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Chronique de la quinzaine - 31 juillet 1835

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Chronique no 79
31 juillet 1835


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
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31 juillet 1835.


« Louis-Philippe, roi des Français, à tous ceux qui ces présentes verront, salut.

« Français ! la garde nationale et l’armée sont en deuil ; un affreux spectacle a déchiré mon cœur. Un vieux guerrier, un vieil ami, épargné par le feu de cent batailles, est tombé à mes côtés, sous les coups que me destinaient des assassins. Ils n’ont pas craint, pour m’atteindre, d’immoler la gloire, l’honneur, le patriotisme, des citoyens paisibles, des femmes, des enfans ; et Paris a vu verser le sang des meilleurs Français aux mêmes lieux et le même jour où il coulait, il y a cinq ans, pour le maintien des lois du pays.

« Français, ceux que nous regrettons aujourd’hui sont tombés pour la même cause ! C’est encore la monarchie constitutionnelle, c’est la liberté légale, c’est l’honneur national, la sécurité des familles, le salut de tous, que menacent mes ennemis et les vôtres ! Mais la douleur publique, qui répond à la mienne, est à la fois un hommage éclatant de l’union de la France et de son roi. Mon gouvernement connaît ses devoirs, il les remplira. Cependant, que les fêtes qui devaient signaler la dernière de ces journées fassent place à des pompes plus conformes aux sentimens qui nous animent ; que de justes honneurs soient rendus à la mémoire de ceux que la patrie vient de perdre ; et que les voiles de deuil qui ombrageaient hier les trois couleurs soient de nouveau rattachés à ce drapeau, fidèle emblème de tous les sentimens du pays.

« Fait au palais des Tuileries, le 28 juillet 1835.

Louis-Philippe.
« Le président du conseil, ministre secrétaire d’état aux affaires étrangères,
V. Broglie. »

Cette proclamation, qui couvrait les murs de Paris et qui paraissait dans le Moniteur le lendemain de l’abominable assassinat dont toute la France est encore occupée, semblait renfermer une menace tout auprès de l’expression d’une noble douleur. Au moment de l’attentat, et dans les heures qui le suivirent, la manifestation de la pensée royale fut pleine de dignité, et, il faut se faire un devoir de le déclarer, de grandeur et de sagesse. Le roi avait vu tomber à côté de lui un vieil ami, comme il dit avec simplicité et franchise dans sa proclamation ; ses plus fidèles serviteurs avaient été frappés, mutilés autour de sa personne ; il avait tremblé, sinon pour lui-même, du moins pour ses enfans, dont la tête avait été menacée de bien près par les balles ; et cependant sa voix avait calmé les cris de haine et de ressentiment, et il avait imposé la modération à la force brutale qui demandait une aveugle vengeance. De retour dans son palais, le roi s’est encore montré le même. Le prince royal partageait tous les sentimens de son père. Justice et non vengeance était leur mot. Ils répondaient à ceux que leur zèle égarait, et qui s’en prenaient à la liberté du crime qui venait de se commettre, que ce n’était pas un évènement qu’on devait exploiter au profit d’un pouvoir assez fort par lui-même et par le dévouement qu’on lui montrait. On pourrait peut-être sortir de la Charte avec l’approbation de l’opinion, ajoutait le duc d’Orléans ; mais plus tard il serait difficile d’y rentrer ; et en dehors de la Charte, il n’y a que dangers pour le roi et pour le pays.

Malheureusement, ce n’est pas là ce que pensent les ministres. Le ministère actuel, tel qu’il est composé, ne saurait admettre cette politique droite et simple, et par cela même profonde et sûre. Nos ministres sont des hommes habiles, mais qui prétendent surtout se surpasser les uns les autres en habileté. Pris isolément, il se pourrait qu’on obtînt de chacun d’eux l’aveu qu’en pareil cas la constitution se trouve suffisante, et que la Charte de 1830, avec toutes ses libertés, donne mille fois les moyens de triompher de ses ennemis, soit qu’ils se présentent dans l’arène légale, soit qu’ils s’arment des dernières et des plus criminelles ressources que fournisse l’esprit de parti. Ils avoueraient aussi sans doute que le détestable crime qui a été commis, a fait éclater une indignation trop vive, même dans les rangs le plus opposés à ce régime, pour qu’une réaction soit juste ou nécessaire. Cette réaction aura lieu cependant de la part du ministère, tout semble le faire présager ; car réunis, pris en masse, occupés de se dépasser en vigueur et en énergie, de se montrer plus grands hommes d’état les uns que les autres, plus fermement assis sur d’inflexibles théories, on les entend dire qu’en politique tout doit être exploité au profit de l’autorité qui commande, qu’un ministère adroit se fait un marche-pied de chaque victoire comme de chaque malheur public pour arriver à ses fins, et que la fin de tout ministère, ce doit être une augmentation de pouvoir et de force. C’est là ce qui se dit tout bas dans le cabinet doctrinaire, et la proclamation le dit presque tout haut dans cette phrase qui, dès le lendemain de la terrible journée du 28, avait déjà mêlé de vives inquiétudes à la douleur publique : « Mon gouvernement connaît ses devoirs, il les remplira. »

Cette phrase, répétée hier d’un ton significatif par M. de Broglie à quelques membres de la chambre des pairs, qui demandaient des mesures acerbes, a déjà eu pour résultat l’arrestation de M. Carrel et de quelques journalistes. Ceci peut être regardé comme le prélude des lois qu’on prépare contre la presse et sur le jury. On peut d’avance juger de la nature et de l’esprit de ces lois en songeant que dans le conseil des ministres, où l’arrestation de M. Carrel a été décidée, il se trouvait au moins trois membres qui connaissaient bien toute l’horreur qu’inspirent à M. Carrel des crimes pareils à celui qui a été commis, et qui ont eu trop de preuves personnelles de la noblesse de son caractère, pour le soupçonner un instant d’avoir pu prendre part à de tels méfaits. Oh ! M. Thiers, qu’avez-vous donc fait de vos souvenirs ? et vous, M. Guizot, qui donc a ainsi obscurci la droiture de votre intelligence ?

Ces premières mesures si inopinées, si étranges, si peu conformes à ce que dictait l’esprit de justice en pareil cas, les paroles menaçantes qu’on murmure contre la presse, la haine connue de M. Thiers pour ce berceau de sa renommée et de sa fortune, toutes ces choses nous semblent être les signes précurseurs de quelques lois d’exception. Nous ne pensons pas qu’il soit question, comme l’ont dit quelques journaux, de faire déférer au roi une dictature temporaire ; le ministère gagnerait peu en autorité, les ambitions qui y dominent perdraient au contraire en influence, et il est probable que ces bruits ont été répandus à dessein, pour faire admirer la modération du pouvoir qui se bornera à demander quelques lois restrictives aux députés qu’on vient de rappeler.

La situation présente est à nos yeux un terrible écueil pour le ministère, et surtout pour M. Guizot. M. Guizot cherche en vain à le dissimuler aux yeux du monde, et surtout à ne pas le faire sentir à ses collègues, il est bien évidemment, depuis quelques mois, le chef du mouvement politique et la tête du cabinet. La déférence de M. de Broglie pour l’esprit de M. Guizot est assez notoire, et c’est à la fois à un sentiment d’amitié et de respect qu’il obéit en lui cédant tous les droits de la présidence et sa suprématie. Par une fatalité que nous ne nous chargeons pas d’expliquer, et dont nous ne voudrions pas nous prévaloir contre M. Guizot, son passage dans différens ministères et à diverses époques a été marqué par des lois d’exception. Déjà en 1814, quand le premier projet de loi contre la presse partit des bureaux de l’abbé de Montesquiou, M. Guizot avait la confiance de ce ministre. L’administration publique était dans ses mains, et la supériorité de son esprit dominait déjà tellement autour de lui, qu’il fut généralement désigné comme l’auteur de la loi de censure. Il faut bien le dire, M. Guizot lui donna du moins publiquement sa sanction, en s’inscrivant lui-même sur la liste des censeurs, entre M. Ch. Lacretelle et M. Frayssinous. En 1817, une loi de suspension de la liberté individuelle fut présentée par le ministre de la justice, M. Barbé-Marbois, et M. Guizot était alors secrétaire-général du ministère de la justice. Sous M. Decazes, pareille chose arriva encore à M. Guizot. Mais M. Guizot est un de ces hommes, nous nous plaisons à le croire, qui retirent un enseignement même de leurs erreurs et de leurs fautes, et il ne peut avoir méconnu le caractère du dernier évènement qui, sous la restauration, le précipita du pouvoir, où il n’est remonté que par une révolution. Il a entendu, en ce temps-là, M. Decazes lui redire avec douleur les paroles que venait d’adresser Louis xviii à son ministre favori, après l’attentat de Louvel, et que M. Decazes n’a certainement pas oubliées : « Mon enfant, les ultras nous préparent une guerre terrible ; ils vont exploiter ma douleur. » M. Decazes eut alors la faiblesse de consentir à une loi de censure et à une loi suspensive de la liberté individuelle.

Qu’advint-il ? M. Decazes ne fut que plus facilement renversé, et sa vie ministérielle finit là. Avec lui tomba M. Guizot, et dix ans durant, cet esprit tout gouvernemental, tout constituant, fut contraint de se jeter dans les rangs d’une opposition brûlante, et de travailler au renversement de la société qui repoussait le concours de son intelligence. Si M. Guizot nous répondait que ce fut un malheur qui lui arriva, et que ce malheur ne doit pas influer aujourd’hui sur ses principes, nous lui demanderions où sont les heureux de ce temps-là, où sont ceux qui exploitèrent l’événement du 15 février 1820 ? On a dit que Louvel avait manqué son coup, que son projet parricide avait été déjoué par la naissance miraculeuse du duc de Bordeaux. Non, Louvel n’a pas manqué son coup, on se trompe. Le couteau de Louvel a mortellement frappé toute la race des Bourbons, sa lame a atteint jusqu’au dernier rejeton de cette famille qu’une mortelle consomption dévore dans un pays d’exil. C’est Louvel qui a causé la chute de Charles x, car c’est du crime de Louvel que date cette franche réaction contre-révolutionnaire, cette guerre prononcée contre la Charte, cette suite de violations et de lois exceptionnelles, ces envahissemens de pouvoir qui ont été couronnés par les ordonnances du 26 juillet, et mis à terme par les trois journées. Prenez donc conseil du passé, ministres du roi de juillet, et que l’histoire, sur laquelle vous avez si savamment médité, vous serve à quelque chose ?

Sans doute les applaudissemens et les acclamations ne manqueront pas, dans le premier moment, au ministère qui portera sur la Charte sa main sacrilége. On lui dira qu’il a sauvé la société ; il aura fermé l’abîme des révolutions, il aura bien mérité de la patrie, et la majorité lui décernera ce triomphe banal et grossier que les majorités accordent à tous les pouvoirs qui flattent ses passions. Mais le directoire l’a eu aussi ce triomphe en son temps ; mais le consulat l’a eu à son tour aux dépens du directoire, après le 18 brumaire, et encore au 3 nivôse où la machine infernale lui ouvrit le chemin de l’empire et du pouvoir absolu. Où est l’empire ? Quel ministère violent et réactionnaire n’a passé par les actions de grâces et les adulations des partis ? Et M. de Villèle, et M. de La Bourdonnaye, et M. de Polignac ! Aussi, n’est-ce pas au ministère que nous nous adressons, mais plus haut, mais à la royauté. La royauté a résisté avec persévérance au parti qui voulait la pousser rapidement en avant ; sera-t-elle moins prudente, moins forte devant celui qui veut la traîner en arrière, où il y a aussi plus d’un abîme ? Le jour de l’attentat, on entendait dire au château, à un homme qui exerce une certaine influence dans le cabinet : « C’est cette malheureuse cour de cassation qui a causé tout le mal que nous voyons ! » Voilà le point de vue de ce ministère ! Si l’on eût fusillé paisiblement, si l’on eût déporté sans obstacle, pendant l’état de siége, tout ce qui tient à la presse, tout ce qui exerce une influence directe sur l’opinion, le pays eût été sauvé, selon lui. Un pays constitutionnel, sauvé par des conseils de guerre et par des coups de fusil, ressemble déjà beaucoup à un état despotique ; mais c’est là sans doute ce qu’on veut.

Nous le répétons, l’occasion est belle, et le ministère, de qui l’on peut tout attendre, peut aussi tout oser. En des circonstances semblables, les énergumènes de tous les régimes, les esprits serviles et bas qui ont passé leurs beaux jours, à deux genoux, dans les antichambres impériales ; les hommes qui ont figuré dans les cruelles et insatiables majorités de la restauration ; ceux qui demandaient des proscriptions en 1815, des échafauds et des lois de censure en 1820, des ordonnances au lieu de Charte, et des fusillades en 1830 ; tous ces éternels soutiens et ces instrumens de perte des mauvais gouvernemens, reparaissent avec les mêmes paroles qu’ils ont jetées chaque fois que les luttes politiques ont recommencé avec quelque violence. C’est là le malheureux sort des gouvernemens en France, livrés sans cesse aux attaques de cette nombreuse classe d’hommes aveugles ou méchans, composée à la fois d’ames honnêtes qui voient d’avance cesser toute agitation dans le pays le jour où le pouvoir y sera maître de tout, et d’esprits pervers, de mesquines ambitions, qui espèrent vivre largement dans le gaspillage et le désordre, à l’ombre du régime absolu ; vieux royalistes, ultras incorrigibles, anciens terroristes convertis, restes abâtardis de l’empire, ou vils ministériels à gages. Sans doute un gouvernement de majorité ne peut se soustraire complètement aux influences des majorités, même quand elles sont dominées par d’étroites passions ; mais une feuille que le ministère, et M. Guizot particulièrement, ne renieront pas, disait encore hier avec raison : « La plus pitoyable chose est un gouvernement qui ne donne pas l’impulsion à la société. »

Vous convient-il en ce moment de recevoir cette impulsion au lieu de la donner, soit qu’elle flatte vos propres passions, qu’elle satisfasse vos ambitions personnelles, ou qu’il vous semble commode de vous abandonner au courant qui vous entraîne ? Alors que le ministère défère aux invitations qui leur arrivent de toutes parts, et que le trône obéisse humblement aux fantaisies de cette foule qui, troublée par un crime affreux, fait pour décontenancer dans leurs principes, même les esprits élevés, vient aujourd’hui sommer le roi de changer de couronne. Il est certain, en effet, qu’un grand nombre de pétitions a été adressé au roi depuis deux jours, pour l’engager à réunir en lui tous les pouvoirs de la Charte. Dans une de ces pétitions collectives, sur laquelle nous avons eu l’occasion de jeter les yeux, on cite l’exemple des états de Suède, qui jadis étaient venus déposer leurs privilèges au pied du roi, et l’avaient supplié de gouverner seul et sans concours. Voyez-vous quels grands politiques se sont formés à la Bourse, de notre temps ! La France d’aujourd’hui, assimilée à la Suède de la fin du dernier siècle ; la chambre des pairs et la chambre des députés comparées à l’ordre des chevaliers et à celui des paysans ! Assurément, l’exemple est irrésistible, et après cela, il ne nous reste plus qu’à courber la tête sous un autocrate français !

Nous ne craignons pas qu’une telle pensée s’empare de l’esprit droit et prudent qui occupe le trône aujourd’hui. Contre qui donc veut-on armer le roi, ou plutôt le pouvoir ? Contre d’infâmes assassins que la société maudit tout entière ? Mais c’est alors que la vie du roi serait en danger, et que la mort d’un roi assassiné, tout affreuse qu’elle soit dans tous les temps, serait aussi la mort de la société et la ruine de l’ordre social. Eh quoi ! vous avez détruit la légitimité, et sans la rétablir, sans pouvoir la refaire, vous voudriez exposer un successeur de roi à se trouver seul devant le peuple et les partis, sans constitution, sans chambre élective, sans pairie, sans ces milliers de citoyens de tous rangs dont les droits sont écrits dans la Charte qui consacre aussi les droits du roi ! Non, une telle pensée n’est qu’un rêve, et nous renonçons à la discuter sérieusement.

Mais ce qui est sérieux, ce qui menace de plus près, c’est la violence qu’on s’apprête à faire à la presse. M. de Broglie l’a annoncé presque ouvertement à la chambre des pairs. Les hommes ardens de la chambre des députés sont en permanence depuis deux jours, et échangent les propositions les plus violentes. Déjà quelques ouvertures ont été faites par la presse ministérielle. « Ici, a dit une de ces feuilles, la force répressive et défensive n’est plus qu’un moyen secondaire ; il n’y a remède au mal qu’en s’attaquant directement aux agens de corruption qui pervertissent les individus, et leur inspirent le fanatisme des croyances criminelles. » Une autre feuille demandait qu’on interdît à l’avenir la discussion du principe de gouvernement, sans doute en rayant préalablement cet article de la Charte de 1830 : « Tous les Français ont le droit d’émettre et de publier librement leurs opinions, en se conformant aux lois. » Mais sous Henri iii, on ne discutait pas librement le principe du gouvernement, et Henri iii fut éventré. Sous Henri iv, la presse n’était pas libre, et Henri iv mourut par le couteau d’un assassin. La censure qui frappait les écrits et les journaux au temps de Louis xv ne l’empêcha pas d’être assassiné par Damiens. La discussion du principe du gouvernement était sévèrement interdite et rigoureusement punie sous Louis xviii, Louvel n’en fit pas moins son coup. Non, vous n’avez pas trouvé le remède. La presse, la presse la plus violente surtout, celle dont vous vous plaignez, dont nous nous plaignons aussi, loin de les seconder, a empêché, a déjoué vingt complots, vingt assassinats. La presse dit tout, elle révèle tout ; c’est une écluse qui vomit à la fois, quand elle s’ouvre, et l’eau pure et la bourbe. C’est à la fois votre conseil et votre police, police mieux faite mille fois que celle sur qui vous vous reposez, dont l’impuissante brutalité laisse évader vos prisonniers, et assassiner, autour du roi, nos plus illustres citoyens.

Nous aurons le courage de tout dire. Personne n’éprouve un éloignement plus vif que le nôtre pour l’esprit de parti sombre, destructeur, fanatique, exclusif, despotique et étroit, sous une apparence de libéralité et de réforme, dont les organes sont accusés en ce moment d’avoir perverti les individus et de leur avoir inspiré le fanatisme des croyances criminelles. Quant à nous, nous n’avons jamais laissé passer l’occasion de séparer nos principes de leurs principes ; mais nous le disons aujourd’hui avec une franchise qui mérite quelque croyance : le mal ne vient pas de là. Ce n’est ni le Réformateur ni la Tribune qui ont aligné les fusils de Gérard, et la persécution qu’on exercerait contre les hommes de ce parti, en cette circonstance, nous semblerait, à moins de preuves palpables, bien gratuite et bien cruelle. La damnable pensée qui a présidé à cette infernale machination nous paraît trop perverse pour n’être pas une vengeance. Puisque tous les partis s’accusent mutuellement de ce crime qu’on se rejette avec horreur, pourquoi le système rigoureux du ministère, ses longues violences, son refus de rien faire pour ramener personne à lui, pourquoi le terrible régime de ses prisons, pourquoi son mépris de l’espèce humaine, qui ne se laisse, hélas ! que trop facilement avilir, n’auraient-ils pas poussé le misérable à son action infâme ? Nous n’accuserons pas les ministres ; mais pourquoi la presse serait-elle coupable si le ministère ne l’est pas ? Est-ce la presse qui s’est opposée à l’amnistie que demandait le noble maréchal, première et déplorable victime de cet attentat inoui ? Est-ce la presse qui poussait M. Thiers à jeter des gérans de journaux sur la paille d’une charrette, et à les transférer dans un cachot éloigné, comme des galériens ? Nous sommes de ceux qui, dans un jury, eussent prononcé la condamnation de ces gérans, mais non de ceux qui les eussent outragés de la sorte. Oui, malheureusement, l’irritation est grande ; mais, Dieu merci, quelle que soit sa violence, elle n’a pas rabaissé les hommes au point de détruire en eux l’horreur des guet-à-pens et des assassinats ; et si dans cet instant funeste, le ministère profite de la terreur et de l’abattement de la nation pour toucher à la Charte de 1830 et aux droits qu’elle a consacrés, le réveil ne sera que plus prompt, et l’existence de ce cabinet, déjà ruiné tant de fois, ne sera que plus courte.


JUPITER, RECHERCHES SUR CE DIEU, SUR SON CULTE ET SUR LES MONUMENS QUI LE REPRÉSENTENT ; PAR M. ÉMERIC DAVID, DE L’INSTITUT[1].

Le savant auteur des Recherches sur l’Art statuaire a été naturellement amené à étudier le sens religieux des attributs qui décorent les statues antiques de la Grèce. Ces accessoires qui accompagnent les productions des arts et qu’on pourrait croire imaginés par le caprice seul des artistes, ces sphinx, ces serpens, ces lyres, etc., ne lui parurent pas ainsi abandonnés au gré d’un chacun. Le goût s’exerçait dans un cercle tracé par la religion. L’archéologie, dit M. Émeric David, pourrait être définie la connaissance de la religion dans ses rapports avec les arts. En s’attachant donc au sens profond de la mythologie grecque, M. Émeric David est arrivé d’abord à reconnaître qu’elle avait bien réellement un sens profond ; qu’une religion qui avait occupé si long-temps une si grande partie de l’ancien monde n’était pas simplement un assemblage de quelques allégories, de quelques apothéoses de héros et de grands hommes ; l’auteur a développé et démontré au long cette opinion dans une introduction intéressante qui forme elle-même près de trois cents pages du premier volume et qui serait encore un ouvrage à lire, indépendamment des recherches plus spéciales sur Jupiter. Il y combat surtout vivement ce qu’il appelle l’évhémérisme ou l’opinion d’Évhémère, qui soutenait que tous les dieux de la Grèce n’étaient que des hommes divinisés ; une telle idée, si souvent renouvelée et accueillie depuis, lui semble un rappetissement non justifiable d’une grande religion antique. En discutant les opinions si diverses et incohérentes des écrivains de l’époque chrétienne et néoplatonicienne sur la religion grecque, il arrive à cette conclusion frappante que ni les uns ni les autres ne s’en faisaient plus une juste idée, et que si les païens néoplatoniciens, l’empereur Julien en tête, avaient triomphé, l’ancien culte grec n’eût pas moins été perdu et remplacé par une autre forme substituée et de création récente. Qu’était-ce donc que cet ancien culte grec sur lequel le secret a été si bien gardé dans les mystères ? Quel sens fondamental peut-on en exprimer par un examen attentif de ses fables ? M. Émeric David se prononce pour l’opinion déjà plus ou moins soutenue par Bacon, Pignoria, Selden, Vico, Blackwell, Jablonski, Heyne ; c’est que les dieux véritables, les dieux réels de la Grèce sont des élémens de la nature. Sa doctrine, en un mot, est celle du physiologisme sacré. Il rattache la religion grecque par des rapports directs, non pas comme on l’a fait, surtout dans les derniers temps, à la mythologie du haut Orient, de la Perse, de l’Inde, mais aux dogmes de l’Égypte, de la Phénicie, de la Chaldée. Nous ne suivrons pas le savant auteur dans les témoignages qu’il emprunte à toute l’antiquité pour démontrer en Grèce le culte de la nature, de la matière humide primitive fécondée par le feu créateur ; nous n’essaierons pas d’énumérer les preuves historiques et les inductions qui lui font voir en particulier dans Jupiter (Dis et Zeus) à la fois le dieu Soleil et le dieu Éther. D’ingénieuses explications des attributs symboliques, généralement imputés au caprice et au hasard, animent et varient cette marche érudite de l’archéologue, et rappellent le goût véritablement antique de l’auteur des Recherches sur la Statuaire.

HENRI PERCY, COMTE DE NORTHUMBERLAND, PAR MADAME LA PRINCESSE DE CRAON[2].

L’auteur de Thomas Morus continue dans ce nouvel ouvrage ses études et sa reproduction des personnages du xvie siècle, son tableau de la cour de Henri viii. Les romans de madame la princesse de Craon sont des écrits sérieux qui s’appuient sur une connaissance attentive de l’époque qu’elle veut peindre, et qui s’inspirent d’une idée religieuse et morale dont elle fait ressortir le triomphe. C’est déjà un vrai titre à la louange que ce noble emploi des loisirs et de l’esprit dans la position de l’auteur ; mais les ouvrages eux-mêmes qui en sont le fruit peuvent supporter un examen moins facilement indulgent, et prétendre à des éloges plus directement motivés. Henri Percy est une composition grave et variée, intéressante par les situations et les caractères, d’une noblesse de ton qui n’exclut pas la vérité de peinture dans beaucoup de détails, d’un style élégant, qui, pour aspirer quelquefois à la description épique, ne méconnaît pas habituellement le naturel et la grâce. Je commencerai par blâmer l’introduction de Satan, les visions angéliques, enfin le merveilleux qui donne à certains endroits un air de poème ; si Henri Percy était un poème, je trouverais encore d’autres raisons pour blâmer ce merveilleux-là. Mais les divers portraits des personnages principaux, et les groupes qui se dessinent autour d’eux, Anne de Bouleyn, Catherine, Henri viii, Henri Percy, sont posés avec art, avec gradation et contraste. Le véritable sujet du livre, qui est l’amour dévoué, le sacrifice profond du noble Henri Percy envers Anne de Bouleyn, sa compagne et sa fiancée d’enfance, donne à toute la composition une empreinte chevaleresque et idéale qui sied, on le conçoit, au goût et aux habitudes de l’auteur, et qui ne messied aucunement à l’époque dont c’est une des faces les plus attrayantes. Henri Percy continue avec dignité cette longue série de romans ou poèmes, qui, depuis la Béatrix de Dante, développent les douleurs et les gloires de l’amour chrétien, de l’amour chevaleresque, de celui dont le Tasse, une de ses immortelles victimes, a dit qu’il désire beaucoup, espère peu et ne demande rien. Tout ce rôle de Percy a un grand charme : sa sortie du manoir paternel, sa visite à la reine Catherine mourante pour implorer d’elle le pardon d’Anne de Bouleyn, sa visite à celle-ci déjà captive, sa mort au couvent des frères hospitaliers, tel est l’enchaînement bien simple par lequel l’ame du lecteur avance et s’élève avec celle du héros. Mme de Craon continuera, nous l’espérons, et avec un progrès croissant, ces applications d’un esprit brillant et sérieux, qui s’est donné de bonne heure un but au milieu des distractions de la société et de la jeunesse. Plus de sobriété dans l’idéal, plus de modération dans le descriptif, la vérité simple préférée plus souvent à la vérité poétique, ce sont là quelques-uns des conseils peu nombreux que nous voudrions persuader à son talent, à qui les qualités d’élévation ne manqueront jamais.


M. Achille Allier continue avec activité la publication de l’Ancien Bourbonnais. La douzième livraison vient de paraître. Nous devons à cette belle entreprise un examen détaillé que nous ne manquerons pas de faire, dès que nous aurons reçu un plus grand nombre de livraisons. Tous les hommes d’art et de science doivent encouragement à l’importante publication de M. Achille Allier.



La Revue encyclopédique a cessé de paraître ; les éditeurs de ce recueil ont publié dans les journaux les motifs de leur retraite. La Revue des Deux Mondes, unie depuis long-temps par de nombreuses sympathies aux doctrines philosophiques et politiques de la Revue encyclopédique, n’a pas hésité à offrir à MM. P. Leroux, J. Reynaud et à leurs amis la publicité dont elle dispose. Cet accroissement de forces permettra à la Revue des Deux Mondes, sans renoncer à la variété habituelle de ses travaux, de donner un développement plus large et plus continu aux idées de l’ordre purement politique.

Nous espérons aussi pouvoir organiser très prochainement la Revue trimestrielle des livres nouveaux, annoncée il y a quelques mois ; et grâce aux divisions établies qui seront confiées à des hommes spéciaux, la tâche à laquelle un seul homme n’aurait pu suffire, deviendra facile pour des esprits familiarisés dès long-temps avec les discussions que nous leur demanderons.

La Revue des Deux Mondes servira, à partir de ce jour, les abonnés de la Revue encyclopédique, qui sont priés en conséquence de s’adresser à nos bureaux.


  1. Debure, rue Serpente, 7.
  2. Chez Delloye, place de la Bourse, No 5.