Aller au contenu

Chronique de la quinzaine - 31 mars 1877

La bibliothèque libre.
Chronique n° 1079
31 mars 1877
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 mars 1877.

Le rideau est tombé pour un mois sur le théâtre de nos affaires intérieures à Versailles; il reste levé sur cet autre théâtre plus vaste où s’agite toujours l’émouvant problème des destinées prochaines de l’Europe, de la paix ou de la guerre. Les vacances politiques de Pâques sont venues à propos dans tous les pays pour laisser à la diplomatie un peu de liberté, à la sagesse des gouvernemens le temps de prendre un parti en dehors de ces excitations d’opinion qui ont assailli et peut-être embarrassé lord Derby jusqu’à la dernière séance du parlement. La vérité est que, depuis quelques semaines, cette éternelle crise orientale, dont on ne cesse de poursuivre le dénoûment, passe par de singulières péripéties, et que le continent européen vit dans une fatigante incertitude, trop facilement exploitée par toutes les imaginations inventives ou par toutes les spéculations intéressées. Le matin il y a un protocole, c’est entendu, tout est arrangé à la satisfaction commune, au moins pour le moment; le soir il n’y a plus de protocole, on n’a pas réussi encore à trouver l’euphémisme sur lequel toutes les politiques doivent s’entendre sans trop s’expliquer. Un jour les difficultés sont censées venir de Londres, un autre jour elles viennent de Saint-Pétersbourg. Hier, c’était la paix, disait la Bourse, aujourd’hui c’est la guerre, en attendant que la conciliation triomphe de nouveau, et le drame suit son cours, ayant pour principal personnage le général Ignatief, qui voyage de Paris à Londres, part pour Vienne, repasse à Berlin, soignant toujours ses yeux, cherchant sa solution au milieu des interrogatoires importuns d’une multitude de curieux dont il se moque. Chose essentielle, cette incertitude même, dont le voyage prolongé du général Ignatief est le signe visible, cette incertitude prouve que, s’il y a des difficultés, les gouvernemens ne sont pas au bout des concessions mutuelles, qu’ils ne sont nullement disposés à jouer sur un mot le repos du monde et que la paix garde toutes ses chances, dût-elle être laborieusement conquise. On devait bien jusqu’à un certain point s’attendre à ces difficultés, à quelque crise plus ou moins aiguë, plus ou moins décisive dans les affaires d’Orient. Lorsque la conférence de Constantinople se séparait, il y a deux mois, après s’être entendue sur un programme platonique de réformes et de pacification, mais sans avoir réussi à faire accepter ses résolutions par la Turquie, il était parfaitement clair qu’on n’en resterait pas là, qu’on entrait tout au plus dans une phase nouvelle. Il était évident que la Russie, après avoir réuni une nombreuse armée sur la frontière du Pruth, ne s’en tiendrait pas à une vaine démonstration, que la Porte, qui n’avait pas même encore fait sa paix avec la Serbie et le Monténégro, aurait des comptes à rendre, en un mot que cette délibération européenne qui venait de se produire avec quelque solennité devrait avoir une sanction ou un dénoûment. La circulaire par laquelle le prince Gortchakof, s’armant de l’échec de la conférence, demandait aux autres gouvernemens ce qu’ils entendaient faire pour sauvegarder l’honneur de leur politique, les intérêts dont ils avaient pris la protection, cette circulaire était le prélude, une sorte de prise de position ou un appel à des résolutions nouvelles; mais sous quelle forme donner aux délibérations de la conférence une sanction efficace, à demi satisfaisante? Dans quelles limites les diverses puissances pouvaient-elles se prêter à des expédiens nouveaux pour assurer leur action protectrice en Orient sans aller jusqu’à la coercition? Comment concilier à la fois la dignité de l’Europe, les engagemens personnels de la Russie, l’indépendance de l’empire ottoman, le maintien des traités ? C’était là toujours le problème, et c’est ce qui se débat encore dans le secret souvent assez mal gardé des conversations diplomatiques. Aujourd’hui, deux mois après les délibérations infructueuses de Constantinople, la situation peut se résumer ainsi : la Porte a fait sa paix avec la Serbie, elle n’a pas réussi encore à traiter avec le Monténégro, qui probablement met un certain calcul à ne point se hâter, et pendant ce temps la question des réformes ou, pour mieux dire, de l’attitude générale de l’Europe vis-à-vis de la Turquie au sujet des réformes, cette question reste entière; elle s’est relevée ou précisée dans ces négociations que le général Ignatief a eu la mission de poursuivre à travers l’Occident. L’habileté du diplomate, le rôle qu’il a joué dans la crise orientale, tout indique l’importance de l’acte que la Russie a voulu accomplir en chargeant le général Ignatief d’aller demander à l’Europe le complément de l’œuvre de la conférence, la réponse à la circulaire du prince Gortchakof.

Deux intérêts sont en présence dans ces négociations qui n’ont cessé d’être actives depuis quelques jours, qui ont provoqué déjà plusieurs conseils de cabinet à Londres et des communications de toute sorte en Europe. Il s’agit de sauvegarder la paix générale, la paix de l’Occident, sans se désintéresser des affaires d’Orient, sans abandonner le rôle de protection dont la conférence a résumé le programme, ou si l’on veut, il s’agit de veiller à l’application graduelle des vues bienfaisantes adoptées par la conférence sans se laisser entraîner dans des interventions militaires qui seraient le commencement d’une perturbation universelle. Tout dépend de l’importance relative qu’on donne à chacun de ces intérêts, la paix de l’Occident ou l’amélioration de l’Orient. Ce qui fait aujourd’hui la gravité de cette situation, c’est que malheureusement on négocie entre la Turquie surexcitée par les épreuves, réduite depuis un an à se défendre, à déployer toutes ses forces militaires, et la Russie disposant sur la frontière de 200,000 hommes qui n’attendent qu’un signal pour s’élancer avec ou sans le consentement de l’Europe. C’est ce qui aggrave tout, la grosse difficulté est là, de sorte que l’œuvre de pacification, d’amélioration qu’on poursuit, se complique de la question délicate d’un désarmement sans lequel tout ce qu’on fera peut rester à la merci d’un incident.

La bonne foi des gouvernemens n’est nullement en cause. La sincérité de la Russie est aussi sérieuse que celle de l’Angleterre, que celle de toutes les puissances. Tous les cabinets veulent la paix sans négliger le devoir de protéger les populations de l’Orient; mais les uns et les autres sont souvent sous le poids de ces fatalités qui naissent des positions prises, des vieilles défiances toujours prêtes à se réveiller. Lorsqu’on propose à l’Angleterre un protocole ou un échange de dépêches constatant les résultats acquis de la conférence, le persévérant accord de l’Europe, et réservant des délibérations ultérieures si elles devenaient nécessaires pour la réalisation du programme commun, l’Angleterre assurément ne peut refuser de souscrire à ces vœux, et elle ne refuse pas. Seulement elle se conduit en personne prudente, qui pèse les termes et tient à fixer d’avance la mesure de ses engagemens. Elle se dit de plus que cette œuvre de paix à laquelle on la convie, qu’elle prend fort au sérieux, peut être vaine tant qu’il y aura en présence des armées menaçantes, onéreuses, dont on pourra être tenté de se servir, ne fût-ce que pour mettre fin à une situation toujours tendue, et elle ne veut pas donner un blanc-seing à des interventions qu’elle serait plus tard réduite à désavouer inutilement. — Lorsqu’on presse la Russie de rester avec les autres gouvernemens dans les affaires d’Orient, de chercher dans l’accord de l’Europe les satisfactions qu’elle croit trouver dans la mobilisation d’une puissante armée; la Russie, à son tour, n’hésite pas devant les concessions; elle ne désire que l’action commune, elle se prête même spirituellement à toutes les subtilités de rédaction diplomatique, et au besoin elle ira peut-être jusqu’à rappeler une partie de son armée du Pruth ou à la démobiliser dans des conditions déterminées. Seulement elle demande ce qu’on lui donnera en échange de ce sacrifice, quelle garantie on peut lui offrir pour la réalisation des réformes sur lesquelles tout le monde est d’accord. Elle se réserve visiblement un droit d’interprétation, et au fond, dans le cas où les Turcs opposeraient une résistance dont elle reste juge, elle veut que les décisions de la diplomatie soient exécutées par l’Europe ou par la Russie seule, — ce qui remettrait tout en question, ce qui ferait du protocole un mandat européen confié au cabinet de Saint-Pétersbourg. On tourne ainsi dans une sorte de cercle fatal qui crée sans doute bien des difficultés, qui peut donner la clé de toutes les alternatives de négociations, où ne peuvent cependant se laisser enfermer des gouvernemens sensés et prévoyans, justement préoccupés de leur mission et de leur responsabilité.

L’autre jour, dans cette dernière séance du parlement où la question d’Orient a été de nouveau agitée, lord Derby, un peu trop pressé sur l’existence de ce mystérieux protocole dont on a si souvent parlé, répondait, non sans une certaine impatience qui ne lui est pas habituelle, au comte Dudley : «Comment le noble lord sait-il en quoi consiste l’entente établie entre le gouvernement de sa majesté et le gouvernement russe?.. S’il sait à quel résultat nous arriverons, je puis lui dire qu’il en sait plus que moi, ou que n’importe quel autre membre du cabinet. » Et le chef du foreign office ajoutait : « Le texte du protocole et les conditions auxquelles il sera signé, — s’il est jamais signé, — sont toujours l’objet de l’examen du gouvernement... »

Cela signifiait tout à la fois qu’à ce moment, il y a une semaine, les négociations passaient par une crise assez sérieuse, et que, malgré tout, elles n’étaient pas interrompues. Elles ont repris depuis, sinon une direction nouvelle, du moins plus d’activité et un caractère plus pratique. Elles semblent avoir eu surtout pour objet de simplifier la question en la divisant, de limiter le protocole à la constatation de l’accord moral et diplomatique de l’Europe vis-à-vis de la Turquie, en réservant le désarmement, qui devra toujours d’ailleurs rester l’acte spontané du gouvernement russe, qui ne pourra être considéré que comme un gage nouveau des intentions pacifiques du tsar. Que dans les pourparlers de la diplomatie russe avec l’Angleterre pas un mot n’ait été officiellement prononcé au sujet du désarmement, ainsi que l’aurait assuré, dit-on, le général Ignatief, ou que la préoccupation évidente du cabinet anglais ait été sous-entendue, peu importe ; cette considération ne pèse pas moins désormais dans la balance, elle est devenue un des élémens de la solution, de l’accord qu’on a aujourd’hui à cœur de maintenir et de fortifier. Dans les récens séjours qu’il a faits à Vienne comme à Londres et à Paris, le général Ignatief, qui passe pour un homme de sagacité, a pu constater sans peine la vérité des choses. S’il a tout vu, tout écoulé sans prévention, il doit nécessairement emporter à Pétersbourg cette impression que nulle part, dans aucun pays, chez aucun gouvernement il n’y a de dispositions défavorables à l’égard de la Russie, — que partout au contraire il y a le sentiment des dangers que créent les ostentations de force et les éventualités d’intervention militaire. L’erreur du cabinet de Saint-Pétersbourg serait de se laisser aller à des confusions désastreuses, de se faire par exemple cette illusion qu’il a besoin de rester armé pour exécuter les décisions de la conférence, les volontés de l’Europe en Orient. Les volontés manifestes de l’Europe sont toutes pour la paix, pour une action exclusivement morale et diplomatique, sauf un de ces cas exceptionnels et violens où l’on ne s’inspire que des circonstances. Le protocole auquel tout le monde travaille ne dira rien de plus ou il ne sera qu’une dangereuse équivoque. La Russie, en restant sous les armes, ne garantit ni ne simplifie cette situation, elle la complique. En diminuant ses arméniens dans la plénitude de son initiative, elle ne commet pas un acte de faiblesse, elle atteste une fois de plus et sous la forme la plus significative sa résolution de ne pas se séparer de l’Europe; elle se défend elle-même contre la tentation de se jeter un jour ou l’autre dans une campagne aventureuse ; elle fait entrer la crise orientale dans une phase d’apaisement réel où toutes les influences, au lieu de se combattre mutuellement, peuvent s’exercer en commun dans un intérêt de civilisation. La Russie a maintenant à choisir entre les deux politiques, l’une rassurant l’Europe contre l’imprévu des résolutions soudaines, l’autre conduisant à tout risquer, peut-être pour peu de profit en dehors d’une victoire d’orgueil militaire comme dans la guerre de 1828. A vrai dire, voilà encore une fois la situation !

Ces conflits de politiques, ces velléités impatientes, ces troubles, n’ont en effet rien de nouveau dans les affaires d’Orient. C’est le caractère de cette terrible question de se reproduire sans cesse, parfois sous les mêmes traits, souvent avec les mêmes incidens, si bien que ce qui se passe au moment présent semble en partie écrit d’avance dans ces Dépêches inédites du chevalier de Gentz aux hospodars de Valachie que M. de Prokesch-Osten vient de publier. Rien de plus curieux, de plus saisissant, que cette correspondance d’un homme de plus d’esprit que de scrupule, familier de M. de Metternich, bien placé pour tout savoir et tenant les hospodars au courant de toutes les négociations relatives à l’Orient dans ces années de la restauration qui vont jusqu’en 1828, jusqu’à l’invasion russe en Turquie. Les hommes ont changé, la situation est à peine modifiée. Autrefois, il est vrai, il s’agissait de la Grèce, aujourd’hui il s’agit de la Bulgarie, de l’Herzégovine; mais autrefois, comme aujourd’hui, c’est la même histoire de démarches plus ou moins collectives qui trouvent la Turquie rebelle, de médiations, d’interventions, de tentatives des gouvernemens pour saisir et fixer l’éternelle question. C’est le même débat entre les moyens moi-aux et les « moyens coercitifs, » la même lutte d’influences, le même travail subtil et inépuisable des puissances de l’Occident pour lier, pour retenir la Russie, de la Russie pour entraîner l’Europe. En 1825, après une démarche infructueuse à Constantinople, on est dans l’embarras, on se met à la recherche d’expédiens nouveaux. L’Angleterre croit faire merveille, elle signe le protocole de 1826, puis en 1827 le traité de Londres, — qui conduit malgré elle à Navarin et à la guerre. La Russie de son côté, en effet, tire parti de tout au milieu d’une complication que, selon M. de Metternich, « elle déclare tantôt russe, tantôt européenne, et qui n’est ni l’un ni l’autre. » Elle s’efforce de se représenter comme la mandataire de l’Europe, comme l’exécutrice des décisions des conférences. « Il faut que cette affaire se termine, dit l’empereur Nicolas; si les autres cours n’ont pas envie de la suivre, qu’on me laisse agir à moi seul, je trouverai moyen d’en finir. » M. de Nesselrode à son tour répète : « Laissez-nous faire, vous serez contens de nous, vous finirez par nous applaudir! »

La Russie excitée s’engage par degrés, et le jour vient où le chevalier de Gentz écrit comme si c’était hier : « L’empereur ne veut pas la guerre, c’est une vérité de fait sur laquelle il n’y a plus de doute. Son cabinet ne la désire pas plus que lui; mais il lui faut, d’après sa manière de voir, quelque satisfaction éclatante pour apaiser la voix publique. Les Russes se soucieront très peu de l’aplanissement de tel ou tel grief réel ou imaginaire... Le seul objet qui les intéresse, le seul dénoûment qu’ils demandent et qui leur ferait oublier tout le reste, c’est que l’on trouve le moyen d’obliger la forte à une démarche quelconque de soumission formelle et ostensible, à une espèce d’amende honorable qui contenterait l’orgueil national en prouvant que leur gouvernement n’a point perdu cette attitude dominante qu’il occupait à Constantinople... » — Et tout finit par cette guerre de 1828 en présence de laquelle l’Angleterre, désabusée, se croyant prise au piège et trompée, est réduite à de vaines protestations. Elle appelle la guerre « un événement qui fera naître des alarmes et excitera des passions incompatibles avec la paix du monde civilisé... » L’Angleterre refuse de voir une conséquence du traité de Londres dans une « œuvre qui, au lieu d’assurer la pacification du Levant, peut amener une guerre générale en Europe. » L’Angleterre y songeait trop tard, et en fin de compte, que gagnait la Russie elle-même à cette guerre de 1828? Elle y trouvait sans doute des succès militaires chèrement achetés; mais quelle influence cette campagne d’entraînement avait-elle sur la question d’Orient? quelles améliorations, quels bienfaits de civilisation laissait-elle dans ces provinces turques où elle entrait en victorieuse? Qu’y a-t-il donc de si tentant à recommencer presque dans les mêmes conditions une guerre qui rencontrerait peut-être plus de difficultés encore qu’autrefois et qui n’assurerait pas plus d’avantages qu’en 1829, parce qu’en définitive la Russie serait obligée de s’arrêter devant l’Europe attentive, inquiète, bientôt menaçante?

Non, en vérité, rien n’est nouveau, ni les entraînemens, ni les résistances possibles, ni même les allusions irrespectueuses aux scènes sanglantes des pays les plus civilisés qui faisaient scandale dans la dernière conférence et que Gentz, pour excuser à demi les Turcs, se permettait dès 1827. Entre le passé et le présent, il y a pourtant une différence. L’empire ottoman n’est plus, il semble du moins aspirer à ne plus être ce qu’il était autrefois. Tandis que dans toutes les cours de l’Europe on poursuit ces négociations dont la Turquie est l’objet sans être interrogée ni consultée, Constantinople est le théâtre d’un événement à coup sûr singulier et original dans tous les cas, s’il n’est pas le commencement d’une transformation imprévue et sérieuse. C’en est fait, il ne faut plus s’étonner de rien, le premier parlement ottoman existe ! Il s’est réuni l’autre jour sous la coupole de Dolma-Bagtché, dans une de ces salles du palais d’où le regard embrasse l’entrée du Bosphore, la Corne d’or, la côte d’Asie, Scutari, la mer de Marmara. Le sultan en personne a prononcé ou a fait lire en sa présence un discours de la couronne qui n’est pas plus mauvais qu’un autre, qui désavoue sans phrase le gouvernement absolu et reconnaît « qu’une bonne administration permettrait à la Turquie de faire en peu de temps des progrès considérables. » Il y avait depuis deux mois une constitution, — dont le père, Midhat-Pacha, est occupé aujourd’hui, il est vrai, à compléter son instruction par un voyage d’exilé dans l’Occident; il y a maintenant à Constantinople des sénateurs et des députés musulmans, chrétiens, grecs, arméniens, arabes, israélites, venus de toutes les parties de l’empire, d’Europe et d’Asie, de Koniah, d’Erzeroum, d’Angora, de Diarbekir. Ils sont entrés dans leur rôle, ils discutent leur règlement. Nous entendions un jour un des plus éminens diplomates de Paris expliquer d’une manière piquante comment les Turcs seraient plus propres que d’autres au régime parlementaire, — parce qu’ils ne parlent pas ou parlent peu! Ils sont moins silencieux qu’on ne l’aurait cru, et s’ils ont leur apprentissage à faire, s’ils appellent encore l’adresse au sultan une lettre de remercîment, ils ne sont pas après tout beaucoup plus novices que d’autres qui se croient plus habiles. C’est pour le moins un spectacle bizarre que cette représentation constitutionnelle inaugurée par le porteur du sabre d’Othman.

Qu’en sera-t-il réellement de cette expérience qui s’ouvre à peine, qui répond ou a la prétention de répondre par une révolution de libéralisme, par des profusions de réformes aux propositions plus modestes, plus spéciales de la dernière conférence? Rénovation sérieuse ou accélération de la décadence, c’est l’affaire de l’avenir. Dès ce moment, dans tous les cas, ce serait de la part de la Turquie une dangereuse méprise de se faire un bouclier des institutions qu’elle vient de se donner pour résister à tout, de se servir de ses chambres pour redoubler de raideur dans ses négociations avec le Monténégro, pour repousser ce que les puissances pourront lui demander, désarmement ou garanties. Si la Russie, dans sa haute position, a aujourd’hui une occasion de se faire honneur en identifiant complètement sa politique avec la politique de l’Europe, en écartant le danger d’une action isolée, la Turquie, de son côté, est bien plus intéressée à éviter tout ce qui pourrait la mettre en hostilité avec l’Occident et offrir des prétextes. Au lieu de résister à tout et d’attendre les sommations, qu’elle appelle le concours de l’Europe, allant au-devant des réclamations légitimes, prenant elle-même l’initiative. Si elle a pour elle le droit de l’indépendance, elle a plus que jamais besoin de le soutenir par une bonne politique. C’est le correspondant des hospodars, le familier de M. de Metternich, fort ami des Turcs, qui écrivait autrefois : « Voici, selon moi, la seule solution possible du problème. La Porte ne doit ni provoquer le danger, ni se soumettre à la volonté étrangère, mais désarmer l’un et l’autre par une résolution spontanée, courageuse... » Si ce n’est pas plus aujourd’hui qu’autrefois une solution de la question d’Orient, c’est du moins une manière de laisser à la paix ses dernières chances, de détourner une guerre comme celle qui échappait à toutes les volontés il y a un demi-siècle, où la Russie ne trouvait pas de grands avantages, mais où la Turquie trouvait un désastre.

Lorsque le chevalier de Gentz suivait au cours de la plume toutes ces complications de 1825-1828, qui ressemblent à une première ébauche des complications d’aujourd’hui, il n’oubliait pas la France dans cette correspondance, où il passait en revue toutes les politiques, tous les cabinets, la Russie, l’Angleterre, la Turquie, l’Autriche, la Prusse. La France d’alors, sous M. de Villèle, puis un instant sous M. de La Ferronnays, était fort accusée à Vienne de flatter et de favoriser la Russie, d’attendre l’impulsion venant de Saint-Pétersbourg. « Les rapports de Paris sont déplorables, écrivait de Gentz; — la politique extérieure est également malade. L’intimité avec la Russie va toujours en croissant...» Et de Gentz ajoutait bientôt : «Le ministère actuel, — ministère de 1828, — n’a qu’une ombre de pouvoir. Personne ne peut prévoir ce que deviendra dans peu la France livrée aux factions qui s’en disputent aujourd’hui la direction. Dans cet état d’extrême détresse, il n’est plus question de calcul politique... » La France du moment présent, sans cesser d’être dans les meilleures relations avec la Russie, ne suit point évidemment le cabinet de Saint-Pétersbourg dans sa politique extérieure, du moins dans cette partie de la politique russe qui dépasserait la mesure de l’intérêt européen; la France d’aujourd’hui est neutre, même lorsqu’elle agit en conciliatrice, et, quant au reste, si la situation intérieure de 1828 avait ses embarras, les affaires intérieures de 1877 ne sont pas précisément des plus simples. Nous ne savons pas trop ce que pourrait écrire maintenant un de Gentz, un observateur du dehors ayant à parler du ministère, de la majorité, des partis s’agitant non plus autour d’un roi abusé et aveuglé, mais dans une république plus menacée par ses compromettans amis que par ses adversaires.

Cette question intérieure qui nous touche de près, elle est pour le moment suspendue, il est vrai, par ces vacances de Pâques qui sont une heureuse trêve pour le gouvernement comme pour les chambres, qui permettent à nos députés d’aller se reposer de ce qu’ils n’ont pas fait, à M. le ministre de l’intérieur d’aller se délasser en Italie, à Florence et à Venise. Pour l’instant donc le silence est à Versailles, le printemps met nos ministres en humeur de voyage, et il n’y a pas péril de conflits ou de crise tant qu’on n’est pas en présence. Le conseil municipal de Paris se charge tout au plus d’amuser la scène par les querelles burlesques qu’il fait à M. le préfet de police, atteint et convaincu de n’avoir pas voulu aller rendre compte de la conduite de quelques-uns de ses agens devant la médiocre convention du Luxembourg; mais c’est la petite pièce jouée pour un public indifférent. La politique sérieuse a un mois de répit. La situation, au fond, ne reste pas moins ce qu’elle est, ce qu’on la fait. Elle ne garde pas moins sa faiblesse qui naît d’une majorité sans direction, d’un gouvernement sans appui efficace, et ce n’est point certes par des élections comme celles qui se succèdent qu’elle se fortifiera, qu’elle prendra un plus rassurant caractère.

A Avignon, il y a quelques semaines, à part le candidat conservateur représentant les opinions monarchiques, il y avait deux candidats, l’un républicain modéré, l’autre radical, et c’est le radical qui a fini par l’emporter. A Bordeaux, il y a huit jours, c’est à peine si l’opinion conservatrice se présente, la république modérée ne paraît même pas. La lutte se concentre particulièrement entre deux candidats, l’un pasteur d’un protestantisme démagogique qui a eu des faiblesses pour la commune, l’autre, avocat périgourdin du radicalisme le plus exalté. L’avocat périgourdin a des chances de sortir victorieux du second scrutin qui se prépare, — et voilà Bordeaux, la ville sérieuse, commerçante, active, bien représentée dans ses opinions et ses intérêts! Il est vrai que la moitié des électeurs semble se désintéresser du vote. Ce ne sont là sans doute que des incidens, des élections partielles qui n’ont qu’une importance relative, qui ne changent pas l’esprit de la chambre; mais ce qu’il y a de grave, de caractéristique, c’est que ces élections sont par le fait l’image de toute une situation où ce qu’on appelle le parti modéré de la république n’a pas dans le jeu des institutions, dans la direction de la majorité l’initiative, l’ascendant qu’il devrait avoir pour la sûreté de la république elle-même. Ce qui triomphe en réalité dans tout cela, c’est l’incohérence, l’inexpérience, l’agitation. Pour quelques radicaux qu’elle gagne, la république perd les conservateurs sans prévention, les modérés qui feraient sa force, qui se découragent, et en définitive, au lieu de s’étendre et de s’affermir, elle se rétrécit, elle finit par devenir ce qu’on a déjà vu à Versailles, ce qu’on verra sans doute encore, un régime où l’esprit de parti ne trouve un contre-poids suffisant ni dans une majorité sensée, ni dans un gouvernement trop souvent réduit à tout ménager pour vivre. Le malheur du parti républicain qui domine aujourd’hui et qui a surtout la prétention de dominer, c’est d’avoir longtemps vécu d’idées chimériques, de violences et de séditions. Il s’est formé à l’école des choses impossibles ou dangereuses, si bien que le jour où il est au pouvoir il se sent à la fois inexpérimenté et impatient; il se débat entre les nécessités de gouvernement qu’il est obligé de subir et les habitudes d’opposition qui l’entraînent, qui pèsent sur lui comme une fatalité. C’est un danger auquel personne n’échappe, pas même les hommes les plus éminens de l’opinion républicaine, pas même M. le président du conseil : témoin ce qui lui est arrivé l’autre jour à l’occasion des poursuites dirigées contre un jeune député impérialiste, M. Paul Granier de Cassagnac. Que M. le procureur-général de la cour de Paris ait cru devoir demander à la chambre l’autorisation de poursuivre le député du Gers pour diverses attaques contre la chambre elle-même, contre les institutions, contre la république, c’est une affaire de justice qui se dénouera devant les assises ou devant le tribunal de police correctionnelle. Nous n’avons rien à voir dans des poursuites que la chambre des députés s’est naturellement empressée d’autoriser. La discussion qui a précédé le vote d’autorisation ne laisse point vraiment d’être instructive. M. le président du conseil est certes un homme qui, par la séduction de son talent, par l’habileté de sa parole, comme par la modération de son caractère, est fait pour échapper à bien des inconvéniens. Il nous permettra de croire que pour cette fois il ne les a pas tous évités, qu’il a commis une méprise politique et a mis ses embarras à l’abri d’une étrange théorie. La méprise politique consiste à être trop vivement entré dans le débat en faisant une sorte de piédestal au député du Gers, en avouant qu’il avait voulu frapper en lui le bonapartisme à la tête, ce qui était tout à la fois grandir l’accusé et donner à la poursuite le caractère d’un duel tout politique ; mais voici qui est bien plus singulier ! M. Jules Simon a des idées qu’il a souvent exprimées dans l’opposition, qui sont suffisamment connues, sur la liberté complète de la presse, sur la difficulté de définir un délit d’opinion, sur l’inutilité des lois répressives. Ministre, il est bien obligé d’accepter ces lois, dont il sent la nécessité et dont il défend même une partie devant la commission de la presse. Comment concilier les anciennes idées d’opposition et les devoirs du gouvernement? C’est bien simple. Des procès de presse, M. Jules Simon ne veut en faire à aucun prix. Ce qu’il a donné l’ordre de poursuivre, c’est un ensemble de délits de droit commun. On lui fait observer, il est vrai, que ces délits sont qualifiés et punis par les lois sur la presse que M. le procureur général invoque naturellement dans son réquisitoire. Qu’à cela ne tienne. M. le procureur général fait ce qu’il veut; M. Jules Simon, quant à lui, ne s’occupe pas du réquisitoire, il n’invoque pas les lois sur la presse, il ne poursuit que des délits de droit commun, — et moyennant cette distinction tout est pour le mieux! En toute franchise, ne vaudrait-il pas mieux avouer simplement que les lois qu’on a combattues ont leur mérite, qu’elles sont peut-être nécessaires, et qu’en cela, comme en tout, comme dans les affaires de l’administration et de l’armée, la république n’a qu’une manière de vivre, c’est de se conformer aux nécessités, aux conditions invariables de gouvernement?

Par quelle fatalité du temps ne parle-t-on que de chances de conflits et de réorganisations militaires et de mobilisations, lorsque l’ombre des années 1870-1871 se projette encore sur l’Europe, lorsque les historiens n’ont pas même achevé de retracer ces événemens sanglans d’hier? On racontait tout récemment que le chef de la section historique de l’état-major prussien venait de présenter à l’empereur Guillaume, qui célèbre en ce moment sa quatre-vingtième année, la douzième livraison du compte-rendu officiel de la dernière guerre. Le chapitre nouveau expose le dénoûment des tristes affaires de Metz et le commencement de la résistance française en province, pendant que Paris, cerné de toutes parts, excité plutôt que fatigué par six semaines de siège, défiant toute une armée, soutient son duel qui durera trois mois encore. C’est un document de premier ordre par l’exactitude et la sévérité dans l’histoire de ces luttes sanglantes et compliquées, de cette invasion meurtrière. Ce que l’état-major allemand poursuit à Berlin, le général Ducrot le continue de son côté et pour sa part dans le travail qu’il publie sous le titre de la Défense de Paris. La défense de Paris! ce seul mot réveillera longtemps encore assurément des souvenirs douloureux ; il évoque tout un passé où la politique se mêle à la guerre. Laissons la politique pour ce qu’elle vaut, avec ses faiblesses, ses illusions, ses fautes peut-être inévitables et livrées à toutes les contradictions. L’intérêt vrai du livre de M. le général Ducrot est dans les faits militaires, dans l’exposé de cette défense où l’ancien chef de la deuxième armée de Paris s’est si souvent prodigué, qu’il raconte aujourd’hui avec l’exactitude de l’homme de guerre, avec la généreuse ardeur du chef qui a été toujours au premier rang dans le combat.

Le vaillant auteur de la Défense de Paris en est à son troisième volume, et il n’a pas fini. La partie qu’il livre maintenant au public s’ouvre par cette journée du 2 décembre 1870, la bataille de Champigny, qui n’est que la suite de cette autre journée du 30 novembre, la bataille de Villiers, et qui est comme le point culminant du siège éclairé de l’incertaine lueur d’un succès sans lendemain. Après ce double effort d’héroïsme qui sauve la dignité des armes, il ne reste plus en effet qu’à descendre de degré en degré, à travers les douloureuses étapes du Bourget, de Buzenval, du bombardement et de la faim jusqu’à l’heure suprême de la capitulation désespérée; mais, quand cette heure fatale sonne, la lutte a duré cinq mois, et l’honneur de la défense militaire est dans le nombre des victimes pour les seules journées de la Marne, dans quelques-uns de ces chiffres que M. le général Ducrot peut citer avec fierté comme un témoignage de la conduite de ses régimens. Le 4e de zouaves près de 600 hommes hors de combat en quelques instans, le 42e de ligne 37 officiers et plus de 600 hommes, le 122e 23 officiers et plus de 500 hommes, les mobiles d’Ille-et-Vilaine 25 officiers et près de 500 hommes. Un seul corps d’armée compte pour 5,029 hommes en deux jours. Voilà un des bulletins de cette défense de Paris que M. le général Ducrot raconte en homme qui a le sentiment d’avoir fait, avec ses compagnons d’armes, tout ce que pouvait le courage pour l’honneur de la grande ville transformée en citadelle de l’indépendance française.

Des pertes, des pertes, c’est toujours le dernier mot dans cette funeste campagne, et si aux victimes humaines, aux colossales indemnités réclamées par le vainqueur, il manquait un supplément, qui n’a, il est vrai, rien d’imprévu, mais qui n’est pas moins significatif, M. le ministre de l’intérieur vient de le fournir en publiant un état de ces autres pertes essuyées par les départemens pour amendes, contributions, ravages de la guerre, réquisitions. C’est un modeste total de 886 millions! Le gouvernement se propose encore de mettre à jour la statistique de toutes les dépenses faites pour les gardes nationales mobilisées, pour les achats d’armes, pour les corps francs, etc. Quand aura-t-on fini le terrible compte de la guerre? On devrait l’avoir sans cesse sous les yeux, et si tous les matins on se donnait la peine de relire ce douloureux, cet éloquent bulletin des forces perdues, on serait peut-être guéri pour longtemps de troubler la France dans son recueillement et dans son travail par des politiques de fantaisie ou d’agitation.


CH. DE MAZADE.



UNE COMEDIE DE MŒURS EN CALIFORNIE.
Two Men of Sandy Bar. A drama by Bret Harte, 1877. Tauchnitz.


Dans les charmans croquis où Bret Harte nous a retracé, d’une plume sobre et légère, des épisodes de la rude existence du mineur californien, le romancier a créé successivement une série de types d’une extraordinaire vitalité, qui maintenant reviennent sans cesse, ouvertement ou déguisés, dans la plupart de ses récits. Ce sont des marionnettes qui portent chacune un nom propre et sont l’incarnation d’un caractère, comme les masques de la comédie italienne, Scaramouche et Pulcinella, Spavento, Cassandrino et les autres; mais tous ces types appartiennent à un monde à part, ce sont des produits spéciaux de ce milieu étrange qu’on appelle les camps des chercheurs d’or, — mauvais lieux transformés en bourgades, villes-tripots, pandémoniums où l’âpre et brutale concurrence que se font de grossiers aventuriers menace la civilisation de fréquens retours à la barbarie.

C’est d’abord le joueur Oakhurst, héros déclassé aux sentimens chevaleresques, très capable à l’occasion de racheter ses fautes par un sacrifice plein de grandeur. Dans the Outcasts of Poker-Flat, il se tue pour ne pas vivre sur les provisions qui pouvaient encore prolonger l’existence des misérables créatures expulsées du Poker-Flat en même temps que lui, et avec lesquelles il s’est égaré dans la neige. Ailleurs, — dans l’Épisode de la vie d’un joueur, — on le voit au contraire tuer en duel son ami intime, devenu son rival auprès de la jolie Mme Decker. Hardi et fier, insouciant et sans scrupules, il exerce une sorte de fascination sur les compagnons que lui donne le hasard.

Un autre type qui reparaît dans presque tous les récits de Bret Harte, c’est le fameux colonel Starbottle, — Culpepper Starbottle, — gentleman de la vieille école, légiste et politicien, qui se pique de galanterie et de savoir-vivre, préside à tous les festins, règle les conditions des combats, se pose en arbitre du goût et des bonnes manières. Vantard avec cela, susceptible et pointilleux, légèrement ivrogne, le colonel Starbottle intervient plus souvent pour embrouiller les situations que pour les dénouer ; sa poitrine bombée, ses poses savantes, ses hum hum, ses discours remplis de précautions oratoires et ses madrigaux à l’adresse du beau sexe introduisent un élément bouffon dans beaucoup de récits où le sentiment joue le rôle principal. Mais le type favori de Bret Harte, — bien qu’il change souvent, celui-là, de nom, — c’est le géant débonnaire, faible d’esprit, bon, désintéressé, tendre, le cœur toujours ouvert à la pitié, capable de tous les dévoûmens et d’une abnégation parfois héroïque, mais d’ordinaire aussi plus que de raison accessible aux séductions de la dive bouteille. Tel est le « partenaire de Tennessee, » brave garçon qui n’abandonne pas son indigne associé auquel les mineurs ont décidé d’appliquer la loi de Lynch, — tel est Fagg, « l’homme qui ne compte pas, » pauvre amant délaissé qui partage sa fortune avec son rival pour lui permettre d’épouser sa propre fiancée, — tel est le bon Sandy (Alexandre), l’amoureux honteux de la jolie maîtresse d’école du Val-Rouge, — tel est encore Gabriel Conroy, le héros du dernier roman de Bret Harte, qu’un écrivain de talent a déjà présenté aux lecteurs de la Revue[1]. Ajoutez-y le vieux commandante espagnol, la pécheresse sentimentale qui a plusieurs maris, le bon Chinois, rusé, voleur, mais attaché à son maître, et vous aurez les principales figures de tous ces récits. Bien que le procédé soit renouvelé de Balzac, il est incontestable que Bret Harte en tire un parti souvent heureux.

Dans Gabriel Conroy, son premier roman de longue haleine, Bret Harte était allé encore plus loin ; il ne s’était pas contenté de rééditer ses types favoris, il avait largement mis à contribution ses premiers récits, personnages, incidens, situations, paysages. Il ne lui manquait plus que de transporter les mêmes types sur la scène ; il ne s’en est pas fait faute. Le hasard avait réuni ici même, sous le titre de Récits californiens, deux esquisses de Bret-Harte intitulées l’Idylle du Val-Rouge et l’Enfant prodigue de M. Thompson. Ces deux nouvelles, cousues ensemble, ont fourni la trame d’une comédie de mœurs qui a pour titre : deux hommes de Sandy-Bar. Les deux héros du drame sont le bon Sandy, le vaurien généreux, l’humble adorateur de la jeune maîtresse d’école du Val-Rouge, qui devient le fils prodigue d’un riche négociant de San-Francisco, et le fameux John Oakhurst, lequel joue ici le rôle de l’aventurier qui prend la place de l’enfant prodigue au foyer paternel. Voici maintenant comment cette donnée a été développée par l’auteur.

La pièce est divisée en quatre actes. Le premier se passe au rancho des Bienheureux-Innocens, chez don José Castro, vieux gentilhomme mexicain qui a recueilli l’ivrogne Sandy à titre de palefrenier, parce qu’il s’est trouvé là juste à point pour sauver la vie à sa fille, la belle et ardente doña Jovita, qui ne pouvait plus maîtriser un cheval fougueux. Maintenant Jovita sort tous les jours, accompagnée de son fidèle écuyer Diego (c’est le nom qu’on a donné à Sandy); elle a dans la forêt des rendez-vous avec son amant, et Sandy fait le guet à une distance respectueuse. Or l’homme qui courtise la riche héritière n’est autre que le joueur Oakhurst, l’ancien associé de Sandy, ou d’Alexandre Morton fils, pour lui donner enfin son vrai nom. Un beau jour, Oakhurst a disparu avec la femme de Sandy, et ce dernier a noyé son chagrin au fond de nombreux verres de whiskey, si bien que, de chute en chute, il en est arrivé à errer dans les campagnes, misérable vagabond qui a trouvé un asile momentané dans la maison de don José; mais le vieux gentilhomme a conçu des soupçons : il se doute que sa fille a un amant, seulement il croit que cet amant c’est son serviteur Diego, — quelque fils de famille qui s’est introduit chez lui sous un déguisement. Il l’interroge, et n’ayant pas réussi à le faire parler, il le chasse. Sandy s’éloigne en titubant, après avoir essayé de sermonner sa jeune maîtresse.

Là-dessus arrivent le vieux Morton, qui cherche partout son fils prodigue, et le colonel Starbottle, son homme d’affaires et intime ami. Ils sont reçus avec toutes les formes de la vieille courtoisie castillane. Pendant la nuit, Oakhurst s’introduit par effraction pour enlever Jovita : il en est empêché par le vieux Morton, qui rôde dans les corridors; le bonhomme croit avoir reconnu dans le jeune homme le fils jadis chassé par lui et qu’il demande maintenant à tous les échos depuis qu’il a été touché par la grâce divine. Oakhurst n’ose le détromper, et le voilà qui part avec le père dont la Providence lui fait cadeau d’une manière si imprévue, pour prendre la place de son ancien associé, qu’il croit mort. Le vieillard a, bien entendu, demandé à don José la main de Jovita pour son fils retrouvé.

Le second acte nous transporte au Val-Rouge, où s’est réfugié le vrai fils. Il est tombé amoureux de la jeune maîtresse d’école, dont ses soins timides ont fini par toucher le cœur. Miss Mary est, sans le savoir, sa proche parente. Orpheline, ayant vu sa famille abandonnée dans la misère par le vieux Morton, elle a su se créer elle-même une existence honorable. Cependant le vieil avare, aujourd’hui « régénéré, » s’est souvenu d’elle, il a découvert sa retraite, et il envoie le colonel Starbottle pour lui offrir de venir vivre sous son toit. Miss Mary refuse d’abord; mais une révélation qu’elle reçoit la fait changer d’avis. Une femme que les mineurs du camp nomment « la duchesse » vient la supplier de se charger de son enfant, un petit garçon qui suit les cours de l’école, et elle lui confie que le père de cet enfant est Sandy, qui l’a délaissée. Miss Mary consent à partir avec le colonel, et elle emmène l’enfant.

Pendant ce temps, John Oakhurst, devenu l’associé de son père putatif, a pris sa nouvelle position sociale au sérieux. Grâce à son intelligence, à son activité, à sa connaissance des affaires, la maison de banque Morton et fils jouit sur la place de San-Francisco d’une confiance illimitée. Mais il a compté sans ses ennemis. Il y a là notamment Concho, un serviteur de don José, qui, le jour de l’enlèvement projeté de Jovita, faisait la garde autour de la maison, et qui a été estropié en luttant contre Oakhurst-Il a juré de se venger. Avec l’aide d’un blanchisseur chinois auquel Sandy devait de l’argent, il a retrouvé ce dernier, il a découvert son vrai nom, et il le conduit à San-Francisco pour démasquer l’imposteur. Ce dernier d’ailleurs a déjà dû défendre sa position contre une foule de prétendans, de faux dauphins, qui sont venus se présenter comme les vrais fils et réclamer l’héritage du vieux banquier, — ou du moins une indemnité. Le père lui-même se dit parfois que son Sandy est bien changé, et il n’éprouve pas pour ce froid et respectueux jeune homme la tendresse qui serait si naturelle dans leur situation respective. Enfin des vols ont été commis chez Morton, et le détective Capper, qui est venu avec un autre agent s’installer dans la maison, soupçonne vaguement Oakhurst de n’être pas étranger à ces vols. C’est à ce moment que miss Mary arrive à San-Francisco avec la duchesse, qu’elle croit la femme de Sandy, et le petit Tommy, qu’elle veut présenter à son grand-père. Le colonel Starbottle les met en présence de celui qui porte maintenant le nom d’Alexandre Morton fils : la duchesse est stupéfaite en reconnaissant Oakhurst, l’homme qui l’a jadis enlevée à Sandy; mais celui-ci, qui la domine toujours, lui arrache l’aveu public qu’elle n’a jamais été mariée à Alexandre Morton, et déclare qu’il se charge de l’enfant. Par ce coup d’audace, il a encore échappé au danger qui le menaçait de ce côté; il n’est pas au bout. Pendant la nuit, une bande de voleurs, conduite par un ancien déporté qui se trouve être le vrai mari de la duchesse, pénètre dans la maison et se met en devoir de la dévaliser après avoir garrotté Oakhurst. Les bandits, — de vieilles connaissances de l’aventurier, — lui proposent de partager avec eux et de s’enfuir ensemble. Ils lui apprennent que Sandy est vivant, qu’ils l’ont amené avec eux et qu’il ne tardera pas à réclamer son héritage. Oakhurst, pendant ce temps, n’a songé qu’à dégager une de ses mains, à saisir un revolver dans sa poche, et il va s’en servir quand l’apparition des agens met la bande en fuite. Sandy, qui attendait dehors et qui arrive complètement ivre, est emmené par le détective, qui n’ignore pas son vrai nom.

Ces incidens remplissent le troisième acte. John Oakhurst est au pied du mur; voici comment se dénoue, dans le quatrième, sa périlleuse situation. Il s’explique avec le bon Sandy, qui, loin de lui garder rancune, se jette dans ses bras, lâcheté qui remplit d’indignation le colonel Starbottle, témoin de leur entretien. Sandy n’ose pas encore affronter son père; il se cache lorsqu’il l’entend venir. Ici se place une scène assez inattendue et, disons-le, répugnante. Le vieux Morton, qui depuis la mort de sa jeune femme avait renoncé aux boissons spiritueuses, se laisse aller, en causant avec Oakhurst, à boire un verre de limonade, y reprend goût, et finit par se griser complètement. C’est dans cet état que le voit son fils, et l’horreur que lui inspire ce spectacle est si forte qu’elle le guérit lui-même de sa funeste passion. Glissons sur les scènes qui suivent. Le vrai fils a repris sa place dans la maison paternelle à l’insu de son père, car Oakhurst est resté; enfin on se décide à tout dire au vieillard, lequel, toujours un peu gris, éclate d’abord et chasse les deux « intrigans » de sa présence. Ils s’en vont, Oakhurst suivi de Jovita, qui ne veut pas se séparer de lui; don José lui-même consent à les marier. Alors le vieux Morton se ravise; poussé par son ami Starbottle, il déclare qu’il adopte John Oakhurst et qu’il le garde comme associé en même temps que son vrai fils, qui épousera sa cousine miss Mary.

Telle est cette comédie compliquée, enchevêtrée, qui, si elle ne manque ni de mouvement ni d’humour, donne une singulière idée du niveau moral des spectateurs qu’elle a en vue. Elle nous fait connaître une société à demi barbare, où la délicatesse, la probité, la droiture, ne sont pas précisément nécessaires pour être considéré, où l’ivrognerie et l’imposture sont des peccadilles qui ne tirent pas à conséquence ; Bret Harte ne se pique pas, il l’a dit plus d’une fois, de tirer de ses récits des leçons de morale : c’est un réaliste qui n’a souci de la justice distributive, qui se contente de peindre ce qu’il a vu. Ce n’est pas là le côté le plus recommandable de son talent ; l’indifférence avec laquelle il traite la morale gâte l’impression que nous laissent ces peintures trop crues de la vie californienne, et nous ne nous lasserons pas d’avertir l’auteur de tant de charmans récits qu’il glisse aujourd’hui sur une pente où il est difficile de s’arrêter.



Un gentilhomme français au XVIIIe siècle. Le comte de Plélo, par M. J.-B. Rathery. Paris 1876.


Le titre complet donné par l’auteur à cet intéressant volume dit à lui seul déjà ce qu’a été le héros et avec quel soin le livre a été composé. C’est la biographie d’un vrai gentilhomme français de la première partie du XVIIIe siècle, guerrier, littérateur et diplomate, et cette biographie a été écrite d’après des papiers de famille el les archives du, ministère de la guerre et des affaires étrangères. L’auteur, qui est mort avant la publication, appartenait à cette excellente maison qui s’appelle la Bibliothèque nationale, où tout sérieux travailleur trouve de si obligeans auxiliaires, transformant leurs fonctions en vraie magistrature au service de la science et des lettres. M. Rathery était parmi les plus bienveillans, et un des plus habiles en cette science des livres, qu’on ne saurait bien acquérir sans aimer les choses de l’esprit. Entouré d’une rare estime, toujours prêt à rendre service par son érudition rare, charmé d’être placé lui-même au centre d’informations et de ressources, il poursuivait aisément soit de fines études telles que celles qu’il a données à cette Revue sur les chants populaires, soit des monographies presque uniquement composées d’informations inédites, que sa situation et son crédit lui permettaient mieux qu’à beaucoup d’autres de réunir; tel est son volume sur le comte de Plélo.

Plélo a inscrit son nom dans l’histoire par un de ces traits de patriotisme héroïque dont le XVIIIe siècle a offert plusieurs beaux exemples. C’était au mois de mai de l’année 1734. La France prétendait maintenir Stanislas Leczinski, élu roi de Pologne, contre son rival Frédéric-Auguste III, que soutenaient principalement les Russes. Cependant le ministère français ne faisait nul sérieux effort; le cardinal Fleury ne voulait ni avoir la honte d’abandonner entièrement notre candidat, ni hasarder de grandes forces pour le soutenir. En vain Plélo, notre ambassadeur en Danemark, qui avait pris chaudement à cœur une cause où il voyait engagé l’honneur national, pressait-il l’arrivée d’un secours efficace. A peine proclamé, Stanislas est obligé de se réfugier à Dantzig, tandis que la Pologne est envahie. Au mois de février, le général russe Lacy commence le siège de la ville; le 1er mai, la grosse artillerie moscovite ouvre le bombardement. Cependant une sortie des habitans a du succès; des renforts qu’attendent les ennemis ne sont pas arrivés; qu’un vigoureux effort soit renouvelé avec ce qu’on a envoyé de Français, et la victoire est peut-être assurée. C’est en ce moment que Plélo apprend à Copenhague la retraite des régimens de Périgord et de Blaisois : ils reviennent de Dantzig en Danemark avec les deux frégates l’Achille et la Gloire, qu’à grand’peine il avait obtenues. Leur commandant est le brigadier-général de Lamotte, un vieux soldat qui a fait vingt campagnes; il n’a pas cru cette fois que sa commission fût sérieuse... Plélo n’hésite pas : « Au nom du roi, votre maître et le mien, dont je tiens ici la place, lui dit-il, je vous ordonne de me suivre, » et il fait tout disposer pour mettre à la voile. « Sire, écrit-il au roi, nos premières troupes, — Fleury appelait avant-garde ce petit corps qu’il envoyait seul, — revinrent hier à la rade d’ici sans s’être présentées devant l’ennemi... La honte qui pourrait rejaillir d’une telle retraite sur la nation, et les conséquences qui peuvent en résulter pour la sûreté du roi de Pologne, m’ont affecté si fortement que j’ai cru devoir prendre une résolution qu’il n’y a que la nécessité absolue qui puisse justifier : c’est de faire retourner nos gens sur leurs pas, moi à leur tête. Je ne dois pas cacher à votre majesté que nous ne marchions à une entreprise d’autant plus hardie que les Russes auront vraisemblablement profité de notre éloignement pour rendre nos tentatives plus difficiles ; mais nous y allons à dessein de périr tous plutôt que de revenir avec la moindre tache. »

Pendant deux jours, il prend avec calme et lucidité toutes les mesures pour régler les affaires pendant son absence, pour la transmission des nouvelles qu’il enverra, pour l’envoi régulier de vivres et de munitions à Dantzig. Ses lettres étaient du 20 mai ; son arrivée devant la ville assiégée est du 23. On sait ou l’on devine facilement la suite. Il a une poignée d’hommes contre deux corps d’armée ; une attaque est résolue pour le 27, de concert avec une sortie des assiégés. Plélo prend son poste de combat ; il va se placer à côté du porte-drapeau du régiment de Blaisois, « personnification du devoir et de la patrie absente, » dit bien M. Rathery. On le vit longtemps marcher, l’épée à la main, encourageant les troupes de ses paroles et de son exemple : un premier retranchement est franchi ; mais nos grenadiers sont pris entre trois feux : le vieux Lamotte fait rentrer ses troupes, pendant que, du côté de la ville, on doit aussi reconnaître la journée perdue. Qu’est devenu Plélo ? Suivant M. Rathery, qui a soigneusement étudié les versions diverses, après avoir essayé en vain d’entraîner nos soldats jusqu’au second retranchement, criblé de blessures, il est tombé au pied d’un arbre, et c’est là que les Russes l’ont relevé ; emporté dans leur camp, il y est mort étouffé par une violente hémorragie.

Il y en a qui ont froidement jugé, il y en a qui ont blâmé l’action dernière du comte de Plélo. La Beaumelle plaisante à ce sujet : Plélo s’est fait tuer, dit-il, parce qu’il s’ennuyait à périr dans son ambassade de Copenhague. On lit dans une relation écrite par un de ses officiers « qu’il n’aurait pas eu ce sort s’il fût resté dans le port de Weichselmünde (en avant de Dantzig), ou mieux à Copenhague, comme M. de Lamotte l’en avait prié. » Voilà qui paraît évident, M. de Talleyrand eût été d’avis que ce diplomate eut pour le coup trop de zèle. La vérité est que Plélo s’est dévoué au nom du patriotisme et de l’honneur ; on ne calcule pas assez de quelle utilité sont pour une cause de tels dévoûmens ; quand, aux mains du cardinal Fleury, le cabinet de Versailles était si insouciant et inerte, pour combien fallait-il compter ces actes héroïques de quelques enfans perdus qui mouraient au loin pour relever le nom de la patrie ?

L’histoire de la mort du comte de Plélo était assurément connue avant cette biographie nouvelle, mais non pas avec tous les intéressans détails qu’a retrouvés et que nous rend M. Rathery. Il y a un trait surtout, par lui révélé, qui rehausse encore la beauté de ce dévoûment : c’est que Plélo était, dans sa vie privée, parfaitement heureux, père de plusieurs enfans, époux d’une jeune femme qu’il adorait. Son mariage avec Mlle de La Vrillière, en 1722, avait donné lieu à un aimable épisode. Il avait vingt-trois ans; comme sa femme n’en avait pas encore quatorze, on les tint séparés, quoique logés dans le même hôtel, et la jeune comtesse sous la garde d’une duègne. C’était une occasion de roman toute trouvée : ils se virent dans le monde et se plurent; bientôt une intrigue se noua qui était sans danger, et dont le succès mit fin à une surveillance devenue très inutile. En plein XVIIIe siècle, alors que l’institution du mariage semblait presque tombée en désuétude, ces deux époux, unis douze années, furent de fidèles amans. Il faut lire, dans le livre de M. Rathery, la lettre qu’il écrivit à la comtesse, car il ne se sentit pas assez fort pour la voir, au moment de sa grande résolution et de son départ. Elle est courte, elle est déchirante, quoique résolue et résignée : dix lignes à peine, quelques feintes paroles d’espoir : « Amour, devoir, gloire, que de maux vous me causez! » Il faut lire, dans le même volume, la douloureuse réponse qui n’arriva jamais à son adresse, et ensuite, car M. Rathery a pu les décrire à l’aide de nombreux papiers de famille, les scènes de désespoir, les éclats de douleur, les pensées de mort de la malheureuse veuve. Telle était l’affection profonde, tel était l’ardent amour que chacun des deux avait pour l’autre ; c’était un parfait bonheur que Plélo avait sacrifié sciemment : à cette mesure encore il faut apprécier son héroïsme.

Le comte de Plélo était d’ailleurs un homme d’esprit, ami des lettres et des sciences, d’une douce philosophie, de la poésie et du beau langage. Il faisait partie de l’Entresol, cette sorte de club littéraire dont parlent les Mémoires du marquis d’Argenson, un de ses membres, et qui fut comme un berceau d’Académie des sciences morales et politiques. Il a laissé de petites pièces en vers fort agréablement écrites et une remarquable correspondance que M. Rathery nous a rendue. Profitant de sa mission diplomatique à Copenhague, il prenait à cœur de correspondre avec les principaux savans du nord; il avait étudié les langues scandinaves, il avait remarqué les sagas; la Bibliothèque nationale de Paris lui doit six ou sept cents volumes danois, suédois, norvégiens, islandais, parmi lesquels il y a des traductions manuscrites de monumens inédits.

Il fallait cependant l’érudition patiente et ingénieuse d’un savant tel que M. Rathery pour réunir des informations si complètes sur une renommée qui, fixée uniquement par un dernier coup d’éclat, n’avait pas eu le temps de s’établir dans les souvenirs des hommes. De cette curieuse recherche il résulte un volume d’une aimable et facile lecture, hommage bien légitime à l’une des plus nobles mémoires d’une période déjà bien partagée. M. Rathery, pour sa dernière œuvre, nous a laissé un livre dont on peut dire qu’il est une bonne action.


A. GEFFROY.



L’année dernière est mort subitement à Avallon un homme dont Hégésippe Moreau, qui était de ses amis, disait : « Ce jeune homme à vingt ans montre des talens extraordinaires et une ambition effrénée. » Cependant cet homme, qui a écrit plus d’une page fille et délicate, a toujours préféré cacher sa personnalité derrière un pseudonyme, et s’il a eu une ambition effrénée, il n’y a que ses amis qui aient pu s’en apercevoir en recevant de lui des conseils pleins de sagesse et de droiture, qui devaient les aider dans leur carrière. Nous ne saurions pas encore aujourd’hui que cet homme fut un écrivain, si son fils n’avait pris le soin de recueillir les diverses études de son père pour les réunir dans une publication posthume; mais ce fils respectueux n’a pas été jusqu’au bout de sa tâche, puisqu’il n’a composé ce volume de Souvenirs littéraires qu’en vue d’un cercle restreint d’amis; maintenant il lui faut aborder le grand public. M. René Vallery-Radot a fait précéder ce recueil des articles de son père, insérés autrefois au Constitutionnel, d’une notice biographique où il nous raconte cette vie calme et paisible d’un homme qui a partagé son existence entre son foyer et les fonctions qu’il a remplies successivement à la bibliothèque du Louvre et comme chef du cabinet du ministre de l’agriculture et du commerce en 1869.

Avant tout, M. Vallery-Radot était un fin connaisseur littéraire, un guide sûr et fort apprécié; s’il a fait de la critique, ce ne fut jamais d’une manière militante, il se plaisait beaucoup plutôt à donner des conseils qu’à combattre telle ou telle doctrine. Aussi ce qui restera de ses travaux, c’est son livre sur les Chefs-d’œuvre des classiques français fait en collaboration avec M. de Courson. Dans le volume qui nous occupe, les deux meilleurs chapitres ont trait à l’histoire littéraire : le premier, une petite étude sur Hégésippe Moreau, et l’autre sur un Manuscrit de Bossuet. Comme ces deux sujets ne demandaient pas en effet une fougue de polémiste, rien ne pouvait mieux convenir à cet esprit judicieux. Si nous lisons ensuite les chapitres consacrés au Récit d’une sœur, aux Odeurs de Paris, à l’Affaire Clémenceau, nous rencontrons un homme aimable qui applaudit ou blâme, sans trop louer, sans trop se fâcher, mais qui sème en passant des remarques dénotant un goût sûr, un esprit critique dont les jugemens sont tempérés par l’indulgence de l’homme du monde. On ne peut que regretter en somme que cette plume, qui écrivait si bien, ait écrit si peu.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.

  1. Voyez, dans la Revue du 1er septembre 1876, les Aventures d’un pionnier américain, par M. Th. Bentzon.