Chronique de la quinzaine - 31 mars 1872

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Chronique n° 959
31 mars 1872


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 mars 1872.

Assurément, à n’observer que l’apparence des choses, la situation de la France, telle qu’elle existe à l’heure présente, n’a rien qui puisse inquiéter ou décourager la confiance, surtout après tant d’épreuves cruelles qui ont passé sur nous comme un ouragan de feu, après toutes ces crises extérieures et intérieures qui semblaient mortelles et que nous avons pu traverser sans périr. Depuis quelques semaines, il y a plutôt dans les esprits une sorte d’apaisement qu’on expliquera comme on voudra, par la lassitude ou par une inspiration de patriotisme et de raison. Le pays, quant à lui, est certainement calme, il n’a d’autre désir que la paix, la paix bienfaisante et réparatrice, pour panser ses blessures, pour reprendre cette vie de sécurité et de travail où les nations malades retrouvent la santé. Les partis eux-mêmes, toujours incorrigibles, mais impuissans, selon le mot récent de M. Thiers, les partis semblent subir cette influence calmante, et s’être donné le mot d’ordre d’éviter les grands conflits, les violences sans dignité, les tumultes stériles. On ne désarme pas, cela est bien clair, on n’abdique ni ses préférences ni ses espérances, on comprend seulement que l’heure n’est pas propice aux agitations, aux solutions décisives, et, tant bien que mal, on revient à cette trêve dont on ne sent jamais mieux l’efficacité que lorsqu’on a essayé un instant de la rompre. Le gouvernement est visiblement fort tranquille et sans aucune préoccupation, puisqu’il n’a pas même éprouvé jusqu’ici le besoin de se compléter, puisqu’il n’y a point encore un ministre des finances définitif. Le gouvernement, dit-on, se promet de nous faire une petite visite, et veut venir renouer connaissance avec la ville de Paris pendant l’interrègne parlementaire qui commence aujourd’hui. L’assemblée de son côté en effet prend des vacances de trois semaines. Elle a donné congé aux grosses affaires, aux propositions brûlantes, aux questions d’impôts aussi bien qu’à cette question des pétitions romaines dont on faisait un fantôme menaçant pour nos relations avec l’Italie. Elle a passé ses dernières séances à voter sans s’arrêter le budget de l’année courante, ajournant un examen plus attentif de notre situation financière, ajustant pour le moment les recettes et les dépenses avec des expédiens, par un emprunt à la dette flottante ou à d’autres ressources extraordinaires. L’assemblée est partie sans laisser derrière elle aucun danger prochain, emportant au contraire les paroles les plus rassurantes de M. le président de la république pour l’ordre intérieur et pour la paix extérieure, de sorte que tout est pour le mieux, tout suit son cours naturel sans bruit et sans trouble inquiétant.

C’est déjà beaucoup sans doute qu’il en soit ainsi, qu’une situation chargée du poids de tant de catastrophes, menacée de tant de côtés, ait pu être ramenée à des conditions presque naturelles, que la patience et le temps peuvent améliorer encore. Oui, tout cela ressemble assez à une certaine régularité renaissante, à une certaine sécurité relative dont rien ne peut mieux donner l’idée que la brillante et significative allocution par laquelle M. le président de la république vient de souhaiter un bon voyage et un prompt retour à nos représentans, pressés de se disperser. Il y a seulement un certain nombre de questions qui viennent aussitôt à l’esprit. Dans quelle mesure la réalité répond-elle à ces rassurantes apparences ? Quelle est la signification véritable de cet apaisement qui se fait sentir un peu partout ? Dans cette session de quatre mois, dont on éprouve le besoin de se reposer, et qui est coupée aujourd’hui par une nouvelle interruption des travaux parlementaires, quels progrès décisifs a faits l’œuvre de la réorganisation nationale ? Par quels actes un peu marquans, d’un ordre supérieur, l’assemblée et le gouvernement ont-ils attesté leur initiative dans la politique, dans l’administration, dans les finances ? Jusqu’à quel point même s’est-on rapproché, non pas de ce régime définitif qui est la chimère obstinée de certains esprits, mais de cette fixité sérieuse de conduite qui tient à une situation dégagée de toute obscurité, à des rapports simples, naturels et aisés entre les pouvoirs publics, qui a pour conséquence la suite dans les desseins, une certaine vigueur soutenue dans l’action ? Et quand on se pose ces questions, malgré soi on en vient bientôt à se dire que, s’il n’y a aucun motif d’inquiétude immédiate, il n’y a non plus aucune illusion à se faire, que cet apaisement est peut-être bien tout simplement le résultat d’une certaine fatigue universelle, de la neutralisation de toutes les forces, — que ce qu’on appelle la marche régulière des choses ressemble parfois étrangement à un retour aux vieilles habitudes, aux vieilles routines.

On se dit que, si le gouvernement a une autorité incontestée qu’il doit surtout à l’expérience, à l’habileté de son chef, il se résume peut-être trop quelquefois dans cet illustre chef, il n’a pas la force d’ensemble, l’unité d’action qu’il devrait avoir, — que, si l’assemblée a une bonne volonté inépuisable, elle a encore plus d’incohérence, que toutes ces choses qui sont une évidente faiblesse ne semblent pas en train de s’améliorer, et qu’en fin de compte dans cette session de quatre mois on n’a pas fait certainement tout ce qu’on aurait pu et tout ce qu’on aurait dû faire. C’est là malheureusement la vérité. Depuis quatre mois, on a vécu, on n’a pas réalisé de progrès sensibles ; on s’est laissé aller à bien des querelles irritantes, on s’est perdu dans bien des détails, on a touché à une multitude de choses sans résoudre aucune question sérieuse, aucune de ces questions qui nous pressent impérieusement, — et on s’est consolé de ce qu’on ne faisait pas en multipliant les propositions ou les diversions à propos de tout, en discutant et en pérorant sur tout, en se livrant plus que jamais à cet esprit de critique et de fronde qui est peut-être le mal contemporain le plus caractérisé, qui est un dissolvant dans l’ordre politique comme dans l’ordre moral, et qui assurément, à l’heure où nous sommes, ne peut ni réparer le passé ni préparer l’avenir.

Oui, l’esprit critique, c’est notre mal, non pas, bien entendu, cet esprit critique qui voit de haut et procède d’un sentiment supérieur des choses, qui a pour objet de défendre le vrai, le juste et le beau dans la politique comme dans les arts, de redresser les notions fausses, de maintenir ou de rétablir l’ordre dans le domaine des intelligences. Celui-là manque précisément plus que jamais, il nous fait défaut à l’heure où il nous serait le plus utile. Il y a malheureusement un autre esprit critique qui est fort différent, qui consiste à tout fronder, à tout dénigrer, à jeter le désordre dans les débats les plus sérieux par l’invasion de toutes les fantaisies personnelles, de toutes les excentricités, de toutes les vanités bruyantes et prétentieuses. Cela nous rappelle ce temps du siège où se déployaient de si prodigieuses merveilles de stratégie, où chacun avait son plan de campagne pour percer les lignes prussiennes, et où c’était évidemment une trahison calculée des généraux de ne pas vouloir suivre ce plan sauveur. Il en est de même dans la politique ; c’est l’épanouissement de ce que les médecins appelleraient la manie raisonneuse, d’une passion sans limite de contradiction et de contestation. La politique, il est vrai, n’est point une chose si simple ; elle embrasse une multitude d’intérêts qu’il ne serait peut-être pas inutile de connaître avant d’en parler ; mais qu’à cela ne tienne. On serait obligé de faire un apprentissage pour exercer la profession la plus ordinaire ; quant à la politique, il est bien entendu que tout le monde la sait sans l’avoir étudiée. Il suffit pour cela d’avoir lu quelques journaux, d’avoir abreuvé son esprit dans ce courant de banalités et d’idées vulgaires qu’on appelle les polémiques quotidiennes. Et les meilleurs n’échappent pas quelquefois à ce triste esprit de critique et de fronde qui produit ce que M. Thiers appelait justement un jour l’anarchie intellectuelle. On s’accoutume à controverser sur tout, sur la diplomatie, sur l’administration, sur les finances, non plus pour arrivera une solution, mais par une sorte de dilettantisme intempérant. Et sait-on ce qui en résulte ? On se perd dans cette confusion des langues. Le nerf de l’action s’émousse chez les hommes, même chez ceux qui prennent part au gouvernement, le sens des choses supérieures et des choses pratiques s’altère. On finit par se persuader que discuter c’est agir, et il arrive alors ce que laissait récemment entrevoir un publiciste étranger d’un talent brillant et qui a été toujours sympathique pour la France, M. Ruggiero Bonghi : « on croirait, disait-il, que chez beaucoup d’hommes politiques français et dans beaucoup de journaux le sentiment de la responsabilité manque… » Oui, l’atténuation du sentiment de la responsabilité par l’abus de l’esprit de critique, qui se confond trop souvent avec l’esprit de parti, voilà le mal. Voilà ce qui fait que notre politique va s’égarer dans des détails subalternes, dans des querelles irritantes ou inutiles, lorsqu’elle devrait secouer cette atmosphère énervante, et n’avoir qu’un but fixe, la réorganisation du pays par une action incessante et infatigable. Qu’on ne craigne rien, les criailleries se tairont, et la paix dont on se flatte aujourd’hui sera bien plus réelle, lorsque les actes répondant aux grandes nécessités du moment se succéderont.

M. Thiers, dans le dernier discours qu’il vient de prononcer, a caractérisé supérieurement deux de ces grandes nécessités, la réorganisation de nos finances et la réorganisation de notre armée. Il est bien évident en effet que ces deux questions, sans être les seules, sont les plus pressantes, puisque de là dépendent la libération du territoire et le crédit, l’autorité de notre pays. Tant qu’on n’aura pas réglé notre situation financière, tant qu’on n’aura pas mis le budget en état de supporter les charges qui pèsent sur nous, on restera forcément dans des conditions incertaines. Sans doute, on a créé des ressources, on a voté des impôts nouveaux pour plus de 400 millions ; mais cela ne suffit pas, on ne le sait que trop : il reste à compléter cet accablant budget des contributions nouvelles. Comment y arrivera-t-on ? M. Thiers tient toujours visiblement à son impôt sur les matières premières, quoiqu’il semble disposé désormais à n’en plus faire une question de gouvernement. M. le président de la république se trompe peut-être, non-seulement parce qu’il s’expose à jeter le trouble dans les intérêts économiques, mais encore parce que l’impôt ne peut pas produire immédiatement tout ce qu’il en attend, parce que nous sommes liés par des traités de commerce dont la dénonciation peut être jusqu’à un certain point une épreuve pour nos rapports avec les autres pays. En fin de compte, c’est pourtant un système, et en dégageant la situation de toute perspective de conflit à ce sujet, M. Thiers s’est habilement placé sur le plus solide terrain. Il peut désormais dire aux commissions financières de l’assemblée que, si elles persistent à repousser l’impôt sur les matières premières, elles doivent proposer leurs vues et leurs combinaisons. Que propose-t-on ? Depuis près de trois mois, on examine et on discute, on doit bien être arrivé à quelque résultat. C’était là évidemment le plus pressé. En abordant la situation par les grands côtés, on aurait évité deux choses : la première, c’est d’être obligé de voter pour 1872 un budget qui ne s’équilibre que par un expédient ; la seconde, c’est de laisser dégénérer les dernières discussions financières en une sorte de chasse assez médiocre aux petites économies. L’esprit d’économie est certainement un bon conseiller, et il est plus que jamais de circonstance. Il ne faut pas croire cependant qu’on ira bien loin en abolissant quelque emploi obscur ou en supprimant la subvention des théâtres lyriques, comme on l’a proposé. Si malheureuse que soit la France, elle n’est point encore assez dénuée pour renoncer par pénitence à ce qui a fait son éclat, pour fermer un théâtre où a brillé dans sa splendeur l’art musical européen. Il ne nous restera plus, pour devenir tout à fait économes et utilitaires, qu’à planter des légumes dans le jardin des Tuileries. — M. Boulé a plaidé avec une vive et séduisante éloquence qui a enlevé le succès la cause de ces théâtres lyriques qui, au premier abord, n’apparaissent que comme un lieu de distraction frivole, et qui en réalité ont leur part dans l’attraction que la France a toujours exercée sur le monde. Mieux valait assurément ne pas perdre une séance à marchander une subvention qui ne ruinera pas, la France, et aborder de suite les grandes combinaisons qui peuvent fonder et garantir notre situation financière ; or c’est là ce qui reste à réaliser.

Qu’a-t-on fait d’un autre côté pour la réorganisation de nos forces militaires ? On a discuté beaucoup et on discute encore sur l’armée au moins autant que sur les finances. M. Thiers, quant à lui, ne cache pas que c’est là sa première préoccupation, qu’il travaille à refaire notre armée, non dans une préméditation de guerre qui serait bien peu conforme à notre condition présente, mais simplement pour que la France, appuyée sur une armée digne d’elle, retrouve sa juste autorité dans les affaires du monde. Seulement M. le président de la république ne peut se servir que des élémens qu’il a sous la main de la loi qui existe. Il trouve peut-être cette loi suffisante ; ici pourtant il se heurte au sentiment public réclamant une loi nouvelle qui embrasse la nation tout entière, qui soumette tous les Français à l’obligation du service personnel. Ce n’est pas seulement un intérêt militaire, c’est un intérêt social, un intérêt de patriotisme et de discipline universelle. M. de Chasseloup-Laubat, comme organe de la commission militaire de l’assemblée, vient de publier un remarquable rapport à l’appui de la loi nouvelle qui est présentée. Que l’assemblée s’attache à des mesures de cet ordre, elle se grandira à ses propres yeux comme aux yeux du pays ; elle perdra le goût des conflits intéressés de partis, des querelles tumultueuses, et les hommes publics eux-mêmes, détournés des vaines excitations pour s’occuper d’œuvres plus sérieuses, ne tomberont pas dans le piège où est tombé le général Trochu en faisant un procès où il est réduit à prouver qu’il est un honnête homme, qu’il n’a pas trahi l’empire au 4 septembre, qu’il n’a pas trahi la ville de Paris, dont il était le défenseur ! Voilà bien un des triomphes de l’esprit de polémique et de dénigrement.

C’est notre fatalité, c’est notre tourment de nous sentir sous l’inexorable poids des catastrophes qui ont découronné la France de son prestige, qui l’ont atteinte dans son influence, dans son intégrité, et de ne pouvoir supporter sans révolte ce malaise des grands vaincus du destin. De là cette sorte d’émulation fébrile à scruter les causes de si cruels désastres, à poursuivre la responsabilité des hommes et des gouvernemens sous toutes les formes de l’incapacité ou de la trahison. De là ce travail universel d’enquête, de divulgation, qui a sans doute son utilité et sa moralité tant qu’il n’a d’autre objet que de rechercher comment la fortune de la France a pu être si promptement dissipée, mais qui dégénère aussi trop souvent en récriminations intéressées, en apologies personnelles ou en prétentieuses banalités. Nous le voyons se dérouler depuis un an dans les livres, dans les brochures, dans les enquêtes et dans les débats de justice, ce douloureux procès de nos malheurs où les témoignages succèdent aux témoignages, où reparaissent incessamment les plus pénibles, les plus poignans épisodes de notre histoire depuis les premiers jours du mois de juillet 1870. Des causes générales, venant de loin, il y en a certainement, et il y a aussi la part, l’incontestable part des gouvernemens et des hommes qui n’ont su ni voir les événemens ni être à la hauteur du rôle que ces événemens leur faisaient. On aura beau faire, on aura beau répéter devant la cour d’assises ou dans les journaux que le général Trochu ne s’est pas fait tuer sur les marches des Tuileries pour défendre l’impératrice le 4 septembre 1870, ou qu’il n’a pas été vainqueur à Buzenval le 19 janvier 1871, que M. Jules Favre, le négociateur des inévitables humiliations qui ont suivi, n’est qu’un médiocre diplomate, est-ce que cela supprime Sedan et tout ce qui a préparé Sedan ? Est-ce que cela peut absoudre l’empire d’avoir précipité la France dans la plus effroyable lutte sans la moindre prévoyance, avec une sorte d’étourderie fiévreuse que l’ancien ministre des affaires étrangères, M. le duc de Gramont, ne réussit point à pallier dans son livre sur la France et la Prusse avant la guerre ?.

Ce qu’il y a de plus manifeste dans les explications de M. de Gramont, c’est le désarroi universel des esprits à ce moment suprême, c’est le décousu de cette négociation qui court les chemins avec la vélocité du fil électrique, et qu’on livre dès la première heure à toutes les mobilités des passions populaires. Que veut prouver l’ancien ministre des affaires étrangères dans ce livre presque naïf qui n’est qu’une impuissante tentative de réhabilitation et un triste aveu d’imprévoyance ? Il prouve, si l’on veut, qu’il a été joué par la diplomatie prussienne, que le gouvernement impérial était de bonne foi et ne voulait que la paix, que M. de Bismarck seul voulait la guerre parce que seul il y était intéressé, parce qu’il ne pouvait enchaîner les états du sud et faire l’empire allemand que par la guerre avec la France ; il prouve de son mieux que le chancelier de Berlin, après s’être préparé depuis longtemps de son côté, a mis au dernier moment toute son habileté et la dextérité la plus audacieuse à nous laisser l’apparence de la provocation. Nous le voulons bien, et après ?

Si M. de Bismarck a joué notre diplomatie, c’était au gouvernement de l’empereur, il nous semble, de ne pas se laisser jouer. Commencer par être dupe pour finir par être battu, c’est un peu trop. Si la politique prussienne était intéressée à brusquer la situation par la guerre, si on le savait, comme on l’assure, c’était à ceux qui étaient chargés de nos affaires de voir que par cela même notre intérêt devait être de ne point nous prêter à ce jeu ; c’était à eux d’opposer le sang-froid à la ruse, de ne pas tomber dans ce piège grossier. Pourquoi dès lors se hâter de livrer à un public impressionnable et ardent cette déclaration du 6 juillet qui compromettait tout, qui plaçait désormais le gouvernement français dans l’alternative de paraître reculer, s’il se contentait d’une modeste satisfaction, ou de se jeter tête baissée dans une lutte préparée par une intrigue, appelée, dit-on, par nos adversaires ? Pourquoi ne point assurer immédiatement à notre cause l’appui de l’Europe, liée par une sorte de politique traditionnelle dans toutes ces questions de candidatures monarchiques ? Si enfin, comme le dit M. de Gramont et comme cela n’est que trop évident, la candidature du prince de Hohenzollern n’était qu’un prétexte, si la guerre était inévitable et devait sortir invinciblement de la situation créée en 1866, qui donc était le coupable de cette situation ?

Puisqu’on se sentait en face d’une éventualité redoutable qu’on avait créée de ses propres mains, la plus simple prévoyance faisait au moins un devoir d’être prêt à tout. L’était-on ? Là-dessus l’ancien ministre des affaires étrangères est vraiment naïf : ce n’était point son affaire. Il reproche presque à M. Thiers de n’avoir point dévoilé au gouvernement que la France n’était point prête. En cela même, il se trompe ; M. Thiers l’avait dit déjà dans une conférence particulière à plusieurs des ministres avant la déclaration de guerre, il ne pouvait pas le dire à haute voix au moment où déjà on marchait au combat. Hélas ! non, la France n’était pas prête militairement, on ne le sait que trop. Était-elle mieux préparée diplomatiquement ? Ici M. le duc de Gramont se retranche dans une grande réserve, il ne dit rien, il laisse tout croire, il permet de supposer qu’il y avait « des combinaisons imaginées, des traités offerts et négociés, des rapprochemens prévus, » et il assure que le secret de la diplomatie impériale est dans des papiers mis en sûreté deux jours avant le 4 septembre. Où sont-ils ces papiers ? Ils ont eu, à ce qu’il paraît, une odyssée assez singulière, ils ne sont plus perdus comme on le craignait, et on saura peut-être un jour le grand secret. Jusque-là le plus clair de cette étrange et triste histoire, c’est que, si on avait fait quelques pas dans la voie des combinaisons diplomatiques, on n’était pas allé bien loin, et qu’au lieu de nouer des alliances pour mieux préparer les victoires, on comptait avant tout sur des victoires pour attirer les alliances. On allait au hasard, croyant à sa propre force, se fiant encore à la vieille fortune de la France sans s’apercevoir que depuis longtemps on faisait tout ce qu’il fallait pour épuiser cette fortune par les inconséquences et les incohérences d’une politique qui a laissé le pays en face de l’invasion et du démembrement.

Voilà la situation cruelle où l’empire a précipité la France en quelques semaines, on pourrait dire en quelques heures, et ici s’ouvre cette seconde période de la guerre dont M. Jules Favre dévoile les péripéties diplomatiques dans le second volume de son ouvrage sur le gouvernement de la défense nationale, dont le général d’Aurolle, le général Martin des Pallières, le général Vinoy, racontent la partie militaire dans tous ces livres qui se succèdent sur la première armée de la Loire, sur Orléans, sur le siège de Paris. C’est un inventaire complet de nos fautes et de nos misères. On avait sans doute une excuse, on héritait d’une situation désastreuse, et on a fait ce qu’on a pu pour réparer ce qui était peut-être irréparable. Il n’est pas moins vrai qu’il n’y a point de quoi se vanter, et que dans cette seconde période de la guerre on retrouve encore les infatuations, les illusions de la première heure, le désordre dans l’action et dans le conseil, tout ce qui devait achever et aggraver nos défaites. Rien ne le prouve plus clairement que tous ces livres des chefs de nos armées de province.

Que serait il arrivé à un moment donné, lorsqu’on avait réussi à reprendre Orléans à la suite de ce combat heureux de Coulmiers qui mettait en fureur le prince Frédéric-Charles, que serait-il arrivé si on eût un peu plus écouté les généraux, si on leur avait laissé le soin de conduire leurs soldats, de diriger leurs opérations ? La vérité est qu’ils n’ont qu’une ombre de commandement. Ils veulent se concentrer, on étend démesurément leurs lignes d’opération. Ils sont d’avis qu’il faut attendre l’ennemi dans des positions de défense soigneusement fortifiées, on les jette dans une offensive périlleuse avec des corps disjoints, séparés par plusieurs marches. De Tours, on dirige une partie de l’armée lancée à l’extrémité de la ligne pendant que le reste est écrasé à l’autre extrémité. Tant qu’on croit encore au succès, on se vante de tout conduire, on se complaît dans sa stratégie. Dès que la défaite commence, en plein combat, on se hâte de rejeter le commandement universel sur le général d’Aurelle, et on lui dit gravement de se concentrer lorsque la ligne est déjà percée. Le jour où la vérité foudroyante et douloureuse éclate définitivement, et où il ne reste plus qu’à quitter Orléans au plus vite, oh ! alors, ce sont les généraux qui ont tout fait, qui ont tout perdu. M. Gambetta seul triomphe avec son lieutenant, M. de Freycinet ! Que pouvaient-ils cependant, ces chefs militaires, dans la situation où on les plaçait ? On ne les consultait même pas, on se défiait de leurs conseils, on leur imposait des combinaisons qu’ils pouvaient à peine discuter, si bien que dans une conférence, au moment le plus décisif, le général Chanzy s’écriait : « Puisque ce sont des ordres, il n’y avait qu’à les envoyer par la poste, ce n’était pas la peine de nous réunir. » Ils ne pouvaient rien par eux-mêmes, ils ont fait leur devoir en soldats, ils ont été battus, et aujourd’hui ils se défendent en montrant le coupable.

Le malheur de M. Gambetta a été de se prendre pour ce qu’il n’était pas, de vouloir tout faire, tout diriger, et on voit bien aujourd’hui pourquoi il agissait ainsi : c’est qu’il était entraîné par une passion de parti. Que le bouillant dictateur de Tours et de Bordeaux ait en certains momens animé la défense de son feu patriotique, nous le voulons bien ; mais, on n’en peut plus douter à la lecture des dépêches que M. Jules Favre divulgue dans son livre, ce qui le préoccupait avant tout, c’était l’idée de faire triompher la république. S’il tenait obstinément pour la lutte à outrance, s’il voulait à tout prix poursuivre une victoire qui fuyait sans cesse, c’est qu’il voyait dans cette victoire la garantie de la fondation définitive de la république. S’il ne voulait ni d’un armistice ni des élections, c’est qu’il craignait qu’une trêve ne tournât contre la république. Des élections qui auraient été combinées de façon à être exclusivement républicaines, celles-là il les aurait acceptées, il n’en voulait pas d’autres. Lorsque vers la fin de décembre il pressait M. Jules Favre de sortir de Paris pour aller à la conférence de Londres, où l’on devait s’occuper de la Mer-Noire et de la révision du traité de 1856, quelle était sa pensée ? Il ne s’en cache pas, il le dit nettement. « La première raison, c’est qu’une fois sorti de la capitale, et prêt à vous asseoir au milieu des représentans de l’Europe qui vous attendent, vous les forcerez à reconnaître la république française comme gouvernement de droit… Cette reconnaissance ne vous sera pas refusée ; si elle l’était, vous y trouveriez une occasion nouvelle de glorifier nos principes à la face du monde… » Oui, au moment où le sol français disparaissait sous le flot de l’invasion étrangère, M. Gambetta se faisait l’illusion dangereuse qu’il s’agissait avant tout de proclamer les principes républicains à la face du monde, il avait la terrible naïveté d’écrire à M. Jules Favre qu’il avait entre ses mains les destinées « de la démocratie moderne en Europe, » et c’est pour cela qu’il s’agite, qu’il se démène, qu’il organise des mouvemens stratégiques, qu’il casse des généraux !

En réalité, dans cette série de désastres, il y a sans doute bien des fautes partielles, et il y a aussi deux responsabilités dominantes, qui éclatent dans tous ces livres, dans celui de M. le duc de Gramont comme dans tous les autres. La première, c’est celle de l’empire s’engageant dans une négociation périlleuse sans savoir où il va, se lançant plus aveuglément encore dans une guerre pour laquelle il n’est pas préparé. La seconde responsabilité, qui se dessine avec une sorte de précision saisissante au moment des combats d’Orléans, c’est celle de cette délégation de Tours poussant en avant des armées à peine organisées, imposant aux chefs militaires des opérations dont ceux-ci lui signalent le danger, compromettant par sa présomption une campagne qui, mieux conçue, pouvait tout au moins tenir l’ennemi en échec, et accusant tout le monde, hormis elle-même, des désastres dont elle est la première cause. Voilà ce qu’il y a de plus clair jusqu’ici. Les généraux ont tenu à rétablir la vérité, ils étaient dans leur droit. Après cela, ces vaillans serviteurs du pays qui n’ont pas été heureux, mais qui n’ont ménagé ni leur sang ni leur peine, ont déjà beaucoup écrit. Les livres se multiplient d’une façon presque menaçante. Il faudrait peut-être s’en tenir là et ne pas prolonger démesurément ces polémiques militaires, qui finissent par se perdre dans des détails, qui ne servent qu’à entretenir les rivalités, les animosités. On a été vaincu ensemble, il faut accepter ensemble sa défaite et tâcher d’en profiter pour raffermir tout ce qui a été ébranlé, pour raviver toutes les notions obscurcies, comme le fait M. E. Caro dans le livre qu’il appelle avec une douloureuse justesse les Jours d’épreuve, et qui n’est que le recueil des brillantes et éloquentes études qu’il publiait ici même pendant notre captivité du premier siège de Paris. Oui, c’est là le grand but, ce serait l’idéal : parler peu, éviter les disputes inutiles, et remettre en honneur, par un travail commun, sérieux et pratique, tout ce qui peut refaire la France militaire, morale, politique, tout ce qui peut lui donner la sécurité intérieure dans un ordre libéral, tout ce qui peut aussi relever son influence et son ascendant au dehors.

Est-ce que malgré tout la France n’a pas encore sa place marquée dans le monde ? Nous le savons bien, c’est aujourd’hui une mode parmi les esprits futiles en Europe de se mettre du côté du succès, d’exercer contre nous des représailles d’assez mauvais goût, en traitant notre malheureux pays avec une légèreté dont on a trop souvent usé parmi nous à l’égard des autres. Toutes les hostilités et les préventions ont beau jeu évidemment. C’est désormais le grand, presque l’unique devoir de notre diplomatie de déconcerter par son attitude cette fronde de la malveillance. Nos diplomates n’ont pas pour le moment le souci des hautes combinaisons de la politique. Ce qu’il y a de mieux pour eux, c’est de s’agiter et de se prodiguer le moins possible ; en agissant peu en apparence, ils peuvent encore faire beaucoup par le tact, par l’habileté, par le sentiment mesuré et ferme de la dignité française. Ce n’est pas déjà si facile de pratiquer cette diplomatie de la réserve et de l’action morale qui se trouve un jour avoir beaucoup fait sans bruit, sans éclat, par la seule autorité d’une conduite bien inspirée. Aussi notre gouvernement doit-il se préoccuper avec soin de recomposer ou de compléter notre représentation extérieure, qui, à quelques exceptions près, n’est point encore évidemment ce qu’elle peut et ce qu’elle doit être dans la situation nouvelle de notre pays. L’essentiel est que la France reprenne par degrés sa vraie position et son vrai rôle à l’extérieur. On aura beau essayer de nous entourer d’un cordon d’hostilités, la France n’est pas facile à supprimer ; elle donne la mesure de ce qu’elle est, ne fût-ce quelquefois que par son absence ou par tout ce qui devient possible en son absence. On le sent peut-être aujourd’hui en Angleterre. Les Anglais peuvent ne pas regretter la politique d’abstention que M. Gladstone leur a faite depuis deux ans. Il n’est pas moins vrai qu’ils ont sur le cœur cette révision du traité de 1856 qui a replacé la Mer-Noire dans les conditions où elle était avant la guerre de Crimée.

Les Anglais ont certainement éprouvé un mécompte dans cette conférence de Londres, où M. Gambetta pressait M. Jules Favre de se rendre pour proclamer les principes républicains, où la Russie a obtenu ce qu’elle voulait, et, toutes les fois que la question reparaît, l’impression pénible se ravive en Angleterre, comme on l’a vu ces jours derniers à la simple nouvelle que la Russie, libre désormais de tout engagement, se disposait à reconstituer sa puissance militaire et maritime dans la Mer-Noire. Sera-ce Sébastopol qui renaîtra de ses cendres ? Est-ce Nicolaïef qui deviendra le centre des armemens russes ? Peu importe, la question est toujours la même, le dernier résultat de la guerre d’Orient a disparu le jour où l’alliance qui avait fait cette guerre a cessé d’être une réalité. Quant à nous, nous n’avons plus pour le moment à nous occuper de telles questions, nous avons des affaires plus pressantes. La Russie a saisi l’occasion de se dégager d’un traité qui lui rappelait une défaite, qui avait été signé à Paris ; c’est un malheur auquel nous ne pouvons rien. Les Anglais pensent-ils qu’en cela, comme en bien d’autres choses, les désastres de notre pays leur aient été profitables ? L’Angleterre est une grande puissance qui se suffit à elle-même sans doute. Depuis quelques années, elle s’est fait une règle de conduite invariable de ne point se mêler de ce qui se passe sur le continent, c’est entendu ; elle a laissé s’accomplir le démembrement de la France, cela ne la regardait pas. Il n’en résulte pas moins que depuis ce jour l’Angleterre a eu l’ennui d’être obligée de concourir elle-même à l’abrogation d’un traité auquel elle tenait, et qu’elle est encore aujourd’hui engagée dans ce démêlé avec les États-Unis qui se serait toujours produit, mais qui, dans tous les cas, a très opportunément attendu l’éclipse de la France pour se préciser : tant il est vrai qu’il y a entre les puissances libérales de l’Europe une solidarité intime à laquelle on ne se dérobe pas impunément. La France, si malheureuse qu’elle soit, n’a aucune raison de décliner cette solidarité dont on ne lui a pas tenu compte, de se laisser aller, ne fût-ce que par représaille ou dans un intérêt de commerce et de fisc, à un esprit qui pourrait refroidir ses relations avec les autres pays. C’est son essence et c’est son intérêt d’être libérale, de rester libérale dans ses rapports avec l’Angleterre aussi bien qu’avec l’Italie, avec l’Espagne, avec la Belgique, avec tous ceux qui l’entourent, et que la nature des choses refera invinciblement ses alliés.

Aujourd’hui heureusement tous les nuages sont à peu près dissipés du côté de l’Italie. De cette question dénaturée, exagérée et obscurcie par toutes les passions, il ne reste plus rien, ou du moins les relations des deux pays sont redevenues ce qu’elles devraient être toujours, simples et cordiales. M. Fournier est arrivé à Rome comme ministre de France, et il a été reçu par le gouvernement italien, par le roi Victor-Emmanuel lui-même, avec un empressement marqué. D’un autre côté, l’orage toujours suspendu sur l’assemblée française de Versailles par la menace d’une discussion passionnée sur ces pétitions qui ont la naïveté de nous demander le rétablissement du pouvoir temporel du pape, cet orage a été habilement écarté par une intervention directe, opportune, de M. le président de la république. M. Thiers n’a eu aucune peine à démontrer que ce n’était pas le moment d’agiter de semblables questions, et M. l’évêque d’Orléans a compris qu’il ne devait pas insister, qu’il ne devait pas provoquer une discussion peut-être dangereuse pour la France et sans profit possible pour la cause qu’il voulait servir. Tout s’est terminé ainsi, de sorte qu’à Versailles comme à Rome la question a cessé de peser sur les esprits.

Cela n’empêche pas sans doute les fauteurs de discordes de crier plus fort que jamais. Est-ce qu’ils n’imaginent pas aujourd’hui d’annoncer la grande combinaison machiavélique, l’alliance de la Prusse, de l’Italie, de l’Espagne et des bonapartistes pour la restauration de l’empereur Napoléon en France ? Ils ne savent peut-être pas tout, ils ignorent que récemment un des principaux diplomates de l’Europe, se trouvant à Londres, est allé voir celui qui fut l’empereur. Ce diplomate, poussant la politesse jusqu’au bout, a cru pouvoir flatter la majesté déchue en lui laissant entrevoir pour son fils la possibilité d’un retour de fortune, d’une restauration. « Et moi donc ! » a répliqué Napoléon III. L’empereur, lui aussi, compte peut-être que la Prusse l’aidera un jour à remonter sur son trône, et que nous fournirons des prétextes à la Prusse, qui trouverait alors le concours de l’Italie. N’importe, s’il ne s’agit que de cela, nous pouvons encore dormir tranquilles. Que la meilleure intelligence existe entre l’Italie et la Prusse, ce n’est pas, en vérité, bien surprenant, et il peut même dépendre de ceux qui voudraient imposer à la France une politique de théocratie de transformer cette intelligence, jusqu’ici assez platonique, en alliance plus effective ; s’ils réussissaient, cela arriverait sans doute. On n’en est pas là heureusement. Pour nous, ce qui doit être la pensée essentielle de toute politique prévoyante, c’est de maintenir des relations telles que l’Italie et la France, affranchies de toute crainte, de toute excitation factice, puissent suivre leur penchant naturel, aller là où les appellent leurs intérêts. Cela fait, le choix des deux pays n’est point douteux.

ch. de mazade.
L’ŒUVRE D’HENRI REGNAULT A L’ECOLE DES BEAUX-ARTS.


De pieuses mains ont réuni pour quelques jours l’œuvre du peintre Henri Regnault. Ce soin leur a été facile. L’artiste que la dernière balle prussienne a tué à Buzenval est mort si jeune que pour former cette exposition il a suffi de vider ses portefeuilles, de juxtaposer les pages de croquis arrachées à ses carnets de voyageur, de décrocher les toiles ébauchées, les esquisses, les études qui s’étaient au jour le jour amassées dans son atelier. Quatre ou cinq tableaux terminés marquent à peine dans le nombre les premiers pas du peintre et précisent le caractère de ses évolutions successives. On connaît déjà la vie si courte et si remplie d’Henri Regnault. On sait comment elle fut tout entière occupée par la passion de l’art ; sa mort héroïque a été un deuil dans le deuil universel[1]. C’est l’œuvre seule de l’artiste qui doit nous arrêter aujourd’hui.

S’il fallait juger cette œuvre sans tenir compte des circonstances dans lesquelles elle s’est produite, si on la considérait comme le fruit d’une existence complète, ayant traversé tout à coup les phases de son développement normal, l’absolue équité imposerait des réserves parfois sévères à l’admiration dont on ne peut tout d’abord se défendre en présence de tant de dons ; mais un jugement porté dans cet esprit, en se dégageant des conditions d’âgé et de milieu qui ont présidé aux efforts, aux premières manifestations d’Henri Regnault, serait tout à fait inique. Cette œuvre, bien qu’elle fût déjà considérable, était sans aucun doute aux yeux du peintre, comme elle l’est aux nôtres, une préparation, et rien de plus. Analysée à ce point de vue, l’exposition ouverte à l’École des Beaux-Arts prend aussitôt un intérêt capital ; elle nous permet en effet de suivre pas à pas la genèse d’un talent très particulier, très nouveau, vraiment original. Et l’on sait de quel prix, en fait d’art, est l’originalité, alors que, prise dans la saine acception du mot, elle n’est pas obtenue par des moyens bizarres, excentriques, quand elle résulte au contraire d’une sorte de virginité dans la façon de voir et d’interpréter les phénomènes naturels ou les conceptions de l’esprit.

L’École des Beaux-Arts est fière à juste titre de la gloire naissante de Regnault ; ce n’est pas sans quelque surprise cependant qu’on retrouve dans ce centre d’études calmes, sévères, vouées au culte de la tradition, un ensemble d’ouvrages en rupture ouverte avec cette même tradition. Il ressort clairement de tous ses travaux que le jeune peintre ne supportait qu’avec une impatience à peine dissimulée le joug et les contraintes de l’enseignement méthodique. Nature ardente, prime-sautière, douée de la très rare faculté de voir bien et vite, il avait deviné le dessin avant d’apprendre à dessiner. Les grandes compositions qu’il traçait d’une main si habile déjà, encore enfant, à la lecture de Quinte-Curce, donnent la mesure de la justesse de son coup d’œil. La nature, le mouvement de la vie extérieure autour de lui, le spectacle des choses, lui avaient révélé l’expression, le geste, l’attitude, ces élémens essentiels du pittoresque que les élèves studieux s’assimilent péniblement par l’étude des modèles graphiques. Son seul maître, à dire vrai, fut la réalité. Les formes solennelles de l’art romain, avec lesquelles son séjour à l’académie de France le mit en contact, ne paraissent point lui avoir fait impression. Ce qui le passionnait ici avant son départ pour la villa Médicis, c’était bien moins le musée que la rue, l’amphithéâtre, le Jardin des Plantes, la campagne, la nature, en un mot, avec toutes ses manifestations d’énergique activité, de renouvellement incessant, de lumière et de couleur. Son tempérament, tout à l’étude encore et suivant sa pente, restait dès lors provisoirement rebelle à l’intelligence de cette épuration sublime que l’art antique et l’art romain ont su imposer à la réalité. Aussi de quel élan, une fois libre, s’est-il précipité vers les maîtres de l’école espagnole, dont le génie, d’un vol moins haut, se tient au plus près du vrai humain ! Là encore cependant, grâce à son humeur indisciplinée, il devait promptement se heurter aux déceptions et échapper aux dangers d’une assimilation trop complète avec un art qui par tant de points lui devait être sympathique. Voyez sa copie du tableau des Lances de Velasquez : à part les fonds et les têtes, on sent que Regnault a peint cela comme on accomplit une corvée, avec ennui, tout au moins sans plaisir. Pourquoi ? c’est que dans ce travail matériel de copiste, à peindre des bottes, des costumes, des croupes de chevaux, il n’y avait aucun aliment pour sa curiosité personnelle constamment en éveil. Regnault ne se sent à l’aise qu’aux heures d’école bnissonnière, lorsqu’il se dégage de ses obligations d’élève et s’abandonne librement, sans contrainte, à sa propre impulsion. C’est alors qu’il peint le Juan Prim, la Salomé, l’Exécution à Grenade, et cette merveille, ce chef-d’œuvre inachevé, la Sortie du pacha.

Faut-il le dire ? dans le Prim, dans la Salomé, dans l’Exécution, Regnault, avec toutes les énergies et les audaces d’un maître, n’a pas encore triomphé des faiblesses et de l’inexpérience de l’élève. La pensée même de l’Exécution était inquiétante, maladive, j’ai presque dit malsaine, comme une fantaisie d’Edgar Poe. Cette composition si vaste, où les figures sont peintes avec un laisser-aller presque brutal, et tout le soin, toutes les délicatesses de facture, les patiences de la brosse, réservés aux éclaboussures d’une large tache de sang sur une marche de marbre blanc, était faite pour causer une singulière appréhension à ceux qui suivaient le développement de ce jeune talent. L’Exécution, comme la Salomé, comme les trois grandes aquarelles appartenant à Mlle Breton, révèle aussi une tentative curieuse au point de vue purement technique, le parti-pris d’accorder aux fonds et aux accessoires une valeur inusitée. Dans la pratique habituelle de la peinture, les artistes détachent les figures, leur donnent le relief par le sacrifice des fonds. Il semble que Regnault ait voulu au contraire arriver à enlever les figures par la simplicité même du travail sur des fonds très ouvragés, très puissans de ton, de valeur et de coloration. Eût-il réussi par la suite ? Nul ne le sait ; mais sans contredit, il ne devait pas être satisfait du résultat de ses premiers efforts en ce sens.

Par contre, son dernier tableau, la Sortie du pacha, donne la sensation d’une œuvre parfaite ; jamais aucun peintre de lumière n’a trouvé une telle intensité d’éclat. Les procédés de Decamps, si prodigieusement compliqués, sont d’une naïveté quasi barbare comparés à ceux de Regnault, qui dans cette page atteint à l’éblouissement du soleil sur les murailles blanches sans un contraste, sans une opposition d’ombre, sans « repoussoir » au bitume. Il y a certains mots qu’une plume consciencieuse hésité à écrire tant ils sont facilement et inconsidérément prodigués. C’est ce qui cause notre indécision au moment de caractériser le talent d’Henri Regnault. Pouvons-nous dire que le peintre de Prim, de la Salomé et de l’Exécution, pour ne rappeler que ses œuvres capitales, était un. artiste de génie ? Non, car dans cette exposition de ses peintures, aquarelles et dessins, il ne se rencontre pas un ouvrage terminé qui laisse une émotion de grandeur sans mélange. Néanmoins on sent partout circulant à travers toutes ces pages comme une sève bouillante, un souffle d’étude si puissant, une telle avidité de voir, d’apprendre, une spontanéité si entraînante, des dons d’interprétation si originaux, si indépendans, et en même temps, sous une apparence désordonnée, si logiquement conduits à un même but, qu’il est impossible de se refuser à l’évidence : Regnault touchait au terme de l’éducation qu’il avait voulu se donner, il avait réuni tous ses élémens d’action, désormais il était maître de son instrument, il était arrivé à triompher des difficultés d’exécution technique de la façon la plus imprévue. Si le domaine de la grande forme classique lui était resté fermé, il était désormais sans rival dans le domaine de la lumière et de la couleur ; il est donc permis de croire que le temps seul lui a manqué pour être plus qu’un artiste d’un talent extraordinaire. Une toile immense, pour laquelle il avait amassé tant de matériaux dans l’Alhambra, nous eût, selon toute probabilité, révélé l’œuvre de génie dont cette exposition si touchante ne nous montre que la préface.


ERNEST CHESNEAU.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.


  1. Voyez la Revue du 1er mars 1871.