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Chronique de la quinzaine - 31 juillet 1921

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Chronique de la quinzaine - 31 juillet 1921
Revue des Deux Mondes7e période, tome 63 (p. 709-720).

Chronique30 mai 1921

CHRONIQUE DE LA QUINZAINE

Le regrettable malentendu qui a éclaté, à propos de la Haute-Silésie, entre M. Lloyd George et le Gouvernement français, n’était malheureusement que trop facile à prévoir. Il y a de longs mois déjà que, dans toutes les questions qui touchent à la Pologne, la politique des Alliés est mal accordée ; et, du reste, à quiconque ne ferme pas les yeux à l’évidence, les « surfaces de friction » apparaissent chaque jour plus nombreuses entre l’Angleterre et la France. L’Entente cordiale, Dieu merci ! n’est pas en péril, mais, si nous voulons la maintenir intacte, nous devons nous rendre exactement compte des petits dissentiments qui la menacent, et rechercher loyalement les moyens de la fortifier. Ce serait faire injure au caractère britannique que de n’avoir pas le courage de parler franchement, dans une crise dont l’issue dépend, en grande partie, de notre sincérité. Les plus solides amitiés sont faites de confiance mutuelle, et c’est un déplorable système que de vouloir ruser et jouer au plus fin avec ceux dont on tient à garder l’estime.

Avant la guerre, l’Entente cordiale n’était consacrée par aucun acte diplomatique. L’accord de 1904, qui avait réglé les litiges pendants entre la Grande-Bretagne et la France, n’avait pas, par lui-même, le caractère d’une alliance. C’est la pratique qui a peu à peu établi, entre les deux nations, de tels rapports d’intimité que, pour l’examen de tous les grands problèmes européens, leurs chancelleries cherchaient naturellement à se concerter. Après l’attentat de Serajevo, lorsque l’attitude de l’Autriche et de l’Allemagne devint inquiétante pour la paix du monde, rien ne nous permettait de préjuger les résolutions de l’Angleterre. Elle n’avait aucun engagement envers nous. La ville de Londres avait chaleureusement acclamé la France, en 1913, dans la personne du Président de la République ; la ville de Paris avait fait, en 1914, au roi George V un accueil enthousiaste ; mais nous n’avions aucune certitude d’être soutenus par l’Angleterre, s’il plaisait à l’Allemagne de se jeter sur nous. Lorsque l’orage a fondu, sir Edward Grey a déployé une magnifique activité pour mettre l’Europe à l’abri de l’averse ; il a multiplié les initiatives pour retenir l’Allemagne et l’Autriche ; et il a certainement, par là, bien mérité de l’humanité. Mais, à la veille de la catastrophe, lorsque la France interrogeait l’Empire britannique sur ses intentions, l’Empire britannique restait muet. Il consultait son intérêt, et il avait raison. Il n’avait pas à se sacrifier pour autrui. Son intérêt était certainement de ne pas laisser écraser la France, et la clairvoyance de ses hommes d’État les avait, tout de suite, fixés sur ce point ; mais, dans un pays d’opinion, ils voulaient être sûrs d’être compris par l’homme de la rue ; et ils attendaient. Si l’Allemagne n’avait pas commis le crime de violer la neutralité belge, nul ne sait combien cette attente aurait pu se prolonger.

L’ultimatum de Berlin au Cabinet de Bruxelles a révolté la conscience britannique. L’Angleterre, garante de l’indépendance de la Belgique, n’a pas, un instant, songé à oublier ses engagements. Pour les tenir, elle a déclaré la guerre à l’Allemagne et elle a pris ainsi, en toute liberté, une décision qui lui fait grand honneur et qui, du reste, était, elle aussi, conforme à son intérêt bien entendu. Elle ne pouvait, en effet, laisser les Allemands s’emparer d’Ostende et d’Anvers et s’installer définitivement, en face d’elle, sur la mer du Nord. Dans les plus nobles déterminations des Puissances, il y a toujours un peu de cet égoïsme sacré, dont un Président du conseil italien a fait, au cours de la guerre, une apologie raisonnée ; et lorsque, ces jours-ci, l’ambassadeur des États-Unis à Londres a déclaré, au Pilgrim’s Club, que son pays « n’avait pas envoyé des soldats au delà des mers pour sauver l’Angleterre, la France et l’Italie, mais uniquement pour sauver les États-Unis d’Amérique, » le colonel Harvey n’a fait qu’exprimer, à son tour, une vérité que la France est trop souvent tentée de perdre de vue. Les maximes Charity begins at home, ou Chacun pour soi, ont, sans doute, du point de vue d’une morale supérieure, quelque chose d’étroit et de choquant, et l’idéalisme du peuple français a ce mérite qu’il nous pousse souvent à nous élever au-dessus de nos propres intérêts ; mais il a, en même temps, ce défaut qu’il nous empêche parfois de discerner les véritables mobiles de notre prochain.

Donc chacune des nations alliées et associées est entrée en guerre pour son propre compte, et d’aucune on n’aurait pu, sans excès de candeur, attendre une conduite différente. Nous nous sommes entr’aidés ; nous avons participé à une œuvre de défense commune ; nous nous sommes trouvés unis dans une heure où la liberté de tous était menacée ; nous ne pouvons pas ne pas garder pieusement le souvenir de cette solidarité ; mais elle n’a pas fait de certains d’entre nous les débiteurs des autres et, en particulier, si la déclaration de guerre de la Grande-Bretagne a été d’un grand secours pour la France, la rapide mobilisation de la France a été d’un grand secours pour la Grande-Bretagne.

Une fois les hostilités commencées, chacun des deux peuples a réalisé des prodiges pour assurer la victoire, et ce n’est pas moi qui chercherai à sous-estimer les merveilleux efforts accomplis, sur terre et sur mer, par l’Empire britannique. En moins d’un an, lord Kitchener a réussi à constituer une armée ; les dominions et les colonies ont recruté, avec une rapidité extraordinaire, d’admirables contingents ; la Grande Flotte a condamné à l’immobilité et à l’inertie les navires allemands de haut bord ; l’Angleterre enfin a fait des miracles pour purger la mer du Nord, la Manche et l’Océan des sous-marins qui commençaient à les infester. Mais nous, n’avons-nous été pour rien dans la victoire ?

Lorsque la vague germanique a déferlé sur le sol de Belgique et de France, nous étions presque seuls. La petite armée belge, qui s’était vaillamment battue, même après la prise de Liège et l’investissement d’Anvers, avait fini par être écrasée sous le nombre et avait besoin d’être entièrement reconstituée avant de reprendre campagne. Les quatre divisions britanniques, que commandait le maréchal French, étaient composées de soldats énergiques et courageux ; mais, un peu dépaysé sur le continent, leur chef craignait toujours de s’éloigner de ses bases maritimes et il ne prêtait au commandement français qu’une assistance incertaine et précaire. Si, à cette époque, l’armée française n’avait pas été en mesure de faire face à l’ennemi, la bataille de la Marne, au lieu de finir en victoire éclatante, se serait terminée par une défaite irréparable. A cette heure décisive, c’est l’armée française qui a été l’avant-garde des armées de l’univers et qui s’est fait décimer pour le salut de tous. C’est elle encore qui, les semaines suivantes, a lutté de vitesse avec l’envahisseur dans la fameuse course à la mer et qui a remporté cette victoire de l’Yser qui a protégé, non seulement les côtes françaises, mais les côtes anglaises et a laissé à la Grande-Bretagne le temps de recruter et d’organiser ses troupes métropolitaines et coloniales. Plus tard, en 1916, lorsque l’Allemagne s’est ruée sur Verdun, pour tâcher d’ébranler et de crever le front des Alliés, c’est encore l’armée française qui a soutenu le choc et qui a passé presque tout entière dans la « noria » de Pétain pour arrêter l’ennemi sous les murs de la place lorraine.

Plus tard encore, en mars 1918, lorsque lord Milner a été envoyé en France par le cabinet de Londres, quelle était la situation ? L’éminent ministre britannique l’a dépeinte lui-même dans le memorandum qu’il a adressé le 27 mars 1918 à son Gouvernement : « Le grand mystère était l’effondrement de la cinquième armée, qui restait jusqu’alors inexpliqué. Par suite du degré de désorganisation de cette armée et du fait que les communications étaient coupées de toutes parts, il était difficile de se rendre compte de ce qui s’était passé. D’une façon générale, on ne pouvait douter cependant que cette armée ne fût brisée et qu’une brèche n’eût été ouverte entre le flanc droit de la troisième armée et les Français. » C’est à la suite de cette rupture, qui pouvait entraîner un désastre, qu’eurent lieu les entrevues de Compiègne et de Doullens et que le général Foch fut chargé par les Gouvernements britannique et français de coordonner l’action des armées alliées sur le front Ouest. Quelques jours après, cette première mesure aboutissait à sa conclusion logique, et Foch était nommé général en chef des armées alliées. On ne contestera point, je pense, que l’unité de commandement et le génie militaire de Foch aient été pour quelque chose dans le succès final.

La France a donc le droit de revendiquer une large part dans l’honneur de la victoire ; et elle a, hélas ! subi une part non moins large des sacrifices communs. C’est elle qui, de toutes les nations, a eu, non seulement la proportion la plus élevée, mais le chiffre absolu le plus fort, d’officiers et de soldats tués à l’ennemi. Restée sur la brèche du commencement à la fin, appelée à faire, aux moments critiques, les efforts les plus vigoureux, elle a payé de plus de quatorze cent mille morts les incomparables services qu’elle a rendus à la coalition. Que les Puissances alliées montrent leurs listes funèbres ! Elles ne sont, sans doute, pas moins glorieuses que les nôtres, mais elles sont toutes singulièrement moins longues et l’Empire britannique tout entier, avec le Canada, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, les Indes, reste loin derrière nous, à distance de plusieurs centaines de mille de vies humaines. Et, sans doute, Londres a reçu, comme Paris, de sinistres visites aériennes, mais c’est sur le sol de France qu’on s’est battu ; ce sont les Flandres, la Picardie, la Champagne, la Lorraine, qui ont été, pendant plus de quatre années, le théâtre ensanglanté de la guerre. Nos villes et nos villages ont été détruits, tantôt par les obus allemands, tantôt, quand telles étaient les nécessités militaires, par les projectiles des armées alliées. Plusieurs de nos plus belles provinces ont été saccagées et ruinées pour que fussent sauvées, tout à la fois, la liberté de la France et la grandeur de l’Angleterre. Nos provinces du Nord et de l’Est sont restées, durant toutes les hostilités, le champ de bataille de l’univers. Elles ont, pour ainsi dire, appartenu indivisément aux armées alliées, qui y ont vécu, cantonné, combattu ; et, si ces armées ont ensemble repoussé l’étranger, si la coopération britannique et américaine a grandement facilité cette œuvre de libération, notre territoire a été le rempart, le glacis ou la tranchée, qui ont protégé, comme disait le Président Wilson, la frontière de la liberté.

La victoire est venue et nous avons pavoisé nos ruines. Nous étions en droit d’espérer que tous nos amis nous aideraient à les relever et, lorsqu’à commencé l’examen des conditions de la paix, nous nous sommes étonnés des difficultés que nous rencontrions, comme si nous pensions que l’héroïsme de nos soldats et les souffrances de nos populations devaient faire oublier à nos alliés leurs habitudes et leurs intérêts, leurs passions et leurs préjugés. La guerre avait, au contraire, développé et exaspéré, chez la plupart des peuples, jeunes ou anciens, les sentiments nationaux et la volonté de puissance ; et là où nous nous imaginions ne rencontrer que bonne grâce et complaisance, nous avons eu la surprise de nous heurter à des contradictions et à des résistances.

On a commencé par déposséder notre langue de ses anciens privilèges diplomatiques. Tous les traités qui ont suivi la paix, traités de Versailles, de Saint-Germain, de Sèvres, de Trianon, ont été rédigés, tantôt en deux idiomes, tantôt en trois. En 1784, la classe des Belles-Lettres de l’Académie de Berlin mettait au concours la question suivante : « Qu’est-ce qui a fait de la langue française la langue universelle de l’Europe ? Par où mérite-t-elle cette prérogative ? Est-il à présumer qu’elle la conserve ? » En 1921, l’Académie française peut choisir, pour le prix d’éloquence, ce sujet mélancolique : « Qui est-ce qui a fait perdre à la langue française sa qualité de langue diplomatique de l’Europe ? Par où a-t-elle mérité cette disgrâce ? Est-il à présumer qu’elle s’en relève ? »

Au XVIIIe siècle, lorsque des États comme la Suède, la Suisse, la Sardaigne, l’Espagne, les Pays-Bas, la Hongrie, la Prusse contractaient entre eux, même en dehors de la France, ils se servaient de notre langue. Au XIXe siècle, même après nos revers, on parle français au Congrès de Vienne, on parle français dans les négociations de Francfort, on parle français au Congrès de Berlin, aux Conférences de Madrid, d’Algésiras, de La Haye. A Versailles, à Saint-Germain, à Sèvres, à Trianon, notre souveraineté linguistique a été démembrée. Vaincus, nous l’avions conservée ; vainqueurs, nous avons dû la partager.

Concession de pure forme ? Non pas. Premier signe des concessions qui nous ont, tout de suite, été arrachées sur le fond. Voisine d’une Allemagne agressive, la France aurait eu intérêt à ne pas voir, du moins, cette Puissance redoutable fortifiée, dans le traité de paix, par la consolidation de son unité. L’Empire, né de notre défaite, était encore, en 1914, une agglomération d’Etats qui conservaient, au moins, un semblant d’indépendance. Nous aurions trouvé, dans une constitution fédérative, un peu plus de sécurité que dans un Reich centralisé. On nous a opposé une prétendue volonté populaire qui ne s’était, du reste, manifestée nulle part ; on a allégué qu’une Allemagne unifiée serait une débitrice plus solvable ; et on nous a amenés, par une série de sophismes, à consacrer nous-mêmes l’indivisibilité de l’Allemagne.

Mais puisqu’on invoquait, à tort ou à raison, les droits des nationalités pour laisser la Prusse absorber ainsi les autres États de l’Allemagne, la justice et la logique eussent voulu qu’on fît, en revanche, sortir de l’Allemagne les provinces dérobées aux pays voisins. On n’a pas osé ne pas admettre ce principe général, mais on en a entouré l’application de formalités ou de restrictions qui l’ont trop souvent rendu illusoire. Il eût été naturel qu’on rendît à la France l’Alsace et la Lorraine telles qu’elles nous appartenaient avant la spoliation de 1815 ; nos alliés ne l’ont pas voulu ; on nous a strictement restitué ces provinces dans leurs frontières rétrécies de 1870. On a soumis à un plébiscite des cercles wallons comme ceux d’Eupen et de Malmédy ; on n’a pas osé détacher de l’Allemagne, sans une consultation nouvelle, les duchés qu’elle avait pris au Danemark, et ainsi il est arrivé que, dans une partie du Slesvig, le voleur a été favorisé par l’usage qu’il avait fait du bien volé. Enfin, sous l’influence prépondérante du Cabinet britannique, on a marchandé à la Pologne les moyens de renaître. On ne lui a pas donné le débouché maritime que lui avait promis le Président Wilson ; on a soumis le port de Dantzig à un régime hybride qui a mécontenté, à la fois, l’Allemagne et la Pologne ; et pour la Haute-Silésie, qui, d’après toutes les statistiques allemandes d’avant-guerre, devait être considérée comme polonaise, on a accordé à M. Brockdorff-Rantzau le plébiscite qu’il demandait. Ici encore, c’est M. Lloyd George qui est intervenu, contrairement au vœu de la France et contrairement même à l’avis des experts anglais, pour donner cette satisfaction à l’Allemagne, comme si l’Angleterre pouvait attendre un profit moral ou matériel de l’agrandissement du Reich et de l’abaissement de la Pologne.

Nous n’avons guère été mieux partagés dans les autres parties des traités. Les colonies allemandes ont été remises aux Alliés, mais ce n’est pas à nous qu’ont été attribuées les plus importantes. L’Empire turc a été partagé, mais il l’a été de telle façon que l’Angleterre a vu, en Orient, son autorité s’accroître aux dépens de la nôtre. La Mésopotamie et les grands chemins de l’Asie sont maintenant entre les mains de l’Empire britannique ; dans la Palestine, qui, d’après les accords anglo-français de 1916, devait être internationalisée, le sionisme est devenu, après la paix, le prête-nom de l’Angleterre ; l’émir Feyçal, protégé et pensionné par nos alliés, a fait tout ce qui dépendait de lui pour nous expulser de Syrie ; bref, nous avons accepté à Sèvres un traité que désavouent les signataires eux-mêmes, dont on n’a pas osé demander la ratification aux Chambres et qui allume aujourd’hui en Orient de nouveaux incendies.

Si réduite que fût la part qu’on nous laissait dans la victoire, nous étions cependant disposés à nous en contenter. Mais nous demandions à être indemnisés de nos dommages et, sur ce chapitre du moins, nos Alliés nous avaient fait, dans le traité, les plus belles promesses. Nous avions répondu que nous nous défiions un peu de la bonne volonté allemande et nous avions demandé des garanties ou des gages. Il semblait, en particulier, tout à fait légitime d’occuper une partie du territoire du Reich aussi longtemps que nous ne serions pas payés. Les Allemands nous avaient donné, de 1870 à 1873, un exemple que nous avions le droit de suivre. — Mais, nous a-t-on répliqué, vous allez toucher une somme si formidable que l’Allemagne ne pourra vous la verser entièrement que par annuités et ces annuités s’échelonneront pendant plus d’un quart de siècle. Il est impossible que l’occupation militaire dure aussi longtemps. — Pourquoi ? — Vos troupes finiraient par avoir des difficultés avec les populations ; et puis, nous prendrons part nous-mêmes à l’occupation, et nous ne voulons pas garder indéfiniment des soldats sur le continent. Et on a réduit la durée de l’occupation à quinze ans.

Il eût été raisonnable que les frais de cette occupation fussent directement supportés par les habitants et que l’autorité militaire eût, dans le pays, les mêmes droits que les armées allemandes en France après 1870. — Non, nous a-t-on dit. Les Alliés feront l’avance des frais ; l’Allemagne remboursera ensuite ; quant à l’autorité militaire, elle serait peut-être trop dure ; créons une commission civile interalliée ; ce sera une marque de courtoisie envers les Allemands. » Et nous avons cédé. — Du moins, demandions-nous, il faut désarmer l’Allemagne. C’est la condition essentielle de la paix future. Rassurez-vous. Si vous renoncez à prolonger l’occupation de la rive gauche du Rhin au delà de quinze ans, c’est nous-mêmes, Angleterre et États-Unis, qui vous assisterons en cas de nouvelle offensive allemande. N’avez-vous pas confiance en notre amitié ou doutez-vous de notre parole ? Voici un engagement signé de nous deux, Président Wilson et Lloyd George, qui garantit votre tranquillité. Mais, dans ce vieux droit français auquel les Normands ont fait autrefois passer la Manche, il y avait un adage que le Premier ministre britannique paraît avoir oublié : « Donner et retenir ne vaut. » Son engagement était subordonné à celui de l’Amérique et, comme l’Amérique a répudié les promesses de M. Wilson, M. Lloyd George s’est tenu pour libéré. Des Anglais, qui connaissent la France et qui l’aiment, tels que Lord Derby, ont vainement insisté pour qu’un pacte d’alliance fût signé entre l’Angleterre et nous ; le Cabinet britannique ne les a pas écoutés ; il n’a même pas consenti à demander aux Communes de voter l’engagement d’assistance éventuelle, sans le subordonner plus longtemps à l’assentiment des États-Unis ; il a étendu la doctrine de Monroe à l’Angleterre ; il n’a pas voulu promettre, d’avance, d’intervenir dans un conflit européen.

Telle était donc, dans l’ensemble, la position fort modeste et, par bien des côtés, assez périlleuse que nous faisait le traité de Versailles. Elle était loin de remplir nos espérances et de répondre à nos sentiments de justice ; et, déjà, à mesure que cet acte diplomatique a été mieux connu, ont commencé les premières déceptions de la France. Nous avions, du moins, le droit de penser que tous les sacrifices nous avaient été demandés avant la signature et que le traité ayant été approuvé par le Parlement, en Angleterre comme en France, et consacré, dans les deux pays, par une ratification solennelle, il deviendrait la loi commune et ne donnerait plus lieu à de nouveaux amendements. C’était là une illusion et nous n’avons pas tardé à nous en apercevoir. Dans l’exécution même des conventions signées, des divergences de vues se sont immédiatement produites, qui de Boulogne à San Remo, de Hythe à Spa, de Paris à Londres, se sont accusées davantage. Dans ces entrevues rapides, où les photographes jouaient souvent un rôle plus important que les experts, il arrivait parfois aux ministres français de ne pas mesurer très exactement la force de notre opinion publique et de croire qu’ils feraient accepter aisément les concessions auxquelles ils étaient amenés. Mais la France, elle, avait des idées très claires. Elle voulait la paix et elle voulait son droit. Elle ne comprenait pas qu’on pût rogner encore quelque chose du minimum que lui avait donné le traité ; et, dès qu’elle a vu qu’à chacune des conférences, on nous arrachait, un à un, nos pauvres avantages, elle a senti monter en elle la tristesse et le mécontentement. Lorsqu’elle a constaté que M. Lloyd George, après avoir annoncé à son de trompe l’extradition de Guillaume II et des autres coupables, renonçait à ses projets, elle a craint que cette première marque de faiblesse n’encourageât la résistance du Reich sur tous les autres chapitres du Traité. Lorsque des délais successifs ont été, à la demande de l’Angleterre, accordés à l’Allemagne pour le désarmement terrestre, la France n’a pas pu se défendre de penser que nos amis britanniques avaient été, avec raison, plus fermes dans l’exécution du désarmement naval. Lorsqu’enfin notre pays a vu la politique suivie, depuis bientôt un an et demi, par les cabinets français, au sujet des réparations et des garanties, il n’a pu supposer qu’une conduite aussi contraire à ses vœux et à ses intérêts fût libre et spontanée, et il a été, non sans un peu d’humiliation, forcé de conclure qu’au lieu de naviguer par nos propres moyens, nous étions remorqués.

Le jour où un de nos ministres s’était émancipé jusqu’à faire occuper Francfort, M. Lloyd George s’était promis, non seulement d’éloigner le plus tôt possible nos troupes de cette ville, mais d’établir désormais au profit de l’Angleterre, dans l’exécution du Traité, l’unité de commandement. Il n’avait plus semblé avoir d’autres desseins que de nous modérer et de nous empêcher d’agir, d’amener l’Allemagne à composition par la bienveillance et la douceur, de la gagner par les présents, et de nous prier de faire les frais de cette réconciliation. De là, cette idée du forfait et de l’amputation arbitraire de notre créance, dont j’ai dénoncé ici, dès le début, l’inquiétante inspiration et les conséquences périlleuses. De là, cette crainte que la France ne se laissât aller sinon à des ambitions impérialistes, dont M. Lloyd George la sait incapable, mais à la saisie de quelques gages et à de nouvelles occupations territoriales. Pour quiconque a pris la peine de lire entre les lignes des accords de Paris, il était clair que le cabinet anglais nous avait alors demandé une importante diminution sur notre créance et qu’il ne s’était nullement obligé à nous suivre, le cas échéant, dans la voie des sanctions. L’intransigeance dont M. Simons avait fait preuve ensuite dans les conversations de Londres nous avait sauvés d’une dangereuse abdication et nous avions pris alors, avec toutes les apparences du consentement britannique, les mesures nécessaires pour entrer dans la vallée de la Ruhr et pour envoyer en Allemagne « le gendarme et l’huissier. »

La Commission des Réparations avait signifié au Reich une mise en demeure pour la partie de la dette exigible le 1er mai, c’est-à-dire pour douze milliards. Le traité de Versailles nous donnait donc le droit d’agir, même isolément. « Patientez quelques jours, nous dit M. Lloyd George. Si l’Allemagne ne s’exécute pas, nous occuperons tous ensemble le bassin de la Ruhr ; mais, pour mettre plus sûrement encore le droit de notre côté, commençons par lui envoyer un ultimatum. » Nous acceptons. Mais sur quelles données cet ultimatum va-t-il être rédigé ? S’en réfère-t-on à l’accord de Paris ? Nullement, S’en rapporte-t-on au chiffre de 132 milliards, fixé par la Commission des Réparations ? Pas davantage. Comme je l’ai indiqué dans ma dernière chronique et comme l’ont lumineusement montré M. Tardieu dans son âpre réquisitoire, M. Forgeot dans son magnifique discours, M. Chéron dans son irréfutable rapport à la Commission des finances du Sénat, l’état de paiements dressé à Londres imposera encore à la France, par le jeu des intérêts, de nouveaux et graves sacrifices. Nous n’aurons que trop souvent l’occasion de rappeler ce que nous coûtent ces conventions bâtardes. Mais tout l’effort de M. Lloyd George a tendu à nous les faire accepter pour que notre classe 19 fût mobilisée en vain, et que la Ruhr ne fût pas occupée. L’Allemagne a compris ; elle s’est empressée d’adhérer à l’ultimatum et, comme récompense supplémentaire, les agents du cabinet britannique, et, en première-ligne, lord d’Abernon, lui ont promis qu’elle ne perdrait pas la Haute-Silésie. Nous avons aujourd’hui sous les yeux les résultats de ce marché et nous ne voyons que trop à quels abîmes nous a conduits cette longue série de complaisances.

En Haute-Silésie, malgré le vote des émigrés et malgré le soin qu’avait pris M. Lloyd George de les faire appeler aux urnes, par grandes masses, le même jour que les habitants, toute la région située à l’Est et au Sud-Est d’Oppeln s’est prononcée pour la Pologne. Les Alliés qui, par respect du droit des peuples, ont si facilement accepté l’unification allemande, c’est-à-dire la subordination de l’Allemagne à la Prusse, peuvent-ils ne tenir aucun compte des vœux des ouvriers et des paysans polonais ? Comme l’expliquait, il y a peu de jours, M. La Chesnais dans l’Action Nationale, c’est aussi bien dans l’intérêt de la justice que dans l’intérêt de la paix qu’il est désirable de fixer, au moins, la frontière suivant une ligne qui passerait dans le sud du cercle de Rosenberg, traverserait le cercle d’Oppeln et rejoindrait l’Oder au sud de Kosel.

Mais le cabinet britannique en a jugé autrement ; il a voulu réduire la Pologne à la portion congrue et cette intention, immédiatement connue en Haute-Silésie, a provoqué, dans le pays, une émotion que le commissaire Korfanty a eu le tort d’encourager et que certaines paroles de M. Lloyd George n’étaient pas faites, non plus, pour calmer. Aussitôt l’Allemagne, qui, depuis de longs mois, avait préparé ses plans, a envoyé aux formations militaires qu’elle entretenait secrètement en Haute-Silésie des armes et des munitions ; elle a laissé passer la frontière à quelques-unes de ces troupes de l’Orgesch et de l’Einwohnerwehr que nous avons eu la naïveté de ne pas dissoudre ; et ce n’est que sur nos remontrances réitérées, auxquelles M. Lloyd George, ouvrant enfin les yeux à l’évidence, a fini lui-même par s’associer, qu’elle n’a pas osé persister officiellement dans cette attitude belliqueuse. Nos douze mille chasseurs alpins qui étaient seuls en Haute-Silésie avec une poignée d’Italiens se sont trouvés pris dans de sanglantes bagarres. Les Allemands ont tiré sur eux. Plusieurs ont été tués ou blessés. Quelques-uns, emmenés prisonniers et maltraités, ne nous ont été rendus qu’après une énergique intervention de la Commission interalliée. A une fête de chasseurs alpins que je présidais à Lyon, le dimanche 22, nous est arrivé du général Gratier qui commande les « diables bleus » de Haute-Silésie un télégramme d’émouvante camaraderie ; et nous ne pouvions tous songer sans un serrement de cœur à ces pauvres petits Français que l’Allemagne vaincue massacrait là-bas, dans la paix. M. Lloyd George a tardivement senti la nécessité de faire cesser ce scandale. Quatre bataillons britanniques sont partis pour la Haute-Silésie. Mais la racine du mal n’a pas été détruite ; satisfaction n’a pas été donnée à la volonté des populations et la politique suivie par l’Angleterre et par la France vis-à-vis de la Pologne est restée aussi différente qu’elle l’était, l’an dernier, lorsque Londres flirtait avec Moscou et que le général Weygand volait au secours de Varsovie.

Il est grand temps de mettre un terme à des désaccords qui finiraient par ruiner complètement l’Entente cordiale et par laisser dans l’âme des deux peuples une aigre rancœur. M. Lloyd George, qui se débat au milieu de terribles difficultés intérieures, s’est placé d’autorité, depuis deux ans, au gouvernail du vaisseau qui porte la fortune des Alliés. S’il s’était aperçu plus tôt du mécontentement qui grandissait en France, à la suite des déceptions successives qui nous étaient infligées, je ne mets pas en doute qu’il aurait, depuis longtemps déjà, changé l’angle de barre. Notre tort, sur lequel j’ai maintes fois insisté, a été triple. Nous avons suivi, pour négocier avec lui, des méthodes de conversations directes et d’entrevues fugitives, qui nous mettaient le plus souvent en état d’infériorité ; nous avons traité les questions dans l’ordre dispersé, sans jamais vouloir établir un bilan d’ensemble ; et chaque jour, nous avons cédé, avec l’espoir qu’on nous le revaudrait le lendemain. Prenons, sans plus tarder, le contrepied de tout ce que nous avons fait jusqu’ici. Renonçons aux conférences tapageuses et aux rendez-vous hâtifs. Mettons, de part et d’autre, sur le tapis tous les objets qui nous divisent : la Haute-Silésie, la Ruhr, les gages, Constantinople, Angora, Feyçal, la Pologne, la Russie, et procédons, comme en 1904, à un apurement loyal. Mais, dans cette liquidation générale, traitons d’égal à égal et parlons avec autant de ferme franchise que de fidèle amitié. Si nous laissions les choses s’envenimer davantage, deux grandes nations, qui, pour le bien de l’humanité, doivent, à tout prix, demeurer unies, retourneraient à des haines ancestrales, dont la reviviscence serait aujourd’hui un non-sens et un sacrilège. Pour éviter cette catastrophe, il faut et il suffit que, dans l’entente nécessaire, il n’y ait ni hiérarchie, ni subordination ; il suffit, mais il faut, qu’en face de l’Angleterre amie, la France reste la France.


RAYMOND POINCARÉ.


Le Directeur-Gérant :

RENE DOUMIC.