Chronique de la quinzaine - 31 mai 1870

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Chronique n° 915
31 mai 1870


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 mai 1870.

Maintenant que la trombe est passée, bruyante, confuse, irrésistible, et que dans tous les camps on retrouve peu à peu le sang-froid, c’est le moment ou jamais de se reconnaître, de savoir dans quels chemins on s’engage, ce qui reste, à faire et comment on peut le faire. Le plébiscite, c’est déjà presque une vieille histoire, il n’y faut plus penser. Il a été vérifié et contrôlé par le corps législatif avec la tranquille et expéditive résignation d’une assemblée qui sent bien qu’elle n’a point à disputer sur des détails en présence d’une telle manifestation ; il a reçu la dernière façon l’autre jour dans cette solennelle cérémonie, du Louvre où l’empereur a parlé, où M. le président Schneider a parlé, où M. le président du sénat seul n’a pu faire son discours, et n’a eu d’autre rôle que d’écouter comme tout le monde. Le lendemain, la constitution de 1870 a été inscrite dans nos archives comme la loi souveraine de l’état ; puis tout a été terminé, nous étions sous, le nouveau régime de l’empire parlementaire et libéral. Le peuple est revenu à ses affaires, les chambres ont repris leurs discussions ou leurs interpellations, le gouvernement s’est remis à son œuvre de tous les jours.

Du plébiscite, et des ardentes émotions qu’il avait excitées que restait-il ? Un certain apaisement qui ressemblait, à de la lassitude et cette sorte d’attente alanguie qui suit les grands efforts. Quant aux conséquences politiques, pratiques des récentes transformations, elles ne peuvent, pas évidemment être encore bien sensibles, elles dépendent de l’intelligence et de la bonne volonté de tous, elles deviendront ce que nous saurons les faire. Ce qui est certain pour le moment, c’est qu’en parlant l’autre jour au Louvre de cette transition de régime, en disant le dernier mot sur la période plébiscitaire, l’empereur a défini lui-même, dans un langage suffisamment caractéristique, cette situation qui commence. Le discours impérial, c’est une justice à lui rendre, a le mérite d’être simple et sensé, et il a produit peut-être d’autant plus d’effet qu’on s’attendait à de l’imprévu ou à un autre accent. Il respire sans doute la satisfaction et la confiance ; au fond, l’empereur triomphe avec une habile modestie. Il ne sépare pas la liberté de l’ordre dans la victoire du 8 mai ; il ne voit pour le gouvernement qu’une politique, qui consiste à « montrer sa force par sa modération, » à ne point « dévier de la ligne libérale qu’il s’est tracée, » à rallier « autour de la constitution que le pays vient de sanctionner les honnêtes gens de tous les partis, » et s’il se fait encore illusion en croyant qu’un vote puisse jamais trancher définitivement les questions politiques qui divisent les esprits, il trace un programme certainement assez vaste pour suffire provisoirement aux hommes de bonne volonté. Il ne s’agirait de rien moins que de se mettre à l’œuvre pour répandre partout l’instruction, simplifier les mécanismes administratifs, décentraliser l’activité nationale, réformer nos codes « qui sont des monumens, » trouver les moyens de répartir avec plus d’équité les charges publiques. On en fera ce qu’on pourra ; c’est un programme séduisant à coup sûr, et qui dans tous les cas ne pouvait que retentir heureusement à l’inauguration d’un régime nouveau. L’empereur, nous en convenons, a parlé comme il devait parler. Il a délimité en quelque sorte le terrain sur lequel on pourrait se rencontrer dans une émulation commune de bien public sans s’épuiser dans de vaines représailles ou de stériles disputes d’opinion ; il a indiqué d’un trait ce que nous pourrions faire de mieux, si nous étions bien sages, ce qui suffirait à occuper une génération tout entière. Malheureusement les programmes ne sont pas tout, et au sortir de la cérémonie du Louvre, sous l’éblouissement de ce mirage presque grandiose d’une politique de progrès indéfini, on ne s’est pas moins retrouvé en présence de la situation telle que le plébiscite l’a faite, avec ses apparences de force surabondante et ses difficultés réelles, avec ses troubles, ses incohérences, ses ambiguïtés et cette espèce d’alanguissement ou d’atonie momentanée que les vainqueurs eux-mêmes semblent ressentir à leur manière tout aussi bien que les vaincus.

La vérité est que le plébiscite, par l’ébranlement qu’il a imprimé à la vie publique, a créé des conditions qui ne paraissent bien faciles ni pour le gouvernement ni pour les partis. À un certain point de vue sans doute, il a tranché souverainement des questions décisives qui tendaient de jour en jour à s’embrouiller et à s’aggraver ; il a mis hors de cause le principe du régime actuel, il a relevé et raffermi le gouvernement en décourageant les contestations violentes, en noyant toutes les fantaisies révolutionnaires dans l’immensité d’une manifestation nationale presque inattendue. C’est là le résultat général supérieur qui éclate à tous les yeux ; mais en même temps on pourrait dire que ce vote tout-puissant du 8 mai a eu instantanément une autre conséquence qui n’est pas moins sensible. Il a émoussé en quelque sorte d’un seul coup les ressorts politiques ordinaires, il a déprimé jusqu’à un certain point toutes les situations, et il a produit cette confusion où vainqueurs et vaincus en sont à se débattre, à se reconnaître avant de retrouver leur chemin, les uns presque embarrassés de leur triomphe, les autres disputant avec leur défaite et dévorant leur mécompte. C’est l’effet inévitable de ces expédiens extrêmes, démesurés, qui échappent à toutes les conditions régulières, qui déplacent toutes les questions, toutes les responsabilités, et qui, en paraissant créer une force irrésistible, affaiblissent réellement, oppriment ceux qui sont chargés de conduire les affaires courantes d’un pays. On se croit plus fort, on l’est peut-être un jour ou du moins on paraît l’être, et en définitive on fléchit soi-même sous le poids de cette puissance mystérieuse qu’on vient d’évoquer ; on se laisse griser par la victoire et l’on perd le sens naturel des choses. Le gouvernement en est là aujourd’hui, on le dirait ; il est arrivé à ce lendemain du plébiscite où les difficultés devaient fatalement renaître pour lui. Il a eu sans contredit un éclatant succès ; chose curieuse cependant, depuis le plébiscite, il n’est plus aussi heureux, et il semble reperdre en détail ce qu’il avait gagné d’un seul coup. Le cabinet s’est reconstitué ou complété, et nous ne voulons pas dire que les nouveaux ministres, M. le duc de Gramont, M. Mége, M. Plichon, ne soient pas aussi bien placés que d’autres au pouvoir ; mais enfin est-ce là ce qui peut rehausser le prestige, l’autorité d’un gouvernement ? Quelques jours nous séparent à peine du grand vote, et déjà le ministère a trouvé le moyen de multiplier les gaucheries, de se faire des querelles intimes avec le sénat, avec le conseil d’état, avec le corps législatif lui-même. M. le garde des sceaux ne paraît pas s’inquiéter de si peu. M. Émile Ollivier, qui plus que jamais est le chef du cabinet, et qui se considère assurément comme tel, a oublié tout à fait, dit-on, les anxiétés qu’il ressentait le soir du 8 mai, lorsqu’il ne recevait encore que les votes peu rassurans de quelques-unes des plus grandes villes de France. Aujourd’hui tout cela est passé, il à conquis le pays à sa politique, c’est lui qui a tout fait, il n’a jamais Ou la moindre inquiétude à aucun instant. Si M. Émile Ollivier a perdu le souvenir de cette honnête émotion du combat, c’est fâcheux, et c’est presque inquiétant. Quand on est un homme politique, on n’est pas déshonoré pour avoir eu peur en jouant les destinées d’un pays, pour avoir éprouvé cette crainte qui est le commencement de la sagesse, et dont le souvenir peut arrêter quelquefois au moment où l’on va commettre une faute.

C’est plus grave qu’on ne croit, c’est la question même du gouvernement personnifié aujourd’hui en M. Émile Ollivier. Certainement M. le garde des sceaux, par son caractère comme par sa position, est un des hommes qui inspirent les sentimens les plus complexes. Il attire par le talent, par cette ardeur de courage qui l’entraîne, par une sincérité qu’il pousse parfois jusqu’à une véritable candeur. On a de la sympathie pour ce vaillant athlète de tribune qui s’est trouvé être un jour le chef désigné d’un grand mouvement libéral ; mais en même temps, que M., le garde des sceaux ne s’y trompe pas, il inspire plus de goût que de confiance ; on croit plus à son talent d’orateur qu’à la sûreté de son esprit ; on est quelque peu déconcerté souvent par la légèreté et la mobilité, qu’il porte dans les affaires, et on n’est point rassuré du tout par cette aisance avec laquelle il passe d’une résolution à l’autre désavouant un jour les candidatures officielles pour demander le lendemain aux fonctionnaires une « activité dévorante » » tantôt excitant, le parti conservateur à s’organiser, tantôt dissolvant les comités, qui cherchent à se fonder sur la foi de sa parole. M. Émile Ollivier ne manque pas d’habileté quand il le veut, dit-on ; malheureusement, s’il est habile dans certaines crises intimes, il n’a pas toujours une parfaite mesure d’attitude et de propos. Il parle trop, il s’agite trop, et il se laisse aller trop volontiers à faire de la politique de fantaisie, au risque d’avoir l’air de ne pas toujours savoir où il va, ni ce qu’il veut.

On ne peut vraiment le nier, M. Émile Ollivier, par une jalousie de pouvoir bien étrange ou par pure étourderie, vient de traiter assez cavalièrement le sénat ; le sénat s’est un peu fâché, et l’aventure a fait du bruit. Pourquoi, dans la solennité plébiscitaire du Louvre, M. le président du sénat a-t-il gardé un silence qui a été remarqué ? C’est un secret qu’on a cherché à pénétrer, et on n’a pas dit le mot de l’énigme ; la vraie raison, c’est que M. le garde des sceaux, qui sans doute ne se souciait pas d’entendre ce jour-là l’ancien ministre d’état, a revendiqué le droit de soumettre le discours du président du sénat au conseil des ministres. Était-ce bien un droit pour le gouvernement vis-à-vis du président d’une des assemblées délibérantes ? Toujours est-il que M. Rouher ne s’est point cru obligé à subir le visa ministériel, et voilà pourquoi il s’est tu, mais ce n’est là qu’un premier froissement. Voici où l’affaire devient plus curieuse et plus grave. Le gouvernement avait l’intention de nommer de nouveaux sénateurs, le décret était même déjà tout préparé, et on avait eu l’idée singulière de mettre dans le décret un article portant que le traitement des nouveaux hôtes du Luxembourg serait réglé par une loi ultérieure. On avait tout simplement oublié que, même en matière de dotation sénatoriale, un décret ne pouvait suspendre une loi existante, et renvoyer à une loi qui n’est pas faite. Comment se tirer de là ? M. le garde des sceaux, pour trancher la difficulté, s’est empressé alors d’envoyer au corps législatif un projet fixant pour l’avenir à 15,000 francs l’indemnité annuelle des nouveaux sénateurs sans toucher à la dotation des anciens. C’est bien pire encore, on en conviendra. Cette étrange combinaison, qui n’est pas exempte de ridicule, aurait pour effet, d’établir des catégories au Luxembourg, de créer des «  sénateurs au rabais, » comme on l’a dit, à côté des vieux sénateurs mieux rentes. Notez que cet imbroglio n’est pas fini, qu’on n’a point trouvé encore le fil pour en sortir. Ce qu’il y a de plus clair pour le moment, c’est que par dignité les anciens sénateurs ne peuvent plus conserver leur dotation d’autrefois, et que personne ne peut plus entrer au Luxembourg avant qu’on en ait fini de tous ces détails blessans. Que des écrivains se permettent quelquefois de traiter légèrement les vénérables du sénat, ils sont dans leur rôle ; le gouvernement, en vérité, n’est point dans le sien. S’il croit le sénat inutile tel qu’il est, qu’il en propose résolument la suppression ou la reconstitution ; s’il le croit nécessaire, d’est bien le moins qu’il ne le livre pas au ridicule, qu’il trouve le moyen de trancher au plus vite ces maussades questions d’argent, toujours faites pour compromettre plus ou moins la dignité d’un corps politique sérieux. Il n’est point impossible du reste que le sénat, pris de mauvaise humeur, ne recherche un de ces jours quelque vive explication avec le gouvernement. Il aurait une spirituelle vengeance toute trouvée, ce serait de répondre au projet dont le corps législatif est saisi en proposant lui-même la suppression complète et immédiate de la dotation sénatoriale.

Voilà cependant quelles difficultés on se crée quand on ne réfléchit pas, quand on va un peu à l’aventure. Ce n’est rien de grave, dira-t-on. Non certes, nous ne nous figurons pas qu’il en puisse sortir des conflits bien redoutables ; c’est tout simplement le signe de cette légèreté et de ce décousu qu’on met dans les affaires. Depuis le plébiscite surtout, M. le garde des sceaux semble en prendre un peu à son aise avec toute chose. Il parle et agit en victorieux qui se persuade facilement que tout est bien dans le plus heureux des mondes ; il a volontiers de ces abandons, de ces complaisances pour lui-même, de ces étourderies impérieuses et familières, qu’il rachète de temps à autre par le talent, nous en convenons, mais qui peuvent épuiser rapidement ce qui lui reste de popularité. M. Émile Ollivier aurait besoin d’avoir moins de confiance en lui-même pour en inspirer aux autres ; il aurait particulièrement besoin de ressentir encore ces inquiétudes salutaires de la soirée du 8 mai, qu’il répudie aujourd’hui et dont le souvenir l’empêcherait de tomber du côté où il penche. S’il croit que cette victoire du 8 mai l’a haussé définitivement au rôle de premier ministre, et qu’il a reçu un bill de confiance dont il peut user à sa fantaisie, c’est la plus naïve illusion de la vanité. Si, dans la position éminente que les événemens lui ont faite, il pense ne devoir sa force qu’à lui-même, il se trompe étrangement. Sa principale force aujourd’hui, il la doit à la faiblesse de ses adversaires, à cette dépression momentanée des partis qui a été la suite de la crise plébiscitaire, à cette neutralisation des opinions qui lui permet de s’exercer à ce jeu d’équilibre qu’on lui voit jouer avec un certain succès devant le corps législatif. Ce qui est le plus utile au cabinet actuel, ce qui fait sa force ou sa sécurité, ce qui le conduira sans doute jusqu’à la prochaine session, le sait-on bien ? C’est la guerre plus ou moins déguisée que lui fait une partie de la droite. La droite, elle aussi, est impatiente de recueillir les fruits d’une victoire qu’elle s’attribue, et elle ne demanderait pas mieux que d’écarter M. Émile Ollivier comme un intrus qui a fait son temps, qui ne sait pas se servir de ce prodigieux succès du plébiscite, qui émousse le sens conservateur du grand vote par ses fantaisies libérales. C’est précisément ce qui fait la force de M. Émile Ollivier, et on peut le voir aisément, toutes les fois que cette tactique se dévoile dans quelque incident parlementaire, le cabinet du 2 janvier, devenu le cabinet du 15 mai, est aussitôt raffermi. La tentative n’est même pas poussée jusqu’au bout, et tout finit par un vote d’unanimité, car la droite veut bien faire de la stratégie autour du pouvoir, essayer de surprendre le ministère ; elle ne veut pas le provoquer d’une façon trop directe et aller au-devant d’un décret de dissolution par lequel le gouvernement pourrait l’arrêter.

Tout est là. Le ministère garde une certaine force parce qu’il est nécessaire pour le moment, parce qu’il serait assurément difficile de le remplacer, parce que malgré tout, tel qu’il est, il apparaît encore aux yeux du pays comme l’image survivante du mouvement libéral qui nous a conduits au point où nous sommes. La droite est faible parce que malgré toutes ses protestations de libéralisme et tous ses efforts elle inspire encore les plus profondes défiances à l’opinion, qui ne verrait certainement dans un ministère de cette couleur qu’une menace de réaction nouvelle. Quant à la gauche, elle en est à panser sa blessure, à revenir de son étourdissement et à reconnaître la situation réelle que lui a faite le plébiscite. Ce qu’il y a de plus évident, c’est que pour tout le monde aujourd’hui, pour tous les partis, pour ceux qui se disputent la victoire du 8 mai comme pour ceux qui ont été vaincus, il y a une véritable indécision morale, une fatigue dont les langueurs du corps législatif offrent la singulière image, et pour tout le monde aussi apparaît la nécessité de retrouver sa voie, de se réorganiser, de se reconstituer sur le terrain nouveau que les événemens ont créé, où le pays lui-même, par son vote, vient de donner rendez-vous à toutes les bonnes volontés intelligentes et sincères.

Cette réorganisation des partis, ou pour mieux dire des forces politiques de la France, c’est la condition même du développement régulier de toutes les libertés. La gauche saura-t-elle saisir cette occasion ? Elle a été battue, cela n’est pas douteux, elle a eu des déceptions cruelles, elle s’était fait des illusions qu’elle expie un peu durement. Elle avait conçu un instant des espérances qu’elle arborait d’une façon par trop flamboyante, puis elle est passée à un découragement profond. Les espérances certes étaient vaines, le découragement est tout aussi étrange. Il est clair que ceux qui comptaient sur la république démocratique et sociale pour le lendemain ont quelque raison d’être découragés et de répéter d’un ton lamentable que tout est à refaire. Ceux-là n’apprennent rien, n’oublient rien, et ce qu’ils appellent tout refaire, ce serait simplement recommencer la même campagne qui a si bien réussi. Pour les esprits sensés et sérieux de la gauche, le moment est véritablement décisif. Ils ont une politique toute tracée, toute naturelle, s’ils sont des hommes éclairés, comptant l’expérience pour quelque chose et sachant reconnaître les causes de leur défaite. Le meilleur moyen pour eux, ce serait de se rendre un compte exact des conditions nouvelles qui viennent d’être créées, de bien voir à la lumière du plébiscite ce que la France veut et ce qu’elle ne veut pas, et de ne point craindre après tout de se placer là où le pays lui-même se glace. On n’est pas en si mauvaise compagnie avec la volonté nationale.

Depuis quelques jours, il est vrai, on voit se dessiner vaguement certaines évolutions dans ce sens. La gauche est en travail, elle se divise pour se recomposer. Elle a commencé par désavouer les violences révolutionnaires. Le plébiscite a eu tout au moins le mérite de lui ouvrir les yeux, de lui montrer par une saisissante expérience le danger des équivoques et des solidarités compromettantes ; elle a rompu avec le bataillon tapageur des démagogues. Ce n’est pas tout ; aujourd’hui on s’interroge, on cherche à se réorganiser pour se remettre en marche. M. Ernest Picard cherche à rassembler autour de lui les élémens d’un parti qui n’est pas encore baptisé et qui s’appellera sans doute la gauche constitutionnelle. M. Gambetta s’en va seul à Belleville dans une réunion privée tracer le programme d’un nouveau radicalisme politique sur lequel il met encore par tradition l’aigrette de l’irréconciliabilité. Que sortira-t-il de tout cela ? Malheureusement dans ce camp troublé de la gauche on a des faiblesses comme partout, et même plus que partout. On veut et on ne veut pas ; on est ballotté entre le conseil secret de la raison et les habitudes, les préjugés, les engagemens de parti ; on ne peut point se résoudre à faire le pas décisif, à braver l’impopularité, et c’est ainsi que M. Picard lui-même, avec tout son esprit, semble fort perplexe dans sa diplomatie de chef de parti en expectative. Que s’est-il passé réellement dans la réunion tenue, il y a quelques jours, chez M. Ernest Picard ? Il n’est point douteux qu’il s’agissait de former, en dehors de l’ancien radicalisme, ce que nous appelions la gauche constitutionnelle, c’est-à-dire de se placer nettement sur le terrain de la constitution nouvelle en acceptant toutes les conséquences de cette situation. La tactique était hardie autant qu’opportune ; la combinaison était habile, elle pouvait, dans un temps donné, devenir des plus sérieuses, attirer quelques-uns des esprits les plus distingués du centre gauche, M. Buffet lui-même, et prendre dans la politique une véritable importance. Qui a reculé ou qui recule encore ? Voilà la question. M. Ernest Picard, comme toujours, se tire d’affaire par un mot ingénieux et léger en assurant qu’il veut rester avec la gauche, qu’il faut se borner à former « l’aile droite de l’armée de la gauche. » Nous voici en pleine stratégie. Qui n’est pas « l’aile droite » ou « l’aile gauche » de quelqu’un dans les luttes de ce monde ? Ce qu’il y a de mieux, c’est que M. Picard en est pour ses frais de fidélité, qu’on ne veut plus de lui dans l’armée où il a servi en tirailleur, et que la démocratie plus ou moins républicaine le congédie en saluant de la plus galante façon le navire qui l’emporte vers le pouvoir. M. Ernest Picard est un homme d’infiniment de raison et de bon sens ; pourquoi ne prend-il pas sur lui de suivre ses instincts, d’aller là où il croit qu’il pourrait servir les intérêts libéraux du pays ? Quant à M. Gambetta, il ne faut pas s’y tromper, c’est une autre nature d’esprit que M. Picard ; il a un tempérament d’orateur et d’homme public bien autrement puissant ; au fond, dans une mesure différente et sans se l’avouer peut-être, il est agité des mêmes perplexités, il a lui aussi des inspirations de raison et des engagemens de situation qui se livrent bataille dans son intelligence. Il y a certainement plaisir à voir se développer et grandir ce talent brillant et passionné. M. Gambetta commençait, il y a moins de deux ans, par des imprécations retentissantes qui servaient de passeport à sa jeunesse auprès de la démocratie révolutionnaire de Paris. L’esprit politique n’a pas tardé à percer chez lui dès qu’il a été député, et depuis quelques mois surtout, achevant de dépouiller l’accoutrement démagogique, il a fait entendre à son parti des sévérités singulières qui ont commencé par étonner un peu, qui finissent par s’imposer.

En réalité, que signifie le nouveau discours que M. Gambetta a prononcé l’autre jour à Belleville ? C’est tout simplement le programme d’une politique rationnelle, légale, libéralement pacifique. M. Gambetta continue à se proclamer irréconciliable après le plébiscite de 1870 comme avant les élections de 1869. S’il y tient, nous le voulons bien ; c’est un irréconciliable, soit, — mais un irréconciliable d’une nouvelle espèce, « répudiant toute anarchie, » prétendant n’avoir « recours ni à la violence, ni à l’émeute, ni aux complots, » livrant avec dédain les assassins « quels qu’ils soient » aux rigueurs de la loi, — disant crûment à son parti qu’il doit apprendre à se gouverner lui-même avant de prétendre gouverner les autres, qu’il a besoin de se réconcilier avec la France, de la rassurer, de lui bien montrer qu’il ne menace ni ses intérêts moraux, ni ses intérêts matériels, ni sa sécurité sociale. Après cela, nous nous demandons en quoi M. Gambetta est un irréconciliable ? Qu’est-ce qu’un irréconciliable imposant le respect pour le suffrage universel, « même quand il se trompe, » avouant qu’il « importe peu à la France d’être gouvernée par tel ou tel, pourvu qu’elle soit bien gouvernée, » et se considérant lui-même comme un mandataire du peuple chargé d’exiger de l’empire ce bon gouvernement qu’il doit en échange des millions de voix dont on vient de le combler ? Irréconciliable ! M. Gambetta l’est de nom, d’habitude, ses idées sont modérées, elles ont même quelquefois une saveur passablement autoritaire, et nous nous souvenons qu’en entendant, il y a quelques semaines, au corps législatif M. Émile Ollivier et M. Gambetta, nous, nous disions tout bas qu’une étrange ironie de la fortune politique transposait les rôles, que l’homme d’opposition n’était pas celui qu’on pensait, que des deux antagonistes celui qui était le plus homme de gouvernement n’était point M. le garde des sceaux. Le plébiscite a fort bien pu ne pas convertir M. Gambetta à l’empire comme système monarchique, il n’a fait sûrement que fortifier chez lui cette idée, qu’il n’y a rien à entreprendre contre une manifestation nationale d’un certain ordre, que cette manifestation est au contraire le point de départ nécessaire de toute action pour un parti sérieux qui fait passer la liberté avant tout. C’est ce que nous voulions dire. Si dans l’armée démocratique M. Gambetta reste encore « l’aile gauche » de M. Picard, il devient indubitablement à son tour aujourd’hui a l’aile droite » de quelqu’un. Qu’il le veuille ou qu’il ne le veuille pas, avec son intelligence élevée et sincère, il subit l’influence modératrice des événemens ; mais alors pourquoi ne pas aller jusqu’au bout de sa pensée ? Pourquoi ne pas rompre avec toutes les équivoques et avoir l’air de garder encore un lien invisible avec tout ce qu’on semble désavouer ? Certes ce serait le plus grand des progrès, si chacun osait être ouvertement de son opinion, et la gauche tout entière gagnerait en autorité auprès du pays, si elle affirmait tout haut ce qu’elle pense, ce qu’elle dit quelquefois tout bas. Elle serait peut-être exposée un instant à quelque bourrasque d’impopularité, elle grandirait comme parti politique, elle attesterait son indépendance et son aptitude au gouvernement dû pays.

Elle a eu ces jours derniers une occasion toute naturelle pour intervenir sérieusement, c’est ce qui vient de se passer au cours de M. É. Laboulaye. Assurément des hommes comme M. Jules Favre, M. Gambetta, M. Jules Simon, se seraient fait honneur en frappant d’un désaveu direct et éclatant l’atteinte portée à la dignité et à la liberté d’un homme de valeur éprouvé par vingt ans d’enseignement. On n’a malheureusement entendu parler de rien de semblable. C’est cependant, il faut l’avouer, une des choses les plus tristes du temps, et elle est d’autant plus triste qu’elle passe en habitude. Il y a quelques semaines, citait un professeur de l’école de médecine, M. Tardieu, qui avait à essuyer les avanies de son turbulent auditoire ; aujourd’hui, c’est M. Laboulaye qui est assailli dans sa chaire du Collège de France et mis dans l’impossibilité de parler. Une première fois il a pu encore dire quelques mots à travers le tumulte, et il a vivement soutenu cet indigne assaut ; à la séance suivante, on a étouffé sa voix, on l’a couvert d’outrages, et il a été réduit à se retirer sans pouvoir vaincre cette tapageuse cohue amassée contre un seul homme. Sans doute il ne faut pas toujours attacher une importance extrême à ces petites séditions d’amphithéâtre, et il peut même y avoir quelquefois des susceptibilités généreuses dans ces effervescences de jeunesse auxquelles il faut laisser le temps de s’évaporer. Encore faudrait-il que ces manifestations ne fussent pas une grossière violence, qu’elles eussent au moins une apparence de prétexte sérieux. Franchement c’est là une triste campagne qu’on voudrait voir désavouée par la jeunesse des écoles, et que les étudians, si ce sont toutefois des étudians qui ont fait cette équipée, n’auront aucune raison d’inscrire sur leurs états de services quand ils seront notaires ou médecins dans leurs villages.

Ainsi voilà un homme qui pendant des années s’est distingué par le mérite de son enseignement, qui a été un des plus actifs promoteurs du mouvement libéral contemporain, qui a peut-être appris à ceux qui l’insultent le mot de liberté, et il n’est pas même garanti par son passé, par son talent ! Un jour où il veut remonter dans sa chaire de professeur, il est arrêté au passage par l’invective, il reçoit des gros sous, il est harcelé, poursuivi dans son indépendance, dans sa carrière, jusque dans ses candidatures libérales d’autrefois. Et pourquoi tout ce bruit ? Ah ! nous avions oublié de le dire, parce que M. Laboulaye a voté pour le plébiscite, parce qu’il a engagé avec une courageuse franchise ses concitoyens à voter comme lui. Après cela, M. Laboulaye méritait sans aucune espèce de doute d’être condamné et d’être pour le moins envoyé au sénat ! Ces étranges défenseurs de la liberté ne pouvaient supporter ce révoltant abus de la liberté d’autrui. Eux, ils avaient le droit de décider dans leur jeune barbe comment on devait se prononcer dans l’affaire du plébiscite ; M. Laboulaye n’avait évidemment pas ce droit, on le lui a bien prouvé, de sorte que nous voici amenés à une extension tout à fait particulière et nouvelle du mandat impératif. M. Rochefort s’était engagé à venir s’informer chaque jour auprès de ses électeurs de Belleville comment il devait voter au corps législatif ; maintenant, dans les occasions de quelque importance, un professeur vieilli dans l’étude des problèmes politiques ne devra pas manquer d’aller demander à ses jeunes auditeurs des écoles quelle opinion il doit avoir, quel vote il peut émettre, et, s’il a le malheur de ne pas se conformer à la consultation, d’avoir ses idées à lui, il sera sifflé, hué, conspué, jusqu’à ce qu’un mouvement de fierté l’éloigné de cette chaire, livrée à l’injure des tapageurs. C’est ce qui arrive aujourd’hui. M. Laboulaye a renoncé à continuer son cours, et, pour expliquer sa résolution, il vient d’écrire une lettre empreinte d’une dignité triste ; il a fait son devoir tant qu’il a pu, maintenant il se retire. Il n’est pas moins vrai que l’indépendance de l’enseignement vient de recevoir une des plus sérieuses atteintes qu’elle ait reçues depuis longtemps ; ce qui est plus grave encore, c’est que cette indépendance est fort peu défendue. Le gouvernement a laissé faire, la gauche a gardé le silence. Nous faisons chaque jour d’étonnans progrès dans la pratique de la liberté !

Assurément, si la liberté de l’esprit n’est point en sûreté à Paris, elle ne sera pas sauvée à Rome, où le concile s’achemine d’heure en heure vers le grand dénoûment pour lequel il a été convoqué. On touche en effet au moment décisif où le Vatican va s’illuminer pour l’infaillibilité personnelle du pape. Jusqu’ici ce n’étaient que des polémiques, des lettres, des mémorandums, des mandemens que clercs et laïques, évêques et gouvernemens se jetaient à la tête. Maintenant la question est en délibération dans le concile même, et la discussion, engagée il y a quelques jours déjà, traîne sous les chaleurs, qui commencent à devenir accablantes pour ces sept ou huit cents vieillards accourus à Rome de toutes les parties du monde. Le résultat n’est guère douteux, on le sait bien ; il a été préparé avec cette ténacité d’esprit que les passions religieuses expliquent seules. Le pape tient de toute son âme à être infaillible et à laisser à l’église ce mystique héritage ; ceux qui l’entourent ne sauraient lui refuser de mettre sur sa tête branlante cette suprême couronne. Les partisans du dogme nouveau s’agitent pour achever leur victoire.

Ce n’est pas moins un fait curieux et significatif que cette discussion qui se prolonge au-delà de tout ce qu’on pensait au sein du concile, ce défilé d’orateurs, d’évêques venant témoigner de leurs résistances à une nouveauté périlleuse. La lutte semble assez sérieuse et ne laisse pas d’être vive ; l’opposition tient tout au moins à combattre jusqu’au bout, et dans les dernières séances qui ont eu lieu au Vatican plusieurs prélats ont fait entendre de dures vérités. Un évêque hongrois n’a point hésité à déclarer que le dogme nouveau aurait inévitablement de désastreuses conséquences pour l’unité religieuse dans son pays, et de son côté un autre dignitaire de l’église autrichienne, le cardinal-archevêque de Prague, le prince Schwartzenberg, aurait dit que, si on votait le schema sur l’infaillibilité, il fallait s’attendre « à voir les schismes reparaître et l’anarchie des croyances déchirer encore le sein de l’église catholique. » C’est bien au contraire l’unité de l’église qu’on prétend sauver par l’inspiration du Saint-Esprit que les Romains sont invités à faire descendre sur le concile, et on comprend qu’avec cette croyance il n’y a pas moyen qu’on s’arrête en chemin. L’infaillibilité est le salut, et, comme l’a dit le pape, si on ne l’a pas pour l’a fête de saint Pierre, on l’aura pour l’Assomption de la sainte Vierge ; mais on l’aura, l’opposition des évêques français, allemands ou américains ne servira qu’à rehausser le triomphe de l’omnipotence romaine. C’est fort bien ; les illuminations du Vatican et de la place Saint-Pierre célébreront le triomphe, Rome aura sa fête pour le plébiscite du Saint-Esprit. Il reste à savoir quelles seront le lendemain les conséquences de cette résurrection de l’idée théocratique en plein XIXe siècle. Le moins qui puisse arriver, selon le mot du prince Schwartzenberg, c’est que ce soit là un dogme a dont le monde n’accepte jamais la loi. »

L’infaillibilité en effet ne sera rien, ou elle peut avoir des résultats qu’il n’est pas facile d’entrevoir encore. Elle changera certainement les rapports de la papauté et des gouvernemens, de l’église et de la société civile ; elle introduit dans ces rapports un élément nouveau qui échappe à toute appréciation. D’un autre côté, dans l’église elle-même, quelle sera la situation des évêques qui auront résisté jusqu’au bout, qui ont combattu de toutes leurs forces, de toute l’autorité de la raison et de la prévoyance le dogme nouveau, qui ont déclaré qu’ils ne pouvaient reconnaître pour vrai ce qui leur paraissait un non-sens ? On prête déjà à M. Dupanloup l’intention de quitter l’évêché d’Orléans, et il n’est point impossible qu’il ne soit imité par d’autres. Ces évêques se retireront, soit ; et puis, si le gouvernement nomme à leur place des ecclésiastiques qui n’admettent pas davantage l’infaillibilité, qu’arrivera-t-il ? Voilà la guerre allumée. Rien ne peint mieux la confusion qui se met aujourd’hui dans l’église qu’un bref adressé ces jours derniers par le pape à l’écrivain catholique le plus violent, au polémiste qui peut se vanter d’avoir conduit, la cravache ou la plume à la main, la campagne de l’infaillibilité, à M. Louis Veuillot en personne ! Pie IX fait tous les complimens possibles à M. Louis Veuillot, il se réjouit fort de l’influence qu’a elle ce nouveau père de l’église, et il remercie en même temps le clergé secondaire de France qui a souscrit pour le concile, qui s’est laissé conduire à la bataille de l’infaillibilité par le journal l’Univers ; des évêques, pas un mot, ou plutôt Pie IX met sa bénédiction là où M. Dupanloup et d’autres ont mis leurs condamnations. Ainsi voilà un pape qui passe sans façon par-dessus la tête des évêques pour aller tout droit traiter des affaires religieuses avec un écrivain et avec le clergé secondaire ; il n’y a que ces ingénuités infaillibles pour faire de ces choses-là ! Le concile finira comme il a commencé ; il laissera en pleine effervescence les passions religieuses qu’il a excitées. C’est l’histoire qui vient d’être racontée par un écrivain anonyme dans un petit livre intitulé Ce qui se passe au concile. L’auteur sait bien ce qui se passe au concile, il le sait trop ; il dévoile dans son plan, dans ses détails cette campagne de l’infaillibilité qui a été habilement conduite, on n’en peut disconvenir, et la preuve que ce petit livre indiscret et modéré a touché juste, c’est qu’il a été reçu à Rome comme une œuvre diabolique ; il était dans tous les cas une dernière protestation, une note discordante dans ce concert qui commence à s’élever autour du rayonnant pontife, dont la témérité ingénue peut être plus meurtrière pour l’église que les violences de ses adversaires les plus hardis. De toute manière, il y a une question qui aura fait du chemin en peu de temps. C’est celle du pouvoir temporel. L’infaillibilité du pape, c’est le dernier coup porté au pouvoir temporel. Il est évident désormais que cette confusion de puissances que soutenaient encore des esprits à la fois libéraux et catholiques n’est plus qu’une fiction impossible, et que la séparation devient de plus en plus inévitable. Liberté spirituelle pour l’église, liberté entière pour la société civile, il n’y a plus que ce moyen de faire vivre en paix des pouvoirs qui marchent dans des voies si différentes. Était-ce là qu’on en voulait venir en réunissant le concile ?

Il y a pourtant dans le monde aujourd’hui un assez bon nombre de difficultés de toute sorte sans y joindre les passions religieuses, qui ne sont sûrement pas faites pour simplifier les affaires de l’Europe. Du nord au midi, les incidens, les questions les plus complexes, les crises constitutionnelles, quelquefois les insurrections, se succèdent et se renouvellent à chaque instant. M. de Bismarck sort de sa retraite de Varzin pour obtenir du parlement fédéral le vote de la loi qui maintient la peine de mort dans le code de la confédération du nord, c’est-à-dire qui rétablit cette peine dans les états mêmes où elle était abolie, et on ne devinerait pas quel a été l’argument principal du chancelier de Berlin : c’est l’intérêt de l’unité allemande ! On ne fait jamais vibrer cette corde sans succès, et cette fois encore M. de Bismarck a enlevé la victoire ; il a réussi à faire écarter un amendement proposant que la peine capitale restât tout au moins supprimée dans les états de la confédération tels que la Saxe, l’Oldenbourg, Brême, Anhalt, où elle n’existe plus. « Écartons tout ce qui peut être un obstacle à l’unité allemande, s’est écrié le chancelier avec une fébrile impatience, et donnez-moi par votre vote approbatif un gage de vos sentimens allemands. » A vrai dire cependant, nous doutons que le vote ainsi enlevé par M. de Bismarck ait fait faire un grand pas à l’unité allemande, qui a besoin pour se réaliser de gagner d’autres batailles. La Prusse s’est tirée d’une difficulté qui embarrassait l’organisation législative de la confédération du nord, voilà tout.

L’Autriche, de son côté, est toujours en pleine crise constitutionnelle, elle n’en sort pas, et le ministère qui s’est formé, il y a quelque temps, pour la Cisleithanie sous la présidence du comte Potoçki multiplie les efforts pour mettre l’ordre et la paix dans cette grande incohérence autrichienne. Il était arrivé au pouvoir dans un moment difficile, où la politique centraliste de l’ancien cabinet avait poussé les choses à l’extrême, et où le plus grand nombre des représentans des nationalités diverses avaient quitté le Reichsrath, de sorte qu’on se trouvait avec des provinces plus que jamais irritées ou mécontentes, une constitution mise en doute, une représentation publique démembrée. Le comte Potoçki et ses collègues se sont mis à l’œuvre avec cette pensée, que rien ne pouvait se faire que par la conciliation, et cette pensée, ils ne l’ont pas mise seulement dans leurs paroles, ils l’ont mise dans leurs actes, dans leurs premières tentatives, dans les négociations qu’ils ont ouvertes avec les dissidens, surtout avec les Tchèques. Ils se sont fait un programme que M. de Beust, comme chancelier de l’empire, s’est chargé récemment d’exposer dans une circulaire diplomatique. Au fond, il s’agit moins de toucher à la constitution existante et si débattue que de l’interpréter, de l’appliquer dans le sens le plus libéral, de l’étendre de façon qu’elle soit un cadre assez flexible pour que les droits des races diverses puissent se concilier, sans que l’intégrité de l’état en soit atteinte, pour que le Reichsrath, établi avec le consentement commun sur l’élection directe, soit désormais à l’abri de ces démembremens qui ont fait récemment son impuissance.

En d’autres termes, c’est à la constitution actuelle elle-même qu’on voudrait demander les moyens d’arriver à la solution des difficultés dans lesquelles se débat l’Autriche ou la Cisleithanie, de pacifier les antagonismes, de concilier tous les droits, tous les intérêts, dont le conflit fait de la politique autrichienne une perpétuelle énigme. Il fallait commencer par le commencement. C’est ce qu’on a fait en dissolvant d’abord toutes les diètes provinciales, celle de la Galicie, de la Styrie, de la Carinthie, de la Carniole, du Tyrol, etc. La diète de Bohême a été seule exceptée pour le moment, et cette exception s’explique, parce qu’on a voulu éviter d’envenimer les choses par une agitation électorale en se donnant le temps de préparer un arrangement, devenu moins impossible avec les Tchèques eux-mêmes. Des élections sont donc très prochaines, et c’est avec le concours des diètes nouvelles qu’on se propose d’accomplir le programme dont le dernier mot est la formation d’un Reichsrath nouveau par l’élection directe et l’extension de l’autonomie des provinces. Tout cela est assez compliqué, on peut en convenir ; par le fait, ce n’est pas plus compliqué que la situation même qu’il s’agit de pacifier, de régulariser en la réformant. Le remède est complexe comme le mal. Une chose est évidente, c’est la bonne volonté que manifeste le ministère du comte Potoçki, et à laquelle s’associe M. de Beust, d’étendre l’autonomie des nationalités diverses jusqu’à la limite où elle ne serait plus que du sécessionisme et où elle menacerait l’intégrité de l’empire. Le ministère cisleithan réussira-t-il ? A bien dire, la difficulté la plus sérieuse pour lui est dans les rapports à établir avec la Bohême et avec les Polonais de la Galicie. Les Tchèques résistent encore, ils ne se rendent pas si aisément, c’est à une politique patiente et libérale de les relier au faisceau commun. Les Polonais peuvent avoir leurs griefs ; au fond, ils sentent la nécessité de ne pas pousser les dissentimens à outrance, de ne point trop affaiblir l’Autriche dans son travail de reconstitution, et c’est la pensée aussi politique que juste que le prince Ladislas Czartoryski exprimait récemment dans un discours à l’occasion de l’anniversaire de la constitution polonaise du 3 mai 1791. Les Polonais ont un intérêt trop évident à l’existence, à la force de l’Autriche, et les autres nationalités disséminées dans l’empire ne sont pas moins intéressées à une solution équitable des difficultés actuelles. Si le ministère Potoçki échoue, on ne voit pas trop par quel côté on pourra reprendre ce problème, toujours pressant et toujours fuyant.

Que se passe-t-il dans le midi de l’Europe ? Il est évident qu’il y a quelque chose de vague et d’inconnu flottant à la fois sur l’Espagne et sur le Portugal. Pour la première fois depuis bien des années, une insurrection militaire vient d’éclater à Lisbonne et d’ensanglanter le seuil du palais d’Ajuda, où réside le roi. Voici quelque temps déjà qu’une certaine inquiétude régnait en Portugal. Des projets financiers présentés par le gouvernement avaient ému l’opinion et suscité une assez vive résistance. Le ministère présidé par le duc de Loulé, tout en ayant la majorité dans les chambres, rencontrait une opposition tenace ; puis enfin, circonstance grave, le maréchal duc de Saldañha, qui a été dans ces dernières années ambassadeur du roi dom Louis à Rome et à Paris, était rentré en Portugal. Or, quand le duc de Saldañha est en Portugal, il faut s’attendre à quelque chose. Ce léger et fantasque vieillard, qui est arrivé à plus de quatre-vingts ans, a passé sa vie à renverser des ministères, à se révolter un peu pour toutes les raisons et même sans aucune raison et sous tous les drapeaux. La dernière fois qu’il s’est insurgé, — c’était encore sous la reine doña Maria, — on constatait gaîment qu’il avait changé cinquante-quatre fois d’opinions. Le fait est qu’il n’a jamais eu d’opinions, il a des caprices et des intérêts. Rentré il y a quelque temps dans son pays, après avoir passé quelques jours à Madrid, mécontent et frondeur selon son habitude, il n’avait pas tardé à conspirer et à se servir de sa vieille popularité dans l’armée pour séduire à sa cause quelques régimens ; on le savait à Lisbonne, on n’ignorait pas les menées du vieux duc, on essayait de le faire partir, et en définitive on n’osait rien faire contre lui. Les choses en étaient là lorsque l’autre jour, à minuit, sur un signal le drapeau de l’insurrection était hissé sur le fort Saint-George, qui commande Lisbonne, et Saldañha, s’emparant de quelques bataillons secrètement gagnés, marchait sur le palais d’Ajuda. Le premier mouvement de la garde du palais était naturellement de résister. On échangeait quelques coups de feu qui tuaient quelques pauvres soldats et en blessaient un plus grand nombre ; puis on fraternisait, et Saldañha entrait triomphant au palais. Que s’est-il passé entre le roi et lui ? Toujours est-il qu’après cette entrevue le vieux duc sortait du cabinet royal, président du conseil. Lisbonne, en se réveillant le, matin, trouvait la chose faite, le ministère renversé, le nouveau président, du conseil proclamé, l’insurrection accomplie. Il faut ajouter que la population regardait passer l’événement sans y prendre aucune part. Les chambres, qui étaient encore en session, se sont réunies immédiatement, et on s’est demandé ce que tout cela voulait dire ; personne n’a pu répondre. Le duc de Loulé, interrogé, dans la chambre des pairs, s’est borné à déclarer qu’il avait refusé, quant à lui, de contre-signer la nomination du nouveau, président du conseil, et qu’à ses yeux le roi n’était pas libre en sanctionnant cette nomination. Depuis, pour éviter toute explication embarrassante, les chambres ont été suspendues, et le mystère a redoublé.

Que signifie maintenant cette étrange insurrection portugaise qui remet la politique d’un petit pays depuis longtemps pacifié et libéral aux mains de la soldatesque ? Il est bien possible que ce soit simplement la dernière fantaisie d’un vieillard affamé de bruit jusqu’à la dernière heure et agité d’une suprême ambition de pouvoir. Tout est croyable avec Saldañha. On n’a pas tardé cependant à chercher une autre, raison plus sérieuse, et on a soupçonné que ce mouvement, après avoir été combiné avec l’Espagne, devait nécessairement avoir pour objet définitif l’union ibérique. Saldañha a-t-il eu. effectivement quelque arrière-pensée de ce genre, ou bien a-t-on cru à ce projet parce qu’on connaissait ses démarches pour faire accepter la couronne espagnole par le roi dom Fernand ? Ce qui est certain, c’est qu’il n’en a pas fallu davantage pour refroidir les Portugais, déjà fort tièdes, pour la dernière équipée du vieux duc. Les chambres avant de se séparer ont fait le serment de défendre L’indépendance du pays ; ceux qui faisaient de l’opposition à l’ancien ministre se sont ralliés à la majorité pour condamner l’insurrection. Les manifestations du sentiment national ont éclaté, avec une force singulière, et il a fallu que le gouvernement espagnol, par des déclarations devant les cartes, par des communications diplomatiques, par des télégrammes rassurans, se hâtât de se défendre d’avoir trempé dans une tentative quelconque pour faire violence au Portugal. Saldañha cependant ne dit rien ; mais il est visiblement embarrassé, et il a même une grande peine à former un ministère. L’union ibérique ! nous ne savons quand elle se fera, ni si elle existera jamais. Espagnols et Portugais ont bien autre chose à faire pour le moment ; avant d’avoir le superflu, que ne cherchent-ils à s’assurer le nécessaire, l’ordre, la liberté, la sécurité ? Le reste viendrai par surcroît, si la fortune le veut. ch. de mazade.

ESSAIS ET NOTICES


Histoire de la Création, exposé scientifique des phases de développement du globe terrestre et de ses habitans, par M. H. Burmeister, directeur du incisée de Buenos-Ayres, traduit de l’allemand par M. E. Maupas ; Paris 1870. F. Sary, éditeur.


La création, dans la pensée de l’auteur de ce livre, c’est l’ensemble de tout ce qui est vivant ou l’a été autrefois ; l’histoire dont il trace le tableau, c’est celle des êtres organisés, dont la variété, l’énergie et l’intelligence n’ont cessé de croître depuis le temps de leur première apparition sur notre planète. A l’étude des acteurs de ce grand drame, M. Burmeister a joint celle de la scène qu’ils ont parcourue. Le lecteur apprendra ainsi à connaître, non pas méthodiquement, mais à l’aide des procédés les plus habiles que l’écrivain et le savant puissent employer, les divers états que la terre a dû traverser, la marche et le sens des phénomènes lents ou terribles qui l’ont agitée, et dont ceux de nos jours ne sont qu’une image affaiblie et un dernier écho. Dans cette étude, Laplace, Werner, Humboldt, Léopold de Buch, Bischof, Élie de Beaumont, servent tour à tour de guides à l’auteur. On sait que le globe terrestre, d’abord gazeux, puis fluide et incandescent, a jadis brillé comme une étoile. Même après avoir commencé à se solidifier, il a été longtemps enveloppé d’une atmosphère impénétrable à la lumière solaire et livrée à d’épouvantables orages. C’est seulement à la suite du refroidissement superficiel, opéré d’une manière très lente, que la terre a présenté un sol et des eaux susceptibles de nourrir des organismes vivans. Malheureusement la certitude du fait initial et l’existence de quelques rares documens sont loin de suffire pour dissiper l’obscurité de cette première période. La vie elle-même est aussi difficile à concevoir qu’à définir. On dit bien qu’elle est la manifestation d’une force, mais ce dernier mot cache mal l’indigence de l’idée ; n’est-il pas là pour exprimer une cause inconnue ? La vie organique, principe abstrait, n’est pour ainsi dire qu’un cadre ; il faut, pour se réaliser, qu’elle emprunte au règne inorganique les élémens dont elle dispose ; elle les modifie, mais pour les rejeter presque aussitôt. C’est un foyer qui veut être sans cesse alimenté, il n’existe que par le changement et pour le changement ; la stabilité entraîne la mort.

Si l’on ne trouve pas ce qu’est la vie dans son essence, explique-t-on mieux les étapes successives par où elle a passé sur la terre, allant toujours en se compliquant et se perfectionnant à travers les âges ? Ici du moins on possède une riche collection de faits dont le lien commun, visible parfois, s’amoindrit et disparaît le plus souvent. Les passages déchiffrés laissent néanmoins l’espoir fondé qu’on aura plus tard le sens de toute la légende. Ne voit-on pas la terre, à peine refroidie à la surface, encore enveloppée de lourdes vapeurs, baignée par des eaux demeurées tièdes, recevoir les premiers organismes, naturellement aquatiques ? Ne comprend-on pas, d’une part, l’action érosive et mécanique de ces eaux, désagrégeant les roches, entraînant ou dissolvant leurs débris, de l’autre la contraction de l’écorce et l’apparition de grandes rides ? Joignez par la pensée à ce double mouvement celui des réactions du noyau liquide soulevant les points demeurés faibles, tandis que les autres s’affaissent, se plissent, se contournent, et vous aurez un ensemble de phénomènes qui explique l’agrandissement des continens, le relief des montagnes, le creusement des vallées et des mers. Les difficultés ne naissent pas de cet ordre d’idées. — L’impossibilité d’admettre des époques régulièrement limitées, ayant chacune leurs êtres et leurs caractères particuliers, paraît aujourd’hui démontrée : de là résulte, comme conséquence d’un dilemme rigoureux, la continuité des phénomènes biologiques. — Mais alors comment comprendre la série complexe des organismes ? D’où faire sortir ces êtres toujours plus élevés, plus libres de leurs mouvemens, plus rigoureusement adaptés à leur régime, que l’homme vient enfin compléter ? Les deux écoles rivales, celle de la transformation et celle de la fixité des formes spécifiques, sont ici en présence, et il semble qu’il soit impossible de les concilier. M. Burmeister l’essaie pourtant, ou du moins il se tient dans une position intermédiaire ; mais surtout il oppose à l’une et à l’autre solution dans ce qu’elles ont d’excessif une fin de non-recevoir qui s’accorde mal avec l’aiguillon de l’insatiable curiosité humaine. — Le problème de la filiation des êtres est, selon lui, non-seulement insoluble, mais encore inacceptable dans les termes où on le pose. Bien qu’il reconnaisse l’influence des transformations, il se demande si elles peuvent tout expliquer, et si la vie organique, apparue sans précédent direct au moins une première fois, n’a pu se manifester plus tard de la même façon, sous l’empire de causes que nous ne concevons plus, parce qu’elles ont cessé d’agir. Certainement l’apparition de la vie organique est aussi inconcevable, lorsqu’elle est réduite à un phénomène initial, que si l’on suppose que le même phénomène s’est répété plusieurs fois ; mais cette dernière hypothèse aggrave encore les difficultés. La production spontanée des premiers organismes, qui probablement étaient des plus simples, n’offusque pas l’esprit comme la création subite des espèces qui se sont montrées en dernier lieu. Quand l’hypothèse de la transformation ne ferait que nous délivrer de la nécessité d’admettre une si longue répétition de prodiges, elle aurait bien mérité de la science. Parmi les phénomènes moins inaccessibles, il en est un dont l’action a été directe sur les êtres organisés, et que cependant on explique mal ou même pas du tout ; je veux parler de l’ancienne température du globe, plus élevée autrefois qu’aujourd’hui sur tous les points de sa surface. Cette élévation n’a rien d’irrégulier ni de sporadique, c’est un fait permanent qui se confond avec le passé de notre planète et se prolonge jusque dans des temps voisins de l’homme. Les différences dues à la latitude s’observent, il est vrai, à partir des temps tertiaires, mais elles sont alors peu prononcées, et si les régions tropicales ne paraissent pas avoir été beaucoup plus chaudes que maintenant, le nord était certainement bien moins froid, et la vie s’étendait librement jusqu’au pôle. Il est naturel de rechercher la cause de ces changemens climatériques. Les hypothèses n’ont pas fait défaut, mais on reste généralement frappé de leur insuffisance. Il faut écarter tout d’abord les causes périodiques, comme la nutation de l’axe terrestre, puisque aucune trace de périodicité ne se remarque dans la marche du phénomène. Il faut encore repousser par une raison semblable l’influence des régions inégalement chaudes que le système solaire aurait traversées dans l’espace stellaire. En effet, il n’est pas question d’oscillations en plus ou en moins dans le degré de l’ancienne température. À la fois égale et torride sur toute la surface du globe, elle se maintient longtemps la même, puis l’égalité disparaît pour faire place à la distribution définitive des zones et des climats. On sait que l’inégalité actuelle est uniquement due à l’inclinaison de l’axe sur le plan de l’orbite terrestre ; on sait aussi que des considérations astronomiques s’opposent à ce que l’on admette une moindre inclinaison dans le passé. Si l’on voulait simplement promener l’axe et les pôles sur divers points de la sphère sans en changer la direction absolue, on n’expliquerait rien, puisqu’il s’agit, non pas d’une surélévation locale, mais d’une égalité climatérique sur toute la terre. L’ancienne hypothèse, tirée de l’influence persévérante de la chaleur centrale, supporte mal un examen sérieux. Dans ce cas, la température aurait dû décroître graduellement, de période en période, et on serait forcé d’admettre pour le temps où parurent les premiers organismes une chaleur bien supérieure à 80 degrés centigrades, terme extrême au-delà duquel l’albumine se coagule et toute vie devient par cela même impossible. Les espèces de l’âge des houilles indiquent d’ailleurs plus de densité et d’humidité dans l’atmosphère, plus d’égalité dans la climature que d’intensité calorique. C’est donc plutôt la persistance que l’élévation de l’ancienne température qu’il s’agit d’expliquer. À cet égard, l’influence du noyau en fusion semble d’autant moins admissible que les matières solides de l’écorce conduisent mal la chaleur.

L’auteur de l’Histoire de la Création hésite beaucoup à trancher une question aussi obscure ; il est pourtant porté à croire que l’épanchement des matières en fusion vomies par les volcans des divers âges a constitué une source de chaleur suffisante pour échauffer la surface terrestre, grâce à une atmosphère demeurée longtemps très dense, il semble malgré tout que l’influence des latitudes aurait dû se trahir par quelques indices, si elles n’avaient jamais change. On concevrait difficilement qu’à l’époque tertiaire, dont les êtres sont déjà si voisins des nôtres et ont dû être soumis aux mêmes conditions d’existence, l’influence seule des basaltes en fusion eût pu rendre le Spitzberg et le Groenland accessibles aux plus grands végétaux et neutraliser à leur profit jusqu’à l’obscurité des longues nuits polaires. La solution vainement poursuivie jusqu’ici de ce grand problème est sans doute purement astronomique : si l’axe terrestre n’a pas varié de direction, le soleil n’a-t-il pas changé, et l’ensemble du système planétaire est-il resté immobile ? Le globe s’est consolidera la surface, puis contracté ; il a dû, en diminuant de volume et augmentant de densité, accélérer son mouvement. Le jour et l’année ont vu raccourcir leur durée ; l’atmosphère a perdu en étendue, gagné en transparence ; plus facile à échauffer, elle se refroidit plus aisément. Les eaux se sont accrues à Tétât liquide ou solide, elles ont diminué à l’état de vapeur ; les différences climatériques, en s’accusant de plus en plus, ont augmenté la violence des vents et la force des courans. L’homme est venu se placer au milieu d’un état de choses qui s’éloigne, à ces égards et à bien d’autres, de l’état antérieur ; il a dû lutter contre des forces moins actives sans doute et moins formidables, mais infiniment plus variées et plus inégales que celles d’autrefois.

Si le globe terrestre a tellement changé, l’ancienne nébuleuse solaire dont nous nous sommes un jour détachés a dû se transformer de son côté. Les taches du soleil ne sont probablement que les premiers indices de solidification d’une matière à l’état de fluidité incandescente ; l’astre lui-même a passé par bien des états successifs de condensation gazeuse avant d’arriver à celui de fluidité ignée vers le centre, qui paraît le caractériser maintenant. La clé des phénomènes géologiques, si inexplicables en apparence, se trouve ainsi dans l’étude des vicissitudes de l’astre central ; mais quand les sciences consentiront-elles à se donner la main pour mieux aborder des problèmes d’une telle complexité ? En attendant, le livre de M. Burmeister en offre un tableau aussi complet que possible, exposé dans un style clair et sobre, dont le traducteur, M. E. Maupas, a su conserver la verdeur originale, tout en lui prêtant une élégance que ne déparent point certaines tournures germaniques. Les révisions opérées par M. Giebel et par l’auteur lui-même, les nombreuses figures intercalées dans le texte, placent l’Histoire de la Création, arrivée en Allemagne à sa huitième édition, immédiatement à côté du Cosmos. Plus accessible que ce dernier ouvrage aux intelligences mondaines et mieux adapté aux récens progrès de la paléontologie, de l’anthropologie et de la cosmogonie, le livre de M. Burmeister se recommande à tous ceux qui, sans pratiquer ces sciences, tiennent à en saisir la portée philosophique et à en apprécier les élémens essentiels.


GASTON DE SAPORTA.



Tausend Seelen von Alexis Pisemski ; übersetzt von E. Kayssler ; Berlin 1870.


En Allemagne, la presse littéraire se pâme d’aise : elle a découvert Pisemski, elle le chante sur tous les tons ; c’est une nouvelle étoile qui se lève à l’horizon de la poésie russe. Voici donc enfin un romancier sans préjugés, réaliste jusqu’au bout des ongles ; il nous fera connaître la vie telle qu’elle est en Russie, sans rien voiler, sans rien taire ni omettre. Et de fait Pisemski n’y va point de main morte, il n’est crudité dont il n’ose assaisonner son récit. Le roman dont M. Kayssler vient de donner la traduction, — abrégée et émondée, — a pour titre Mille âmes. C’est une satire sanglante des mœurs de la société moscovite, et ce serait la peine d’en faire ici l’analyse détaillée, si nous ne l’avions pas faite il y a dix ans. On trouve dans la Revue du 15 janvier 1860 un curieux travail de M. Delaveau sur le roman satirique en Russie, et dans ce travail la biographie de Pisemski, suivie d’un, résumé de son roman. Nous n’avons donc plus à présenter Mille âmes à nos lecteurs, et nous pouvons nous borner à en rappeler en quelques mots la donnée. Un jeune ambitieux, Jacques Vassilitsch Kalinovitch, élève de l’université de Moscou, succède comme inspecteur d’une école de district au vieux Godniev, qui personnifie l’ancien temps avec ses mœurs patriarcales. Godniev a une fille unique, Nastenka Petrovna, qu’il a élevée lui-même, si cela peut s’appeler élever, car la petite Nastenka n’en fait qu’à sa tête, et passe son temps à lire de mauvais romans. Kalinovitch se trouve complètement isolé, dans la petite ville où il commence sa carrière ; il ne tarde pas à devenir l’hôte assidu de la maison de Godniev, où tout le monde le considère comme le futur de Nastenka. La jeune personne, de son côté, se donne corps et âme à celui qu’elle regarde comme un homme supérieur. Cependant Kalinovitch n’a pas été sans faire quelques connaissances. Le prince Yvan, qui est dans le roman le type d’une aristocratie sans principes, aux dehors brillans et aimables, introduit Kalinovitch chez une vieille générale très riche qui a une fille difficile à marier. Grâce aux conseils intéressés de son mentor, Kalinovitch s’habitue à envisager sans trouble la perspective d’un mariage avec Pauline, la fille de la générale, qui lui apporterait en dot une propriété estimée à mille âmes. Pour s’arracher aux difficultés toujours croissantes de sa situation, il part brusquement pour Saint-Pétersbourg, non sans avoir été forcé par Nastenka de demander sa main à son père. A Saint-Pétersbourg, il se voit bientôt au bout de son rouleau de 400 ou 500 roubles, et il tombe malade. Il se décide alors à écrire à Nastenka, qu’il n’a pas cessé d’aimer, tout en étant résolu à ne pas l’épouser. Nastenka arrive, l’entoure de ses soins. A peine guéri, il rencontre le prince et entame des négociations de mariage ; moyennant une commission de 50,000 roubles, payable le lendemain de la noce, ce dernier lui fait épouser Pauline, qui d’ailleurs avait toujours témoigné à Kalinovitch beaucoup d’affection. Devenu grand seigneur par ce mariage, notre héros ne tarde pas à franchir d’un pas leste les échelons successifs de la hiérarchie administrative ; il finit par être gouverneur de la province où il avait débuté si pauvrement. Au milieu de ces splendeurs, il n’est point heureux, car il n’aime pas sa femme, et les blessures de sa vanité ne sont pas encore cicatrisées. Nous le voyons concentrer toute son énergie sur son administration. D’une main de fer, il entreprend de déraciner des abus séculaires, il brise ceux qui résistent, et ne craint pas finalement de jeter en prison le prince Yvan lui-même, devenu son parent par son mariage. Alors l’intrigue lève contre lui sa tête d’hydre ; miné par des attaques souterraines, il tombe et cède la place à ses ennemis, auxquels se joint sa femme. Destitué et détesté, vieux avant l’âge, Kalinovitch va s’enterrer à Moscou après avoir retrouvé son amie Nastenka, laquelle s’est faite actrice lorsqu’elle s’est vue abandonnée par son fiancé ; il l’épouse après la mort de sa femme, et achève avec elle sa vie obscurément et paisiblement.

Tel est le roman qui vers 1859 a fait sensation en Russie. Les scènes de mœurs, parfois très pittoresques, y abondent ; mais c’est surtout la franchise avec laquelle l’auteur dévoile les plaies de la haute et basse société russe qui lui a valu une grande réputation de satirique. On rencontre toutefois dans le livre des longueurs intolérables que le traducteur allemand n’a supprimées qu’en partie. Certaines scènes d’intérieur sont d’une vulgarité dont rien n’approche, et le dialogue frise quelquefois la platitude. Malgré ces défauts, le roman de Pisemski mérite d’être lu, et ne laisse pas d’être instructif. Si ses héros nous inspirent peu de sympathie, au moins sont-ils vivans, ce ne sont pas des marionnettes. Et voilà le roman russe, vieux de plus de dix ans, que l’Allemagne nous donne pour une piquante nouveauté !


C. BULOZ.