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Chronique de la quinzaine - 31 janvier 1854

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Chronique n° 523
31 janvier 1854


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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31 janvier 1854.

On ne saurait en vérité trop scrupuleusement sonder la situation de l’Europe à mesure qu’elle se déroule et prend un caractère plus tranché. À travers la confusion de récits et de nouvelles qui se contredisent parfois et qui parfois se complètent, ce qu’on peut distinguer clairement, c’est que cette situation est arrivée à un degré où entre la paix et la guerre, — la première guerre sérieuse allumée depuis quarante ans dans l’Occident, — il n’y a plus que l’épaisseur d’un dernier mot, d’une dernière résolution. Après avoir désiré la paix de toute la puissance d’un sentiment hautement conservateur, après avoir épuisé tous les moyens pour la sauvegarder, intéressée d’ailleurs à la maintenir, l’Europe se trouve en ce moment conduite à une sorte d’attente inquiète, à un état d’expectative armée qui n’exclut pas sans doute toute espérance ultérieure, mais qui par malheur peut passer d’une heure à l’autre à une action plus décidée. Les communications diplomatiques suivent leur cours, les courriers se succèdent, les relations officielles ont subsisté jusqu’ici. À quoi tient cette dernière apparence de paix, cet ensemble de rapports réguliers ? Tout cela tient à un fil à demi rompu déjà. C’est depuis quelques jours surtout, on peut le dire, que les événemens se précipitent. Il y a peu de temps encore, sans prêter une foi absolue à l’efficacité immédiate des propositions nouvelles émanées de la conférence de Vienne, on pouvait se demander si elles n’auraient point pour effet de rouvrir une ère de négociations pacifiques. Le lendemain, les flottes combinées de l’Angleterre et de la France entrant dans la Mer-Noire, on se demandait de quel poids allait être cet acte décisif devenu nécessaire ; aujourd’hui on se demande si une interruption de rapports diplomatiques entre la Russie d’une part, l’Angleterre et la France de l’autre, ne va point se manifester par le rappel des ambassadeurs. Comme on voit, la question va en se simplifiant. Ainsi aura marché cette terrible affaire, conduite par une sorte de fatalité invisible qui aura rendu vains tous les efforts de la sagesse, tous les conseils de la modération.

La politique de la Russie, dans les complications qui durent depuis un an, pourrait peut-être se résumer facilement en deux mots : elle a voulu ne rien céder en Orient et atermoyer avec l’Europe. — La Russie trouvait dans cette politique un double avantage. En n’abandonnant rien de ses prétentions premières, en les confirmant au contraire par l’occupation des principautés danubiennes, elle contraignait la Turquie à des dépenses ruineuses, elle la réduisait à cette extrémité singulière de paraître ouvrir une guerre agressive pour reconquérir son propre territoire ; attendant les forces ottomanes à l’abri du Danube conune derrière un rempart, on eût dit qu’elle comptait les user dans cette offensive périlleuse pour en avoir plus aisément raison en un jour, lorsque rien ne s’opposerait à ses desseins. En atermoyant avec l’Europe, la Russie gagnait surtout du temps, et, en gagnant du temps, elle avait pour elle la chance des crises nouvelles possibles sur le continent, la suspension de tous les intérêts, l’éventualité des divergences qui pouvaient se produire entre les puissances occidentales. Tout n’a point tourné heureusement selon les vues de la politique russe. D’abord, si depuis la déclaration de guerre faite par la Turquie les armées du tsar ont eu des avantages en Asie, elles sont loin d’avoir obtenu les mêmes suceès sur le Danube. En réalité, l’avantage est bien plutôt jusqu’ici du côté de l’armée du sultan. Non-seulement les troupes russes n’ont point franchi le Danube et ne pouvaient pas le franchir dans l’état actuel du fleuve, — après l’engagement, pris d’ailleurs, assure-t-on, avec l’Autriche, de ne point le franchir, — mais encore elles ont eu à essuyer des échecs répétés dans les premières journées de ce mois. Ces actions réitérées, vigoureusement soutenues par les Turcs, avaient d’autant plus d’importance, qu’elles semblent avoir eu pour but de prévenir les opérations qu’une concentration prochaine des forces russes pouvait faire pressentir contre Kalafat. En définitive, les soldats d’Omer-Pacha sont restés maîtres du terrain, et, selon toutes les apparences, la journée de Citaté est une véritable victoire pour les armes turques. Tout n’a donc pas souri sur ce point à la fortune de la Russie. Quant à la politique du gouvernement de Saint-Pétersbourg avec l’Europe, l’entrée des flottes dans la Mer-Noire est venue mettre un terme à une incertitude qui n’était onéreuse que pour l’Occident, et poser nettement la question en manifestant sous la forme la plus décisive l’entente complète des grandes puissances. Sous ce double aspect, la Russie a trouvé une résistance qu’elle n’attendait pas et un accord qui n’était peut-être pas dans ses prévisions. Ce qui caractérise essentiellement l’intervention active des forces navales de la France et de l’Angleterre, c’est qu’elle marque le point jusqu’où a pu aller la temporisation diplomatique de l’Occident, c’est-à-dire qu’elle précise l’instant où l’Europe et la Russie se trouvent directement en présence pour débattre, soit encore dans la paix, si cela est possible, soit par la guerre, une des plus grandes questions qui puissent s’élever. Le Bosphore franchi, il n’y a plus eu de question turque, il n’est plus resté qu’une question européenne, soutenue par des forces européennes, et qui ne peut être résolue désormais que par l’action européenne.

C’était là évidemment le sens net et explicite de l’opération commandée aux flottes combinées au moment où elle s’exécutait ; c’est là encore son caractère. On ne saurait se dissimuler d’ailleurs que la nouvelle de cette opération, parvenant à Saint-Pétersbourg à peu près en même temps que les propositions de Vienne, pouvait influer sur l’accueil réservé à l’œuvre de la diplomatie, et c’est justement ce qui est arrivé. Au lieu de répondre aux propositions de la diplomatie européenne, le cabinet du tsar a posé à son tour une question ; il a demandé aux cabinets de Paris et de Londres des explications sur le caractère et la portée de l’entrée des flottes dans la Mer-Noire, ne laissant point ignorer que de la réponse dépendrait l’attitude ultérieure de la Russie. Le cabinet de Saint-Pétersbourg, dit-on, renouvelle ses protestations en faveur de l’indépendance de la Turquie. Véritablement il n’y aurait qu’à se mettre d’accord sur ce point, car, puisque les vaisseaux anglais et français ne sont dans le Pont-Euxin que pour maintenir cette indépendance, ce ne serait pas visiblement un cas de guerre ; mais la réalité est que la Russie entend respecter l’intégrité de la Turquie en l’attaquant à coups de canon, et que l’Europe entend préserver cette intégrité, fût-ce par les mêmes moyens : là est toute la question. Si, rapprochée de la mission que remplit en ce moment en Allemagne le comte Orloff, la dernière communication de Saint-Pétersbourg cachait quelque velléité pacifique, le cabinet du tsar pouvait plus simplement et plus naturellement reporter ces dispositions conciliantes sur les propositions de paix de la conférence de Vienne. Si c’était un atermoiement nouveau, c’est là une politique probablement arrivée à son terme. D’ailleurs la question adressée par l’empereur de Russie aux deux cabinets de l’Occident ne trouvait-elle pas d’avance sa réponse dans toutes les circonstances qui ont accompagné l’entrée des flottes combinées, — dans les déclarations du gouvernement anglais, dans la circulaire de M. le ministre des affaires étrangères de France, dans les instructions des amiraux, dans le fait même du ravitaillement de l’armée turque d’Asie protégé par les vaisseaux anglais et français ? La présence des deux escadres dans la Mer-Noire constitue-t-elle un acte de pure et stricte neutralité, comme le demande, à ce qu’il semble, le cabinet de Saint-Pétersbourg ? Elle est un acte de neutralité, si l’on veut, en ce sens que les vaisseaux turcs n’iront point, sous notre protection, attaquer le territoire russe. Elle n’est point un acte de neutralité en ce sens qu’elle n’a nullement le même caractère vis-à-vis de la Russie et vis-à-vis de la Turquie. A l’égard de la Turquie, elle est un acte de secours et de protection ; elle a pour but de défendre le territoire ottoman et d’aider les Turcs à le défendre. Lorsque la Russie prenait possession des principautés par une violation du droit public, elle assurait qu’elle voulait se borner à une attitude défensive. C’est justement l’Europe qui a ce rôle aujourd’hui. Par ses actes, elle dit à la Russie : « Vous avez pris un gage territorial ; à notre tour, nous prenons un gage maritime ; nos vaisseaux n’ont point une mission agressive, ils sont là pour préserver l’intégrité de l’empire ottoman considérée par nous comme une des conditions de l’équilibre occidental, consacrée par les traités, — et si quelque conflit s’élève, la responsabilité de l’agression devra peser tout entière sur celui qui ne se sera point arrêté devant cet intérêt universel. » C’est là le sens de la réponse qui va être faite aux dernières demandes d’explications du cabinet de Saint-Pétersbourg. En ce moment même, la reine d’Angleterre, ouTant le parlement à Londres, sans s’expliquer particulièrement sur cette réponse, achève de mettre en pleine lumière la situation commune de la France et de la Grande-Bretagne, réunies par un même intérêt. Le point le plus significatif du discours de la reine Victoria, c’est la demande de subsides pour l’augmentation de l’armée de terre et de mer.

Si quelque chose peut démontrer de quel poids doit être dans cette crise redoutable l’union de la France et de l’Angleterre, c’est le soin avec lequel tout le monde a l’œil fixé sur les rapports des deux pays, sur la conduite respective de leurs gouvernemens, sur leurs tendances. Cette situation, aujourd’hui commune, de la France et de l’Angleterre a-t-elle toujours été dans les phases diverses des affaires d’Orient complètement identique ? N’y a-t-il même encore en ce moment aucune différence dans leurs relations avec le continent ? D’un côté, on s’est plu à dire que les communications du cabinet de Saint-Pétersbourg avec les deux gouvernemens n’avaient pas tout à fait le même caractère, et c’eût été peut-être une habileté trop visible pour être bien efficace. D’un autre côté, il y a peu de jours encore, une portion de la presse anglaise se soulevait contre le prince Albert en l’accusant d’intervenir dans la direction des affaires, et d’avoir, en certains momens, communiqué par des voies extra-diplomatiques avec quelques souverains allemands, peut-être avec l’empereur de Russie lui-même. Le nom du prince Albert est évidemment ici à la place de celui de la reine. Au point de vue intérieur, il est permis de croire que ces accusations n’auront aucunes conséquences bien graves, et qu’elles n’iront pas jusqu’au parlement, si elles ne sont même déjà oubliées. Au point de vue de la question extérieure actuelle, que peut-il y avoir de vrai dans ces assertions ? Il ne serait point certes extraordinaire que la reine eût fait savoir à quelques souverains du continent l’extrême répugnance qu’elle aurait à une guerre. Eût-elle fait adresser quelque appel à la sagesse et à la modération de l’empereur Nicolas lui-même, rien ne serait bien surprenant encore. Tant qu’on a espéré que le tsar finirait par céder et par accepter la paix, l’opinion publique n’a rien dit. Puis sont venues les preuves réitérées des intentions de la Russie, le désastre de Sinope a été connu, l’action de la politique russe s’est fait sentir en Perse et dans tout l’Orient : alors le cabinet de Londres a dû imprimer à sa politique un caractère plus décidé ; l’opinion publique s’est émue et s’est dessinée avec une netteté singulière. Le prince Albert s’est trouvé là et a payé sans nul doute pour les déceptions de tous. C’est ainsi que pourraient s’expliquer peut-être ces brusques reviremens de l’opinion en Angleterre. Qu’en résulte-t-il pour le moment ? C’est que si depuis l’origine de la question d’Orient la France a pu avoir en certaines occasions à presser l’Angleterre, il se peut qu’aujourd’hui elle ait à la modérer ; mais en définitive ce sont là des nuances qui ne portent nulle atteinte à l’action commune des deux nations. La meilleure preuve, c’est qu’en présence des communications récentes de Saint-Pétersbourg, la première pensée des deux gouvernemens a été de faire une réponse identique, et c’est ainsi qu’après avoir suivi au fond une même conduite dans les diverses périodes de cette grave question, après avoir marché pas à pas, ne cessant de protester en faveur de la paix, après avoir indiqué un même but à leurs escadres, l’Angleterre et la France se trouvent amenées à affirmer de nouveau leur résolution de sauvegarder un grand intérêt continental dans les circonstances les plus décisives peut-être où l’Europe se soit rencontrée depuis quarante ans. Placées au premier rang dans cette longue crise par leurs intérêts et par une sorte de position traditionnelle, la France et l’Angleterre devaient naturellement être les premières à sanctionner par des actes leur politique en Orient : elles l’ont fait. Quant à la Prusse et à l’Autriche, qui ont été jusqu’ici diplomatiquement d’accord avec les deux états de l’Occident, peut-on croire que, dans l’hypothèse d’éventualités plus graves, leur situation n’aura point à se dessiner d’une manière plus tranchée ? Il est bien clair qu’une simple neutralité ne saurait être une politique suffisante. Comment admettre en effet que l’Allemagne, représentée par ses deux plus grands états, se désintéressât d’une question semblable au point de n’intervenir que sous la forme timide de négociations reconnues impuissantes ? Et si elle intervient, comment ses actes ne seraient-ils pas du côté où ont été ses paroles jusqu’ici ? Du reste, rien n’indique que l’Autriche méconnaisse ses intérêts à ce point de laisser se débattre sans elle les questions qui se rattachent à l’état actuel de l’Orient. S’il est une chance de ramener la paix, de la conquérir promptement, qu’on nous passe ce terme, cette chance est dans l’action commune des quatre grandes puissances jointe aux efforts communs de leur diplomatie. Pour l’Autriche aujourd’hui, se tourner vers la Russie, ce serait ajouter à la crise orientale la suspension des traités sur lesquels repose l’état territorial actuel de l’Europe ; rester avec l’Angleterre et la France au contraire, agir avec elles, c’est, en poursuivant le maintien des traités en Orient, assurer leur intégrité dans l’Occident. Au fond, l’Autriche le sent bien, et depuis l’origine, dans la mesure compatible avec les égards dus à un allié tel que l’empereur Nicolas, elle n’a cessé de laisser éclater l’indépendance de sa politique. Certes son nom inscrit sur le protocole de Vienne signé après l’entrée des flottes dans la Mer-Noire démontre assez qu’elle n’entend point identifier sa conduite politique à celle de la Russie ; ses intérêts sont avec l’Europe ; ses efforts et sa parole ont été jusqu’ici du côté de l’Europe ; elle ne ferait qu’être fidèle à elle-même, à ses intérêts et à ses premiers efforts en restant l’allice de l’Angleterre et de la France. Son intervention active aurait d’autant plus d’importance que, mieux que tout autre état, par sa proximité du théâtre des événemens, elle peut arrêter la Russie au moment d’opérations plus décisives sur le Danube. Il est donc peu probable que l’Autriche reste neutre, et, malgré l’intimité d’anciens rapports, il est encore moins probable qu’elle se laisse aller aux séductions de la Russie. Quelque signification que puisse avoir en ce moment la mission du comte Orloff à Berlin et à Vienne, elle ne peut rien changer aux vrais intérêts de la Prusse et de l’Autriche. La réalité est que l’opinion générale en Allemagne est ouvertement prononcée contre la politique du tsar, et la Russie ne semble pas trouver plus de concours dans les états secondaires.

La déclaration de neutralité de la Suède et du Danemark est une sorte de protestation contre l’influence russe. Ce qu’il y a d’assez remarquable, c’est l’empressement qu’ont rais les états Scandinaves à se déclarer neutres avant même d’y être sérieusement contraints par les circonstances, et dans l’état actuel cette déclaration n’est point sans importance. Le passage du Sund a pour la navigation dans les mers du nord de l’Europe la même importance qu’ont les Dardanelles au sud, et l’empereur Alexandre le comprenait si bien, qu’il appelait les deux détroits les clés de sa maison. Qu’on suppose le Danemark fermant en cas de guerre le passage du Sund aux flottes des puissances occidentales ; ne serait-il pas comme im avant-poste de la Russie ? La déclaration de neutralité des états Scandinaves, leurs armemens pour soutenir cette neutralité, ne sauraient donc être considérés que comme des actes de réelle indépendance vis-à-vis du tsar. — Ainsi quel est le résumé de la situation actuelle du continent ? La question orientale est arrivée à un degré de gravité où elle ne semble plus pouvoir être tranchée que par la guerre. D’un moment à l’autre, des incidens nouveaux peuvent surgir ; mais, cette extrémité terrible acceptée dans l’intérêt et l’honneur de l’Occident, c’est aux quatre grandes puissances de l’Europe à songer que par leur accord elles peuvent ramener promptement la paix, comme aussi par leurs divergences et leurs antagonismes elles peuvent ouvrir la porte à une guerre longue et sanglante, épreuve nouvelle pour l’humanité et la civilisation.

Lorsque des questions semblables éclatent en quelque façon dans la politique, comme elles s’agitent sur un théâtre lointain et qu’elles n’ont point pour but un intérêt immédiatement saisissable, il est rare que dès l’origine elles passionnent l’opinion dans les pays mêmes dont les gouvememens ont à exercer quelque action. On les voit d’abord avec une certaine indifférence, on les considère un peu comme une occupation de luxe que se donnent les gouvememens et les peuples. Bientôt cependant l’opinion s’émeut par degrés, l’intérêt passe du cabinet des politiques dans toutes les autres sphères sociales. Il y a un moment où l’esprit public finit par s’échauffer et s’exalter. La masse n’a point sans doute une intelligence précise de ces complications qui tiennent tout en suspens ; mais l’instinct du patriotisme lui révèle l’existence d’une lutte sérieuse entre un intérêt national et un intérêt étranger, et cela suffit. C’est ainsi que la question d’Orient a son retentissement intérieur. Depuis quelque temps, on peut remarquer un certain degré d’animation qui a grandi à mesure que les conjonctures s’aggravaient. S’il fallait résumer l’état de l’opinion, on pourrait dire que la question orientale et les considérations d’équilibre politique qui s’y rattachent ne sont point sans doute plus près d’être comprises dans leurs détails ; mais de tous côtés il y a eu contre la Russie ce grief universel de la sécurité trompée, des intérêts atteints, des transactions interrompues. La Russie, il y a quelque temps encore, jouissait du plus grand ascendant sur le continent, elle était arrivée au plus haut point de considération : elle n’aboutit aujourd’hui qu’à soulever contre elle le patriotisme européen. Ce n’est pas seulement par ce côté moral du patriotisme mis en éveil que la question d’Orient fait sentir son action dans notre mouvement intérieur, elle y a sa place aussi sans nul doute par l’influence qu’elle exerce sur la situation matérielle et sur tous les intérêts. Ici chaque phase nouvelle, chaque aggravation des complications présentes se traduit en chiffres, en entreprises suspendues, et rouvre la perspective de dépenses considérables pour l’état. De là les vives préoccupations qui naturellement à notre situation financière. Une récente publication officielle faisait connaître cette situation au point de vue du budget, et sous ce rapport elle n’aurait rien que de rassurant. En 1853 encore, les recettes ont augmenté de 74 millions. Les revenus indirects seuls ont donné 42 millions de plus que dans l’année précédente. Le budget de 1851 avait laissé un déficit de 101 millions, le déficit de 1852 ne s’est élevé qu’à 26 millions, celui de 1853 ne paraît devoir être que de 4 millions environ. Il y aurait donc une progression décroissante qui tendrait à ramener le budget à l’équilibre. Reste seulement l’imprévu, qui peut imposer des charges nouvelles sous la forme de dépenses extraordinaires, et ces dépenses extraordinaires elles-mêmes, comment y pourvoirait-on, si ce n’est par des moyens extraordinaires ? C’est sans doute pour répondre aux premières nécessités de cette situation que le gouvernement élevait récemment à 3 1/2 pour 100 l’intérêt annuel des bons du trésor. Dans ces derniers temps, comme on sait, cet intérêt avait été singulièrement réduit, dans la pensée d’éloigner l’argent du trésor, qui n’en avait pas besoin, et de le faire refluer vers toutes les entreprises d’utilité publique. Les circonstances sont changées aujourd’hui. À ce point de vue, comme au point de vue des intérêts plus élevés de la civilisation morale et de la sécurité de l’Occident, il y a donc une nécessité évidente de ne point laisser se prolonger une incertitude qui paralyse tout sans compensation, et qui n’aurait en définitive ni les avantages de la paix ni les avantages de la guerre.

Quelles que soient cependant les préoccupations actuelles, c’est le propre d’un peuple qui sent la vie palpiter en lui de ne point se laisser absorber dans une pensée unique, de mener encore de front les affaires de l’intelligence et les affaires de la politique. Que la politique active suive la carrière que les événemens lui tracent, soit, — et en même temps que le génie de la littérature et des arts ne cesse d’accomplir son œuvre, interrogeant le passé, éclairant l’histoire, jugeant les hommes et les choses, représentant la vie humaine dans des fictions émouvantes, ou peignant dans quelque récit les contrées visitées par le voyageur. Mais ce travail régulier et fécond, c’est là justement ce qui est le plus difficile dans une société où les crises intellectuelles se mêlent depuis si longtemps aux crises morales et politiques accumulées. Quand un peuple a trempé son esprit dans toutes sortes d’inventions malsaines et d’habitudes équivoques, il ne s’arrache pas en un jour à ce chaos et à cette anarchie ; il ne se retrouve pas subitement avec ses facultés libres, rajeunies et toutes prêtes à entreprendre des œuvres nouvelles. Il en résulte que la vie littéraire, elle aussi, a ses périodes où, à côté des efforts les plus méritoires et les plus justes, se révèlent nous ne savons quelles mœurs violentes et sans scrupule. Ce sont toutes les vanités irritées qui se redressent, les rancunes aigries, les grandes et les petites impuissances acharnées à simuler la vie, les petites vengeances longuement préméditées, et qui au besoin vont faire le tour du monde. Comment ne point remarquer le faible le plus actuel de beaucoup de ces esprits pour qui l’âge ne vient pas, à qui aucune leçon ne profite ? Pour le moment, ils ont l’ambition d’être jeunes : ce sont en vérité d’agréables Céladons littéraires, qui accableraient volontiers tout ce qui n’est point eux de leur jeunesse d’un demi-siècle. Ils sont, vous disons-nous, la sève, la vie, l’éclat, l’intelligence, l’éloquence de ce siècle ! — et ils le prouvent en se le disant à eux-mêmes, puisque personne n’est tenté de le leur dire, ils gesticulent devant le public, ils font le compte du nombre de mots que leur machine est susceptible de coucher sur le papier d’un jour à l’autre, et ils imaginent qu’ils font ainsi de la littérature ! Il ne s’aperçoivent pas que la littérature est une autre chose qu’ils sont très excusables de ne pas comprendre, vu leur jeunesse sans doute, — qu’ils représentent une mode qui a eu cours il y a quelque vingt ans, et qui est passée comme toutes les modes passent, qu’ils ne sont plus ni gais ni amusans, et que le public, assez ébahi et très indifférent, les considère un peu comme des revenans d’un autre monde. Ces esprits-là et d’autres encore sont de très diverse sorte : ils peuvent se faire la guerre ; il faut toutefois leur rendre cette justice, qu’ils s’accordent en un point, — dans la haine commune qu’ils nourrissent contre cette Revue. Oh ! pour cela, les fantasques et les nébuleux prêtent la main aux inventeurs épuisés. À vrai dire, les hommes de la Revue, comme on se plaît à les nommer quelquefois, — le directeur, qui a le premier honneur de ces attaques aussi bien que ses collaborateurs, sont certainement d’esprit à ne point s’inquiéter outre mesure de ce déchaînement, tant qu’il n’excède pas, bien entendu, les limites littéraires. Dans le fait, ils l’ont bien mérité, et ils tâcheront de le mériter encore. Ils ont l’humeur bizarre et rebelle aux adulations vulgaires. Ils ont eu l’étrange prétention de garder toujours la liberté et l’indépendance de leur esprit. Ils ne s’emploient pas à broyer un encens équivoque pour les idoles si bien disposées cependant à le recevoir. Ces idoles, ils ont voulu souvent les voir et les toucher de près, en analysant leurs œuvres, pour savoir si elles sonnaient creux ou si elles ne sonnaient pas du tout, et si elles n’étaient pas par hasard de la plus humble argile. Voilà leur grand et suprême crime ! Il auraient pu contester Dieu, travailler, eux aussi, à mettre la société à mal, c’était chose permise ; mais porter atteinte aux idoles, mais discuter ! à quoi ont-ils songé ? Après cela, même en fait d’idoles, on leur rendra bien cette justice, qu’ils ne s’occupent pas de toutes, et, s’il leur venait à l’esprit une fois d’invoquer à leur tour la muse de l’ironie pour peindre au naturel ces personnages littéraires si bien remplis d’eux-mêmes, ils n’auraient qu’une crainte, c’est qu’on vînt leur dire que le silence est aussi une justice, et que c’est bien assez de s’arrêter, dans la littérature actuelle, aux œuvres et aux esprits chez qui éclate ou se maintient cette distinction que communique un instinct véritable de l’art.

Il est en effet un terrain naturel, c’est celui de l’art, où se retrouvent sans effort tous les esprits sincères. Là ils se rencontrent, loin des atmosphères malsaines, comme en un lieu connu et préféré. Ils peuvent différer sans doute, et ils diffèrent effectivement ; ils n’ont ni les mêmes goûts, ni les mêmes répugnances, ni les mêmes tendances. Ils envisageraient peut-être bien des choses sous des aspects opposés ; mais il est du moins des talens qui, au milieu de leurs inégalités et de leurs faiblesses passagères, savent garder leur relief. Ils ne s’occupent pas à attrouper les passans. S’ils racontent les inventions de leur esprit, ils tâchent de le faire avec la bonne grâce d’une imagination juste ; si c’est l’histoire qu’ils évoquent, ils s’efforcent de l’interroger en toute sincérité ; s’ils font le récit de quelque excursion dans une contrée étrangère, ils racontent leurs souvenirs et leurs impressions de façon à faire sentir l’attrait auquel ils ont cédé eux-mêmes. Certes M. Théophile Gautier a semé sur sa route d’écrivain et de fantaisiste plus d’un paradoxe. Ce qu’on ne peut lui contester cependant, c’est un rare instinct de toutes les choses de l’art. Dans l’excès même de son adoration de la forme, il y a un souffle de poésie que n’ont jamais recueilli ses vulgaires imitateurs. C’est un observateur paradoxal, mais piquant, très pittoresque et très poétique dans les descriptions qu’il fait des pays qu’il visite. Tel qu’il est dans ses bons jours, M. Gautier se retrouve dans un récit publié récemment sur Constantinople. M. Gautier a horreur des voies battues et des lieux communs ; aussi ne craignez pas qu’il se livre à une élucidation nouvelle de la question d’Orient. Non certes, il ne raconte ni la visite du prince Menchikoff, ni les changemens de ministère ; il ne nous parle pas même de la réforme turque. Si M. Gautier s’écoutait, il serait trop bon Turc pour être du parti de la réforme ; mais ce qu’il raconte, ce qu’il peint, ce qu’il décrit, c’est l’attrait de cette mer enchantée du Bosphore, c’est l’éclat taciturne des nuits semées d’étoiles, tandis qu’on se laisse aller sur son caïque, c’est en un mot l’originalité des lieux, des choses et des hommes de l’Orient. Constantinople a assurément un peintre comme elle en a eu peu souvent. Si bien qu’on fasse cependant pour écarter la politique importune et maussade, ne renaît-elle pas par momens du détail le plus futile ? Cette originalité même de la vie orientale, que M. Gautier décrit parfois avec une nouveauté singulière, elle est en train de disparaître, au grand détriment de la couleur pittoresque, et il faut voir dans quelle indignation entre le spirituel voyageur en voyant le costume européen se substituer au vêtement turc, et les draps anglais remplacer les étoffes de l’Orient. C’est ainsi qu’un détail de mœurs, un costume, des bottes vernies aux pieds du chef des croyans, ramènent sans cesse au grand problème, celui du travail de la civilisation en Orient et de la transformation de ces contrées. La seule chose impérissable, c’est ce que la nature a fait, c’est l’admirable situation de cette ville de Constantinople, disputée par toutes les influences, c’est la sérénité de ce ciel que les révolutions ne changent pas, qui a éclairé tant d’événemens mémorables, et qui brille sur l’obscur batelier du Bosphore comme sur le sultan, comme sur le voyageur d’un jour qui s’enivre en courant de ses splendeurs.

Décrire les beautés naturelles d’une contrée privilégiée, ressaisir les nuances de son originaUté locale, c’est l’œuvre de l’observation pittoresque, c’est l’œuvre de cette éloquence de l’imagination qui sait faire revivre un paysage et trouver des traits saisissans pour peindre le ciel et la mer. Décrire les hommes, leurs passions, leurs luttes, leurs révolutions même, c’est l’œuvre de l’observation morale, historique ou politique, soit qu’on cherche autour de soi quelque image rajeunie de la vie humaine, soit qu’on recompose une époque dans sa variété, soit qu’on cherche à faire jaillir une idée d’une combinaison nouvelle de personnages et de caractères. Le roman historique a parfois le mérite de réunir ces traits divers. Ce double procédé d’observation et de reproduction semi— historique, semi-romanesque, un écrivain suisse, M. Félix Bungener, dans un livre intitulé Julien ou la Fin d’un Siècle, vient de l’appliquer à une époque qui ne prête guère pourtant au roman et à la fiction. Cette époque que peint M. Bungener, c’est la fin du xviiie siècle, avec ses ivresses, ses corruptions et ses catastrophes. C’est vers 1780 que se reporte l’auteur, et il a ainsi le prologue du drame, le mouvement de toute cette société qui va périr, puis les scènes tragiques de la révolution, tout cela se groupant autour d’un personnage dont la destinée forme en quelque sorte l’unité de ce tableau. Il y a certes dans ces pages un remarquable talent et une connaissance familière du xviiie siècle dans ces années déclinantes. Mille détails s’enchâssent dans le récit, de manière à reproduire la physionomie de cette pauvre société française si menacée. L’idée même du livre avait sa puissance. Elle consiste à faire du héros, de Julien, un fils de Rousseau, un de ces enfans abandonnés par l’auteur d’Émile, et à le conduire pas à pas jusqu’aux scènes sanglantes du 2 septembre, où au spectacle des égorgemens il est presque tenté de maudire son père, en qui il voit l’un des premiers auteurs de la révolution. Mais où donc était la nécessité, pour développer cette idée, de faire de ce fils de Jean-Jacques un prêtre, et de mêler à ces tableaux la querelle mal déguisée du catholicisme et du protestantisme ? D’abord il est toujours d’un effet assez douteux de chercher l’intérêt d’une fiction romanesque dans les luttes intimes de la conscience d’un prêtre, et en outre la révolution française est un événement qui moins que tout autre comporte ces peintures d’antagonismes d’église. Par ce qu’elle avait de bon dans son principe, la révolution française ne faisait que réaliser dans les lois des idées consacrées par le christianisme ; par ce qu’elle avait de violent et de détestable, elle était également hostile à toutes les religions, de même qu’elle a créé une menace permanente pour toutes les sociétés modernes.

Tous, plus ou moins, les différens pays de l’Europe portent encore la marque des événemens qui ont rempli la première moitié de ce siècle, et dont le point de départ est la révolution française. C’est là ce qu’ils ont de commun. Les embarras et les crises de leur vie intérieure tiennent le plus souvent à des causes identiques. Il ne faudrait pas cependant se fier à de trop illusoires analogies. S’il y a des lois générales qui semblent dominer le développement des divers peuples de l’Europe et qui expliquent leurs révolutions, il y a dans le détail de leur histoire une infinité d’élémens locaux, nationaux, qui laissent à leur existence tout ce qu’elle a de profondément distinct. Ils peuvent marcher au même but mystérieux, ils y marchent souvent en vérité par des voies qui ne se ressemblent pas. Quelque habitude qu’on ait eue de chercher au-delà des Pyrénées un reflet des autres peuples engagés dans la même voie de tentatives constitutionnelles, il n’est point d’analogie certainement qui pût suffire à expliquer l’état actuel de l’Espagne. À considérer la Péninsule dans son ensemble, dans l’apparence, tout est calme, tout semble vivre de la vie ordinaire. Depuis dix ans, aucune insurrection sérieuse n’est venue troubler le pays. L’Espagne a même traversé avec une sorte de gloire les révolutions dernières ; les passions politiques se sont amorties dans les masses. Et cependant on ne saurait méconnaître aujourd’hui au-delà des Pyrénées tous les symptômes d’une crise imminente. La dynastie elle-même se sent peut-être menacée. Les scissions entre les hommes et les partis deviennent de jour en jour plus graves. Les oppositions coalisées deviennent de plus en plus implacables. C’est à tel point qu’on a pu voir récemment les journaux de l’opposition garder un silence affecté au sujet de la naissance d’une infante et de sa mort qui a suivi de près. De nouveaux manifestes sont adressés à la reine. Il y a peu de jours encore, un certain nombre d’hommes considérables, MM. Olozaga, Infante, Rios-y-Rosas, Gonzalès Bravo, Pacheco, Madoz, Ros de Olano, le duc de Rivas, etc., assez singulièrement associés à beaucoup d’autres écrivains plus obscurs, adressaient une communication à la presse opposante pour offrir leurs plumes comme au moment du plus extrême péril. Quant au ministère, dont le devoir est de couvrir l’autorité royale, et qui s’était proposé de désarmer l’opposition, — après avoir essayé de réunir les cortès, il se trouve plus que jamais placé aujourd’hui dans l’alternative d’une retraite ou de quelque chose qui doit fort ressembler à un coup d’état ; mais quelle sera la nature de ce coup d’état, et d’un autre côté, quel est le dernier mot des oppositions coalisée ? Là est la question aujourd’hui, là est la gravité de la situation de la Péninsule.

Le mot de cette situation, pourquoi ne le dirait-on pas, puisque c’est à peu près le secret de tout le monde ? La vérité est que, pour une cause ou pour l’autre et par une série d’évolutions singulières, l’opposition en Espagne en est arrivée, dit-on, dans ces derniers temps, à caresser un projet des plus inattendus. Il ne s’agirait de rien moins que d’un plan qui tendrait à réunir de nouveau l’Espagne et le Portugal ; à Lisbonne comme à Madrid, on s’en préoccupe, assure-t-on. Conçu à loisir, avec maturité, de manière à ne porter atteinte à aucune situation, au moyen, par exemple, de quelque alliance entre les deux familles royales, certes ce projet soulèverait encore des difficultés sérieuses de plus d’un genre. Si ce n’était que le fait d’un esprit de changement qui y verrait l’occasion indirecte de poser une question de souveraineté et de mettre en doute la permanence de la dynastie de Bourbon au-delà des Pyrénées, on ne s’est point dissimulé sans doute que c’est là le programme d’une révolution et de guerres civiles qui peuvent durer cinquante ans, pour ramener, au bout du compte, l’Espagne et le Portugal également épuisés au point où ils en sont aujourd’hui politiquement. Indépendamment des complications plus délicates qui surgiraient aussitôt, imagine-t-ou en effet ce qui arriverait le jour où se poserait cette simple question de savoir où serait le siège du gouvernement ? Faudrait-il aller de Barcelone à Lisbonne ou d’Oporto à Madrid ? L’Espagne et le Portugal sont deux pays qui semblent faits pour vivre ensemble, et entre lesquels malheureusement il existe une véritable incompatibilité d’humeur. On a de tout temps parlé de leur union, et cette union n’a pu subsister que soixante ans dans leur histoire. Quoi qu’il en soit, l’idée existe, à ce qu’il parait. Seulement ce serait trop dire que d’attribuer à cette idée l’importance d’un plan arrêté et de supposer même qu’elle existe à un égal degré chez tous les hommes qui passent pour faire de l’opposition. N’eût-elle eu pour quelques imaginations ardentes que la valeur d’une tentation, cela suffit pour laisser pressentir la situation des esprits. Un des plus curieux problèmes serait de savoir comment on en est venu là. Nous savons tout ce que peut dire l’opposition espagnole. C’est un malheur lorsque les hommes les plus éminens, dont l’opinion est en grande majorité dans le pays, sont hors des conseils ; mais qui a contribué à ce résultat plus que le parti constitutionnel lui-même par un travail permanent de dislocation et de dissolution ? Parmi ceux qui considéreraient aujourd’hui comme un bienfait et une garantie la présence du général Narvaez au pouvoir, beaucoup n’ont-ils pas été des premiers à hâter sa chute ? Qu’en est-il résulté ? Il s’en est suivi cet état où il n’existe aucune force d’opinion et où il ne reste debout que l’autorité royale. L’autorité de la reine est la seule force, disons-nous, et c’est aussi le point où se dirigent toutes les attaques, quelque déguisées qu’elles soient.

C’est en présence de cette situation que se trouve le gouvernement espagnol, aujourd’hui, comme on sait, entre les mains du comte de San-Luis et de ses collègues. Quelle sera la conduite du cabinet de Madrid ? Bien des hommes modérés et sages croient que la plus grande force serait dans l’emploi décidé et énergique des moyens strictement légaux. Il n’est point surprenant que d’autres considèrent comme le plus urgent de faire face à un danger qu’on redoute et qu’on s’exagère peut-être. Aussi est-il très présumable que le ministère espagnol a aussi ses projets, qui tendraient à modifier la situation politique actuelle de la Péninsule. Du reste ces projets, assure-t-on, ne seraient point dans le même sens que les plans de réforme de M. Bravo Murillo ; ils seraient au contraire une extension libérale de la constitution, qui ferait notamment disparaître le sénat. En un mot, le but du cabinet espagnol serait, selon les apparences, de faire une trouée à travers les partis actuels pour aller chercher un appui dans la masse du pays, où subsiste toujours le sentiment monarchique ; mais c’est là une expérience grave à coup sur : elle pourrait avoir un premier succès ; en serait-il toujours de même ? Dans tous les cas, ce n’est probablement qu’une extrémité tenue en réserve. En attendant, le cabinet de Madrid, faute d’avoir pu ramener à lui l’opposition, essaie de la dissoudre d’autorité. Il a envoyé plusieurs généraux sur divers points : le général Manuel de la Concha et le général O’Donnell aux Canaries, le général José de la Concha et le général Infante aux Baléares, le général Armero dans une ville continentale d’Espagne : presque tous ont obéi. Jusqu’ici le général O’Donnell a seul résisté à l’ordre qu’il avait reçu, et si l’on songe que, d’après une récente circulaire du ministre de la guerre, le général O’Donnell est exposé à être rayé des cadres de l’armée, il est à craindre que la résolution de se soustraire à toute recherche jusqu’ici ne cache quelque résolution plus grave. L’armée en effet, c’est là aujourd’hui que sont tentés de se tourner tous les regards. L’armée peut être la force du gouvernement, comme elle peut être un instrument puissant contre lui, si elle venait à lui manquer. Ce qu’il y a de plus singulier au milieu de ces conjonctures, c’est l’attitude du pays lui-même. La masse de l’Espagne semble indifférente à ces agitations sourdes des sphères politiques. Elle reste calme, n’ayant qu’un désir, celui de la paix, ne ressentant qu’un besoin, celui de voir ses intérêts et sa fortune se développer, son agriculture s’améliorer, ses chemins de fer se construire. C’est là un spectacle qui devrait exercer une influence salutaire sur l’esprit du gouvernement et de tous les hommes politiques de la Péninsule. La reine Isabelle elle-même ne saurait méconnaître ce qu’il peut y avoir de danger pour elle dans l’éloignement de tous ceux qui ont le plus contribué à l’affermissement de son trône, et si, comme nous n’en doutons pas, il est en son pouvoir d’écarter bien des causes qui expliquent et aggravent cet éloignement, il y aurait certes peu de prévoyance à aller jusqu’au bout de cette situation. Quant aux hommes politiques de l’Espagne qui ont joué jusqu’ici, et à juste titre, un grand rôle dans leur pays, et qui sont maintenant hors des affaires, c’est à eux peut-être qu’il appartient plus particulièrement d’user de prudence et de circonspection, de ne point laisser dégénérer les oppositions permises et naturelles en perturbations publiques ou en scissions irréparables, et par là ils peuvent rendre encore le plus signalé service à la monarchie constitutionnelle espagnole dans des épreuves dont on la croyait affranchie.

Un des plus tristes exemples de l’incurable anarchie où puisse tomber un peuple, et dont devraient bien travailler à se préserver ceux qui en sont sortis, c’est bien certainement la république mexicaine. Ce n’est point que le Mexique soit en ce moment en proie à quelque nouvelle révolution intérieure ; la révolution qui s’accomplit s’opère du moins pacifiquement ; elle a pour but de fortifier l’autorité, comme on dit, et pour cela, il y a quelque temps, la ville de Guadalaxara a pris l’initiative d’une résolution qui confère des pouvoirs dictatoriaux au général Santa-Anna. Cette délégation ne saurait être plus large, elle donne la dictature au président actuel pour le temps qu’il jugera nécessaire. En cas de décès ou d’incapacité physique, il a la faculté de choisir son successeur ; en outre le général Santa-Anna a le titre d’altesse sérénissime. Ce n’est point le rétablissement de l’empire éphémère d’Iturbide, c’est un acheminement peut-être, peut-être aussi une halte entre deux révolutions. Le Mexique a pris le moyen le plus court pour se préserver des crises électorales ; mais ce n’était pas là son plus grand danger : son mal, c’est la dissolution qui travaille les provinces, rend tout gouvernement impuissant et ouvre son territoire à toutes les entreprises. Il y a peu de temps encore, on a eu ce spectacle singulier : une bande d’aventuriers recrutés à San-Francisco s’est abattue sur un port du Mexique ; les autorités mexicaines ont été expulsées, quelques habitans ont été tués, et l’indépendance de la Basse-Californie a été solennellement proclamée. Le héros principal de cette aventure est un Américain, M. Walker, qui s’est institué président de la république nouvelle et a nommé ses ministres. Une proclamation de Walker est venue du reste expliquer l’événement. Ce qui en résulte de plus positif, c’est que, le Mexique ne faisant rien pour la prospérité de ses provinces, ne pouvant pas même les défendre, Walker et ses compagnons, en tentant de le déposséder, ne font qu’accomplir un décret de la Providence. Ce n’est là en définitive qu’une brutalité d’aventuriers américains qui peut être réhaussée par les armes, déjà même les bandes de Walker paraissent avoir été battues et dispersées. Ce qui serait plus grave, ce serait un traité entre les gouvernemens de l’Union et du Mexique dont il a été question, traité qui aurait été signé par le général Gadsden, et qui aurait pour effet de céder aux États-Unis les provinces de la Basse-Californie et de Sonora, moyennant une somme de 50 millions de dollars payée au gouvernement mexicain. S’il en était ainsi, ce serait un épisode nouveau du démembrement du Mexique, démembrement que les Américains poursuivent d’abord par les assauts répétés de leur ambition, et qu’ils font consacrer ensuite par des traités. Voilà les deux ennemis entre lesquels vit le Mexique, toujours renvoyé de l’un à l’autre, — l’anarchie et le démembrement. ch. de mazade.

REVUE MUSICALE.

Malgré les difficultés survenues dans les hautes régions de la politique extérieure, la saison musicale poursuit son cours, et les fêtes de l’esprit se succèdent, comme si la question d’Orient n’était pas venue compliquer les relations des gouvernemens de l’Europe. Le plaisir est un grand diplomate, il dénoue bien des nœuds que l’épée d’Alexandre ne trancherait pas aussi facilement, et il n’est pas impossible qu’après quelques dissonances mal préparées, il ne finisse par rétablir l’harmonie dans le concert européen. En attendant, l’Opéra fait de louables efforts pour fixer l’attention publique et se maintenir au rang qu’il occupe parmi les institutions libérales de la nation. S’il ne réussit pas toujours à toucher le but qu’il se propose, si l’administration est trop souvent livrée à l’incertitude, n’ayant ni un plan bien arrêté, ni assez d’indépendance pour réaliser lentement des réformes nécessaires qui porteraient de bons fruits, elle essaie au moins d’exciter la curiosité par des représentations extraordinaires et des apparitions successives d’artistes éminens. Sans doute on pourrait se demander s’il est de l’intérêt et de la dignité de l’art qu’on sacrifie l’ensemble d’un grand établissement lyrique à quelques talens surfaits par une publicité peu scrupuleuse. L’exemple de la Comédie-Française n’est-il pas là pour nous apprendre qu’un artiste, admirable d’ailleurs par certaines qualités saillantes, peut rompre l’équilibre d’une administration bien ordonnée et mettre en péril le théâtre qui a fait son éducation et sa fortune ? Or, si tel est le résultat qu’a produit la domination de Mme Rachel à la Comédie-Française, que sera-ce dans un théâtre lyrique, où les grands effets dépendent de l’homogénéité des parties concertantes ? A Dieu ne plaise que nous soyons hostiles à ces belles et puissantes natures qui surgissent de temps en temps et qui viennent nous consoler du règne de la médiocrité; mais si les Pasta, les Malibran, les Rachel, sont des êtres privilégiés, à qui il faut beaucoup pardonner parce qu’ils nous font beaucoup aimer, on ne doit pas la même indulgence à ces ambitions désordonnées qui mêlent à beaucoup de plomb quelques parcelles d’or.

Il y a environ une dizaine d’années, en 1844, qu’une jeune Allemande des environs de Berlin vint à Paris pour s’y perfectionner dans l’art du chant. Sur la recommandation de M. Meyerbeer, elle s’adressa à M. Bordogni, professeur habile et bien connu, qui lui donna d’excellens conseils. Ses études étaient à peine ébauchées, que la famille de la jeune élève voulait déjà la rappeler, lorsque M. Bordogni insista pour qu’on la laissât encore quelque temps sous sa direction, promettant à ce prix un succès complet. Après deux ans d’études assez bien employés, Mlle Cruvelli fit un voyage en Italie et débuta à Venise en 1846 dans la Norma de Bellini, avec un très grand éclat. Elle fut engagée successivement à Milan, à Trieste, à Gênes, et partout elle reçut un accueil favorable. Quelques épisodes qui échappent à la juridiction de la critique, des actes trop fréquens d’insubordination aliénèrent bientôt à Mlle Cruvelli les sympathies du public Italien, qui n’est pourtant pas bien sévère pour ceux qui l’amusent un instant. C’est alors que Mlle Cruvelli eut l’idée de revenir à Paris, où elle débuta au Théâtre-Italien en 1850, par le rôle d’Elvira, dans l’Ernani de M. Verdi. Nous fûmes des premiers à saluer l’avènement d’une jeune cantatrice qui, sans protecteurs et sans bruit, venait se soumettre au jugement de la critique et à celui du public impartial. Son succès fut spontané et général, et, sans nous faire illusion sur les nombreux défauts qu’on pouvait lui reprocher, nous eûmes le plaisir de lui annoncer une brillante carrière, si elle était assez sage pour résister aux pernicieux conseils qu’on ne manquerait pas de lui donner bientôt.

Malheureusement Mlle Cruvelli ne tarda pas à succomber aux pièges que l’industrie présente à tous ceux qui arrivent de nos jours à la renommée. Comme tant d’autres artistes que nous pourrions citer, Mlle Cruvelli a pris au sérieux les énormités qui s’impriment chaque jour à Paris sur la musique, et, dédaignant les bons avis de ceux qui l’avaient si bien guidée jusqu’alors, elle s’est cru un de ces talens supérieurs qui veulent des hommages et non pas des conseils. Les avertissemens salutaires ne lui furent pourtant pas épargnés. Elle dut s’en apercevoir à l’accueil qu’on lui fit dans il Barbiere di Siviglîa, dans la Figlia del Regimento, dans la Luisa Miller et jusque dans la Norma, où elle était fort inégale et bien loin de Mlle Grisi, qui avait imprimé à ce rôle l’empreinte de sa beauté majestueuse et celle de son talent, plus énergique que délicat. Des prétentions inadmissibles et des mécomptes de tout genre avaient rendu Mlle Cruvelli impossible au Théâtre-Italien, lorsque l’administration de l’Opéra, qui aurait pu avoir Mlle Cruvelli trois ans plus tôt et sans d’aussi grands sacrifices, a eu l’idée de se l’attacher pour deux ans. Mlle Cruvelli vient de débuter dans le rôle de Valentine des Huguenots avec un succès que nous allons apprécier.

Mlle Sophie Cruvelli, qui est maintenant dans toute la plénitude de la jeunesse, est une grande et belle personne, à la taille élancée, dont les ondulations et les tressaillemens indiquent la vigueur et l’impressionnabilité. Une physionomie originale, qui a quelque chose d’étrange et même d’un peu sauvage, des yeux enfoncés sous la voûte frontale, d’où ils lancent des éclairs confus et menaçans, — une bouche dédaigneuse, plus faite pour exprimer la colère que les sentimens affectueux, — une poitrine osseuse et large, qui frémit à la moindre secousse comme une table d’harmonie, tout cela forme un ensemble de qualités précieuses pour une cantatrice dramatique. Sa voix est un mezzo soprano d’une étendue presque de deux octaves. Fatiguée et déjà ternie dans les notes extrêmes du registre aigu, cette voix, qui ne manque ni de charme ni d’une certaine flexibilité, est puissante et très sonore dans la partie vraiment caractéristique de son échelle, qui est renfermée entre le fa du milieu et celui de l’octave supérieure. A ces huit cordes vibrantes, qui forment le corps de la voix, Mlle Cruvelli peut ajouter, dans les momens suprêmes, quelques notes de luxe et s’élancer victorieusement depuis l’ut au-dessous de la portée jusqu’à sa double octave supérieure. Tels sont les avantages et pour ainsi dire les élémens matériels que la nature a mis à la disposition de la jeune cantatrice pour atteindre le but de l’art du chant, qui est de charmer les cœurs par les inflexions de la voix humaine.

On sait que le rôle de Valentine dans les Huguenots a été créé dans l’origine par Mlle Falcon avec un succès qui a laissé une vive impression dans les souvenirs des amateurs. Depuis que Mlle Falcon a été forcée de quitter un théâtre où elle n’a pas été remplacée, un grand nombre de cantatrices se sont essayées avec plus ou moins de bonheur dans ce rôle, qui, pour n’être pas très long, n’en est pas moins l’un des plus difficiles qu’il y ait dans le répertoire moderne. Nous ne sommes pas de ceux qui refusent au virtuose le droit d’ajouter sa propre inspiration à celle du compositeur dont il interprète la pensée : quoi qu’il fasse, l’homme a besoin de liberté, et il ne peut rien résulter de grand dans les arts de la coopération d’instrumens passifs qui n’auraient pas conscience de leur activité intérieure; mais si nous refusons de souscrire à la théorie exclusive propagée par Gluck dans un temps où ce grand homme avait besoin de réagir contre la toute-puissance des sopranistes italiens, nous exigeons avec le sens commun que le virtuose respecte la conception du maître dont il est l’organe, et qu’il ne la modifie, dans les parties accessoires, que pour mieux s’en assimiler l’esprit. Cette part d’initiative réservée au virtuose dans l’exécution d’une œuvre musicale a été fort bien définie par Hegel dans son Esthétique, et c’est dans l’usage que fait le chanteur dramatique de cette part de liberté qu’on ne peut lui refuser qu’on reconnaît s’il est un véritable artiste. On voit qu’il n’y a pas de petite question où l’esprit humain n’ait à résoudre ce grand problème de la conciliation de l’ordre et de la liberté.

Le caractère de Valentine, tel qu’il a été dessiné par M. Scribe et peint par M. Meyerbeer, est tout à la fois énergique et tendre. Fille soumise, ayant dans le cœur une passion chaste et profonde, elle succombe dans une lutte sanglante en proférant le nom de son père et celui de son amant. Ce caractère de femme, qui reflète quelques lueurs de celui de Pauline dans le Polyeucte de Corneille, avait été admirablement saisi par Mlle Falcon. Elle en avait fondu les nuances dans une savante composition où sa propre inspiration s’ajoutait à celle du maître, sans en altérer l’économie. Mlle Cruvelli, au contraire, a fait jaillir du caractère de Valentine toute la partie énergique, qu’elle exprime parfois avec une crudité d’accens qui a surpris même le public de l’Opéra. Ainsi, dans le duo du troisième acte qu’elle chante avec Marcel, lorsqu’elle dit à ce vieux serviteur : Je suis une femme qui l’adore et qui mourra... mais en sauvant ses jours, Mlle Cruvelli fait un point d’orgue où du la supérieur elle descend précipitamment jusqu’au en bas, et, dans un portamento violent, elle réalise un de ces contrastes vulgaires que dédaignent les grands artistes. Ce hiatus énorme que Mme Tedesco emploie si fréquemment, et que Mme Alboni elle-même, hélas ! place quelquefois au nombre de ses séductions. Mlle Cruvelli le reproduit sans cesse et sans mesure. Dans la belle phrase du cantabile de ce même duo avec Marcel : Ah ! l’ingrat... d’une offense mortelle, la voix pleine et sonore de la jeune et belle cantatrice vibre sans efforts, et remplit la salle d’une émotion qu’on voudrait éprouver plus souvent. Dans la grande et magnifique scène du quatrième acte entre Raoul et Valentine, Mlle Cruvelli trouve quelques élans pathétiques qui désarmeraient les juges les plus difficiles, si la virtuose savait mieux en préparer l’explosion. C’est là en effet le grand reproche qu’on peut faire à Mlle Cruvelli, de manquer de prévision, et de se livrer tout entière à l’inspiration du moment. Si elle comptait moins sur son courage que sur son intelligence, peut-être parviendrait-elle à mériter les éloges qu’on lui prodigue pour plaire à ses beaux yeux.

Que manque-t-il donc à Mme Sophie Cruvelli pour atteindre au rang suprême, pour franchir ce degré qui, dans toutes les carrières, sépare les Parménion d’Alexandre, les Antoine de César, les Donizetti de Rossini, les Giulia Grisi de la Malibran ? Elle est belle, jeune, douée d’une voix magnifique qui peut braver impunément les plus grands périls; elle a de l’ardeur comme un cheval de bataille qui tressaille au son de la trompette; cantatrice suffisante pour le genre qu’elle vient d’adopter, elle prononce très bien, et sa pantomime a souvent de la noblesse. Il ne lui manque qu’une toute petite chose, un rien, un souffle imperceptible qu’on nomme l’idéal, et qui faisait dire à Raphaël ces mots si connus : Essendo carestia di belle donne, io mi servo dl certa idea, che un viene alla mente. L’idéal, dont se moquent les gens vulgaires comme on se rit de l’amour qu’on n’a jamais éprouvé, est cette dernière goutte de lumière qui s’ajoute à la lumière naturelle, et sans laquelle, quoi qu’on fasse, on n’est pas du petit nombre des élus. Sans exiger de Mlle Cruvelli ce don des miracles, qui est rare dans tous les temps, qu’elle se montre seulement docile aux bons conseils qu’on peut lui donner, et elle pourra encore fournir une assez belle carrière.

Ces réserves de la critique faites, nous n’avons plus qu’à féliciter la direction de l’Opéra de s’être attaché Mlle Cruvelli, qui convient parfaitement à ce genre de drame lyrique qui, depuis Lulli jusqu’à l’auteur des Huguenots, est le partage de l’école française. Nous sommes d’autant plus autorisé à conclure ainsi nos observations, que nous-mêmes avons été des premiers à éveiller l’attention de M. Meyerbeer sur les belles qualités de la jeune cantatrice allemande. — Les Huguenots sont exécutés avec assez de soin. M. Gueymard a de bonnes intentions, et, dans le grand duo du quatrième acte, il dit fort bien la phrase capitale qui résume toute la situation. M. Obin, dans le personnage de Marcel, fait preuve d’un véritable talent. C’est le seul artiste qui comprenne à l’Opéra ce que c’est que composer la physionomie d’un rôle, et qui, en restant fidèle à la lettre de la partition, sache y ajouter sa propre inspiration.

Le théâtre de l’Opéra-Comique est toujours dans la situation d’un amant transi qui attend sa bien-aimée, c’est-à-dire le nouvel ouvrage de M. Meyerbeer. Pour l’instant, nous n’avons qu’à signaler l’apparition d’un petit opéra en un acte de M. Reber, les Papillottes de M. Benoist. Sous ce titre, MM. Jules Barbier et Michel Carré ont mis en couplets une fort jolie petite comédie de Goethe, Frère et Sœur, qui avait déjà passé par le laminoir de M. Scribe. La musique de M. Reber, sans avoir rien de bien nouveau et de bien piquant, est écrite avec soin; on y remarque de charmans couplets, — Suzanne n’est plus un enfant, — que M. Couderc dit avec goût.

Le Théâtre-Italien a décidément repris le rang qui lui appartient dans les plaisirs de la haute société parisienne; il est devenu le vrai rendez-vous de la bonne compagnie et de tous ceux qui ne mettent rien au-dessus d’une voix naturelle assouplie par l’étude, pour exprimer sans efforts les sentimens de l’âme dans les régions tempérées de la passion. Fidèle à cette règle suprême du goût qui repousse les extrêmes, et qui n’admet pas que l’organe vocal de l’homme puisse être chargé de rendre les mouvemens impétueux de la colère, l’école italienne sera toujours la première du monde tant qu’elle restera docile au génie qui l’a fondée. On ne chante pas en Allemagne, on y accompagne la symphonie; on ne chante pas à l’Opéra, on y déclame de la tragédie lyrique; on ne chante pas à l’Opéra-Comique, on y débite de l’esprit : on ne chante vraiment qu’au Théâtre-Italien. Qu’y a-t-il au monde de plus exquis à entendre que l’Alboni dans la Rosina du Barbiere di Siviglia ? Quelle voix, quelle facilité, quel brio et quel enchantement de l’oreille! Voyez comme M. Mario lui-même s’efface à côté d’elle dans ce rôle d’Almaviva, dont il n’a plus la tradition! Il écourte toutes les phrases et chante la cavatina de l’introduction, ecco ridente il cielo, avec le laisser-aller d’un grand virtuose qui aurait acquis le droit de ne plus rien apprendre. M. Rossi, dans le rôle de Bartholo, fait aussi trop de grimaces, et malgré son entrain et sa bonne humeur, il serait à désirer qu’il chantât l’air de Rossini : A un dottor della mia sorte, au lieu d’en intercaler un autre d’un compositeur obscur. Nous ne cesserons encore de nous élever contre l’excessive rapidité de mouvemens qu’il plaît à M. le chef d’orchestre d’imprimer à presque tous les morceaux un peu vifs. Le quintetto du second acte du Barbiere, le duo de l’Italiana in Algieri : Se inclinassi a prender moglie, sont complètement défigurés par l’espèce de juria qui s’empare tout à coup de M. Benetti, et dont il exprime la trépidation par des gestes de possédé. Un peu plus de calme et de bon sens feraient bien mieux notre affaire et celle du public, qui veut entendre la musique de Rossini telle qu’elle est écrite. Le Théâtre-Italien a fait une excellente conquête dans un jeune baryton, M. Graziani, dont la belle voix tenorizante n’est pas moins remarquable que le bon sentiment musical dont il est pénétré. Lorsque M. Graziani aura perdu la timidité qui le gêne sur la scène, et que sa voix sonore aura acquis la souplesse qui lui manque par des études de vocalisation qu’on ne fait plus en Italie, il ne lui sera pas difficile d’arriver à une grande renommée. Le Théâtre-Italien, qui est en pleine prospérité, nous prépare des nouveautés qui ajouteront un attrait de plus aux belles représentations qu’il nous donne depuis le commencement de la saison.

L’ombre de Donizetti doit être bien contristée, s’il lui est donné de voir, par-delà le fleuve qu’on ne repasse plus, ce qui se fait sur cette terre. L’auteur de la Favorite, des Martyrs et de la Fille du régiment méritait-il l’outrage qu’on vient de lui faire à l’Opéra et au troisième théâtre lyrique, eu exhumant deux partitions, Bethy et Elisabeth, qui auraient dû rester enfouies où on les a trouvées ? Les prétendus admirateurs du compositeur charmant dont nous déplorons la mort prématurée ont été cette fois bien mal inspirés.

Les concerts sont en pleine floraison; ceux du Conservatoire ont commencé le 8 janvier, et le programme de cette première séance était fort heureusement combiné, n se composait de l’ouverture et de l’introduction de Don Juan, sublime inspiration qu’on ne se lassera jamais d’entendre et qui a produit un très grand effet. M. Bataille, qui chantait la partie de Leporello, a laissé désirer un peu plus de brio et de gaieté. Une fantaisie pour deux flûtes, de la composition de M. Léon Magnier, remplissait le second numéro, et ce morceau agréable, qui sort des lieux communs connus sous le nom d’airs variés, a été fort bien exécuté par MM. Dorus et Brunot. La marche religieuse de l’opéra d’Olympie, de Spontini, a précédé la Symphonie pastorale de Beethoven, dont l’exécution n’a pas été, cette année, aussi irréprochable que les années précédentes. La séance s’est terminée par la deuxième partie de la Création, d’Haydn, dont la fugue qui sert de conclusion a quelque peu vieilli.

Le second concert, qui a été donné le 22 janvier, se composait de la symphonie en si bémol, de Beethoven, qui est la quatrième dans l’ordre de succession, et qui remonte à l’année 1806. Pourquoi donc le programme de la Société des concerts est-il si laconique dans ses indications et dédaigne-t-il de nous éclairer sur une foule de particularités historiques qui ne sont point un luxe inutile pour apprécier une œuvre musicale ? Après un charmant chœur d’Idoménée, de Mozart, qui a été chanté un peu trop lentement, est venu un air de danse d’Iphigénie en Aulide, de Gluck, fort original et plein de caractère. Un trio d’une Armida fort inconnue d’Haydn a été ensuite médiocrement chanté par Mlle Chambard, MM. Boulo et Bonheur. Ici encore on pouvait désirer que le programme de la Société des concerts fût plus explicite, car l’opéra d’Armida n’est qu’une curiosité dans l’œuvre immense du père de la symphonie. Le public, même éclairé, ne connaît guère que l’Armide de Gluck et tout au plus celle de Lulli. Ce deuxième concert s’est terminé par le Songe d’une Nuit d’été, de Mendelssohn, composition ingénieuse, remplie de charmans détails, et dont l’allegro appassionato et le scherzo sont les parties saillantes.

La société de Sainte-Cécile, fille aînée et très légitime de la Société des concerts, marche hardiment sur ses traces et augmente tous les ans le nombre de ses auditeurs. Dans le concert qu’elle a donné le 11 décembre, on a entendu une ouverture de M. Th. Gouvy, qui renferme plusieurs parties intéressantes. D’un cadre un peu trop ambitieux pour une préface qui doit présenter le tableau concis d’une action dramatique, la composition de M. Gouvy débute avec un peu trop de pompe et semble promettre plus qu’elle ne tient. Malgré les détails piquans qui développent le thème présenté et malgré la vigueur de la péroraison, on trouve que c’est moins là une ouverture proprement dite que le fragment d’une symphonie.

La Fuite en Égypte, fragment d’un mystère dans le style ancien, de la composition de M. Berlioz, remplissait le second numéro du programme. Ce morceau, où M. Berlioz a voulu prouver évidemment qu’il n’y avait rien de plus facile que de faire de la musique comme l’admiraient nos pères, prouve exactement le contraire. Ce pastiche, où l’on remarque des lambeaux de la Passion de Sébastien Bach, entremêlés de quelques ressouvenirs de Haendel et même de Beethoven, est un échantillon de la manière de M. Berlioz, qui, lorsque le bon Dieu lui envoie par hasard une idée, l’étouffe dans ses mains. L’ouverture de ce mystère est un assemblage de petites imitations qui visent à la naïveté, comme ces peintures monochromes où l’on essaie de nos jours à imiter la naïveté de Giotto et de Cimabuë. Le second épisode, intitulé les Adieux des Bergers, est mieux réussi; mais nous lui préférons le troisième épisode, le Repos de la Sainte Famille, composé d’un air de ténor dont la cadence finale est répercutée par un chœur d’anges invisibles, qui exhalent dans l’espace un hosanna glorieux. Ce morceau est d’un très bon sentiment, et, quoiqu’il ne soit pas bien original, si M. Berlioz en composait souvent dans ce style, il verrait que nous n’avons de parti pris que celui de la vérité et de la pureté de l’art. Un morceau de musique instrumentale de M. George Mathias, qui n’est pas sans mérite, une scène de M. Gounod, intitulée Pierre l’Ermite, ont précédé l’exécution d’une symphonie nouvelle qui a été l’événement du concert.

Cette symphonie, qui s’est produite avec un peu trop de mise en scène, est la première œuvre d’un jeune homme de vingt ans, M. Saint-Saëns, connu depuis longtemps dans le monde musical et dans les concerts pour un pianiste de bonne école. Le premier morceau n’a pas une grande signification; le thème manque de relief et de caractère. Le second épisode ou scherzo est infiniment supérieur aussi bien par l’idée mélodique que par les déductions qu’en tire le jeune maestro. L’andante qui suit est au contraire tout à fait remarquable, il annonce une imagination heureusement douée et des connaissances solides dans la partie matérielle de l’art. Le finale nous a paru faiblement conçu, et le thème trop fragile pour supporter ce double orchestre d’instrumens de cuivre dont l’a surchargé M. Saint-Saëns. Ce double orchestre, assure-t-on, était imposé au compositeur par un programme officiel dont il fallait remplir les conditions. Quoi qu’il en soit de cette explication, notre critique conserve sa valeur. En rendant justice à ce début remarquable de M. Saint-Saëns, il n’est pas inutile d’ajouter que trois ou quatre morceaux de musique instrumentale qui se succèdent sans autre lien que l’ordre numérique ne constituent pas, plus une symphonie que trois ou quatre épisodes détachés ne forment un poème. C’est par l’unité de conception qu’on reconnaît une œuvre sortie, comme Minerve, tout armée des entrailles du poète ou du musicien, et cette imité est si rare, si difficile à obtenir, que Mendelssohn lui-même ne la trouve pas toujours. C’est par ce défaut de cohésion que l’œuvre de ce maître laisse souvent à désirer.

Le premier et le deuxième concert de la société de Sainte-Cécile ont eu lieu le 15 et le 29 janvier. Dans le premier, on a exécuté l’admirable scène de l’Idoménée de Mozart, composée d’un récitatif, d’un chœur, d’une marche et d’un air de ténor, qu’on peut mettre au-dessus des plus grandes pages de musique dramatique qui existent. L’ouverture de Mélusine de Mendelssohn et la quatrième ouverture de Léonore de Beethoven ont complété le programme de cette belle fête. Le deuxième concert a été rempli par l’ouverture d’Eurianthe de Weber, par une charmante sérénade pour instrumens à cordes de M. Gouvy, par le joli finale d’Eurianthe et la symphonie en la de Beethoven, qui a été exécutée avec un ensemble et une verve dignes d’éloge. Quand la société de Sainte-Cécile, que M. Seghers a fondée et qu’il dirige avec tant de zèle et d’ardeur, n’aurait servi qu’à mettre en évidence M. Th. Gouvy et M. Saint-Saëns, elle aurait bien mérité des amis de l’art et de la bienveillance de l’autorité.

MM. Maurin et Chevillard continuent cette année leurs séances de musique instrumentale qui ont eu tant de succès les années précédentes. Secondés par une pianiste distinguée. Mme Mattmann, ils ont donné leur première séance le 13 janvier dans la salle Pleyel, où ils ont exécuté un trio en ut mineur de Mendelssohn, d’un mérite très inégal, le quatuor en ré de Mozart, la sonate en mi mineur pour piano et violoncelle de Beethoven, et le grand quatuor en la mineur du même auteur, qui est le quinzième parmi les dix-huit quatuors pour instrumens à cordes qu’on doit à ce prodigieux génie. Nous l’avons déjà dit, les derniers quatuors de Beethoven sont des compositions colossales, que nous n’acceptons pas sans réserve et sans protester au nom de la raison humaine contre les caprices et les allures de ce génie audacieux. Cependant la preuve que les. choses vraiment belles sont immédiatement comprises, c’est l’admirable andante religioso de ce quinzième quatuor, qui excite toujours des transports d’enthousiasme. Dans la seconde séance, qui a été donnée le 27 janvier, après un quatuor de Weber pour piano, violons et violoncelle, après le neuvième quatuor en ut de Beethoven, Mme Mattmann a exécuté sur le piano l’adagio et le finale de la sonate vingt-deuxième, qui occupe le rang de cinquante-septième dans l’œuvre entière du maître. Cette sonate prodigieuse, qui exige autant de mécanisme que d’inspiration pour être bien rendue. Mme Mattmann l’a interprétée avec une force, une fougue et une profondeur de sentiment qui l’ont élevée au premier rang des virtuoses. — Un biographe de Beethoven, Ries, raconte que, se promenant un jour à la campagne avec son ami et son maître, celui-ci ne disait mot et murmurait tout bas en lui-même un motif qui le préoccupait. Quand ils arrivèrent à la maison, Beethoven se mit au piano, et le chapeau sur la tête, il trouva sous ses doigts l’admirable finale de cette vingt-deuxième sonate que Mme Mattmann a exécutée dans la perfection.


P. SCUDO.




REVUE DRAMATIQUE.

Si nous avions besoin d’un nouvel indice pour prouver que le mouvement et la vie du théâtre ne se rencontrent pas précisément à la Comédie-Française, nous le trouverions dans le contraste de la parfaite indifférence qui a accueilli le petit acte de Romulus avec la curiosité presque passionnée qu’avait soulevée le drame de Louise de Nanteuil : non pas, à Dieu ne plaise, que ce drame nous ait paru justifier ces empressemens et ce bruit ! Il marque au contraire un pas de plus et comme une nouvelle récidive dans ce désastreux abus qui livre, depuis quelque temps, la scène à des mœurs tarées, à des personnages équivoques ; mais enfin, grâce à l’importance de l’œuvre, au nom de l’auteur, à la hardiesse du sujet, il y avait là, sinon la certitude d’un succès, au moins l’espérance de quelque chose de paradoxal, de piquant et d’imprévu. Que dire de Romulus, cette production chétive dont la destinée ressemble un peu à celle du héros de la pièce, enfant trouvé que l’on attribue tour à tour à trois ou quatre paternités différentes, sans que le public s’inquiète beaucoup de savoir quel en est le véritable père ? Parmi les spectacles lamentables ou grotesques que nous donne en ce moment certaine littérature, nous en connaissons peu de plus significatifs que cette traduction libre du parturiunt montes. Il y a des situations extrêmes où l’on ne peut se sauver du ridicule que par un chef-d’œuvre. Lorsque l’on s’est posé comme une manière de Bonaparte littéraire, revenant d’une campagne d’Egypte pour proclamer sa dictature en faisant sauter les critiques par les fenêtres, ne serait-ce pas le moment d’avoir du génie, de rassembler ses forces, de se révéler tout entier dans un de ces ouvrages qui ferment la bouche aux mauvais plaisans ? Hamlet ou le Cid, Phèdre ou Wallenstein, ce n’était pas trop pour la circonstance. Hélas ! que nous sommes loin de Shakspeare et de Corneille, de Racine et de Schiller! Un opuscule qui trouve moyen de paraître long en durant trois quarts d’heure, une légende imitée d’Auguste Lafontaine, le Paul de Kock sentimental du germanisme bourgeois, abandonnée par les auteurs primitifs, oubliée dans les cartons, retrouvée par hasard, remaniée par un comédien et tombant enfin, on ne sait comment, entre les mains de l’auteur nommé de la pièce pour être jouée devant une salle assoupie et à moitié vide, — la belle conclusion après tant de fanfares et de bruit ! Le père officiel de Romulus annonçait par avance que son œuvre était très gaie, trop gaie peut-être; il semblait même craindre que cet excès ne lui nuisit auprès d’un public à qui Molière et Regnard ont appris à se méfier des gens qui le font rire. Nous avouons que, sous ce rapport du moins, ses craintes n’ont pas été réalisées. Les facéties un peu prolongées à propos d’Orion et de Leibnitz, les distractions un peu monotones du philosophe Wolf et de l’astronome Célestus, les alternatives de paternité, de séduction, d’enfant naturel, promenant l’imagination sur des idées fâcheuses, tout, jusqu’à la douleur de ce pauvre bourgmestre découvrant la faute de sa fille, a paru d’une hilarité douteuse, nous allions dire lugubre, parfaitement d’accord avec l’air de somnolente tristesse qui planait sur l’auditoire. Une scène plus romanesque que comique, où l’on a cru reconnaître une main fine et délicate qui n’est pas celle de l’auteur nommé, a seule sauvé la pièce des conséquences probables de cette gaieté exagérée. Il faut s’y résigner, Romulus n’est pas drôle, ou plutôt il y a quelque chose ou quelqu’un de très bouffon dans tout cela, mais ce n’est pas Romulus.

Nous serons plus sérieux en parlant de Louise de Nanteuil, qui soulève, selon nous, quelques réflexions applicables à la fois à l’état actuel du théâtre et aux allures de la critique. A chaque nouvel ouvrage de M. Léon Gozlan, on dirait que ses juges se donnent le mot, d’abord pour l’abuser sur son succès, ensuite pour le maintenir dans une voie déplorable, en exaltant son aptitude à faire réussir les données paradoxales et à se tirer des situations impossibles. Cette espèce de complot à l’amiable a le double inconvénient de discréditer la critique, dont les jugemens peuvent ainsi se pressentir et se formuler d’avance, et d’égarer de plus en plus un honorable écrivain qui a souvent donné des preuves d’un talent vraiment original et d’une verve de bon aloi. Il semble qu’on prenne plaisir à le piquer au jeu, à l’intéresser dans une gageure contre la vraisemblance, le naturel et le bon sens, de façon à ce que chacune de ses pièces renchérisse sur la pièce précédente. Si c’est là le but qu’on se propose, Louise de Nanteuil paraît l’avoir atteint, et même un peu dépassé. Cette œuvre étrange n’est que trop fidèle à la loi de progression que les vrais amis de M. Gozlan ont le chagrin de constater dans son répertoire dramatique : elle ressemble en effet à une gageure; reste à savoir si l’auteur l’a gagnée. Trois personnages se disputent, nous ne dirons pas l’intérêt, mais la répulsion du spectateur. Louise de Nanteuil est une jeune fille noble et pauvre, que sa mère, en mourant, a laissée complètement sans ressources après lui avoir donné une éducation brillante, et avoir gaspillé dans les agitations d’une vie mondaine les derniers restes de sa fortune. On a soin de nous dire que Louise a été élevée à Saint-Denis et sa mère à Écouen. Ajoutez-y quelques années passées à Florence et à Naples, dans la société la plus dissipée de toute l’aristocratie européenne, et vous vous demanderez sans doute comment, avec de pareils précédens, Louise de Nanteuil est assez naïve, assez innocente pour permettre à un jeune et bel Anglais, Henri de Somerville, de la loger dans un charmant hôtel, au milieu de volières et de fleurs rares, pour accepter de lui, chaque matin, toutes les primeurs du luxe le plus raffiné, de l’élégance la plus dispendieuse, et pour s’étonner de bonne foi que le monde qualifie d’un nom brutal la situation que lui fait cette amitié, plus prodigue et aussi compromettante que l’amour. Voilà pourtant ce que l’auteur veut nous faire croire, sauf à en douter lui-même. Le personnage de Henri de Somerville n’est pas beaucoup plus logique que celui de Louise : on ne sait pas s’il l’aime comme un amant ou comme un frère. Rien d’abord, dans sa conduite, ne prouve qu’il soit auprès d’elle un bienfaiteur intéressé. Pourtant, lorsque son père vient le conjurer, au nom de son vieil honneur britannique, de faire cesser ce scandale et d’épouser sa cousine Elisa, Henri résiste, et pour qu’il obéisse, il faut qu’il entende la plus monstrueuse menace qui soit jamais sortie d’une bouche paternelle : il faut que ce duc, qui nous est représenté comme un type des traditions et des vertus de famille, annonce à son fils qu’il va se venger de sa résistance par le suicide. En ce moment même, — et c’est la meilleure scène de l’ouvrage, — Louise parait, apportant à Henri, pour le jour de sa fête, un portrait de Mme de Somerville, sa mère, la femme du duc, que celui-ci pleure avec une persévérance de désespoir qui le mine et parfois le frappe de vertige. Le duc, en voyant cette précieuse peinture offerte à son fils par la femme qu’il croit sa maîtresse, est attendri, ému, désarmé, et il pardonne à tous deux ; il finit même par les bénir, à la condition que Louise, richement dotée, se mariera, que Henri se séparera d’elle pour épouser sa cousine, et ne remettra le pied à Paris que quand Louise sera mariée. Telle est la première partie du drame. Nous ne sommes qu’à la fin du second acte, et déjà tous les sentimens qui méritent le respect sont, non pas attaqués, mais, ce qui est bien pire, falsifiés et frelatés. L’innocence, la candeur d’une jeune fille nous est montrée dans une position suspecte, flétrissante, s’appuyant d’un côté sur le souvenir d’une mère plus que mondaine, de l’autre sur les bienfaits déshonorans d’un jeune débauché. La dignité paternelle, l’esprit de famille, les saintes images du foyer domestique, aboutissent à une menace de suicide. Enfin ces deux affections pures et sacrées, la tendresse d’un époux pour sa femme, celle d’un fils pour sa mère, sont forcées, pour ainsi dire, de respirer le même air qu’une liaison coupable d’intention, sinon de fait. Elles acceptent pour intermédiaire, pour interprète, pour consolatrice, une femme que le père méprise et que le fils ne peut pas estimer.

La seconde partie de Louise de Nanteuil tient toutes les promesses de la première. Henri de Somerville ne veut ni désobéir au duc ni renoncer à Louise. Pour tout concilier, il avise un certain Gaston de Lombardy, aventurier napolitain, à moitié homme du monde, à moitié bandit, qui, pour cinquante mille francs par an, souscrit le plus ignominieux de tous les pactes : il consent à épouser Louise et à la quitter le jour même de ses noces, de manière à laisser Henri souverain maître de cette femme, qui continuera de recevoir ses bienfaits. Il est facile de prévoir les scènes qui vont jaillir de cette donnée. Louise est seule, à Paris, fort étonnée de la disparition de son mari, car il est dans la destinée de cette singulière héroïne de tout accepter et de s’étonner de tout avec la même ingénuité. Henri, marié dans l’intervalle et déjà ennuyé de son bonheur conjugal, vient frapper à la porte de Louise, pendant que Gaston y revient de son côté, — Gaston, infidèle à son engagement parce qu’il a autrefois connu Louise à Naples, parce qu’il l’a aimée avant Henri, parce qu’il l’a demandée en mariage au temps où il était honnête et pauvre, qu’on la lui a refusée alors, et que son amour s’est rallumé au milieu des péripéties où l’a jeté sa soif d’aventures et de richesses. Les deux derniers actes nous montrent dans toute sa crudité la lutte de ces deux hommes, dont l’un a donné à Louise son nom, l’autre son or, dont l’un a des droits légaux, l’autre des droits occultes. Aucun mot ne saurait rendre l’impression causée par cette rivalité que rien n’ennoblit, n’adoucit ni ne déguise, et qui ne se termine que grâce à un épisode romanesque, aussi inadmissible que tout le reste. Gaston, lorsqu’on lui a refusé la main de Louise, s’en est consolé en séduisant une belle Génoise nommée Bianca. Bianca a deviné qu’il en aimait une autre; elle est morte en lui laissant un fils. C’est pour ce fils que Gaston a voulu être riche, c’est pour lui qu’il s’est voué à l’opprobre. Louise a pénétré ce secret; elle a vu l’enfant de Bianca, elle l’a adopté, elle lui a fait croire qu’elle était sa mère, et, au dénoûment, transfigurée par cette maternité factice, elle fait à Henri de Somerville une restitution un peu tardive, lui déclare qu’elle aime définitivement son mari, et part avec Gaston pour aller se consacrer avec lui à l’éducation du fils de la Génoise.

Avons-nous besoin d’insister de nouveau sur cette falsification des sentimens honnêtes que nous avons déjà signalée, et qui est le trait distinctif de toute la pièce ? Louise se relève de sa déchéance involontaire ou consentie par un simulacre d’amour maternel qui n’est pas même la maternité; Gaston se réhabilite aux yeux de sa femme en faisant profiter son fils de l’ignominie dont il s’est couvert. Dans ces deux âmes, toutes deux vendues et souillées par un honteux marché, l’auteur fait fleurir un amour qui les purifie, retombant une centième fois dans cette antithèse, qu’on appelle encore paradoxale par politesse, mais qui ressemble de plus en plus à un lieu commun. Peut-on du moins lui accorder la triste gloire d’avoir sauvé, à force d’habileté ou d’audace, les situations scabreuses qu’il s’était créées à plaisir, d’avoir dénoué ou coupé d’une main ferme le fil qu’il avait embrouillé ? Nous ne le croyons pas. M. Gozlan n’a rien coupé, rien dénoué, rien sauvé. Avec une donnée impossible, il a fait une pièce inacceptable; avec des mœurs tarées, il a fait des personnages équivoques. Y a-t-il donc là un si grand mérite de difficulté vaincue, et sied-il de crier au tour de force ? Je comprendrais ces louanges, si l’auteur avait su rester convenable en côtoyant des inconvenances, moral en effleurant des immoralités, spécieux en prodiguant des paradoxes : alors on pourrait parler de pari gagné, de gageure soutenue. M. Scribe, dont il est de bon goût de médire, a eu dans ce genre des merveilles de dextérité et de souplesse, et, sans aller plus loin, sa pièce de la Protégée sans le savoir renfermait en germe l’idée première de Louise de Nanteuil, mais mitigée et adoucie de manière à ne blesser aucune délicatesse, à n’éveiller aucun scrupule. La hardiesse, dans le drame de M. Gozlan, n’y met pas tant de façons; elle va droit son chemin, jusqu’à ce qu’elle ait rencontré l’écueil inévitable, et c’est seulement lorsqu’elle s’y heurte et s’y brise, qu’elle semble songer aux moyens de le vaincre sans le tourner.

Il est si triste d’avoir à reprocher à un talent honnête une pièce qui ne l’est pas, et à formuler un blâme absolu à propos d’un écrivain distingué, que nous n’aurions peut-être pas parlé de ce drame, si nos critiques ne se rattachaient à un point de vue plus général. Ce crescendo bizarre et affligeant que Louise de Nanteuil révèle dans la manière de M. Gozlan, elle le révèle aussi dans les tendances du théâtre actuel, ou du moins de cette partie du théâtre qui est seule en possession, depuis quelques années, d’attirer et de passionner la foule. La Dame aux Camélias n’était après tout que la mise en scène d’une idée exceptionnelle, mais possible, et ce n’est pas la première fois, nous l’avons dit, que ce personnage de la courtisane amoureuse tentait les artistes et les poètes. Marguerite Gautier et Armand Duval ne nous étaient pas donnés pour ce qu’ils n’étaient pas, et, sauf quelques banalités sentimentales à l’usage du public spécial destiné à applaudir la pièce, nous ne trouvions là qu’une peinture vieille comme le monde, vraie comme le cœur humain : un jeune homme amoureux d’une femme perdue qui se régénère en l’aimant. Nous lisions récemment dans le livre d’un moraliste ingénieux, M. de Latena, cette pensée que l’auteur de la Dame aux Camélias aurait pu prendre pour épigraphe : « L’amour, qui corrompt souvent les cœurs purs, purifie quelquefois les cœurs corrompus. »

Diane de Lys renchérissait sur la Dame aux Camélias, en ce sens que les mœurs et les passions étaient évidemment du même monde, et que les personnages nous étaient présentés comme appartenant à un monde différent. L’héroïne portait un titre; elle avait le costume et l’étiquette aristocratiques; son salon et son boudoir étaient peuplés de ducs et de diplomates. L’auteur annonçait l’intention de changer de cadre et d’atmosphère; mais soit effet de l’habitude, soit qu’il eût manqué de modèles, il suffisait d’un moment d’attention pour reconnaître que nous avions perdu plutôt que gagné au change : ce contraste perpétuel entre la qualité officielle des personnages, leurs actions et leur langage, nous faisait regretter le tableau embelli, mais acceptable, d’une vie de désordre avoué rachetée par un amour sincère. Et pourtant ce contraste, s’il froissait et choquait davantage les honnêtes gens, pouvait encore être vrai; ce monde bigarré de broderies et de scandales pouvait exister. Il n’était pas impossible, à tout prendre, d’admettre qu’une civilisation excessive et blasée, un assemblage d’existences déclassées, une organisation ardente se débattant contre l’ennui et le joug des lois ou des conventions mondaines, eussent produit cette société mixte, compliquée, complexe, ayant des affinités avec la meilleure et des familiarités avec la pire, composée de ce que l’une rejette et de ce que l’autre recrute, et offrant, dans ses étranges disparates, un lambeau de toutes les noblesses cousu à un échantillon de toutes les ignominies. Dans Louise de Nanteuil, le contraste et le mensonge ne résident plus seulement entre la qualité apparente des personnages et leur conduite, mais entre leur situation et leurs sentimens. Ce n’est plus une courtisane purifiée par l’amour, ce n’est plus une patricienne agissant comme une courtisane; c’est mieux que cela : c’est une ingénuité réelle conservée avec tout l’appareil de la corruption, une innocence maintenue dans toutes les conditions de l’impudeur; c’est, pour tout dire, la courtisane-vierge, création dont il sied de faire honneur à l’auteur de Louise de Nanteuil, et qui, nous le croyons, n’avait pas de précédens dans les témérités du théâtre moderne. C’est un progrès visible dans cette voie où les dépravations du goût touchent à celles de la conscience : le paradoxe, au lieu d’être social, devient intime; au lieu de rester dans le salon et dans le boudoir, il entre dans le cœur, s’y empare des fibres les plus chatouilleuses, y intervertit les notions les plus délicates, donnant au bien l’allure du mal, au mal l’apparence du bien. La vertu et le vice, l’honneur et la honte, la candeur et l’effronterie, ne changent plus seulement de place, mais de sens. Arrivé à ce point, que peut-on dire ou augurer du théâtre ? Ce qui était autrefois la récréation exquise des esprits cultivés, le reflet de mœurs, sinon pures et vraies, au moins vraisemblables et admissibles, devient quelque chose de comparable à l’alcool ou au piment, chargé de réveiller des palais émoussés. Si de pareilles pièces obtenaient plus qu’un succès de convention ou de curiosité, que faudrait-il penser d’un public qui ne trouve plus de saveur que dans ces somnambulismes de l’imagination, dans ces cauchemars du paradoxe ? — « L’art s’en va,» disait-on il y a vingt ans, en présence des déviations grossières du théâtre moderne : — « La société s’en va, » dirions-nous aujourd’hui en face des dépravations raffinées du théâtre actuel.

Voilà le seul succès auquel pusse prétendre l’auteur de Louise de Nanteuil. Il méritait, il obtiendra mieux, le jour où, se méfiant enfin des complaisances ou des malices de la critique, il comprendra que la meilleure originalité n’est pas celle qui fait accepter le faux, mais celle qui fait aimer le vrai.

Est-ce trop, après avoir respiré cette chaude et étouffante atmosphère où se plaisent nos drames à la mode, que de courir se retremper aux sources vives et fécondes du vieux Shakspeare ? On sourirait assurément si nous disions que M. Dugué a ressuscité le génie du maitre, que son Juif de Venise est bien ce Shylock, l’incarnation du Juif au moyen âge, l’héritier d’une race maudite, maudit lui-même, abreuvé d’outrages, et se vengeant des chrétiens par une haine qui n’est plus un sentiment ou une passion, mais un caractère. Pourtant tel est le prestige de ces créations immortelles, qu’il a suffi d’y avoir touché pour qu’un drame de boulevard ait pris une certaine allure littéraire, pour qu’il se soit presque illuminé d’un reflet de ces clartés et de ces flammes. Et puis, c’est un curieux sujet d’étude que ce rapprochement d’un esprit vulgaire, habitué aux combinaisons et aux enchevêtremens mélodramatiques, avec ces blocs de granit, tels que les fouille et les sculpte le génie. Ne demandez pas à l’auteur de ce nouveau Juif de Venise les gracieuses figures de Portia, de Jessica, de Lorenzo, toute cette partie poétique et fantasque de l’œuvre de Shakspeare, ces dialogues étincelans comme des perles de rosée sous les premiers feux du matin, ces lutineries amoureuses et charmantes, arabesques enroulées autour de la face blême et livide du Juif, fraîches bouffées de poésie et de jeunesse pénétrant dans l’antre de l’usure et de la haine ! Ne lui demandez pas surtout cette intelligence profonde des ressources et de la vie même du sujet, qui se garde bien de prêter au Juif un seul sentiment humain, ni de rien changer au cadre dont le moyen âge l’environne, afin que l’étrange pacte de la livre de chair et le procès d’où dépend l’exécution de ce pacte restent terribles en paraissant possibles ! Au lieu de cela, M. Dugué a fait de son Shylock une sorte de pendant à la Sachette de Notre-Dame de Paris, un juif qui abhorre les chrétiens, non pas parce qu’ils sont chrétiens et qu’il est juif, mais parce qu’ils lui ont volé son fils au berceau. Sa haine a une cause et rentre dès lors dans les conditions communes au lieu d’être, comme dans Shakspeare, la personnification d’un peuple, d’une religion, d’un temps. En expliquant cette haine, l’auteur en a fait un sentiment moderne; en nous montrant, chez Shylock, le père avant l’usurier et le Juif, il l’a rapproché de nous, et il en résulte forcément que, lorsqu’arrive le fameux marché de la livre de chair, personne ne peut plus ni s’en effrayer ni y croire. Avons-nous besoin de détailler davantage les ressemblances et les différences, et quiconque est un peu au fait de la poétique des boulevards ne devine-t-il pas tout le parti que l’auteur a dû tirer de ce fils perdu, retrouvé, et reparaissant au dernier acte dans une de ces reconnaissances paternelles et filiales qui sont au mélodrame ce que le couplet final est au vaudeville ? Ce trait seul suffit pour indiquer comment M. Dugué comprend l’imitation des maîtres : n’importe! S’il ne nous a rien rendu de Shakspeare, il en a réveillé en nous le souvenir, et c’est encore quelque chose. Grâce à lui, nous avons pu relire l’œuvre originale, retrouver cette page sublime où le vieux Shylock revendique pour sa race persécutée, avilie, foulée aux pieds, couverte de crachats et d’opprobres, les imprescriptibles droits de l’humanité, cette scène délicieuse où Lorenzo et Jessica jettent aux brises et aux étoiles le chant alterné de leur amour qui se mêle aux préludes de l’orchestre et aux parfums de la nuit. Nous avons pu, dans l’intimité d’un divin génie, oublier que toutes nos richesses dramatiques se bornaient, pour un moment, à l’œuvre débile et vieillotte d’un talent essoufflé, redoublant ses effets de tamtam et de grosse caisse pour ramener le public à son estrade et accoucher de Romulus; à l’œuvre malsaine et fébrile d’un talent honorable, mais persévérant dans une voie mauvaise, dédaignant le raisonnable pour l’impossible, et écrivant Louise de Nanteuil.


ARMAND DE PONTMARTIN.


V. DE MARS.