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LES MASSACRES D’EUROPÉENS AU JAPON.


De tragiques événemens viennent encore d’appeler l’attention de l’Europe sur les questions qui s’agitent dans l’empire japonais entre la population indigène et les étrangers. Ces événemens ont assez de gravité pour qu’on en recherche l’origine et qu’on s’attache à exposer fidèlement la situation qui en résulte. À la fin du mois de juin 1862, deux marins faisant partie de la garde dont le ministre anglais à Yédo avait jugé prudent de s’entourer étaient assassinés, et quelques semaines plus tard, le 14 septembre 1862, quatre personnes appartenant également à la nation anglaise étaient assaillies en plein jour sur la grande route qui conduit de Yokuhama à Yédo. Une de ces personnes était mortellement frappée, deux autres grièvement blessées ; la quatrième, une femme, réussissait à s’échapper sans recevoir d’injure, non pas grâce à l’humanité des Japonais, mais grâce au dévouement de son compatriote, M. Lenox Richardson, qui payait de sa vie cette courageuse résistance aux assassins.

L’assassinat des deux marins est resté et restera un événement mystérieux. Les victimes sont mortes avant d’avoir pu révéler la vérité. Dans la nuit du 26 au 27 juin, par un temps très sombre, la sentinelle du colonel Neale, chargé d’affaires de sa majesté britannique à Yédo, entendait quelqu’un s’approcher de la place où elle se trouvait postée. Elle criait : Qui vive ? et un Japonais lui donnait le mot de passe. Un autre Japonais, qui se trouvait à côté du marin et qui était chargé comme lui de la garde de la légation, levait sa lanterne, et à cette lueur l’Anglais apercevait à quelques pas de lui un homme qui traversait en rampant un petit pont, dans le jardin de la légation, en face des appartemens du chargé d’affaires. La sentinelle eut des soupçons, se tint prête à faire feu, elle avança avec précaution ; mais soudain le Japonais, appuyé sur un genou et allongeant sa lance sans avoir beaucoup changé de position, lui transperça la poitrine. Le marin tomba en tirant un coup de fusil pour donner l’alarme. Le meurtrier, brandissant son sabre, se rua sur lui et l’acheva. La sentinelle japonaise s’enfuit pour chercher du secours. L’assassin se retira protégé par l’obscurité ; mais quelques pas plus loin il renversa le sergent de la garde anglaise faisant sa ronde. Il l’attaqua aussitôt et lui fit plusieurs blessures mortelles. Le sergent déchargea son revolver sur son agresseur, puis il se traîna jusqu’à la porte de son chef, où celui-ci le trouva, quelques minutes plus tard, expirant. Des recherches immédiates furent faites. On trouva sur le lieu du crime une longue lance, en tout pareille aux lances dont est armée la garde japonaise de la légation. Le meurtrier avait disparu. On chercha cependant sa trace, car il avait été blessé, soit par la sentinelle, soit par le sergent, et on découvrit qu’il avait trouvé abri dans le corps de garde des Japonais. Les gouverneurs de Yédo, avertis, reconnurent que l’assassin était un des leurs, et promirent de le punir ; mais avant que cette promesse s’exécutât, le criminel s’était fait justice lui-même en s’ouvrant le ventre. On demanda aux gouverneurs des explications auxquelles ils se bornèrent à répondre : « Il se peut que le meurtrier fût un misérable fou, il se peut qu’il ait eu une querelle avec un des marins qu’il a tués. En tout cas, le voilà mort ; il échappe à toute juridiction humaine. » Le colonel Neale dut se contenter de ces réponses, et son gouvernement, auquel il rapporta ce qui s’était passé, s’en contenta aussi. On doubla les gardes autour des ministres étrangers résidant à Yédo ; quelques-uns d’entre eux se retirèrent à Yokuhama, et prirent le parti de ne se rendre à la capitale que dans les occasions qui rendaient leur présence indispensable. L’affaire en resta là.

L’assassinat de M. Lenox Richardson fut entouré de circonstances toutes différentes. Là rien de caché, rien de mystérieux ; il ne restait aucun secret à découvrir, il n’y avait qu’à frapper les coupables. Le dimanche 14 septembre 1862, quatre personnes, MM. Lenox Richardson, Clarke, Marshall et Mme Borradaile, montent à cheval pour faire une promenade à Kawasacki, village situé sur la grand’route, à environ 15 kilomètres de Yokuhama. Ayant passé Kanagawa, le premier grand village qui se trouve sur le chemin entre Yokuhama et Kawasacki, les quatre promeneurs rencontrent un grand nombre de soldats et d’officiers japonais marchant par bandes de dix à trente hommes. Déjà ils se sont croisés avec deux ou trois mille de ces hommes, et cela sans nulle difficulté, mais tout à coup, à un endroit où le chemin est enfermé entre des champs de riz, ils se trouvent en face d’un cortège solennel. Des hommes armés, marchant en file, bordent les deux côtés de la route ; au milieu d’eux s’avance une énorme chaise à porteurs, un norimon, du genre de ceux dont les princes et très hauts fonctionnaires seuls ont le droit de se servir. Les promeneurs continuent leur route sans méfiance, et se rangent pour troubler le moins possible l’ordre du cortège. Cependant l’ordre est troublé. Il n’en pouvait être autrement. Alors un Japonais sort des rangs, se place devant les chevaux de M. Richardson et de Mme Borradaile, qui marchent les premiers, et adresse aux cavaliers quelques paroles accompagnées de gestes furibonds. M. Richardson se tourne vers ses deux compagnons, qui le suivent de près, et dit : « On nous empêche d’avancer. — Revenez ! crie M. Marshall, qui pressentait un malheur ; pour l’amour de Dieu, évitez une querelle. » Les intentions pacifiques des promeneurs sont évidentes : ils n’ont pas fait un geste, ils n’ont pas proféré une parole qui puisse constituer la moindre insulte. M. Richardson et Mme Borradaile tournent leurs chevaux avec précaution. Si habiles qu’ils soient tous deux à manier leurs montures, comment ne causeraient-ils pas encore quelque confusion dans les rangs japonais ? Aussitôt une voix irritée, la voix du chef, part du norimon. À ce cri, à ce signal, le Japonais qui a le premier arrêté les chevaux rejette l’ample vêtement qui lui couvre le buste ; nu jusqu’à la ceinture, il tire son formidable sabre et en frappe M. Richardson, qui déjà lui tournait le dos. Puis il attaque Mme Borradaile. Le premier coup qui lui est destiné est reçu par M. Richardson, qui lève le bras au moment où il voit le sabre japonais s’abattre sur une femme, et qui a la main séparée de ce bras. Un second coup rase la tête de Mme Borradaile et lui enlève un morceau de son chapeau. Tout ceci se passe en quelques secondes. Des clameurs sauvages retentissent, partout on voit briller des armes, « Sauvons-nous, sauvons-nous ! » crie M. Marshall, et les quatre voyageurs partent au galop. Ils renversent quelques hommes qui leur barrent le passage, mais ils ne peuvent éviter tous les coups qui tombent sur eux des deux côtés. M. Richardson reçoit quatre ou cinq blessures dans le dos, dans le ventre, dans l’épaule, M. Marshall est atteint d’un coup de sabre dans le côté ; M. Clarke a le bras coupé. Tous les quatre cependant réussissent à fuir et sont bientôt hors d’atteinte.

M. Marshall, qui a gardé tout son sang-froid, crie à Mme Borradaile, sa belle-sœur, et à M. Clarke, de ne pas l’attendre, puis il se tourne vers son ami Richardson. La pâleur de la mort est déjà sur sa figure. M. Marshall saisit la bride de son cheval et lui demande comment il se trouve. « C’est fini, dit le malheureux, ils m’ont tué. » Quelques pas plus loin, il glisse de son cheval et rend le dernier soupir. M. Marshall le voit, il ne lui reste plus qu’à penser à sa propre sûreté. Il pousse donc en avant, emmenant avec lui le cheval de M. Richardson, et arrive ainsi à Kanagawa. Là ses forces l’abandonnent rapidement. Il parvient cependant jusqu’à la porte du consulat américain, que M. Clarke avait atteint quelques minutes avant lui, et où les deux blessés se trouvent bientôt, entourés de soins empressés et intelligens. Le docteur Hepburn, résidant à Kanagawa, était accouru au consulat aussitôt qu’il avait appris ce qui s’était passé. Il pansa les blessures de MM. Marshall et Clarke, et put bientôt leur apprendre que leur état ne lui inspirait point d’inquiétudes sérieuses.

Pendant ce temps, Mme Borradaile, folle de frayeur, prenait sa course à bride abattue à travers les hameaux et villages qui bordent la grande route. Son cheval tombe plusieurs fois, mais il se relève toujours et continue sa course furieuse. Mme Borradaile ne pense plus à le diriger ; elle ne sait plus où elle va. Le cheval s’arrête enfin, devant la première maison du quartier étranger. C’est là qu’un des membres de la colonie anglaise, M. Gower, la trouve. Il la voit, les vêtemens en désordre, couverte de sang et de poussière. En quelques mots, elle lui explique ce qui s’est passé, puis elle s’évanouit. M, Gower court alors répandre à Yokuhama la sinistre nouvelle. La communauté étrangère se lève d’un seul élan. Quelques minutes à peine se passent, et plus de cent cavaliers galopent sur la route de Kanagawa pour chercher le corps de Lenox Richardson, et, s’il est possible, pour venger sa mort. À leur tête se trouvent MM. Du Chesne de Bellecourt, le ministre français, et M. Howard Vyse, le consul anglais. Ils sont accompagnés par une vingtaine de soldats gardes des légations anglaise et française. Arrivés à la place où Lenox Richardson est tombé, ils ne trouvent plus qu’une grande flaque de sang ; mais un enfant japonais leur montre l’endroit où on a jeté le cadavre : c’est à quelques pas seulement de la grand’route. Là, sous une vieille natte, est couché dans son sang le corps horriblement mutilé du malheureux officier. On le transporté à Yokuhama, on y constate que « Lenox Richardson, sujet britannique, a été assassiné dans le district consulaire de Kanagavva, sur la grande route qui conduit de Kanagavva à Kawasacki, par des Japonais dont les noms sont encore inconnus, et qui étaient armés de lances et de sabres ; » puis, dans un esprit d’ordre et de rare modération, tous les membres de la communauté étrangère se réunissent pour décider ce qu’il leur reste encore à faire.

M. Du Chesne de Bellecourt, le ministre français, M. le comte d’Harcourt, commandant le Monge, en rade de Yokuhama, M. Howard Vyse, le consul anglais, et avec eux l’immense majorité de la communauté étrangère, inclinaient pour des mesures décisives. « Les assassins se trouvent à une faible distance de Yokuhama, disaient-ils ; on peut aisément les surprendre et mettre la main sur eux. Il faut aller les chercher et, s’il est nécessaire, les combattre, mais en tout cas ne pas laisser passer impuni le crime qu’ils viennent de commettre. » Quelques voix prudentes se firent entendre cependant pour indiquer les difficultés qui s’opposaient à la mise à exécution d’un semblable projet. L’armée japonaise en marche sur la grande route près de Kanagawa, et à laquelle appartenaient les assassins que l’on voulait punir, comptait de huit à dix mille hommes. Que pouvaient contre cette force quelques centaines d’étrangers ? Mieux valait recourir aux mesures légales. On savait que les assassins appartenaient à l’armée du prince de Satzouma, et que c’était le père du prince régnant qui avait donné le signal du massacre. On le retrouverait, lui et ses complices ; ils ne pouvaient échapper aux recherches de la justice. M. le colonel Neale prit sur lui la responsabilité de trancher la question. Il refusa de consentir à la poursuite immédiate des assassins.

Tels sont, brièvement résumés, Les tragiques événemens qui viennent de consterner la population européenne au Japon. La question qu’ils soulèvent est des plus graves, et demande à être bien posée. Il s’agit d’obtenir une réparation de l’autorité japonaise, et par conséquent de porter ses réclamations devant cette autorité ; mais où est-elle ? La réponse n’est pas facile. L’autorité n’est pas tout entière entre les mains du souverain avec lequel nos gouvernemens ont conclu des traités, croyant conclure des traités avec le Japon. — Cette proposition semblera étrange à ceux qui ont lu les comptes-rendus des diverses ambassades occidentales au Japon. Cependant elle est vraie et généralement admise comme telle par tous ceux qu’un séjour prolongé au Japon a rais à même de se former une opinion sur l’étrange état politique de ce pays.

Le tykoun, c’est-à-dire le prince qui a signé les traités entre le Japon et les diverses puissances de l’Occident, n’est point le maître du Japon ; loin de là, il n’est pas même le premier serviteur du souverain. Entre lui et le mikado, l’empereur légitime du Japon, se trouvent placés plusieurs fonctionnaires d’un rang plus élevé que le sien. Le tykoun est simplement le généralissime du mikado, le chef du pouvoir exécutif du Japon. Sa puissance est strictement limitée, et il s’en faut de beaucoup qu’elle s’étende aussi loin qu’on le pense généralement en Europe. Les dix-huit pairs du Japon, les anciens daïmio ou yok’-gi, parmi lesquels on compté le prince de Satzouma, sont, à peu de chose près, des rois indépendans, et exercent dans leurs domaines haute et basse justice. Le tykoun n’a aucunement le droit d’arrêter, de juger et de punir un sujet du prince de Satzouma. Les deux pouvoirs, celui du tykoun et celui d’un daïmio, sont distincts, quoique unis entre eux par certains liens politiques qu’il importe peu d’examiner ici. Un fait avéré, avoué par les gouverneurs de Yokuhama, c’est que le gouvernement avec lequel les Européens ont traité sur un pied d’égalité n’a pas le pouvoir de punir certains Japonais, de quelque crime qu’ils soient coupables.

Que reste-t-il alors à faire ? La question n’est pas aisée à résoudre. Ce qui est certain, c’est que si l’on veut obtenir satisfaction du meurtre de M. Richardson et de l’attentat commis sur ses trois compagnons, il est inutile, il est même injuste de s’adresser à la cour de Yédo. Le gouvernement du tykoun ne peut donner aucune réparation, il ne peut que la demander au gouvernement de Satzouma, et celui-ci, ne reconnaissant point la légalité de la présence des étrangers au Japon, refusera probablement de faire droit à cette demande.

Le gouvernement anglais doit donc se faire justice lui-même, s’il veut que justice soit faite ; il ne doit pas déclarer la guerre au tykoun, qui est innocent de ce qui vient de se passer ; il ne doit pas aller à Yédo, où il ne trouvera point les vrais coupables : il doit aller à Satzouma, d’un accès facile, vulnérable sur beaucoup de points ; il doit enfin infliger au maître de ce pays une leçon tellement sévère que lui et tous ses orgueilleux confrères s’en souviennent à jamais, et sachent bien qu’on ne touche pas impunément à la vie d’un Européen. Les princes du Japon ont encore présente à la mémoire l’expulsion des chrétiens, expulsion si aisément accomplie et d’une façon si sanglante. Ils croient toujours qu’il suffit d’écraser ceux qui se trouvent sous leur main pour être débarrassés du reste. Il est temps enfin de les détromper. Qu’attend-on encore ? Est-ce que la liste des hommes sacrifiés au fanatisme sauvage de quelques princes japonais n’est pas encore assez longue ? Elle contiendra bientôt de nouveaux noms, si les gouvernemens de l’Occident ne se hâtent de prendre des mesures efficaces pour protéger leurs nationaux. Cette protection n’est-elle pas une dette sacrée envers des hommes qui se sont établis dans l’extrême Orient sur la foi de traités promettant que « paix et amitié doivent régner entre Japonais et étrangers ? »


RODOLPHE LINDAU.

Hong-kong, 14 octobre 1862.

NOTES
sur l’Ile de La Réunion (Bourbon), par L. Maillard.

Sous ce titre beaucoup trop modeste, un homme éminemment observateur et doué de connaissances spéciales en plus d’un genre rassemble une foule de notions très complètes sur cette intéressante colonie française, qui d’un volcan perdu au sein des mers lointaines s’est fait longtemps un nid tranquille et délicieux.

Bien que déchue de sa sauvage beauté primitive, l’île de La Réunion offre encore pour l’avenir des ressources immenses, si on sait les mettre à profit. Grâce à ses formes coniques et à la grande élévation de ses principaux centres, elle se prête à toutes les productions, depuis celles de la zone torride jusqu’à celles de nos Alpes. Donc rien de plus varié que la flore de cette échelle de température ; mais le caractère le plus curieux de l’île, caractère qui y a été général autrefois et qui s’y trouve localisé aujourd’hui, c’est cet état perpétuel de création ignescente propre aux îles volcaniques, et nulle part mieux appréciable aux études spéciales. Le volcan qui couronne notre colonie de ses banderoles de flamme ou de fumée vomit toujours, à des intervalles assez rapprochés, des torrens de lave et de cendre qui, sur une notable étendue de sa surface (un dixième environ), changent sa configuration. Des tremblemens de terre ont fait surgir sur les hauteurs des masses rocheuses, débris des anciennes éruptions que d’autres cataclysmes avaient engloutis. Ailleurs, ces monumens naturels anciennement produits s’effondrent et rentrent dans l’abîme. De profondes ravines se creusent et des torrens s’y précipitent, des vallées se soulèvent ou s’aplanissent sous des lits de sable et de cendre bientôt recouverts d’un nouvel humus, des remparts rocheux s’écroulent ou se dressent. La fertilité, poursuivie par ces ravages, se déplace, monte ou descend, abandonne les forêts saisies sur pied par la lave, et s’en va créer des pâturages dans les régions redevenues calmes. D’autre part, la mer, refoulée par les coulées volcaniques, voit des caps nouveaux étendre leurs bras dans ses ondes et former des anses paisibles là où, la veille, elle battait la côte avec énergie ; mais, toujours agissante, elle aussi, elle va ronger plus loin, — par son action saline encore plus que par ses vagues, — les pores des anciennes falaises. Elle y creuse des cavernes étranges, jusqu’à ce que la roche désagrégée s’écroule et montre à vif ses arêtes de basalte et les couches superposées des diverses éruptions. Au fond de son lit, l’Océan ne travaille pas moins à se débarrasser des masses de galets et de débris de toutes formes et de toutes dimensions que les torrens lui déversent. Il les soulève, les roule, les porte sur un point de la côte où il les reprend pour les amonceler ou les répandre encore. Ailleurs, il se bâtit des digues de corail et des bancs de madrépores aussi solides que les remparts de lave, si bien que ces deux forces gigantesques, la mer et le volcan, l’eau et le feu, toujours en lutte, pétrissent pour ainsi dire le dur relief de l’île comme une cire molle soumise à leur caprice ; mais ici le caprice ne consiste que dans l’étreinte corps à corps de deux lois également fatales, logiques par conséquent, car ce que nous appelons fatalité est la logique même, et l’homme qui les observe arrive à saisir leur puissance d’impulsion et à camper en toute sécurité sur cette terre mobile, si souvent remaniée dans les âges anciens, et qui change encore manifestement de forme et d’emploi sur une partie de sa surface.

Pour nous, cette île enchantée, passablement terrible, a toujours été un type des plus intéressans. Nos fréquens rapports avec M. Maillard durant les dix dernières années de son séjour à La Réunion nous avaient initié à une partie de sa flore, de sa faune et de ses particularités géologiques. Plus anciennement encore, un autre ami spécialement botaniste, après un séjour de quelques années dans ces parages, nous avait rapporté de précieux échantillons et des souvenirs pleins de poésie. Ce fut le rêve de notre jeunesse d’aller voir les grands brûlés et les fraîches ravines de Bourbon. Quand l’âge des projets est passé, c’est un vif plaisir que de se promener dans son rêve rétrospectif avec un excellent guide, et ce guide, à qui rien n’est resté étranger durant vingt-six ans d’explorations aventureuses et de travaux assidus, c’est l’auteur des notes que nous avons sous les yeux.

Ingénieur colonial à La Réunion, M. Maillard s’est trouvé là, en présence de la mer et du volcan, le représentant d’une troisième force, le travail humain aux prises avec les impétueuses et implacables forces d’expansion de la nature. Le temps n’est plus où le Dieu hébreu défiait Job de dire à la mer : « Tu n’iras pas plus loin. » Le vrai Dieu, qui veut que l’homme aille toujours plus loin, lui a permis de posséder la nature en quelque sorte, en s’y faisant place et en luttant avec elle de persévérance. Des jetées hardies et des travaux sous-marins bien calculés ouvrent aux navires les passes les plus dangereuses et défendent aux flots d’envahir les grèves où l’homme s’établit. Quand les torrens des montagnes emportent les ponts jetés sur leurs abîmes, l’homme s’attaque au torrent lui-même, lui creuse un autre lit, et l’oblige à se détourner. Les débris incandescens des volcans ravagent en vain ses cultures ; il les transporte ailleurs, et il attend. Il sait que ces déserts redeviendront fertiles, il sait aussi quels abris ces gigantesques vomissemens refroidis offriront à sa demeure, à son troupeau, à son verger, et de cette nature terrible, de ces cratères éteints, il se fait une forteresse et un jardin.

En ouvrant des routes dans la lave, en dessinant des jetées à la côte, en explorant lui-même les profondeurs sous-marines à l’aide du scaphandre, en étudiant les habitudes de l’atmosphère et ses perturbations violentes, M.L. Maillard a pu observer cette nature tropicale sous tous ses aspects. Ses notes embrassent donc tout ce qui constitue l’existence de la colonie : topographie, hydrographie, météorologie, géologie botanique, zoologie, agriculture, industrie, administration, histoire, législation, finances, statistique, arts, coutumes, biographie, travaux publics, etc. Toutes ces recherches, sobrement et clairement exposées, appuyées des indications et témoignages des hommes les plus sérieux et les plus compétens de la colonie, sont venues demander l’aide de la science aux illustrations de la mère patrie. Ainsi M. Maillard a eu le généreux plaisir d’offrir à notre Muséum, ainsi qu’à des personnages éminens dans la science, des collections et des spécimens précieux, rares, ou entièrement nouveaux en histoire naturelle, et en retour il a eu l’honneur de pouvoir joindre à sa publication une annexe de notes descriptives et classificatives signées Verreaux, Michelin, Guichenot, Milne-Edwards, Guénée, Deyrolle, H. Lucas, Signoret, de Sélys-Longchamps, Siebel, Bigot, Duchartre. L’illustre et respectable docteur Camille Montagne et son savant associé M. Millardet se sont chargés de décrire les algues et toute la cryptogamie. Aux travaux zélés et consciencieux de M. Maillard se rattache donc une suite de travaux extrêmement précieux et intéressans non-seulement pour l’étude de l’île de La Réunion, mais pour le progrès des sciences naturelles, auxquelles les recherches des voyageurs et des amateurs dévoués apportent chaque jour leur contingent éminemment utile. Celui de M..L. Maillard est considérable. Il a rapporté, en fait de zoologie et de botanique, les types d’une famille nouvelle (parmi les crustacés) de plusieurs genres, et de plus de cent cinquante espèces jusqu’ici non décrites[1]. Il a donc bien mérité de la science, et son ouvrage intéresse tous les adeptes.

Mais une autre utilité incontestable de cet ouvrage, c’est d’avoir signalé sans ménagement à l’attention du gouvernement et de la société tout entière la nécessité d’organiser sur des bases sévères et intelligentes le régime de la propriété et le système de l’exploitation territoriale dans notre colonie, aujourd’hui dévastée et menacée de ruine par suite du déboisement. Tout le monde lira avec intérêt les réflexions de M. Maillard sur les inconvéniens de la culture trop développée de la canne à sucre, sur l’abandon de la culture du café, du girofle et d’autres plantes utiles qui préservaient le sol en le retenant sur les pentes et en lui conservant l’humidité nécessaire. Le défrichement aveugle, qui est la conséquence du chacun pour soi, a fait disparaître entièrement les arbres magnifiques dont les essences précieuses couronnaient l’île et la protégeaient à la fois contre la sécheresse et contre les inondations. Quand les terribles cyclones dévastaient ces belles forêts, leurs débris imposans servaient encore longtemps de digues à la fureur des ouragan, et protégeaient les jeunes pousses destinées à remplacer les anciennes. Aujourd’hui rien n’entrave plus les déluges qui pèlent le sol et l’entraînent à la mer, tandis que dans les temps secs les sources, privées d’ombre, tarissent et que l’aridité se propage. Si la France ne daigne pas intervenir, ou si les colons ne se rendent pas aux plus simples calculs de la prévoyance, on peut prédire la ruine et l’abandon prochains de cette perle des mers que les anciens navigateurs saluèrent du nom d’Eden, et qui, épuisée et mutilée par la main de l’homme, secouera son joug et rentrera dans le domaine de Dieu. C’est une leçon qu’il tient en réserve, en France aussi bien qu’ailleurs, pour les populations qui méconnaissent les lois de l’équilibre providentiel, et abusent de leurs droits sur la terre. À l’homme sans doute est dévolue la mission d’explorer et d’exploiter ; mais l’intelligence lui a été départie pour épargner à propos, prévoir l’avenir, et chercher dans la nature même le préservatif de son existence. Les forêts lui avaient été données comme réservoirs inépuisables de la fécondité du sol et comme remparts contre les crises atmosphériques. Il a violé tous les sanctuaires., Plus aveugle et plus ignorant que ses ancêtres, il a porté la hache jusqu’au plus épais de la forêt sacrée. En Amérique, il s’acharne avec fureur contre le monde primitif qui lui livre un sol admirablement nourri et préservé depuis les premiers âges de la végétation. L’œuvre de dévastation s’accomplit. Nous aurons du blé, du sucre et du coton jusqu’à ce que la terre fatiguée se révolte et jusqu’à ce que le climat nous refuse la vie.


GEORGE SAND.



DU CLASSEMENT DEFINITIF DE NOS ARCHIVES[2]

L’embarras est grand, au milieu de nos innombrables amas de documens historiques, pour qui veut rassembler sur un sujet particulier les papiers inédits. Il a rarement la bonne fortune qu’a obtenue M. Rousset, l’auteur de l’Histoire de Louvois, en rencontrant réunie dans le seul dépôt de la guerre toute la correspondance de son héros. Même en de si heureuses circonstances, que de travail encore au milieu d’un immense labyrinthe ! Le dépôt de la guerre, par exemple, ne contient pas moins de 3,997 volumes in-folio, dans lesquels sont traitées beaucoup d’autres matières que celles des affaires militaires du dedans ou du dehors. On y trouve beaucoup de papiers d’ambassades qui seraient mieux placés sans doute aux archives des affaires étrangères : par exemple, en une longue suite de volumes, les lettres de Servien (de 1631 à 1636), puis les dépêches de M. de Grémonville, ambassadeur à Venise, les négociations du traité des Pyrénées avec les lettres de Mazarin, etc.. La définition de ce qu’on appelle les vieilles archives en tête du catalogue manuscrit qu’on peut consulter dans le dépôt indique l’infinie diversité des sujets. Les vieilles archives comprennent, y est-il dit, « des lettres écrites ou reçues par les rois, les ministres, les généraux et autres officiers, par les intendans d’armées et de provinces, par les ambassadeurs plénipotentiaires ou commissaires près les puissances ou les congrès pour négociations de paix. Ces lettres ont une suite régulière depuis 1571 jusqu’en 1788 ; mais on trouve aussi des pièces antérieures, de 1035 à 1567… « Grâce au bizarre partage des attributions entre les différens ministères sous l’ancienne monarchie, on rencontre ici de nombreux documens sur l’administration intérieure de quelques-unes de nos provinces qu’on ne serait pas venu y chercher, sauf information spéciale. Pour ne prendre que le Dauphiné, il a été dans le ressort du ministère de la guerre de juin 1709 à 1716, puis de 1726 à 1789, et c’est au dépôt de la guerre par conséquent qu’il faut demander à ces dates les papiers qui le concernent. Eût-on en main l’état exact, qui n’existe pas malheureusement, des papiers d’administration de l’ancienne France, avec l’indication précise des différens dépôts où ils sont dispersés, il faudrait encore, pour suivre l’histoire d’une même province dans les trois derniers siècles, s’adresser successivement, avec grande perte de temps et d’efforts, aux archives de la guerre, de la marine, des affaires étrangères, à la Bibliothèque impériale, et revenir plusieurs fois sur ses pas. Non-seulement un dépôt en particulier retient d’autres documens que ceux qui lui devraient appartenir, mais il n’a pas conséquemment tous ceux qui lui reviendraient à bon droit. Les papiers de la guerre sont, pour le ministère de Le Tellier, à la Bibliothèque impériale ; ceux de la marine sous Colbert sont partagés entre les archives de la marine et la Bibliothèque, et, si l’on veut rechercher les documens officiels concernant les origines administratives de l’Imprimerie nationale et du Jardin des Plantes, c’est au dépôt de la guerre qu’ils se trouvent, Sublet de Noyers ayant été ministre de la guerre et surintendant des bâtimens à la fois. S’attache-t-on à un ministre en particulier, à Colbert par exemple, on trouve les papiers qu’il avait réunis, correspondance active, correspondance passive, documens administratifs de tous genres, non point divisés par ensembles à peu près homogènes, mais dispersés comme au hasard entre la Bibliothèque impériale, qui en possède la meilleure partie, les Archives de l’empire, celles de la marine, et peut-être d’autres dépôts encore.

On a essayé plusieurs fois de mettre un terme à cette confusion nuisible sans aucun doute au travail ; mais il y a danger de l’augmenter en voulant la faire disparaître, si on n’y apporte pas une main très prudente et très expérimentée. C’était donc une œuvre fort délicate que celle qui était confiée récemment par les ministres d’état et de l’instruction publique à la commission dont nous avons aujourd’hui les conclusions et le rapport. Il s’agissait de définir le plus exactement possible quelles sortes de documens manuscrits devaient appartenir aux Archives de l’empire d’une part, de l’autre à la Bibliothèque impériale, puisque c’étaient là les deux premiers dépôts subsistant aujourd’hui indépendamment des archives spéciales de chaque grande administration ; mais, pour donner une telle définition, il était indispensable de se rendre compte des mille circonstances qui avaient concouru à former ces immenses réunions de documens administratifs et historiques. C’était toute une histoire à écrire depuis les commencemens de notre ancienne monarchie, tout au moins depuis l’origine du trésor des chartes au XIIe siècle, jusqu’à nos jours. Il y fallait une érudition à la fois ardente et sobre, maîtresse d’elle-même, perlant la lumière avec elle, capable de reconnaître avec une rare perspicacité les petits cours d’eau, bientôt grossis dans leur cours, qui avaient été destinés, à travers les obstacles et les intermittences, à former les deux grands fleuves, et il fallait encore discerner les infiltrations de l’un à l’autre. Le dédale administratif, souvent interrompu et mêlé par les événemens politiques, s’ajoutait au labyrinthe des créations particulières, c’est-à-dire au travail de formation des fonds de Brienne, de Béthune, de Dupuy, de Colbert, etc. — M. Félix Ravaisson, l’esthéticien distingué, l’interprète habile d’Aristote, s’est chargé de ce rude labeur, et, à le lire, on en oublie toute la complexité, tant il fait sentir, sous la trame de sa patiente analyse, une vive et douce lumière, qui aide à suivre sans peine et avec une constante sympathie les destinées de ces vénérables témoins de notre vieille histoire.

Sous la dénomination modeste d’un simple rapport, on a donc aujourd’hui un volume de plus de trois cents pages qui sera recherché des historiens et des archivistes. Aux premiers, il apprendra à bien connaître ces grandes et précieuses collections où ils peuvent puiser sans cesse ; aux autres, il fournira des renseignemens de détail dont le secours leur est indispensable. L’auteur, dont nous connaissions déjà, il est vrai, l’érudition de bon aloi, depuis la publication d’un curieux catalogue de bibliothèque provinciale, s’est transformé en professeur de l’École des chartes ; il définit fuse ac diserte ce que c’est que lettres patentes, diplômes, chartes, lettres missives, sceaux de cire verte en signe de verdeur inaltérable ou de perpétuité, etc. Quant à l’objet particulier du livre et à ses conclusions, un nouveau partage est demandé suivant lequel la Bibliothèque impériale devrait surtout restituer un grand nombre de volumes et de papiers manuscrits au dépôt des Archives. Quel que doive être le résultat définitif, le livre de M. Ravaisson n’en subsistera pas moins avec sa réelle importance. En effet, si un ordre meilleur est introduit dans nos collections, il l’aura préparé d’une façon excellente. Si nul changement important n’intervient, ce qui paraît devoir être le cas[3], il aura du moins répandu une lumière nouvelle, qui rendra plus faciles les explorations futures. Il aura démontré surtout, — c’est la moralité de son livre, — que la clé de ces riches dépôts est la connaissance des développemens de notre histoire et de celle de notre érudition française, qu’en beaucoup de parties, avec ce flambeau, le désordre est plus apparent que réel, et qu’enfin, si le statu quo n’est pas le parti absolument le meilleur, il ne rompt pas du moins un précieux accord avec la tradition historique et littéraire.


A. GEFFROY.


V. DE MARS.

  1. Ce chiffre sera peut-être dépassé. Le travail le plus important, la conchyliologie, n’étant pas encore terminé.
  2. Rapport concernant les Archives de l’empire, etc., in-8o, par M. F. Ravaisson, chez Durand, 1862.
  3. Le résultat s’est borné à un échange entre les deux établissemens ; mais cet échange a fait rentrer dans le trésor des chartes des documens d’une haute importance : on a transporté de la Bibliothèque ou, pour mieux dire, de ses greniers, aux Archives de l’empire les papiers du contrôle-général, ceux du clergé et quelques autres collections encore.