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Chronique de la quinzaine - 31 juillet 1902

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Chronique n° 1687
31 juillet 1902


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 juillet.


Dimanche, 20 juillet, M. Combes, président du Conseil, est allé à Pons, petite ville de la Charente-Inférieure dont il est maire, et il y a prononcé un discours. Parlant d’une loi récemment votée avec la liberté qui convient à un citoyen, il a déclaré que, s’il n’était pas ministre, il n’hésiterait pas à dire qu’elle était funeste, injuste, en un mot une loi de discorde civile. On croira sans doute qu’il s’agissait de la loi sur les associations : point du tout, c’était de la loi sur les boissons. Au milieu de ses électeurs, qu’elle lèse, M. Combes ne se préoccupait que de cette dernière. Quant à l’autre, celle dont l’application arbitraire et brutale produit en ce moment en France une si profonde et si légitime émotion, il en a fait l’éloge dans les termes les plus dithyrambiques, et il a déclaré qu’il n’avait accepté le pouvoir que pour l’exécuter.

Nous nous rappelons un ancien ministre de la Guerre qui s’appelait le général Thibaudin : c’était un pauvre homme dans tous les sens du mot. Faute d’un homme de bonne volonté qui voulût bien se charger de cette tâche, il avait accepté d’être ministre de la Guerre pour exécuter la loi qui mettait les princes hors de l’armée. Sa besogne faite, on le mit lui-même à la porte, en rougissant un peu d’avoir eu besoin de ses services. Nous ne commettrons pas l’injustice de comparer M. Combes à M. le général Thibaudin : il est plus intelligent, et aussi plus responsable. Mais l’œuvre qu’il accomplit n’est pas plus relevée que celle de l’autre. On comprend aujourd’hui que M. Waldeck-Rousseau n’ait pas voulu s’y salir les mains. C’est de lui, sans doute que vient tout le mal, puisque c’est lui qui a fait voter la loi du 1er juillet 1901 : seulement, quand il a fallu l’appliquer, il a préféré céder la place à un subalterne, et s’en aller bien loin vers le Nord, de crainte peut-être qu’on n’invoquât tant d’engagemens qu’il avait pris, tant d’interprétations de la loi qu’il avait données aussi bien comme juriste que comme chef du gouvernement, ce qui aurait pu embarrasser et son successeur et lui-même. M. Combes est donc livré à ses propres lumières et à ses propres forces. Ses lumières paraissent courtes ; mais ses forces sont grandes, puisqu’il dispose à la Chambre d’une majorité de plus de cent voix. Avec cela, on peut tout faire. C’est le seul argument, paraît-il, qu’il ait opposé au vénérable cardinal-archevêque de Paris qui était venu plaider auprès de lui la cause des congréganistes dont on ferme en ce moment les établissemens. « J’ai plus de cent voix de majorité, » a-t-il dit, et cela répond à tout. Mgr Richard n’a eu qu’à se retirer. Rentré dans son palais épiscopal, il a écrit une lettre de protestation au Président de la République. Ce n’est ni la première, ni la dernière qu’ait reçue M. Loubet. Le cardinal Perraud, évoque d’Autun, lui avait déjà adressé une lettre éloquente, mais, hélas ! bien vaine, pour lui rappeler son discours de Brest, et cette espérance d’apaisement qu’il avait alors donnée au pays. Beaucoup d’autres prélats sont venus ensuite. Eux aussi ont parlé de l’apaisement promis. Nous en sommes bien loin ! Si M. Loubet a cru que sa parole serait entendue et son vœu exaucé par les vainqueurs de la veille, il s’est bien trompé !

Le ministre qu’il a chargé de la direction de nos affaires n’a pas mis longtemps à lui répondre. Procédant par simples circulaires ou par arrêtés ministériels, il a fermé d’abord cent vingt-cinq établissemens congréganistes ; puis, mis en goût par ce début qui lui a valu les chaleureux applaudissemens des radicaux-socialistes, d’un seul coup, sans avertissement préalable, sans mise en demeure d’avoir à se conformer à la loi dans le sens où il l’interprétait, sans ménagemens d’aucune sorte, il en a fermé encore environ deux mille cinq cents. Il s’est aperçu depuis lors que des décrets étaient nécessaires pour procéder légalement : qu’à cela ne tienne, on fera les décrets, on les fait en ce moment Tous ces établissemens, nous parlons de ceux de la seconde fournée, sont des maisons d’enseignement. Un autre que M. Combes aurait attendu quinze jours ou trois semaines pour permettre du moins à l’année scolaire de se terminer. Lui, s’en est bien gardé. Tout ce qu’il a pu inventer pour rendre l’acte qu’il accomplissait plus vexatoire lui a paru de bonne guerre : car c’est évidemment la guerre qu’il fait, et à quoi la fait-il ? A la liberté de l’enseignement. Autrefois on se gênait un peu pour l’avouer, on le contestait, on le niait même. Ces atermoiemens ne sont plus nécessaires, et M. Combes s’en passe avec une franchise d’allures qui est son seul mérite. Grâce à lui, on ne peut plus se tromper sur le caractère de la mesure qu’il a prise. D’après des notes officieuses qui ont été communiquées aux journaux, les établissemens fermés sont tous des écoles. On a respecté les établissemens hospitaliers, au point même que, lorsqu’une maison d’école y est jointe, le pavillon de la charité a tout couvert et tout sauvé. Nous n’avons garde de nous en plaindre, comme on le pense bien. M. Léon Bourgeois, dans un discours qu’il a prononcé à Epernay, a dit que le gouvernement irait « jusqu’au bout, » mot qui justifiait toutes les inquiétudes. Si M. Combes donne un démenti à M. Léon Bourgeois et ne va pas jusqu’au bout, nous ne lui saurons aucun gré d’un défaut de logique qui ne vient probablement pas d’un bon sentiment, mais nous nous en féliciterons. Il est rare qu’on fasse tout le bien, mais aussi tout le mal qu’on voudrait : des difficultés matérielles s’y opposent. Au moment de jeter dans la rue des malades, des infirmes, des vieillards, des enfans abandonnés et recueillis par des congréganistes, M. Combes a hésité, puis reculé. Il n’avait aucun refuge à donner à ces malheureux. La conscience publique aurait protesté, avec une indignation à peu près unanime cette fois, contre ce qu’une mesure immédiate aurait eu d’odieux. Le gouvernement s’est donc arrêté à temps ; mais peut-être ne l’a-t-il fait que pour un temps. En attendant, profitons du scrupule ou de l’embarras de M. Combes. Il ferme les écoles, il laisse ouvertes les maisons hospitalières : tant pis pour les premières, tant mieux pour les secondes.

Seulement, nous avons le droit de dire que c’est là une règle de conduite qui peut être prudente, mais que ce n’est pas l’application de la loi, même si on suppose que la loi a le sens qu’il lui donne. Nous écoutons ce que disent les radicaux-socialistes, nous lisons ce qu’écrivent leurs journaux. Ils n’ont qu’un mot à la bouche ou sous la plume : la loi ! Comment le gouvernement n’exécuterait-il pas la loi ? C’est sa fonction essentielle ; il n’est pas libre de ne pas la remplir ; il ne le pourrait pas sans forfaiture. Est-il vrai, oui ou non, demandent-ils, qu’il y ait une loi du 1er juillet 1901, et qu’elle impose à tous, mais au gouvernement plus qu’à tous les autres, des devoirs stricts ? Oui, n’est-ce pas ? Alors, que reproche-t-on à M. Combes ? Voilà le raisonnement de ces bons apôtres. Nous leur répondrons en leur demandant à notre tour ce que c’est qu’une loi qu’on applique aux uns et non pas aux autres, avec intransigeance contre ceux-ci et avec un esprit beaucoup plus conciliant à l’égard de ceux-là ? S’il est vrai que la loi impose à M. Combes des obligations impérieuses, auxquelles il ne peut pas se soustraire un jour de plus, ces obligations doivent avoir un caractère général : comment se fait-il que M. Combes s’en dégage si aisément lorsqu’elles le gênent, et qu’il s’y soumette si docilement lorsqu’au contraire elles lui conviennent ? Et on appelle cela l’exécution d’une loi ! Nous l’appelons, nous, de son nom véritable, qui est le bon plaisir et l’arbitraire. Il n’y a là ni justice, ni équité, ni légalité : il n’y a qu’un acte politique, et c’est comme tel qu’il faut l’apprécier. M. Combes en a fait d’ailleurs l’aveu dans son discours de Pons, lorsqu’il a parlé une fois de plus de la nécessité de sauver la République. « L’acte qui s’accomplit en ce moment, a-t-il dit, est une œuvre de salut républicain. Oui, de salut républicain, parce que, depuis cinquante ans, l’influence des congrégations dans les actes de la vie publique et dans les élections des représentans du pays est devenue énorme. Si le peuple, par un effort généreux et puissant, n’était venu contre-balancer la force apportée ainsi à la réaction, la République aurait couru les plus grands dangers : peut-être n’existerait-elle plus. » En parlant ainsi, M. Combes a sans doute dit une niaiserie, mais enfin ce qu’il a dit avait un sens ; tandis que ceux qui invoquent pour lui l’obligation d’exécuter la loi, alors qu’il ne l’exécute que lorsqu’il y voit un intérêt de parti et qu’il s’en dispense dès qu’il croit y apercevoir un danger, disent une chose qui n’a pas de sens. La vérité est qu’en aucun temps, on n’a mis plus de fantaisie dans l’exécution de la loi, et que, loin de vivre sous le régime de la loi, nous vivons, au bout de plus de trente ans de république, sous celui des circulaires ministérielles et des arrêtés préfectoraux.

Une argumentation juridique ne serait pas ici à sa place : au surplus, nous avons eu déjà plus d’une fois l’occasion de dire comment il fallait entendre les principales dispositions de la loi du 1er juillet 1901. Nous étions alors d’accord avec les premières interprétations que M. Waldeck-Rousseau en avait données. Depuis, on a demandé au Conseil d’Etat un avis qui pouvait sans doute servir de règle au gouvernement jusqu’à ce qu’une jurisprudence définitive se fût établie, mais qui, à l’égard des tiers, ne pouvait pas être investi d’une autorité d’où résultât pour eux la moindre obligation. Encore une fois, il y a la même différence entre un avis et un arrêt du Conseil d’État qu’entre une consultation de jurisconsultes et un jugement : on fait de la première ce qu’on veut, tandis qu’on est obligé de se soumettre au second. Mais il y a plus : l’avis du Conseil d’État ne se rapportait pas aux difficultés d’interprétation que le gouvernement vient de résoudre par un acte d’autorité dont la responsabilité lui appartient tout entière. Il s’appliquait à deux points restés obscurs de la loi, à savoir si elle modifiait les dispositions antérieures de la loi de 1886, relative à la liberté de l’enseignement primaire, et si la présence d’un congréganiste dans un établissement qui n’appartenait pas à sa congrégation en faisait néanmoins un établissement de cette congrégation. Voilà, sauf erreur, les questions qui avaient été posées au Conseil d’État, et sur lesquelles il a exprimé une opinion ; mais celle que le gouvernement vient de résoudre à lui seul est toute différente. La loi de 1901 a décidé qu’une congrégation ne pourrait ouvrir un nouvel établissement, qu’en vertu d’un décret rendu en Conseil d’État. Rien de plus clair : aussi nous a-t-il été impossible d’approuver les congrégations qui, depuis la promulgation de la loi, ont ouvert des établissemens nouveaux sans en avoir sollicité l’autorisation ; elles ont été coupables pour le moins d’imprudence, d’aveuglement même, et lorsque M. Combes, en vertu d’une première décision, a fermé leurs établissemens qui s’élevaient au chiffre de 125, nous avons protesté contre la manière dont il a procédé, mais nous n’avons pas dit que l’acte accompli fût en lui-même illégal. Nous le disons, au contraire, de la nouvelle mesure qu’il vient de prendre. Les lois n’ont pas d’effet rétroactif : celle du 1er juillet 1901 ne pouvait donc disposer que pour l’avenir, et, lorsqu’elle parlait d’établissemens nouveaux pour lesquels une autorisation serait indispensable, elle parlait au futur et non pas au passé. Il y avait un grand nombre d’établissemens congréganistes dont les uns étaient munis d’une autorisation régulière, et dont les autres fonctionnaient en vertu d’une tolérance plus ou moins prolongée. Pour ces derniers, les congrégations auraient certainement bien fait de solliciter une autorisation, mais elles ont pu croire qu’elles n’y étaient pas obligées, et on a cité des conversations de M. Waldeck-Rousseau qui étaient de nature à les entretenir dans cette confiance. Comme M. Waldeck-Rousseau navigue dans les mers du Nord, on ne peut pas l’interroger sur l’exactitude de ses conversations. Peu importe d’ailleurs, car elles ont encore moins d’autorité juridique qu’un avis du Conseil d’État, et n’engagent pas le gouvernement actuel. Il reste pourtant que les congrégations peuvent dire non seulement qu’elles se sont trompées de bonne foi, mais encore qu’on les a maintenues longtemps dans leur erreur, et qu’il aurait été convenable de les éclairer avant de les frapper. M. Combes a dit à Pons que son prédécesseur l’avait fait : nous serions bien aises de savoir à quel moment et dans quelles conditions. Il nous paraît, à première vue, invraisemblable que les congrégations, qui se sont montrées dès le premier jour, quoi qu’on en dise, parfaitement respectueuses de la loi, se soient fait un jeu de la violer : et c’est encore là un point sur lequel il faut s’expliquer.

Lorsque la loi du 1er juillet 1901 a été promulguée, toutes s’y sont soumises, toutes sans exception, les unes en demandant à être autorisées, les autres en se dissolvant ou en passant à l’étranger. Il y a eu sans doute des protestations, mais il n’y a eu aucune résistance, et, au bout de trois mois, c’est-à-dire à l’expiration du délai qui avait été fixé pour que les congrégations se missent en règle, toutes celles qui étaient encore sur le territoire français avaient fait ce que la loi leur imposait ; elles s’étaient inclinées devant elle. Nous n’avons pas à nous occuper des autres, et le gouvernement non plus, puisqu’elles avaient cessé d’exister. Comment donc vient-on nous parler de congrégations qui se sont soumises et d’autres qui se sont révoltées ? D’où vient cette distinction ? Sur quoi repose-t-elle ? Nous cherchons, et nous ne trouvons pas. Serait-il vrai que ces mêmes congrégations, après avoir accepté l’obligation principale qu’on leur imposait, auraient refusé d’accepter l’obligation subsidiaire de demander une autorisation nouvelle pour chacun de leurs établissemens ? Cela est difficile à croire : qui accepte le plus accepte le moins. Mais, quand on appelle un établissement nouveau un établissement ancien, on adopte un langage qu’il est permis de ne pas très bien comprendre. Enfin, sur tous ces points douteux de la loi, il existait des obscurités où les congrégations étaient excusables de se perdre, puisque des juristes aussi experts et même aussi subtils que M. Waldeck-Rousseau s’y sont eux-mêmes égarés. Quelle aurait dû être la conduite du gouvernement ? Nous aurions compris qu’il fermât un établissement pour permettre à la question de droit d’être portée devant les tribunaux compétens et résolue par eux. Alors on aurait vu distinctement quel était le sens de la loi, et tout le monde s’y serait soumis. On aurait pu maudire cette loi antilibérale et en réclamer la révision ; M. Combes en donne bien l’exemple pour la loi sur les boissons ! mais, en attendant un meilleur avenir, on aurait dû se soumettre dans le présent. A défaut de cette manière de procéder, qui aurait été la meilleure, M. Combes pouvait en adopter une autre : il pouvait donner un avertissement aux congrégations, leur notifier son interprétation de la loi et sa résolution de l’appliquer, et leur accorder un nouveau délai, si bref fût-il, avant de les frapper. Il n’a fait ni ceci, ni cela : pourquoi ? Parce qu’il voulait faire une démonstration politique, qu’il la voulait rapide et violente, et qu’il craignait que le moyen ne lui en échappât. En effet, s’il avait suivi la première conduite que nous avons indiquée, les tribunaux auraient pu lui donner tort, et il n’était pas assez sûr de son droit pour s’exposer à leur jugement ; et s’il avait suivi la seconde, il est à croire que les congrégations auraient demandé des autorisations régulières pour leurs établissemens nouveaux ou anciens qui n’en sont pas encore nantis. Dans l’une ou dans l’autre hypothèse, on voit la conséquence ; elle est terrifiante ; M. Combes n’aurait pas pu sauver la République ! Il est vrai que la République se serait fort bien passée d’être sauvée par lui, mais lui, ne pouvait pas se passer de la sauver ; il en avait besoin. Il fallait qu’il donnât une satisfaction aux amis qui le soutiennent ; il savait que celle-là flatterait particulièrement leurs goûts ; comment aurait-il hésité ? Il a, dit-il, plus de cent voix de majorité, mais il veut les garder, et, pour y réussir, il a servi sur la table du banquet radical-socialiste deux mille et quelques centaines d’établissemens congréganistes, en quoi il a sensiblement dépassé tous les ministres qui l’avaient précédé. Aucun autre n’avait fait mieux, ni autant ! Qu’étaient les pauvres persécutions de Jules Ferry, en comparaison de celles de M. Combes ? Peu de chose, en vérité. Jules Ferry, assure-t-on, dans les derniers temps de sa vie, a compris qu’il avait commis une faute en 1880, et il ne l’aurait certainement pas recommencée. Qui sait s’il sera donné un jour à M. Combes de se relever assez du joug humiliant sous lequel il s’abaisse aujourd’hui, pour s’apercevoir à son tour qu’il a commis une faute, et qu’au lieu de faire du bien à la République, il lui a fait un grand mal ? Cette clairvoyance mêlée de repentir, nous allions dire cette probité envers soi-même, n’est pas donnée à tout le monde.

On demande quel parti, les congrégations doivent prendre : doivent-elles plier sous l’orage ou y résister ? S’il s’agit pour elles d’une question de conscience, nous n’avons pas à y entrer ; s’il s’agit d’une question d’intérêt politique, nous inclinerions plutôt à dire que toute résistance serait en ce moment inutile et qu’elle pourrait même, en exaltant les passions, aggraver la situation au lieu de l’améliorer. Au reste, les congrégations l’ont compris, et M. Combes, dans son discours de Pons, s’est vanté, avec une joie quelque peu insultante et provocante, d’avoir obtenu des congrégations une soumission presque générale. « Quand on fera le compte, a-t-il dit, des établissemens qui se sont soumis à la loi et de ceux qui ont résisté, on sera étonné du petit nombre de ceux-ci. » Ubi solitudinem faciunt pacem appellant ! Il n’y a rien à faire contre le plus fort, sinon de protester et d’attendre, et c’est le seul conseil que nous puissions donner aux congrégations. Toutefois il faut distinguer entre elles et les simples citoyens. Ces derniers ne sont nullement tenus à la même réserve, et, s’ils manifestent leur indignation d’une manière éclatante, s’ils se livrent à des manifestations, s’ils provoquent ce que, dans tous les pays où l’opinion est souveraine, on appelle une agitation, les radicaux-socialistes, qui ont usé si souvent de pareils moyens, pourront leur en faire un reproche, ce qui est naturel de leur part maintenant qu’ils sont au pouvoir et qu’ils disposent de la police, mais nous ne nous associerons pas à leurs griefs. Il faut voir leurs airs scandalisés en présence des quelques mouvemens qui se sont produits dans la rue. On comprend que cela les gêne. Il n’est pas agréable d’avoir à arrêter M. François Coppée et avec lui quelques autres honnêtes gens. L’émotion éprouvée par des mères de famille, lorsqu’elle se traduit par certaines démarches ou par des manifestations bruyantes, peut finir par créer des embarras. Les femmes de cœur qui sont allées à l’Elysée et ont demandé à voir Mme Loubet se trompaient d’adresse à coup sûr et paraissaient ignorer les principes élémentaires de notre constitution. Mme Loubet, quels que soient d’ailleurs ses sentimens, peut encore moins qu’elles-mêmes dans les circonstances actuelles, car elle ne peut pas manifester ; mais tout cela indique un trouble profond et, puisque ce trouble existe, puisqu’on l’a imprudemment provoqué, il est naturel qu’il se traduise par des signes extérieurs.

Même de la part des radicaux, l’approbation des mesures de M. Combes n’est pas unanime. M. Goblet, par exemple, a écrit à un journal une lettre où, sans se prononcer sur les mesures elles-mêmes, — et ce silence est significatif, — il s’inquiète de ce que deviendront des milliers d’enfans qui vont se trouver sans écoles. Le sentiment général est que M. Combes s’est conduit comme un maladroit ; il a cru qu’il suffirait de taper fort pour frapper juste. Qui aurait pu s’attendre à l’hécatombe qu’il a faite ? On commence à en craindre les conséquences, à apercevoir les difficultés qui en résulteront, à se demander comment on pourra en atténuer les suites. Le désordre de la rue est grave, et peut le devenir encore davantage ; mais il y a des choses plus graves encore, en face desquelles nous nous trouverons demain. C’est alors que tout s’expiera. Mais, dès maintenant, M. Combes s’aperçoit qu’il s’est vanté trop vite de n’avoir rencontré aucune résistance. Les résistances ne viennent pas des congrégations, elles viennent d’ailleurs. Après la première surprise, qui a décontenancé tout le monde, elles se sont produites à Paris avec une énergie qui ne semble pas devoir aller en décroissant. Les choses se sont gâtées en quelques jours, et le discours de Pons n’était déjà plus une vérité le lendemain du jour où il a été prononcé. Que de simples citoyens ne se contentent pas de protester platoniquement, nous n’en sommes pas surpris. Et les congrégations elles-mêmes, si nous leur déconseillons une résistance matérielle qui serait parfaitement vaine, ne sont pas si désarmées qu’elles ne puissent donner à leurs protestations un caractère très sérieux. Il y a des tribunaux en France : c’est à eux qu’elles doivent s’adresser. Quand on a fait la loi sur les associations, M. Waldeck-Rousseau et M. Combes lui-même ont assuré que son principal mérite était de soustraire les congrégations au bon plaisir du gouvernement pour leur donner une charte juridique et les faire désormais relever des tribunaux. Qu’elles s’adressent donc à ceux-ci. Leurs protestations doivent prendre la forme de papier timbré.

Nous avons dit combien l’interprétation que le gouvernement a donnée à la loi du 1er juillet 1901 était contestable à notre avis ; elle est même sur plusieurs points complètement erronée. De plus, le gouvernement, dans sa précipitation et sa violence, parait bien avoir, dans plus d’un cas, porté atteinte au respect dû à la propriété privée. M. Jules Roche l’a reproché à M. Combes dans une lettre extrêmement vive, et M. Charles Benoist l’avertit qu’il lui en demandera compte à la rentrée. Les procès et les décisions judiciaires, qui auraient dû précéder l’exécution ordonnée par le gouvernement, ne pourront désormais que la suivre, et encore pede claudo, d’un pied boiteux. Mais il importe que les tribunaux se prononcent sur tant de points obscurs d’une loi qu’on pourrait croire avoir été intentionnellement mal faite, tant elle prête à l’équivoque. Les tribunaux seuls ont qualité pour dire ce que la loi a voulu dire : les circulaires de M. Combes n’y suffisent pas. Quant à ses actes, nous avons vu qu’il était impossible de les ramener à une règle quelconque, et qu’ils dérivaient du plus pur arbitraire. Laissons-le s’enorgueillir d’avoir sauvé la République : c’est le passe-temps banal de ceux qui ne savent pas faire autre chose. Quant à nous, républicain, nous gémissons du déshonneur qui lui a été infligé. Si la République ne signifie pas liberté, que signifie-t-elle ? Depuis quelques années, une de nos libertés est particulièrement menacée, insultée, attaquée : c’est celle d’enseigner. On n’a encore fait aucune loi contre elle, et cependant elle n’existe plus. Nous la défendons, indépendamment de nos préférences personnelles en matière de doctrine et d’enseignement, car la liberté consiste à n’imposer ses préférences à personne.

Le sentiment antireligieux est au fond de tout ce mouvement. Les radicaux et les socialistes ne cachent pas que c’est à l’idée religieuse elle-même qu’ils en veulent, et que la lutte durera jusqu’à ce qu’ils l’aient supprimée : elle pourra donc durer longtemps. En attendant, ils poursuivent l’idée religieuse dans l’école libre, qui est un de ses refuges. La tempête qu’ils ont déchaînée est violente. Les congrégations ne peuvent pas soutenir la lutte : c’est aux amis de la liberté à le faire, aux hommes politiques, à quelque nuance d’opinion qu’ils appartiennent, qui tiennent trop à leur propre liberté pour ne pas tenir à celle des autres, sachant bien que, dans un pays aussi mobile que le nôtre, il n’y a pas d’action sans réaction, que les vainqueurs d’un jour sont les vaincus du lendemain, que la roue du pouvoir tourne encore plus vite que celle de la fortune, et que c’est aveuglement et imprévoyance de ne pas regarder et ménager la liberté comme l’intérêt de tous. Mais elle est plus qu’un intérêt, elle est un droit. C’est ce que méconnaissent les « jacobins dégénérés, » comme les appelait il y a quelques jours M. Ribot, qui disposent provisoirement de la majorité parlementaire et qui s’en servent si orgueilleusement. Ils ne s’étaient pas encore vus à pareille fête ! Maîtres du gouvernement, ils donnent libre carrière aux instincts de despotisme qu’ils avaient été obligés de refréner jusqu’ici. Que veulent-ils ? Oh ! une chose bien simple : ils veulent que tout le monde pense désormais comme eux, et c’est pour cela qu’ils suppriment la liberté de professer autre chose que ce qu’ils croient eux-mêmes. C’est une grande entreprise, et nous doutons qu’ils puissent la conduire jusqu’au bout ; mais ils imposeront à leurs adversaires des souffrances qui laisseront dans les cœurs beaucoup d’amertume, qui y entretiendront beaucoup de rancunes ; et l’apaisement, qu’il aurait été si facile de faire aujourd’hui, deviendra impossible pour bien longtemps.


Nous aurions voulu parler avec plus de développement que cela ne nous est possible à la fin de cette chronique de l’événement considérable qui vient de se passer en Angleterre : la démission de lord Salisbury. Dans un pays qui a des institutions aussi fortes, et qui reposent sur une tradition aussi bien établie, il semble que la disparition d’un homme ne puisse pas avoir des conséquences considérables. Il y en a eu de plus grands que lord Salisbury qui ont été remplacés sans désavantage, et d’ailleurs, il ne gouvernait depuis quelque temps que d’une main de plus en plus indolente. A défaut de son intelligence, sa volonté avait faibli. Aussi aspirait-il au repos, et, sans la guerre du Transvaal qui a duré au-delà de toutes les prévisions et qui lui rendait la retraite impossible, probablement il aurait déjà prié le roi Edouard, peut-être même la reine Victoria, de le relever de fonctions dont le poids lui semblait de plus en plus lourd. Grand seigneur et aristocrate dans l’âme, grand esprit et cultivé dans les sens les plus divers et les plus étendus, il semblait se tenir en dehors de la tâche qu’il avait assumée, sinon au-dessus, et nul n’a paru plus détaché des affaires, qu’il a toutefois menées longtemps avec l’esprit le plus attentif et le plus ferme.

Nous parlons surtout des affaires extérieures. Ce sont celles qui l’intéressaient le plus : aussi, lorsqu’il est devenu président du Conseil, a-t-il pris pour lui, par une innovation qui n’a pas laissé de surprendre dans un pays où la tradition est tout, la direction du Foreign Office. Sa principale préoccupation, au dedans, a été d’enrayer, ou du moins de ralentir l’accession de la démocratie aux affaires : et, cependant, c’est lui qui a fait entrer M. Chamberlain au ministère. Mais ses vues étaient tournées vers le dehors. Il a été un diplomate éminent. Il avait de tout temps bien connu l’Europe ; il avait appris à connaître le reste du monde, et, sur aucun point de l’univers, il n’a laissé les intérêts anglais péricliter. C’est là son œuvre principale : il l’a accomplie avec une rare intelligence, et, — sauf dans les dernières années où d’autres influences que la sienne agissaient sur son propre gouvernement, — avec une modération relative dont il faut lui savoir gré. Nous ignorons ce que, dans sa retraite, il pensera lui-même de ses derniers actes et de ses derniers discours ; à notre avis, ils n’ont rien ajouté à sa gloire ; mais, s’il faut juger un homme d’après l’ensemble de sa carrière, le jugement à porter sur lord Salisbury doit être plutôt favorable. Il avait naturellement l’esprit sage, pondéré, prudent, ennemi des coups de force et des solutions violentes, et quoiqu’on puisse citer plus d’un trait récent de sa vie politique en désaccord avec le caractère que nous lui attribuons, ce caractère a bien été le sien : seulement il y a manqué quelquefois, et il ne s’est pas toujours appliqué alors à tempérer dans la forme ce que sa conduite avait d’agressif dans le fond. Peu d’hommes politiques ont eu l’esprit aussi caustique et aussi mordant, et il ne le ménageait pas assez. Cependant, ses traits ne blessaient pas profondément, parce qu’on n’y sentait pas une intention d’offenser : il les laissait échapper avec une sorte de négligence. Malgré ses dédains aristocratiques et son âpreté britannique, il y avait en lui un large courant d’humanité, et c’est ce qui le distinguait de l’école nouvelle. Pour tous ces motifs, lord Salisbury inspirait confiance à ses compatriotes et à l’étranger. On croyait, on aimait à croire que certaines choses seraient impossibles aussi longtemps qu’il serait au pouvoir, et, bien que cette confiance ait été quelquefois déçue, elle n’en persistait pas moins. On a vu ce que lord Salisbury n’avait pas empêché, mais peut-être a-t-il empêché beaucoup sans qu’on le vit. La durée aussi bien que l’importance de ses services, et le fait qu’il était le dernier représentant de la génération qui avait fourni tant de grands ministres à la reine Victoria, l’avaient investi d’une autorité sans égale. Son indolence même, qui était naturelle et réfléchie, la force d’inertie qu’il opposait à certaines entreprises téméraires, le poids de sa parole et quelquefois même de son silence, étaient un obstacle ou un frein avec lequel il fallait compter. Tout cela disparaît avec lui, ou du moins ne se retrouvera qu’assez atténué chez son successeur, car il faut de longues années pour constituer à un homme politique, quel que soit son mérite, une pareille somme d’autorité.

M. Arthur Balfour n’en dispose pas encore. L’incertitude même où a été l’opinion pendant quelques heures au sujet de la succession de lord Salisbury, et le nombre de personnes dont les noms ont été mis en avant pour la recueillir, montrent qu’aucun choix ne s’imposait d’une manière absolue. Quand lord Beaconsfield est mort, il n’y a pas eu une seconde d’hésitation ; tout le monde savait que lord Salisbury lui succéderait. Le jour où lord Salisbury lui-même a annoncé sa retraite, son héritage politique n’a pas été dévolu à M. Balfour par une désignation aussi nette, ni aussi unanime, de l’opinion. Nous croyons néanmoins que ce choix était le meilleur de tous. M. Balfour, neveu et homme de confiance de lord Salisbury, était depuis longtemps déjà le leader du parti conservateur à la Chambre des communes, et, s’il n’a pas été exempt de critiques dans la manière dont il a rempli ces délicates fonctions, il y a fait preuve d’une courtoisie que ses adversaires ont reconnue, d’un jugement élevé, d’un talent de parole très apprécié. Philosophe, théologien même, il s’est préparé à la politique en appliquant son esprit à tous les exercices où il pouvait acquérir plus de force et de souplesse. Né en 1848, il est aujourd’hui dans toute la vigueur de l’âge, et il a devant lui une longue carrière. Nul n’a été mieux préparé au rôle qui lui incombe, et on peut être assuré qu’il s’en acquittera avec honneur. Il aura peut-être un jour l’autorité de lord Salisbury ; il ne l’a pas encore, et le danger, il faut bien le dire, est que le parti conservateur n’éprouve, en attendant, quelques-unes des difficultés intérieures qui ont été si lamentablement funestes au parti libéral. Il est vrai que cet exemple peut servir de leçon : leçon à mettre à profit, exemple à éviter. Le parti conservateur est plus solidement constitué que ne l’était le parti libéral à la mort de M. Gladstone ; il n’a pas été soumis aux mêmes secousses ; il a conservé plus de cohésion dans un cadre mieux arrêté et plus ferme. Cependant l’éclosion de l’impérialisme est un fait si important, et, à quelques égards, si inquiétant dans l’histoire de l’Angleterre, qu’on peut se demander si l’organisation des anciens partis n’en éprouvera pas un ébranlement auquel nul d’entre eux n’échappera. Il est probable que, dans les dernières années de sa vie politique, lord Salisbury n’a pas vu sans appréhension des élémens nouveaux pénétrer dans son gouvernement et en modifier l’équilibre. S’il a dû céder lui-même à certains entraînemens, on se demande si M. Balfour, qui n’est encore qu’un diminutif de lord Salisbury, saura ou pourra leur opposer une résistance plus efficace.

Voilà ce qu’on peut dire du présent : quant à l’avenir, il est plein d’incertitudes en ce qui concerne non seulement l’Angleterre, mais le reste du monde. Tout change, tout mue, tout évolue autour de nous. Les vieilles alliances, même lorsqu’elles sont maintenues dans leur lettre, sont changées dans leur esprit. D’autres intérêts prennent le pas sur ceux du passé ; et, en même temps, on voit partout d’autres acteurs apparaître sur la scène et l’occuper. Beaconsfield, Gladstone, Bismarck, Crispi ne sont plus. Lord Salisbury, suivant le précepte du sage antique, a voulu mettre quelques années de recueillement entre l’activité de sa vie et le repos final. Le jeune roi d’Italie va faire une visite au jeune empereur de Russie en négligeant son vieil allié autrichien. Toute la presse européenne commente cette situation nouvelle et ne sait trop qu’en dire, sinon qu’elle est nouvelle en effet, et qu’elle oblige à renouveler le stock d’idées sur lequel a vécu la génération dont les derniers survivans disparaissent.


FRANCIS CHARMES.

Le Directeur-Gérant, F. BRUNETIERE.