Chronique de la quinzaine - 31 mai 1872

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Chronique n° 963
31 mai 1872


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 mai 1872.

Ce qu’il y a de mieux dans la politique qui a été suivie depuis plus d’une année, c’est qu’elle a donné à la France un repos relatif après tant d’événemens accablans et tant d’épreuves cruelles, après des effusions de sang, des commotions et des accès de fièvre à perdre la nation la plus forte. Que pouvait-on lui demander ? Elle a étanché le sang, elle a coupé la fièvre, elle a remis de l’ordre dans la confusion, et elle a gagné du temps. C’est la politique des grandes et laborieuses convalescences. Elle a fait à notre pays une situation où peu à peu maintenant il retrouve l’usage de ses facultés et de ses forces, où, avec un peu de bonne volonté, de persévérance et de sagesse, le généreux et glorieux malade en viendra bientôt peut-être à sentir qu’il a reconquis la santé, qu’il a tout au moins vaincu le mal. C’est là notre unique affaire aujourd’hui, et un des signes les plus caractéristiques de cette phase nouvelle, c’est que le pays lui-même prend goût à cette trêve où il se tranquillise et se fortifie, c’est que les partis sont réduits à ménager extrêmement cette disposition universelle, c’est que partout, dans le gouvernement, dans l’assemblée, on sent la nécessité de donner le pas aux grandes questions nationales sur les vains conflits et les déclamations irritantes. La France se repose, prête d’ailleurs à tous les sacrifices que lui imposent les malheurs qu’elle a subis. Les partis sont impuissans, ils ne font que dégoûter quelquefois par leurs violences sans écho, par les déchaînemens de leur turbulent égoïsme. L’assemblée et le gouvernement s’entendent sur tout ce qui pouvait les diviser. Hier ils se mettaient d’accord dans cette affaire du conseil d’état qui a été définitivement réglée par une transaction. Aujourd’hui la commission de l’assemblée et M. le président de la république marchent d’intelligence dans la discussion de la loi de réorganisation de l’armée. L’accord qui s’est fait sur la loi militaire se fera aussi dans les affaires de finances. Tous ces conflits, à peu près inévitables, sérieux jusqu’à un certain point sans contredit, mais exagérés et grossis par les passions intéressées, s’évanouissent l’un après l’autre. Depuis quelque temps, le progrès est certainement sensible. Cela ne signifie point sans doute qu’il ne puisse y avoir des rechutes, des défaillances, des irruptions de l’esprit de parti, toujours prêt à se jeter au milieu de l’œuvre pacificatrice ; cela signifie tout simplement qu’il y a un instinct supérieur à tout, qu’il se forme par degrés une situation où la première pensée est de faire les affaires de la France, d’aller droit aux questions essentielles, en écartant les divisions, les agitations, les querelles acrimonieuses et stériles. Qu’on mette en présence l’empire et le 4 septembre pour arriver à démêler la vérité sur l’un et sur l’autre, pour chercher comment de si poignans désastres ont pu se produire, comment ils ont été aggravés, rien de mieux, c’est l’objet des enquêtes qui se poursuivent. En dehors de cela, il est douteux qu’on réussisse à émouvoir le pays par des évocations passionnées qui ne peuvent que rétrécir et obscurcir les problèmes de reconstitution nationale dont la France est justement occupée. On vient de le voir encore une fois à l’occasion de ce débat que M. Rouher a soulevé comme pour atténuer l’effet des saisissantes peintures que M. le duc d’Audiffret-Pasquier avait retracées, il y a peu de jours, de toutes les misères, de toutes les confusions de cette guerre, où la légèreté présomptueuse de la politique qui l’a engagée n’a eu d’égale que l’imprévoyance de l’administration qui était chargée de la préparer et de l’organiser.

On l’attendait, cette séance des interpellations de M. Rouher, avec une impatience mêlée d’une certaine crainte. On avait hâte de savoir ce qu’avait à dire l’ancien ministre d’état, et en même temps on n’était point sans une vague inquiétude ; on se demandait si une discussion de ce genre ne déchaînerait pas de nouveaux orages, si le gouvernement ne serait pas obligé de prendre un rôle dans ce débat, si la défense de l’empire n’appellerait pas d’impitoyables représailles, peut-être quelque nouveau verdict de déchéance, si enfin l’assemblée n’allait pas offrir encore au pays le spectacle d’un de ces tumultes qui laissent les esprits un peu plus troublés, les questions et les situations un peu plus obscures. C’était un danger, on le sentait bien, et c’est peut-être parce qu’on le sentait, parce qu’on le voyait, que le danger a cessé d’exister. On s’est surveillé, on s’est contenu, on s’est dit qu’il fallait tout à la fois respecter l’inviolabilité de la tribune et ne pas laisser une illusion à la cause qui retrouvait un défenseur dans le parlement dix-huit mois après Sedan. La raison l’a emporté, la discussion est restée un duel suffisamment régulier entre M. Rouher et M. le duc d’Audiffret-Pasquier sur le terrain des marchés de la guerre, et elle n’aurait pas perdu ce caractère sans une intervention de M. Gambetta, qui a pour sûr jeté dans le débat plus de bruit que de raisons et d’argumens nouveaux. Entre M. Rouher et M. d’Audiffret-Pasquier du moins, la lutte a été serrée, pressante et sérieuse. À vrai dire, la position de l’ancien ministre d’état était singulièrement délicate. Réduit au silence par les événemens de ces deux dernières années, entraîné dans la chute du gouvernement qu’il avait servi, dont il était le plus brillant orateur, M. Rouher reparaissait pour la première fois à la tribune, non plus désormais devant un corps législatif empressé à lui décerner des ovations, mais devant une assemblée qui a prononcé la déchéance de l’empire, et qui a par cela même sanctionné la révolution de septembre. Pour l’ancien président du sénat impérial, c’était une épreuve qui avait ses périls, tout ce qu’on peut dire, c’est que M. Rouher a réussi à parler pendant trois heures, de façon à se faire écouter d’une assemblée hostile, systématiquement glaciale, et il a parlé avec assez d’habileté du moins pour ne provoquer ni l’intervention du gouvernement, ni une explosion trop violente des passions qui grondaient sourdement. M. le duc d’Audiffret-Pasquier, de son côté, il faut en convenir, avait tous les avantages, la netteté de la situation, la faveur de l’assemblée, la force du sentiment d’honneur qui dirige les travaux de la commission d’enquête, l’encouragement de l’opinion, et, porté par ce courant, le président de la commission des marchés est resté sans effort à la hauteur où il s’était placé il y a quelques semaines, il a retrouvé par l’éclat, par la nerveuse chaleur du nouveau discours qu’il a prononcé, le succès qu’il avait obtenu le 4 mai. M. le duc d’Audiffret, comme orateur, comme historien de l’administration impériale, a su défendre et garder les positions qu’il avait conquises. Il a été plus heureux que beaucoup de généraux.

C’était une lutte inégale. Après la bataille qu’il a livrée sans la gagner, M. Rouher reste certainement un orateur habile à exposer une affaire qu’il a bien étudiée. Il a été l’autre jour ce qu’il était autrefois, lorsqu’il ne se bornait pas uniquement à sonner la fanfare, et, quel que fût son talent, il ne devait pas moins être vaincu ; il ne pouvait s’assurer un certain succès relatif et tout personnel qu’en ayant l’air d’oublier la cause qu’il représente, en s’efforçant de diminuer la question qu’il s’était chargé de porter devant l’assemblée. En quoi consiste en effet la thèse qu’il a développée ? Elle se réduit tout simplement à essayer de montrer, à soutenir que l’empire n’est presque pour rien dans les marchés qui ont été négociés durant la guerre, qu’il s’était entouré de précautions pour assurer l’exécution de ceux qu’il avait conclus, que la plupart des marchés qu’on incrimine sont l’œuvre du gouvernement du 4 septembre, que M. le duc d’Audiffret-Pasquier a dû nécessairement se tromper dans la navrante description qu’il a faite du dénûment de nos arsenaux, de l’insuffisance de nos armemens, de la désorganisation des services militaires. Eh bien ! soit, l’ancien ministre d’état peut avoir raison sur quelques points. Si l’on veut, il aura découvert les erreurs des autres sans s’apercevoir de celles qu’il commettait lui-même, et quand cela serait vrai, en quoi l’empire serait-il bien sérieusement réhabilité ? Est-ce qu’un esprit avisé comme M. Rouher a pu se méprendre à ce point de placer aujourd’hui la question dans d’obscurs détails ?

La responsabilité de l’empire, elle n’est point seulement à coup sûr dans quelques marchés bâclés en toute hâte avec les premiers traitans venus, sous l’impression des défaites du mois d’août 1870 ; elle est dans cet ensemble de procédés administratifs décrits d’un trait si énergique par M. d’Audiffret-Pasquier, et qui ont conduit notre pays à une situation qu’on n’aurait jamais connue tout entière sans ces dépêches qui se sont échappées de toutes les archives au lendemain du 4 septembre. Ici c’est un général qui demande où sont ses régimens, qui ne peut arriver à les trouver ; là ce sont des intendans qui font savoir au plus vite que les corps d’armée n’ont ni infirmiers, ni ouvriers d’administration, ni caissons d’ambulances, ni vivres ; ailleurs c’est un général en chef qui prétend qu’il ne peut soutenir deux jours de bataille, parce qu’il craint de manquer de munitions ; plus loin, ce sont des commandans de places frontières qui préviennent qu’ils n’ont ni garnisons suffisantes ni approvisionnemens. Partout c’est le désordre et l’incohérence ; qui donc a créé cette confusion, où la nation la plus guerrière du monde se trouve abattue et désarmée d’un seul coup, presque avant d’être entrée en campagne ? La responsabilité de l’empire, elle est dans cet étrange système qui a conduit les affaires de la France de telle façon qu’au premier signal de guerre on n’a eu que 200,000 hommes à porter sur la frontière, 200,000 hommes qu’on a fractionnés encore pour multiplier les commandemens supérieurs. La responsabilité de l’empire, elle est dans l’affaiblissement des mœurs militaires, dans la décadence de l’instruction, par-dessus tout enfin elle est dans la politique qui a préparé ces événemens, qui a laissé se former ces orages, dans cette politique qui inspirait à M. Rouher lui-même les « angoisses patriotiques » dont il faisait un jour l’aveu en plein corps législatif.

À cette époque, ce n’était pas pourtant la liberté parlementaire qui gênait le gouvernement ; il suffisait que M. Thiers fît entendre un dramatique avertissement à la veille de la guerre de 1866, pour qu’on lui répondît par le discours d’Auxerre, par quelques mots qui ressemblaient à un encouragement envoyé à la Prusse. Au nom de la France, on promulguait dans des lettres sibyllines le programme de la « neutralité attentive, » — fort attentive en effet, si attentive qu’elle a vu tout faire, qu’elle a laissé tout faire, et que nous n’avons plus aujourd’hui ni Strasbourg ni Metz ! L’empire serait innocent de tous les marchés Chollet, Jackson ou van Wiver, qu’il ne resterait pas moins coupable d’avoir préparé, d’avoir rendu inévitable la plus effroyable épreuve qu’ait subie jusqu’ici la grandeur française. Voilà la vérité, et M. le duc d’Audiffret-Pasquier était certainement dans son droit en n’acceptant pas absolument une discussion circonscrite dans l’examen de questions subalternes, en replaçant l’ancien ministre d’état en face de la politique d’où ont découlé tous nos désastres, l’invasion, l’incendie de nos villes, l’humiliation de nos armées, la perte de deux de nos provinces. C’est pour cela, précisément que la lutte était inégale entre M. d’Audiffret ayant dans les mains de si terribles armes et M. Rouher réduit à éluder habilement la vraie et unique question.

Après cela, que M. Rouher, en cherchant à réhabiliter l’administration impériale sur quelques points, ait plus ou moins réussi à mettre en cause le 4 septembre, à rejeter sur le gouvernement de la défense nationale une certaine part de responsabilité dans la continuation de la guerre, dans les abus qui ont signalé la seconde phase d’une lutte désastreuse, nous le voulons bien ; c’est un procès qui s’instruit encore. Le gouvernement du 4 septembre, selon le mot spirituel de M. d’Audiffret, a pris la suite des affaires de l’empire. Sous ce rapport, il a subi des fatalités auxquelles il n’a pu se dérober ; d’un autre côté, il est bien clair qu’à partir d’une certaine heure il a eu son initiative, il est resté maître de ses résolutions : il demeure responsable de la direction qu’il a imprimée à la guerre, de l’administration des affaires de la France aussi bien que des marchés et des opérations financières qu’il a cru devoir négocier. Au fond, sait-on quelle est la plus évidente moralité de cette discussion ? Elle n’a profité réellement ni à l’empire, qui est sorti du débat plus meurtri que jamais, ni au gouvernement du 4 septembre, sur lequel on ne s’est point prononcé ; elle n’a été bonne que pour le pays, dont elle a élevé la cause au-dessus de toutes ces compétitions passionnées de systèmes et de gouvernemens empressés à se défendre ; elle a dégagé et précisé une fois de plus le droit, l’incontestable droit qu’a la France de demander compte aux uns et aux autres des forces et des ressources qu’elle a prodiguées, de sa fortune morale, politique, militaire. C’est le mérite de M. le duc d’Audiffret-Pasquier de s’être fait l’organe impartial et éloquent de cet intérêt supérieur du pays. C’est le mérite de M. le duc de Broglie d’avoir résumé la moralité de cette discussion dans un ordre du jour qui livre de nouveau et plus que jamais aux commissions d’enquête tout ce qui s’est fait « avant et après le 4 septembre, » qui a eu l’étrange fortune de rallier tous les suffrages, même les votes de M. Rouher et de M. Gambetta, — de telle sorte que ce débat, engagé devant l’assemblée entre l’empire et le 4 septembre, a fini par une victoire de l’honnêteté publique évoquant devant elle toutes les responsabilités.

Victoire de l’honnêteté, disons-nous, victoire aussi de la raison politique dans une assemblée qui est trop nombreuse pour ne pas se laisser aller quelquefois à d’apparentes incohérences ou aux contradictions tumultueuses, mais qui, placée en présence d’un péril, en face d’une situation simple, se retrouve tout naturellement ce qu’elle est, — sincère, patriote, libérale d’instinct, sensible au bien public, n’ayant pas plus de goût pour les coups d’état révolutionnaires que pour les coups d’état du césarisme. Ainsi est l’assemblée dans ses bons jours, image de la nation plus encore qu’on ne le croit, représentation vivante de la France avec ses excentriques dans les camps opposés, et avec cette masse loyale, sensée, qui maintient tout au centre sans pouvoir quelquefois tout empêcher. Cette assemblée, elle a encore cela de commun avec le pays qu’elle est facile à conduire, pourvu qu’on ménage ses susceptibilités, et au fond elle ne demande pas mieux que d’appuyer le gouvernement, de partager avec lui cette souveraineté dont elle est la première et inviolable dépositaire. Elle se prête sans effort à toutes les concessions pour arriver à cette union qu’elle désire, parce qu’elle sent que là est la vraie sécurité, parce qu’elle comprend que ce n’est pas le moment de se jeter dans les expériences et dans les aventures. L’assemblée et le gouvernement marchant ensemble, se mettant d’accord sur les grandes questions de réorganisation nationale, tout n’est pas fait sans doute, mais tout est en bonne voie. La paix publique est garantie, la France reste libre, et on peut mettre la main à l’œuvre. On n’est point à l’abri des incidens, surtout des incidens de discussion, on est à l’abri des événemens et des surprises. Les situations se simplifient, et c’est dans ces conditions, c’est sous ces auspices d’un accord patriotique établi entre l’assemblée et le gouvernement qu’on vient d’aborder enfin l’examen de la loi de réorganisation militaire, ou plutôt de recrutement, car c’est là le point de départ de la reconstitution de notre armée dans les circonstances actuelles.

Cette loi, on le sait, a été longuement, laborieusement préparée par une commission de quarante-cinq membres de l’assemblée choisis parmi les hommes les plus éminens, les mieux faits pour traiter de telles questions. Elle a été récemment expliquée et commentée par un remarquable rapport de M. de Chasseloup-Laubat. Toute la difficulté était, à dire vrai, dans la divergence qui s’était élevée entre la commission et le gouvernement au sujet du principe du service personnel obligatoire. Dès que cette divergence avait cessé d’exister, dès que la loi se présentait avec la garantie de la préparation la plus consciencieuse, d’un accord désormais complet entre la commission et le gouvernement, était-il absolument nécessaire d’entrer dans une discussion prolongée qui, en ouvrant une issue aux diversions inopportunes, peut-être aux passions et aux récriminations, pouvait avoir de sérieux inconvéniens ? Ne valait-il pas mieux faire le sacrifice de quelques discours et aborder simplement la question pour la trancher par un vote aussi unanime que possible ? Le général Chanzy en a fait l’observation avec autorité dès le premier jour ; il a donné un conseil d’homme d’action, qui n’a peut-être pas plu à ceux qui avaient un discours à faire.

Si on avait écouté le général Chanzy on se serait épargné quelques incidens qui, sans changer le sort définitif de la loi, ne laissent pas d’être pénibles. M. le colonel Denfert-Rochereau, qui a eu l’honneur de défendre Belfort, serait resté avec sa gloire, sans avoir l’occasion de développer des idées qui rendraient toute discipline impossible, qui ont provoqué les protestations du général Changarnier, et il ne se serait pas exposé à échanger les plus regrettables paroles avec un des plus illustres vétérans de nos guerres, qui a oublié son âge pour aller au feu en simple volontaire du dévoûment et de l’honneur. M. le général du Temple ne se serait pas laissé entraîner à des divagations et des récriminations auxquelles M. Gambetta a répondu de la façon la moins parlementaire. Un autre député, croyant répondre avec esprit à un de ses collègues qui jugeait à leur vraie valeur les traditions militaires de 1793, n’aurait pas cédé à la tentation de dire : « Allez à Coblentz ! » Celui-là ne s’est pas souvenu qu’il ne faisait que répéter ce que les plus violens séides de l’empire criaient à M. Thiers le 15 juillet 1870, le jour où celui qui devait être président de la république s’efforçait encore de détourner la guerre : tant il est vrai qu’entre certains radicaux et les partisans de l’empire la distance morale n’est pas aussi grande qu’on le croit ! Oui, tout cela aurait pu être évité avec avantage pour tout le monde, si on eût écouté le général Chanzy, qui avait certainement montré du coup d’œil et du sens politique dans le conseil qu’il donnait ; mais on n’a pas écouté le général Chanzy, et on a fini par lui donner raison plus qu’il ne l’avait peut-être prévu lui-même.

Assurément cela ne veut point dire que cette discussion soit tout entière dans quelques détails secondaires, dans quelques violences épisodiques. Elle a été au contraire sérieuse et brillante par instans. Elle a offert notamment à M. le duc d’Aumale l’occasion de paraître pour la première fois à la tribune. Qu’allait être M. le duc d’Aumale à la tribune ? On s’attendait peut-être à voir poindre un prétendant venant exposer ses titres, en produisant à l’appui quelque manifeste politique. Point du tout, il n’en a rien été absolument. Le prince s’est exprimé tout simplement, avec netteté, avec une précision élégante et ferme, avec un sens très fin et très pratique des choses, en soldat expérimenté et en homme instruit. Il a parlé de ce qu’il sait et de ce qu’il aime, de l’armée, du drapeau de la France, de ce drapeau tricolore qui, après avoir été un emblème de gloire, reste un symbole d’union et de concorde dans le malheur, et en parlant ainsi il a eu le succès qu’il méritait. De tous ces discours qui ont été prononcés, un des plus curieux à coup sûr est celui du général Trochu, qui a fait l’aveu qu’il n’avait accepté le mandat de député que pour pouvoir exposer une dernière fois ses vues sur l’armée. L’ancien gouverneur de Paris a eu certainement tout le succès personnel qu’il pouvait ambitionner ; il a ému, il a ébloui et intéressé, il a tenu pendant quelques heures l’assemblée sous le charme d’une parole familière, imagée et vibrante, en lui exposant la psychologie de l’armée française. Après cela, est-ce bien un discours politique, c’est-à-dire un discours d’une portée efficace et pratique, qu’il a prononcé ? N’a-t-on pas assisté plutôt à une conférence faite par un homme d’infiniment de talent ?

De quelque façon qu’on juge le général Trochu comme chef militaire, c’est toujours une nature de soldat d’une originalité singulière, mêlant le sentiment moral le plus élevé à un brillant esprit, un certain stoïcisme à la plus vive imagination. Le discours de l’autre jour est justement une expression nouvelle et plus accentuée peut-être de cette originalité. Que le général Trochu ait discerné depuis longtemps avec sagacité les faiblesses de l’organisation militaire de la France, cela n’est point douteux : son livre de 1867 le disait avant que les événemens eussent justifié cruellement ses prévisions attristées ; il le répète aujourd’hui après des désastres qui ont dépassé toutes ses craintes. Le général Trochu a bien souvent raison, et touche assurément bien des points vulnérables ; il n’a pas même tort lorsqu’il entreprend, comme il le dit spirituellement, de compléter le régime des libertés nécessaires par celui des « vérités désagréables » faisant suite « au régime des complimens, de l’admiration mutuelle et perpétuelle. » Oui certes, le général Trochu est un observateur des plus ingénieux ; seulement il a peut-être quelquefois trop d’esprit pour la circonstance. Sa théorie sur les légendes par lesquelles se perdent les nations est, nous le craignons, une brillante image plus qu’une vue bien sérieuse ou qu’une explication bien profonde de ce phénomène à peu près invariable qui fait succéder une période d’affaissement à une période d’expansion et d’éclat dans l’histoire des peuples. Ce qu’il dit de la Légion d’honneur est peut-être bien sévère. Après tout, les institutions deviennent ce qu’on les fait. Parce que depuis longtemps tous les gouvernemens ont prodigué la Légion d’honneur au point de la donner par habitude, ou comme un luxe, ou comme une sorte de récompense obligée, parce que depuis un an on a distribué plus de décorations que si on était allé de victoire en victoire, cela prouve-t-il que l’idée première n’eût point quelque grandeur ? Est-ce que cette petite croix n’est rien pour le vieux soldat qui a servi son pays, qui est peut-être couvert de blessures, et qui peut montrer à ses enfans ce signe d’honneur reluisant dans sa modeste maison comme un symbole visible du devoir accompli ? Est-ce qu’une démocratie se corrompt et s’altère par ce seul fait, qu’elle honore ceux qui l’honorent et la servent, en les signalant par une distinction personnelle à la considération, à la confiance de leurs compatriotes ? Le mal n’est pas dans l’institution, il est dans l’abus ; qu’on réprime l’abus, et l’institution reprendra sa valeur, sans être en aucune façon, comme on le dit, un instrument de corruption, en restant au contraire un gage de généreuse émulation.

On ne fera pas une armée parce qu’on aura supprimé la Légion d’honneur ; on aura peut-être commencé de la faire ou de la refaire en adoptant définitivement ce principe du service obligatoire, qui ne rencontre plus d’opposition, et que le général Trochu a été un des premiers à préconiser. Aujourd’hui la discussion de la loi est assez avancée pour qu’il n’y ait même plus un doute : le service personnel obligatoire peut être considéré désormais comme le principe de notre organisation militaire, il ne reste qu’à l’appliquer et à le régulariser. C’est un progrès conquis ; mais, qu’on ne s’y trompe pas, la vertu régénératrice n’est pas dans le mot. Toute la question est de savoir ce qu’on fera de ce service obligatoire, tout comme de l’instruction obligatoire, à laquelle il faudra bien aussi arriver. Le service militaire obligatoire n’est un progrès qu’avec l’introduction d’un esprit nouveau de devoir et d’abnégation patriotique, avec le maintien d’une forte et sévère discipline. Sans cela, ce ne serait qu’un moyen d’étendre à la société tout entière et sous les formes les plus redoutables la confusion et l’anarchie, en achevant la décomposition de la puissance militaire de la France. De même, si l’instruction obligatoire ne servait qu’à enseigner aux générations nouvelles les doctrines matérialistes et athées, elle ne ferait que précipiter la décadence du pays. En d’autres termes, instruction obligatoire et service obligatoire ne sont que des moyens ; ce qu’il faut avant tout, c’est la sève morale pour nous rendre des générations dévouées et intelligentes, formées à l’amour de la patrie, au respect des lois, à la dignité de l’esprit et des mœurs. À ce prix seulement, la France peut sortir rajeunie et retrempée des épreuves où elle a failli succomber, et qui n’auront été pour elle qu’un avertissement salutaire, un généreux et tout-puissant aiguillon.

Il y a un mot qui est revenu quelquefois dans la discussion de la loi militaire et qu’on adressait à ceux qui prêchaient l’indiscipline : voulez-vous établir en France le régime des pronunciamientos ? C’est par malheur depuis longtemps le régime de l’Espagne, qui ne s’en trouve pas assez bien pour qu’on soit tenté de l’imiter. Où en est aujourd’hui l’insurrection carliste au-delà des Pyrénées ? Elle n’est point entièrement vaincue, c’est bien évident ; elle court les chemins, et même à travers l’obscurité des dépêches officielles on distingue qu’elle s’est montrée dans des provinces qu’on ne croyait point envahies. Somme toute cependant, le principal foyer semble s’éteindre par degrés. Dans le nord, les bandes se dispersent ou se soumettent, et, pour en finir, le général Serrano n’a cru pouvoir mieux faire que de promulguer une amnistie assez étrange, allant jusqu’à reconnaître les grades de certains officiers de l’insurrection. Aura-t-il réussi par ce bizarre système de pacification ? C’est encore une question, d’autant plus que tout dépend peut-être de ce qui se passe à Madrid.

Ici en effet la situation s’est tout à coup singulièrement embrouillée. Le ministère de M. Sagasta, qui n’était pas déjà bien solide, est tombé soudainement, victime de l’incident le plus imprévu. Le cabinet espagnol pratiquait, lui aussi, à ce qu’il paraît, le système des viremens. Le ministre de l’intérieur, se trouvant au dépourvu, avait emprunté une certaine somme au ministre des colonies pour suffire aux besoins de la police, qui a eu fort à faire dans les élections aussi bien qu’à l’occasion du soulèvement carliste. On s’en est aperçu dans le congrès, on a demandé des explications, et, pour se justifier, le ministre n’a trouvé rien de plus simple que de communiquer les rapports d’un certain nombre d’agens de police. Or ces rapports compromettaient un peu tout le monde, sans excepter le roi, à qui on prêtait un rôle peu fait pour le populariser. Le général Serrano était représenté comme préparant la rentrée du prince Alphonse, les républicains devaient mettre la main sur la banque de Madrid, les radicaux complotaient le pillage des manufactures de la Catalogne. Les révélations de la police espagnole étaient trop complètes pour n’être pas inventées, et le ministère est tombé sous le ridicule. On s’est adressé alors au général Serrano, qui, en attendant sa rentrée à Madrid, a délégué ses pouvoirs à l’amiral Topete, et il s’est formé un ministère composé surtout d’hommes de l’union libérale. On en était là lorsqu’est arrivée tout à coup à Madrid la nouvelle de l’amnistie promulguée dans le nord par le général Serrano, et tout a été remis en question. On a trouvé que le commandant de l’armée du nord procédait un peu trop largement avec les insurgés. Maintenant il s’agit de savoir où l’on va. L’amnistie sera-t-elle désavouée, et, si elle est rétractée, l’insurrection exaspérée ne reprendra-t-elle pas des forces ? Le ministère nouveau pourra-t-il se maintenir à Madrid ? Tout cela ne finira-t-il pas par quelque vaste confusion ? Qui pourrait porter la lumière dans cet imbroglio espagnol toujours prêt à recommencer ?

Les événemens marchent pour tous, pleins d’amertumes et de tristesses pour les uns, favorables pour les autres. Que sortira-t-il pour l’Espagne de toutes ces agitations dont la dernière prise d’armes carliste n’est qu’un épisode ? On ne peut pas même le pressentir. L’Espagne recueille le fruit de quarante années de révolutions et de contre-révolutions qui lui font aujourd’hui une existence incertaine et un avenir obscur. L’Italie de son côté recueille le fruit de sa sagesse dans une situation conquise, maintenue et fortifiée par le bon sens autant que par une persévérante habileté. Elle a su conduire ses affaires, passer à travers tous les défilés, et c’est peut-être de cela que lui en veulent ceux qui rêvent des restaurations du passé de jour en jour plus difficiles. L’Italie en réalité a résolu un problème aussi nouveau qu’étrange en politique. Elle a fait les choses les plus hardies, la révolution la plus grave peut-être du siècle, en restant modérée et pratique, sans se laisser emporter aux résolutions par trop excessives, en sachant résister au contraire aux entraînemens des têtes folles des partis. Le cabinet de Rome, ce cabinet qui compte dans son sein des hommes tels que M. Lanza, M. Visconti-Venosta, M. Sella, représente cette politique dans ce qu’elle a de prudent et d’heureux.

Parce que le cabinet actuel a eu le privilège de pousser jusqu’au bout le programme de la révolution italienne, parce qu’il est allé à Rome et parce qu’il a fait tout cela un peu malheureusement à la faveur des victoires de la Prusse sur la France, il y a des esprits passionnés ou futiles qui ne demanderaient pas mieux que de l’engager dans une guerre à fond contre la papauté, qui voudraient le voir lier la fortune de l’Italie à la fortune de la Prusse contre la France. Les hommes habiles et aussi sensés qu’habiles qui dirigent les affaires italiennes se gardent bien de tomber dans ce piège. Ils sont allés à Rome, ils veulent y rester, et c’est parce qu’ils veulent y rester qu’ils évitent tout ce qui pourrait conduire à des aventures nouvelles. Ils agissent comme des politiques prévoyans qui n’ont aucune envie de voir des querelles religieuses s’allumer tout à coup sur les pas du saint-père s’enfuyant du Vatican. Ils ont réussi jusqu’à présent à montrer à l’Europe que le pape pouvait rester en toute sûreté à Rome. C’est là sans doute le secret de leur politique, des ménagemens qu’ils gardent, de l’ajournement de certaines mesures, telles que la loi qui devait être présentée sur les corporations ecclésiastiques romaines. Le cabinet de M. Lanza suit cette ligne de conduite avec persévérance, au risque d’avoir à se séparer en chemin d’un de ses membres, le ministre de l’instruction publique, M. Correnti, qui a refusé récemment d’abandonner une loi sur l’enseignement dont le premier article supprimait toute direction religieuse dans les écoles. M. Correnti s’est retiré très honorablement, très dignement, sans mauvaise humeur, le cabinet a maintenu sa politique, et la majorité du parlement lui a donné raison une fois de plus. Ce n’est nullement à coup sûr la marque d’une inspiration réactionnaire, c’est l’acte d’une politique prudente et habile. Le ministère ne croit point à l’urgence de ces questions dans les circonstances actuelles, il croit à la nécessité de l’apaisement par la modération, et il reste convaincu avec raison que cette modération est sa force devant l’Europe, qu’elle fait plus pour la sécurité, pour l’avenir de l’Italie que tout ce qui pourrait pousser le pape à quelque résolution extrême.

Le ministère de Rome n’est pas moins éloigné de céder aux étranges conseils qui fausseraient absolument la politique extérieure de l’Italie, qui poussent à une alliance avec la Prusse par une étroite et inintelligente antipathie contre la France. M. Visconti-Venosta a eu plus d’une fois dans ces derniers temps l’occasion de manifester ses idées. Sans doute ce qu’il veut avant tout pour l’Italie, c’est une politique indépendante ; mais cette indépendance même est ce qui peut le mieux servir à rapprocher l’Italie de la France par l’affinité des intérêts et des traditions. Le ministère ne l’ignore pas, il sent le prix de l’alliance française, et en cela il représente la majorité du pays et du parlement. Ceux de nos compatriotes qui sont toujours portés à se figurer que nos amis ou nos alliés à l’étranger sont les partis démocratiques, révolutionnaires, n’ont qu’à voir ce qui se passe en Italie. C’est la gauche, à Rome, qui s’efforce de faire l’Italie prussienne, qui prodigue ses admirations à M. de Bismarck, qui laisse éclater en toute occasion la plus ridicule haine contre la France. C’est le libéralisme modéré, le libéralisme représenté par le ministère et par la majorité du parlement, qui garde ses sympathies pour la France, qui s’affligeait, il y a quelque temps, de ces indéfinissables nuages interposés un instant entre les deux pays, qui regarde aujourd’hui comme une victoire l’aplanissement de toutes les petites difficultés de ces derniers mois, le rapprochement des deux nations, des deux gouvernemens dans une cordiale et honorable intelligence. Malgré tout, malgré les excitations des esprits excentriques en Italie comme en France, c’est là le vrai penchant comme c’est le véritable intérêt des deux peuples. Que le prince Humbert aille servir de parrain à un enfant de l’héritier de la couronne de Prusse, cela ne change rien à la politique. Au fond, les sympathies pour la France sont toujours vivantes au-delà des Alpes, elles ne demandent pas mieux que de s’attester, pourvu qu’on ne se donne point ici la vaine et dangereuse satisfaction de renouveler trop souvent les pétitions pour le rétablissement du pouvoir temporel du pape.

Qu’on laisse donc un libre cours à ces sentimens naturels qui doivent peu à peu reprendre leur empire dans les affaires des deux pays, et qui trouvaient récemment une expression aussi juste que sérieuse dans un des principaux journaux de la péninsule, dans l’Opinione, cet organe des tendances modérées et sensées de l’Italie. Qu’on cesse de faire de la politique avec des mots qui sont quelquefois blessans et qui ne prouvent rien, qui ne conduisent surtout à rien, si ce n’est à raviver perpétuellement des susceptibilités qu’il faudrait éteindre.

Quant à nous, il y a peu de temps nous ne pouvions lire sans une certaine émotion un petit livre qui a paru à Florence sous le simple titre de Souvenirs de 1870-1871, et où l’auteur, qui est un jeune homme, M. Edmondo de Amicis, reproduit les impressions qu’il a ressenties, au courant de cette néfaste année de guerre, pour la France couverte de sang et de deuil, pour notre armée. Sous le coup du désastre de Wœrth et des premiers revers du maréchal de Mac-Mahon, le jeune écrivain italien rappelait cet autre jour de 1859 où le vaillant et intègre soldat de l’honneur et du devoir rentrait à Paris tout brillant de la victoire de Magenta. Aux injustices populaires de 1870, il opposait les ovations d’autrefois, et il disait avec une effusion touchante : « Qui a un esprit et un cœur pour comprendre les grandes infortunes et pour mesurer les grandes douleurs enverra de loin un salut plein de respect et d’affection au vaincu de Wœrth, en lui disant du plus profond de l’âme : Maréchal, les Italiens ne sont pas ingrats ; pour nous, vous êtes toujours le vainqueur de Magenta ; … pour nous, le nom de Mac-Mahon et un nom d’ami, un nom qui n’inspire que de la reconnaissance… » Celui-là au moins n’était point oublieux, il ne se faisait pas le courtisan du succès, le flatteur des victorieux, et ce que M. de Amicis disait du valeureux soldat, il le disait de la France elle-même. « L’affection que nous avions pour la France glorieuse, puissante et redoutée, pour son armée choyée par la victoire, pour son peuple ardent d’enthousiasme et de foi, cette affection, nous la garderons toujours vive et immuable à la France malheureuse, frappée au cœur, et portant la couronne desséchée de reine des peuples sur un front ensanglanté… Nous aurons la conscience d’avoir aimé et honoré ce grand peuple, de l’avoir aimé victorieux, de l’avoir honoré vaincu, sans hypocrisie, sans intérêt, d’un cœur de frères… » C’est ainsi qu’il faut parler en Italie, comme en France, lorsqu’on se met au-dessus des vulgaires passions et des calculs subalternes. Voilà les paroles qu’il faut recueillir lorsqu’on se préoccupe non d’aigrir et de diviser, mais de rapprocher deux nations unies par tant de traditions et d’intérêts, exposées peut-être aux mêmes périls et faites pour marcher ensemble, en se prêtant un mutuel appui, dans les voies de la civilisation.

CH. DE MAZADE.


ESSAIS ET NOTICES.

LES LATIFUNDIA DE L’AGRO ROMANO.
Relazione sulle condizioni agrarie ed igieniche della campagna di Roma, par Raffaele Pareto, 1872.

Le ministère de l’agriculture du royaume d’Italie a publié récemment un très curieux mémoire sur la campagne romaine, rédigé par M. Raffaele Pareto, au nom de la commission chargée d’étudier les moyens d’améliorer les conditions économiques et hygiéniques des environs de la nouvelle capitale. On sait que l’agro romano est désolé par une fièvre paludéenne très pernicieuse, la malaria, et que par suite elle forme un vrai désert d’un sol fertile, mais exploité comme le sont les pampas de l’Amérique du Sud ou les steppes du Volga. Ces solitudes ont un caractère de majesté mélancolique qui convenait à la Rome des papes et qui était en parfait accord avec les ruines de la Rome antique. Chateaubriand a décrit admirablement cette harmonie dans sa lettre à M. de Fontanes, peintres et poètes s’en sont inspirés à l’envi ; mais une capitale moderne peut-elle se développer au centre d’une campagne qui, pendant une partie de l’année, lui envoie sur l’aile des vents les germes d’une maladie terrible et souvent mortelle ? Le gouvernement italien ne l’a pas cru ; aussi a-t-il nommé des commissions spéciales pour rechercher les causes du mal et les moyens de le combattre. En cela, il n’a fait que suivre l’exemple des papes. Dans un motu proprio de 1802, Pie VII avait décrété une foule de mesures pour arriver à repeupler la campagne romaine, et en 1829 Pie VIII promit une prime de 10 baiocchi pour tout pied d’olivier ou de mûrier nouvellement planté. Les primes furent payées, mais les arbres disparurent, et l’état de la campagne romaine resta le même.

Le problème est des plus compliqués, car il touche en même temps à des questions d’hygiène, d’économie rurale et de législation foncière. On est enfermé dans un cercle vicieux. La malaria provient en grande partie du défaut de population. La population manquant, la terre n’est pas suffisamment asséchée, et la population manque parce que la malaria la tue ou la chasse. Mais quelle est la cause de la malaria ? Elle provient, dit-on, des sporules d’une algue d’eau douce, qui empoisonnent l’air quand elles mûrissent et que le soleil a mis à sec les marais où cette plante croît. Il faudrait donc faire disparaître les eaux marécageuses ; or comment y parvenir ? À la rigueur, l’état peut se charger du dessèchement des grandes lagunes, comme celles d’Ostie et de Maccerata, au moyen de travaux et de pompes semblables à ceux qui ont converti le lac de Harlem en un canton nouveau d’une admirable fertilité ; mais cela ne suffirait pas. Toute la campagne romaine est parsemée de petites mares, de flaques d’eau, de fossés croupissans, de terrains humides, qui sont inondés l’hiver et que l’été convertit en autant de foyers d’infection. L’état ne peut pas imposer aux propriétaires actuels le travail énormément coûteux d’assécher complètement le sol. Il ne peut non plus se charger lui-même de cette opération, à moins d’exproprier tout l’agro romano, de l’exploiter en régie, et d’y entretenir toute une armée d’ingénieurs et d’ouvriers. Seuls, de petits propriétaires viendraient à bout de ce travail d’Hercule ; mais la terre appartient à des corporations, à des grands seigneurs opulens, à des majorats. Faut-il donc exproprier la terre pour la vendre en parcelles, et trouverait-on des acquéreurs ayant un capital suffisant et disposés en même temps à s’exposer à la mort, pour conquérir le sol sur la fièvre des marais[1] ? Les chances de mort sont grandes en effet. Le comte Nicola Roncalli cite le fait suivant : pendant l’été de 1848, on établit dans la campagne romaine la colonie de Santa-Balbina, pour employer aux travaux agricoles les enfans abandonnés. Au bout de peu de temps, il ne resta dans l’établissement que deux individus valides ; tous les autres étaient à l’hôpital, où plusieurs succombèrent. A Rome, le nombre des décès surpasse en moyenne celui des naissances. Suivant Tournon, pendant la période décennale de 1710 à 1719, l’excédant de la mortalité était de 9,821, de 1790 à 1799 de 6,231, de 1820 à 1829 de 2,812. Pour les vingt années de 1840 à 1860, suivant M. l’ingénieur Giordano, l’excédant était de 5,052. La population de Rome a néanmoins augmenté. En 1709, elle était de 132,104 âmes, en 1800 de 164,586 âmes, en 1870 de 170,820 ; mais cette faible augmentation, qui contraste avec les rapides accroissemens des autres capitales, est due uniquement à l’immigration des étrangers qui viennent combler, — et un peu au-delà, — les vides qui résultent de l’excédant des décès.

M. Ch. Roller a tracé récemment dans la Revue un tableau très fidèle de l’exploitation agricole de la campagne romaine. J’emprunterai au remarquable rapport de M. Pareto quelques données précises qui compléteront l’étude de M. Roller. L’agro romano est réellement la région de ces latifundia dont parlait Pline. Sur les 203,000 hectares de superficie divisés en 396 exploitations, il s’en trouve 48 qui ont de 1,000 à 7,000 hectares et qui occupent environ la moitié de ce territoire. La tenuta (ferme) de Campo-Morto mesure 7,401 hectares, celle de Conca 5,625, et elle touche à celle de Cisterna, située dans les Marais-Pontins laquelle a 28,000 hectares. La plus grande partie du sol est inaliénable : la mainmorte des couvens, des églises et des hôpitaux religieux occupe 60,930 hectares, les majorats et les fidéicommis 63,690 hectares, de sorte qu’il ne reste que 79,731 hectares de propriété libre. Encore celle-ci change-t-elle rarement de mains et presque toujours au profit de la grande propriété. Le chapitre de Saint-Pierre possède 19,536 hectares, San-Spirito-in-Saxia 14,944, le prince Borghèse 23,000 hectares. Les tenute tendent à s’agglomérer de plus en plus. Les quatre tenute de Fusano, Guerrino-Quarto, Casale et Tommoletto-Spinerba se sont réunies en une seule, qui porte aujourd’hui le nom de Castel-Fusano. Celle de Sant-Agata s’est accrue de celle de Pietraurea, Torrenova s’est adjoint Roccacenci, et Castel-Romano, Santala. On ne compte en tout que 204 propriétaires dont 89 seulement possèdent des terres libres. Autrefois plusieurs grands seigneurs faisaient eux-mêmes valoir leurs terres, comme les princes Barberini, Chigi, Borghèse, Doria, Pallavicini, le comte Carpegna. Aujourd’hui on ne cite plus que le prince Torlonia qui gère parfaitement sa grande terre de Porto, située à l’embouchure du Tibre. Ces immenses fermes sont louées à des entrepreneurs agricoles, mercantidi campagna, qui en réunissent parfois plusieurs, de façon à exploiter une étendue immense, grande comme plusieurs communes françaises. Il y a quelques années, on citait les mercanti Canori, Andréa et Truzzi, qui à eux trois louaient 37,000 hectares, ou plus de 12,000 hectares chacun.

La terre est naturellement fertile. Le sol, très bas vers le littoral, se relève à l’intérieur en un plateau découpé par de nombreux ravins d’érosion et formé en grande partie de matières volcaniques sous-marines. Au pied des montagnes qui entourent la plaine romaine, on rencontre un terrain pliocène ou diluvien, des marnes argileuses, entremêlées de sable et de débris calcaires provenant des Apennins. La vallée du Tibre et les vallons plus petits qui y débouchent contiennent des terres d’alluvion d’excellente qualité[2]. Sur les hauteurs, la couche végétale qui recouvre le tuf est parfois si peu profonde que les sillons mettent au jour le sous-sol volcanique et dur. Aux bords de la mer et dans les vallées, le sol est profond et gras. Convenablement traités, le froment et surtout le maïs donneraient des récoltes exceptionnelles ; mais faute de main-d’œuvre le mode de culture est tout à fait primitif et presque barbare. L’homme, ne pouvant séjourner sur cette terre qui l’empoisonne, sème à la hâte et se retire, puis, au péril de sa santé, il vient faire la moisson, et s’enfuit. La majeure partie de la superficie est consacrée tour à tour au pâturage des troupeaux de bœufs et de moutons qui vivent presque à l’état sauvage. Le sol arable est cultivé une année sur trois, système de la terzeria, ou une année sur quatre, système de la quarteria. Puis la jachère sert de pâture. Elle ne reçoit jamais d’autre fumure que celle qu’y déposent les animaux qui la parcourent. Néanmoins on estime que le blé donne à l’hectare 23 hectolitres sur les bonnes terres, 19 hectolitres sur les médiocres et 12 sur les mauvaises, ce qui constitue relativement un très beau produit moyen. L’avoine donne 39, 23 ou 15 hectolitres, suivant la qualité du sol.

Les différentes cultures se répartissent de la façon suivante :


Terres arables cultivées tous les trois ou quatre ans 95,449 hectares
Prairies 12,268
Pâturages permanens 54,035
Vignes et produits industriels 2,114
Marais 1,143
Bois 39,338
Total 204,347 hectares

Les pâturages permanens donnent peu de nourriture au bétail, parce qu’ils sont envahis par les chardons et les broussailles. Le produit total des grains alimentaires est estimé à environ 200,000 hectolitres, ce qui donnerait un peu plus d’un hectolitre par habitant. La campagne romaine ne peut donc suffire à nourrir Rome, quoiqu’elle n’ait pas de population agricole propre à entretenir. On importe annuellement pour 2 ou 3 millions de francs de céréales. Pendant la période de la végétation, on met deux bêtes à cornes par trois hectares sur les pâturages des vallées. Les plateaux secs ne nourrissent que des moutons, au nombre de 3 à 4 par hectare. Les vaches donnent très peu de lait, de 3 à 4 litres par jour. Les femelles des buffles en donnent un peu plus, et leur lait est très estimé. Les bœufs pèsent de 300 à 375 kilogrammes, les vaches de 200 à 255. D’après M. Giordano, le nombre total des bêtes à cornes ne dépasse pas 60,000. — 450,000 moutons vivent sur environ 100,000 hectares de pâturages, et donnent un produit de 1,500,000 fr. en laine, et d’environ 400,000 francs pour les peaux. Les bois pourraient donner un grand revenu, car le combustible est cher à Rome, mais ils sont complètement abandonnés et ravagés par la dent des troupeaux. On voit quelques beaux pins parasols (pinus pinea) dans la pineta d’Ostie, et par-ci par-là quelques gros chênes, mais les taillis ne sont guère que des macchie, de grandes broussailles, dont le produit est presque nul.

Les ouvriers qui descendent des Apennins pour faire les travaux agricoles de l’agro romano sont relativement très peu payés. Les hommes d’élite ne touchent que 1 fr. 25 cent, ou 1 fr. 50 cent, par jour. Le foin se coupe à la tâche, au prix de 5 à 6 fr. par hectare. Pour couper le blé on paie de 12 à 15 fr. à l’hectare outre la nourriture ; c’est encore très peu, car le moissonneur ne dépouille que 16 ares par jour, faute d’employer la faux ou, ce qui vaudrait mieux encore, la faucille flamande avec le crochet.

La campagne romaine, quoique consacrée en grande partie au bétail, ne suffit pas à fournir Rome de viande. Il faut importer des bœufs de l’Ombrie et du Val di Chiana. La viande de bœuf se vend sur pied 1 fr. 20 cent. le kilo, et celle de vache 1 franc. Le lait est très cher à Rome, il coûte 45 cent. le litre. Un Jeune cheval sauvage de trois ans vaut de 350 à 400 francs.

Le fisc porte la valeur imposable de l’hectare à 220 francs en moyenne ; mais la valeur vénale est au moins triple. Le prix de location est de 20 à 30 francs. Il a doublé depuis quinze ans. Cet accroissement de la rente est un fait général en Europe : il provient en partie de la dépréciation du numéraire, en partie de l’augmentation générale de la richesse, qui rend la demande des produits du sol plus intense. On estime que le capital d’exploitation d’un mercanto di campagna occupant 2,000 hectares doit être d’environ 210,000 francs. M. Pareto publie un inventaire agricole complet dans tous ses détails.

Ces quelques chiffres suffisent pour donner une idée de la situation économique de la campagne romaine. C’est actuellement un désert, mais un désert très fertile, puisqu’il produit sans engrais jusqu’à 24 hectolitres à l’hectare, comme les meilleures terres de France et de Belgique, ou comme les terres noires de la Russie. Pour le convertir en un jardin d’une admirable fécondité, il suffirait de faire cesser ou de neutraliser les effets de la malaria. Voilà le grand et complexe problème sur lequel le gouvernement italien appelle l’attention des hommes spéciaux de tous les pays. En dehors de l’Italie, où les ingénieurs ont déjà notablement amélioré les conditions hygiéniques des maremmes toscanes, ce serait la Néerlande qui probablement fournirait le plus d’élémens de comparaison et d’exemples utiles à consulter, car elle aussi a des terrains fertiles, comme ceux des environs d’Ostie et de Castel-Fusano, exposés à la fièvre des polders. Je citerai un seul fait : grâce à une diète particulière, les ouvriers qui ont exécuté les travaux si malsains du dessèchement du lac de Harlem n’ont presque pas souffert de la fièvre.

Dans ses conclusions, M. Pareto avoue qu’il ne connaît aucun remède qui puisse faire disparaître le fléau à bref délai ; mais il compte qu’il cédera peu à peu aux lentes influences de cette vie plus active qui s’éveille en ce moment dans la capitale si longtemps endormie. L’état pourrait assécher les grandes lagunes, puis, après une étude approfondie du régime d’écoulement des eaux, édicter des règlemens sévères qui feraient disparaître de nombreux foyers d’insalubrité. La terre devrait aussi être arrachée aux liens de la mainmorte et des majorats. Actuellement, personne n’a un intérêt direct à exécuter des améliorations agricoles. Les fermiers, mercanti di campagna, ne pensent qu’à tirer du sol le plus qu’ils peuvent pendant la durée de leur bail de six à dix ans ; le sol serait à jamais stérilisé ensuite, qu’ils ne s’en inquiéteraient guère. Quant aux propriétaires, qui ne sont au fond que des usufruitiers, ils ne connaissent leurs domaines que par le revenu qu’ils en tirent. Ce revenu augmente en vertu d’une loi économique générale : ils n’en demandent pas davantage, et ils ne songent guère à consacrer à des améliorations un capital qu’ils ne sauraient comment employer. Il faut donc que ce soit le petit propriétaire qui, la bêche à la main, fasse pas à pas la conquête du désert meurtrier. On cite plusieurs exemples de colonisation qui ont réussi. Au XVIIe siècle, la Casa Pia di San-Spirito parvint à fixer quelques cultivateurs sur sa tenuta de Monte-Romano, et peu à peu il se forma un village d’environ 1,000 habitans. On cite encore les concessions emphytéotiques faites aux habitans de Zagarolo. M. Pareto ne croit pas aux bons effets du reboisement, parce que l’air est des plus malsains près des bois de pins d’Ostie et de Castel-Fusano ; mais ne peut-on pas s’attendre à ce qu’un reboisement complet et systématique des parties les plus humides réduirait notablement les émanations paludéennes ? On pourrait y employer une essence nouvelle dont on dit merveille, l’eucalyptus globulus. Cet arbre pousse avec une rapidité prodigieuse. Dans les magnifiques jardins du roi dom Ferdinand à Cintra, en Portugal, j’en ai vu qui avaient grandi de 4 à 5 mètres par année. L’eucalyptus se contente d’un sol très sec ; mais on prétend qu’il assèche les terrains humides d’une façon étonnante, et on ajoute qu’il dégage des émanations fébrifuges très salutaires[3].

En résumé, quoi qu’on fasse, je pense qu’il faudra plus de temps pour conquérir la campagne romaine à la culture qu’il n’en a fallu pour faire l’Italie. Longtemps encore l’artiste pourra reproduire sur sa toile ces grands et mornes horizons sur lesquels se découpe la silhouette imposante des aqueducs en ruine, et ce n’est pas de sitôt que le buffle des marais et le cheval sauvage auront fait place aux villas des citadins et aux jardins des maraîchers. La malaria se défendra plus longtemps que le pouvoir temporel. En attendant il y a là pour les hommes instruits et entreprenans un champ d’études et d’expériences où l’on peut recueillir, outre des avantages matériels, la reconnaissance de l’Italie et l’estime du monde entier, à qui rien de ce qui concerne Rome ne peut être indifférent.


EMILE DE LAVELEYE.

Traité du crédit foncier, suivi d’un Traité du crédit agricole et du crédit foncier colonial, par M. J.-B. Josseau ; 2e édition.


M. Josseau vient de publier une nouvelle édition de son Traité sur le Crédit foncier : c’est un manuel à l’usage des propriétaires qui auraient besoin de recourir à l’emprunt à long terme ; il est destiné aussi aux jurisconsultes et aux hommes d’affaires, qui y trouveront une explication théorique et pratique de la législation spéciale. Cette édition a été enrichie de beaucoup de documens nouveaux, et, comme elle vient après une expérience déjà assez longue de l’institution qu’elle veut faire connaître, la théorie s’y trouve appuyée sur des faits. En tête du livre, il y a une introduction qui explique les difficultés qu’a rencontrées le Crédit foncier à l’origine, et la manière dont il est parvenu à en triompher. Il a eu à lutter d’abord contre beaucoup de préventions. On contestait le mérite du principe sur lequel il repose, celui de l’emprunt à long terme remboursable par annuités ; on disait que ce système ne réussirait pas en France, qu’on n’aimerait pas à garder sa propriété grevée pendant cinquante ans, — c’est le terme ordinaire des prêts du Crédit foncier, — qu’à cause des incertitudes de l’avenir on ne serait pas sûr de pouvoir toujours payer l’annuité à l’échéance. En outre on se défierait d’un établissement public qui, pour faire ses avances, serait obligé en quelque sorte de se livrer à une enquête sur la situation de ceux qui s’adresseraient à lui. Beaucoup de propriétaires, pensait-on, plutôt que de se soumettre à cette enquête, préféreront subir des conditions plus dures en continuant à emprunter chez leurs notaires. Telles étaient les objections que rencontrait le Crédit foncier à l’origine. Ajoutez à cela qu’il y a toujours dans notre pays une certaine résistance contre les innovations les plus utiles, même lorsqu’elles ont réussi ailleurs. Nous faisons volontiers des révolutions pour bouleverser tout du jour au lendemain, mais nous reculons devant les réformes qui pourraient améliorer sans détruire. Néanmoins, grâce à l’appui du gouvernement et à la persévérance des hommes qui s’étaient mis à la tête de l’œuvre, le Crédit foncier triompha de ces difficultés, et finit par prendre rang au milieu des institutions les plus avantageuses à la nation.

Il fut quelque temps aussi à trouver sa voie. On avait d’abord décidé qu’il prêterait à un intérêt fixe, à 5 pour 100 en dehors de la commission et de l’amortissement. Comme ce taux ne s’accordait pas toujours avec celui du marché, et que la nouvelle institution ne pouvait prêter qu’en empruntant, il en résultait que le mécanisme cessait de fonctionner aussitôt que le prix de l’argent dépassait un certain niveau. Ce règlement fut aboli un peu plus tard ; le Crédit foncier put prêter aux conditions ordinaires du marché et élever l’intérêt selon le prix de l’argent mais toutes les difficultés n’étaient pas encore surmontées. D’abord il était fâcheux que le chiffre de l’annuité restât incertain et variable, cela pouvait éloigner un grand nombre d’emprunteurs, qui n’aiment pas l’inconnu ; puis le Crédit foncier lui-même n’était pas sûr de réaliser toujours les sommes dont il aurait besoin. Comment d’ailleurs en prévoir d’avance la quotité, et que ferait-on de l’argent en attendant que les demandes de prêts se produisissent ? C’étaient de nouveaux embarras qui paralysaient l’essor de l’entreprise ; elle ne sortit de toutes ces difficultés que le jour où elle fut autorisée, à l’exemple des sociétés allemandes, à prêter en lettres de gage ou obligations que d’emprunteur négocierait à ses risques et périls. Ce jour-là, elle avait trouvé sa voie et son crédit devint inépuisable. Cette autorisation lui fut accordée par décret en date du 24 juin 1856. « Le prêt en lettres de gage, dit justement M. Josseau, c’est le crédit foncier dans son vrai caractère, dans sa propre nature. Le jour où l’emprunteur peut accepter indifféremment ou du numéraire, ou une obligation qui lui procure ce dont il a besoin, le signe représentatif de ila propriété immobilière est trouvé. La lettre de gage est à l’immeuble ce que le billet de commerce est à la marchandise, le crédit réel existe dans toute sa puissance. »

Le Crédit foncier se chargea souvent lui-même de la négociation des titres qu’il émettait à l’emprunteur, il lui fit aussi des avances avec les fonds qu’il avait en comptes-courans, et obtint de la Banque de France qu’elle en ferait également. A partir de ce moment, les progrès furent considérables, et on put croire à la vérité de ce que nous disait à l’origine du Crédit foncier un homme fort éclairé qui avait contribué à l’établir et qui en est encore l’administrateur, M. Bartholony : « c’est un gland qui deviendra un Chêne. » Le gland mit quelque temps à germer, mais le chêne est enfin apparu. Au commencement de l’année 1870, la société nouvelle avait réalisé pour 1 milliard 192 millions de prêts hypothécaires et pour 711 millions de prêts communaux, en tout 1 milliard 903 millions. C’est peu encore par rapport au chiffre de la dette hypothécaire, qui passait pour être dès 1852 de plus de 8 milliards ; mais c’est beaucoup eu égard à la durée de la société, qui n’a que vingt années d’existence : elle a déjà obtenu des résultats supérieurs à ceux des sociétés allemandes, dont l’origine remonte pour la plupart à plus d’tan siècle. Cela prouve au moins que, si nous avons quelque peine à nous résoudre aux innovations, nous les faisons progresser plus vite qu’ailleurs lorsque nous les avons une fois acceptées. Le mérite de ce succès rapide revient d’abord aux fondateurs du Crédit foncier, à M. Wolowski, qui en a été le premier directeur, à M. Josseau, qui en a élaboré les statuts, enfin à l’initiative intelligente de M. Fremy, le gouverneur actuel.

On a beaucoup reproché à cet établissement d’avoir favorisé les prêts urbains au détriment des prêts ruraux, et d’avoir trop aidé surtout aux dépenses somptuaires de la transformation de la capitale. Ces reproches ne sont pas sans fondement. Il est sûr que la société nouvelle, trouvant une source de bénéfices facile et très féconde dans les prêts qu’elle faisait aux entrepreneurs de constructions à Paris, ne se préoccupait pas beaucoup d’étendre ses opérations au dehors et particulièrement dans les campagnes. Cependant il faut dire, pour être juste, que la tâche n’était pas aisée. Il y avait d’abord une grande répugnance de la part des gens de la campagne à s’adresser au Crédit foncier ; ensuite la propriété n’était pas toujours constituée de façon à présenter les garanties nécessaires. Il fallait vaincre cette répugnance, et obtenir que la propriété fût mieux établie. En attendant, le Crédit foncier commença ses opérations là où elles étaient possibles ; ses premiers succès ont eu au moins cet avantage qu’ils ont contribué à le faire connaître, à populariser ses titres, et aujourd’hui il est en mesure de prêter son assistance à quiconque la lui demandera sur tous les points du territoire. Il s’est mis pour cela en rapport avec les receveurs-généraux et les notaires ; il n’est personne, dans le moindre village, qui, au moyen de ces intermédiaires, ne puisse avoir accès jusqu’à lui. Il n’a plus qu’un obstacle contre lequel il lui faille lutter sans cesse, c’est l’envie. Au début, on doutait du succès ; aujourd’hui on est jaloux de la prospérité. Ah ! c’est une bien terrible maladie à laquelle sont en proie les sociétés démocratiques. Aussitôt qu’une chose réussit et donne des bénéfices, on oublie qu’il y a eu des risques à courir, que ceux qui y ont engagé leurs capitaux pouvaient les perdre, et que, s’ils les avaient perdus, l’entreprise elle-même, avec les avantages que le public en retire, n’existerait pas. On n’a plus qu’une préoccupation, c’est de la ruiner. C’est avec ce sentiment qu’on attaque aujourd’hui nos grandes compagnies des chemins de fer, qu’on voudrait leur susciter à tout prix des concurrences. On se récrie de même contre la Banque de France, et ces attaques prennent une vivacité toute particulière lorsque les bénéfices à répartir proviennent d’un monopole. Il semble alors que les droits du public soient complètement sacrifiés. On ne se dit pas que, dans une société bien organisée, il y a des monopoles nécessaires dont tout le monde profite. Nous l’avons démontré ici même plus d’une fois à propos de la Banque de France, et qui oserait soutenir aussi, en ce qui concerne le Crédit foncier, qu’il y aurait aujourd’hui en circulation 1 milliard 800 millions de lettres de gage parfaitement acceptées du public, si elles étaient émanées de divers établissemens, de ce qu’on appelle la libre concurrence ? Évidemment, s’il n’y avait pas eu en France un établissement unique pour émettre des lettres de gage, comme. il y a une seule banque pour créer des billets au porteur, notre crédit, sous ses diverses formes, ne serait pas après nos désastres ce qu’il est en ce moment. Obligations de chemins de fer, lettres de gage, billets au porteur, tous ces titres doivent la faveur dont ils jouissent aux monopoles dont ils dérivent.


VICTOR BONNET.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.

  1. Dans une publication récente, M. le comte Leonetto Cipriani, sénateur du royaume, propose d’exproprier toute la campagne romaine et les Marais-Pontins, et de concéder ce territoire à une compagnie puissante, qui ferait tous les travaux d’amélioration indiqués par la science. Le comte Cipriani pense que la culture de la betterave et la fabrication du sucre donneraient des résultats magnifiques.
  2. Voyez Cenni sulle condizioni fisico-economiche di Roma e suo territorio, per l’ispettore F. Giordano.
  3. La rapidité de la croissance de l’eucalyptus est vraiment prodigieuse. M. A. Lucy, ancien vice-président de la Société centrale d’horticulture de France, nous communique le fait suivant. Un eucalyptus semé à Hyères en 1850 avait, en 1871, 20 mètres de hauteur, 2m,20 de circonférence à 40 centimètres du sol, et ln,41 à 5n,80 du sol. — Autre exemple non moins extraordinaire : M. Hegulus Carlotti, secrétaire de la Société d’agriculture d’Ajavcio, a planté en Corse en 1865 et en 1866, dans les terrains du pénitencier de Castelluccio, quelques pieds d’eucalyptus qui mesurent aujourd’hui de 1m,25 à 1m,50 de circonférence. — M. P. Ramel, revenu en Europe après un long séjour en Australie, a consacré tous ses efforts à doter l’Algérie de cet arbre merveilleux, dont il avait pu apprécier la valeur dans la colonie anglaise. Aujourd’hui de nombreuses plantations d’eucalyptus prospèrent en Algérie. Dans un rapport lu à la Société centrale d’agriculture d’Alger, M. Trottier estime qu’après huit ans les plants d’eucalyptus, pouvant servir à faire des traverses de chemin de fer, produiraient 6,000 francs à l’hectare. M. le docteur Gimbert, de Cannes, dans une brochure intitulée l’Eucalyptus globulus, son importance on agriculture, en hygiène et en médecine, décrit les effets salutaires des émanations résineuses de cet arbre, qui appartient à la famille des myrtacées. On affirme qu’en Australie les plantations d’eucalyptus mettent fin aux fièvres paludéennes. La puissance d’absorption des feuilles et des racines de l’eucalyptus est aussi phénoménale que sa croissance et en est évidemment la cause. Voici une expérience faite par M. Trottier. « Le 20 juillet 1868, à six heures du matin, nous avons placé une branche d’eucalyptus dans un vase rempli d’eau ; à six heures du soir, la branche, qui le matin pesait 800 grammes, en pesait 825, et l’eau du vase avait perdu 2 kilogr. 600 grammes. » L’eucalyptus ne peut croître que dans la zone de l’oranger, car il ne supporte pas plus de 4 à 5 degrés au-dessous de zéro. Il faut le planter aussi tôt que la graine a germé, ou mieux encore le multiplier de semis sur place, parce que dès les premiers jours il pousse en terre un pivot d’une longueur démesurée, et si ce pivot est entamé lors de la transplantation, le jeune plant ne se développe pas bien. La campagne romaine, avec son sol fertile et humide et son chaud climat, conviendrait probablement à l’eucalyptus, qui comme bois de construction donnerait un revenu considérable. C’est évidemment une expérience à tenter, mais avec tous les soins voulus pour en assurer le succès.