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Chronique de la quinzaine - 31 octobre 1855

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Chronique n° 565
31 octobre 1855


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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31 octobre 1855.

Les hommes de ce siècle, qui est arrivé à la moitié de son cours, auront assisté à de grands et saisissans spectacles. Un illustre historien, dont le nom et la personnalité y tiendront une place considérable, achève, dans toute la maturité d’un talent qui s’élève avec la solennité de sa tâche, le monument qu’il a entrepris de consacrer au drame héroïque de ses quinze premières années. Il n’a pas encore abordé dans son livre le récit des événemens qui, après l’invasion de la Russie par les armes françaises, ont amené par une fatale réaction le développement démesuré de la puissance de cet empire, et déjà il applaudit au succès de l’immense effort qu’il a fallu faire, après tant d’années de modération méconnue, pour refouler une ambition qui, appuyée sur de prodigieuses ressources accumulées de longue main, croyait enfin toucher à son but. L’accroissement des États-Unis en population, en richesse, en étendue territoriale, en importance politique et commerciale dans le monde, n’est pas moins remarquable que celui de la Russie. On les a souvent comparés malgré la différence des institutions, l’opposition des caractères nationaux, la dissemblance des principes d’action, des procédés de gouvernement et des moyens d’influence. On voyait des deux côtés la même activité inquiète, la même absence de scrupules, les mêmes aspirations ambitieuses vers un avenir sans bornes, la même prétention de se faire dans le système général une sphère à part où La prépotence de l’un et de l’autre pays s’exercerait librement, sans que personne ait à lui en demander compte. Aussi s’est-il établi entre Washington et Saint-Pétersbourg une espèce de connivence plus ou moins préméditée, peut-être moins raisonnée qu’instinctive, et qui a certainement plus d’un motif dont le poids se fait sentir dans la balance des intérêts généraux.

Cette disposition de l’esprit public dans l’Amérique du Nord à ne pas désirer le succès de l’alliance anglo-française contre la Russie s’est révélée depuis le commencement de la guerre par une foule de symptômes, et a déteint, pour ainsi dire, surplus d’une question étrangère au grand débat. Néanmoins il n’en était encore directement résulté aucune difficulté sérieuse. La libéralité des principes que la France et l’Angleterre, d’accord entre elles pour la première fois sur cette question, avaient proclamés en matière de commerce des neutres, ayant d’avance enlevé au gouvernement fédéral tout prétexte de plaintes, la diplomatie américaine s’était bornée à faire proposer partout L’adoption d’une convention destinée à consacrer en droit et à toujours les franchises du pavillon et de la propriété neutres, reconnues en fait, et pour la durée de la présente guerre, par les deux puissances maritimes armées contre la Russie. C’était, à vrai dire, plutôt une manœuvre prétentieuse qu’un acte malveillant, et l’Angleterre comme la France ont pu fermer les yeux sur ce timide essai de ligue neutre, qui d’ailleurs n’a pas réuni assez d’adhésions pour devenir quelque chose d’imposant, nue s’est-il donc passé récemment, pour que tout à coupla situation se soit aggravée au point d’exiger de la part du gouvernement anglais l’envoi de renforts considérables à l’escadre des Bermudes ? Il est vrai qu’en même temps le journal très indépendant à coup sûr, mais aussi très puissant, qui a annoncé cette mesure avec beaucoup d’éclat, a désavoué toute intention hostile au peuple américain, toute défiance ou toute menace injurieuse au gouvernement fédéral ; il est vrai qu’il a reconnu qu’une rupture entre les États-Unis et l’Angleterre serait une immense calamité, et qu’il a représenté ces précautions comme dirigées exclusivement contre des arméniens en course avec des lettres de marque russes qui se prépareraient dans plusieurs ports des États-Unis. Il est possible qu’en effet quelques-uns des aventuriers qui ont dû renoncer à leurs projets sur Cuba aient eu la tentation de faire la course pour le compte de la Russie. Quelle riche proie que le commerce anglais et français dans la sécurité que les opérations maritimes ont conservée depuis deux ans ! Mais en premier lieu que de difficultés pour équiper des navires qui ne soient pas purement et simplement des pirates, passibles comme tels de châtimens terribles et sommaires qui vengeraient bientôt le peu de mal que le commerce aurait essuyé de leurs déprédations !

Et puis, quoi qu’on dise de la faiblesse du gouvernement et des lois aux États-Unis, du nombre des hommes sans aveu qui s’y trouvent toujours prêts pour les plus criminelles entreprises, de l’impunité sur laquelle ils peuvent trop souvent compter, nous ne croyons pas que les armemens dont on parle échappent à la connaissance des autorités fédérales, ni que celles-ci soient assez désarmées pour être dans l’impuissance de les paralyser. Tout a prouvé le contraire depuis quelques années. Les gouvernemens européens n’ont jamais douté à cet égard que de la bonne volonté des États-Unis, sûrs de l’efficacité de leurs lois quand le pouvoir fédéral croit devoir les appliquer. Qu’on ne s’y trompe donc pas : s’il y avait dans les ports de l’Union des préparatifs d’armemens en course assez sérieux pour préoccuper les ennemis de la puissance dans l’intérêt de laquelle ils se feraient, c’est que le cabinet de Wellington le voudrait bien, et on aurait le droit de lui en demander raison. Personne, nous en sommes sûrs, ne le comprendra autrement aux États-Unis, et pour nous, nous y voyons moins mie précaution contre des corsaires qu’une réponse aux poursuites intentées par les autorités fédérales et conduites avec une âpreté impolitique et inutile contre les agens de recrutement qui ont essayé d’engager des hommes pour le service anglais sur divers points du territoire fédéral, en violation, il faut bien le reconnaître, de la législation des États-Unis. Il en est résulté effectivement une grande irritation ; on a essayé d’impliquer le ministre anglais, M. Crampton, dans les accusations portées contre des individus plus ou moins obscurs, et dont il désavouait les actes ; les journaux ont été remplis de déclamations imprudentes contre l’Angleterre, et parmi ceux qui se sont signalés par l’aigreur de leur langage, il y en a eu qui passent pour traduire les préventions passionnées d’une, partie de l’administration. Tout cela est sans doute grave, et constitue des rapports difficiles. Nous n’aimons pas à voir les orgueils nationaux mis en jeu, et nous ne voudrions pas répondre des suites que peut avoir une démonstration dont le sens est si clair. Cependant on est tellement intéressé des deux côtés à ne pas pousser les choses à l’extrême, les deux pays sont dans une si étroite dépendance l’un de l’autre pour toute l’économie de leur système commercial, qu’ils n’en viendront pas à une rupture ouverte sans avoir épuisé les moyens de conciliation. On doit l’espérer, car un conflit serait déplorable et pourrait avoir d’incalculables conséquences. Les États-Unis n’ont pas d’armée, et, comparée à celles de l’Angleterre et de la France, leur marine de guerre est insignifiante. On pourrait donc leur faire beaucoup de mal ; mais ils pourraient le rendre sous une autre forme, et on frémit en pensant à la perturbation qui en résulterait. Heureusement jamais les partis politiques n’ont été divisés aux États-Unis par des passions plus ardentes ; abolitionnisme et esclavage, intérêts du sud et intérêts du nord, guerre déclarée l’élément étranger, intolérance religieuse, sombre défiance des irlandais et des Allemands, tout est contraire à un grand élan national. Une guerre sérieuse avec l’Europe serait peut-être le signal de la dissolution de l’Union. Il est impossible que les hommes d’état américains ne prévoient pas un pareil danger, et qu’ils ne fassent pas de grands sacrifices pour le conjurer.

C’est ainsi que s’étend le cercle des complications auxquelles devait donner naissance la question qui continue à se débattre sur une ligne fort irrégulière, que l’empire romain, dans sa plus grande extension, n’a guère franchie ; rien encore n’annonce le terme de la lutte, et pourtant si la guerre se faisait toujours comme la font depuis deux ans les puissances alliées et la Russie, il faudrait supprimer, quand on en parle, ce mot de vicissitudes, qui donne l’idée d’un jeu sanglant où le hasard a autant de part que les calculs de l’intelligence humaine, et où la fortune n’a jamais dit son dernier mot avant que le dernier coup de canon ait été tiré. En effet, la supériorité de nos armes ne se dément nulle part. Sur quelque point du vaste théâtre des événemens que se mesurent les deux parties, quelle que soit celle qui attaque, et quelle que soit celle qui se défende, la victoire est fidèle au même drapeau. Il n’y a aucune opération sérieuse, aucunement reprise considérable, où les succès se balancent ; l’avantage est toujours du même côté, et l’ascendant est si bien établi, qu’il semble se communiquer, par une heureuse émulation, aux parties les plus faibles, tandis que la contagion du malheur gagne dans l’autre camp les forces qu’on pouvait croire destinées à sauver au moins l’honneur des aigles russes. C’est ainsi qu’au moment même où l’on craignait le plus à Constantinople pour l’importante position de Kars, dont la chute aurait découvert Erzeroum et une grande partie de l’Asie-Mineure, on a appris que les Russes venaient d’y essuyer un des revers les plus sanglans de toute la guerre. Un s’attendait si peu à un pareil triomphe des troupes turques les moins favorisées jusqu’alors par la fortune, qu’on se refusait d’abord à y croire, et qu’il a fallu les détails les plus circonstanciés sur cette journée terrible pour faire admettre que le comte Mouravief ait sacrifié huit mille de ses soldats dans l’assaut de Kars sans emporter la place. Les braves défenseurs de Silistrie ont trouvé à Kars des émules dont le courage et la persévérance ont été couronnés du même succès, et le résultat n’est pas moins considérable, car c’est le salut de l’Anatolie et le raffermissement de la domination turque sur toute la frontière du Kurdistan jusqu’à Bagdad. S’il est vrai, comme l’établissent les témoignages les plus dignes de foi, que l’échec des Russes devant Eupatoria ait porté le coup de la mort à l’empereur Nicolas, quel effet n’aura pas produit à Saint-Pétersbourg ce désastre de Kars, où les troupes impériales n’ont eu à combattre qu’une armée ottomane très inférieure en nombre, très imparfaitement réorganisée après un long abandon, composée en grande partie de soldats irréguliers, celle enfin dont le passé inspirait le moins de confiance ? Le blocus serait, dit-on, rétabli, mais à la guerre le moral est tout. C’est un axiome de Napoléon. Or, en vertu de ce principe, il est permis de présager aux défenseurs de Kars, dont les pertes dans le dernier assaut ont été bien inférieures à celles des assaillans, que les Russes renonceront à leur entreprise. Omer-Pacha se rapproche de la ville assiégée avec quelques renforts que grossit le prestige de son nom, et la mauvaise saison, qui est très rigoureuse dans ce pays, gênera bientôt les mouvemens et les communications des Russes. On peut donc espérer que sur le seul point où ils aient conservé l’offensive, ils ne la garderont pas longtemps.

Partout ailleurs quelle suite non interrompue de revers ! À quelque distance d’Eupatoria, c’est un brillant combat de cavalerie qui inaugure avec bonheur la nouvelle phase des opérations militaires en Crimée ; puis c’est la prise de Kinburn, qui nous donne aux embouchures du Dnieper et du Bug une position de la plus grande valeur entre Odessa et Nicolaïef, menace la ligne de Pérécop, et, en forçant l’ennemi à démanteler lui-même Ostchakof, fait tomber les principales défenses maritimes de la Bessarabie. Nous ne nous savions pas si près de la vérité, quand nous faisions remarquer, il y a quinze jours, que Nicolaïef n’était pas inaccessible, et que les Russes avaient tort de laisser entendre qu’ils y trouveraient au besoin un second Sébastopol. L’empereur Alexandre y était, si nous ne nous trompons, au moment même où l’expédition anglo-française arrivait devant Kinburn. Il a pu entendre gronder le canon ennemi et autoriser la capitulation du commandant de la place. C’est aussi à Nicolaïef qu’ont été prises toutes les mesures nécessaires pour l’évacuation de la Crimée, si la perte d’une bataille qu’il faut considérer comme probable vient rendre inévitable le mouvement de retraite annoncé depuis longtemps sur Pérécop. Le tsar aura enfin appris à Nicolaïef que la destruction de Taman et de Fanagoria avait complété la ruine de ses établissemens sur la mer d’Azof. Que faut-il de plus pour prouver à La Russie qu’elle ne peut résister seule aux puissances qu’elle a si imprudemment provoquées, que l’aveugle fanatisme des populations, tout en lui fournissant de nouvelles victimes à faire immoler, ne lui donnera pas une chance de plus d’obtenir la paix à de meilleures conditions, et qu’en continuant à méconnaître la force des événemens, elle remettra en question toute autre chose qu’un vain point d’honneur sur l’Euxin ?

On le voit donc, plus la guerre se prolonge et plus elle se développe, plus elle paralyse les moyens agressifs de La Russie contre l’empire turc, plus elle garantit du démembrement dont il était menacé un état qui occupe dans le système politique de l’Europe et du monde une place que ne pourrait remplir aucune combinaison différente sans amener les plus graves perturbations. En un mot, l’indépendance extérieure de la Turquie est assurée, et l’ennemi qui depuis si longtemps la mettait en péril a reconnu lui-même que désormais son existence était un des élémens de l’équilibre général. C’est un grand résultat, et quand on pense au malaise que cette question a fait peser sur l’Europe pendant les trente dernières années, on ne peut pas dire qu’il ait été acheté trop cher. Mais le problème est complexe, et il n’y en a guère que la moitié qui soit résolue. Il faut maintenant que la Turquie se renouvelle et se régénère au dedans, qu’elle vive d’autre chose que de l’oppression des races conquises par la race conquérante, qu’elle emprunte largement à la civilisation occidentale, et, disons-le, à la civilisation chrétienne, les principes d’une administration régulière, morale, humaine, dont les institutions lui manquent autant que l’esprit. Qu’on ne s’y trompe pas, tout est à faire dans l’ordre matériel comme dans l’ordre des idées. Il n’y a encore eu que des essais incomplets, opérés sans énergie et sans suite, traversés par la faiblesse des uns, la mauvaise volonté des autres, et qui ont trouvé dans les habitudes de cinq siècles une force de résistance que les lumières et le caractère de quelques hommes n’ont pu vaincre, quand ces essais ont été même tentés de bonne foi. Pendant que la Turquie était absorbée par la terrible lutte dont l’issue n’est plus douteuse, ce n’était pas le moment de se montrer trop rigoureux avec elle et d’en exiger un double travail auquel son gouvernement n’aurait pas suffi ; mais le temps est venu, nous en sommes persuadés, d’aborder hardiment les questions de toute nature que soulève la réforme pratique et vraie des institutions ottomanes. Rapports des races entre elles et avec le gouvernement, sécurité des personnes, création des voies de communication, encouragement du travail, révision des conditions de la propriété immobilière pour la rendre plus accessible à ceux qui la féconderaient et en multiplieraient les produits, épuration de l’administration des finances, voilà quelques-uns des principaux objets du vaste travail qui appelle en Turquie le concours de toutes les intelligences d’élite et de tous les dévouemens. Ce ne sera pas d’ailleurs assez des plans les plus sages, des ordonnances les plus libérales, des règlemens les mieux conçus. Des hommes pour les appliquer de Scutari à Bagdad, de la Bulgarie aux frontières de la Perse, et à Constantinople une volonté constante et ferme d’appuyer ceux qui se consacreront à cette œuvre difficile et au soin incessant de ramener à l’esprit de la réforme ceux qui ne s’en montreraient pas suffisamment pénétrés, telle est au fond la grande nécessité. Les lois ne sont quelque chose que par les fonctionnaires qui les font exécuter et qui donnent à tous l’exemple du respect pour elles. C’est à ce prix seulement que peuvent être déracinés dans toute l’étendue de L’empire turc des abus aussi anciens que lui, des tyrannies héréditaires et locales à l’ombre desquelles languissent les populations opprimées, des corruptions et des dilapidations monstrueuses qui laissent L’état aussi pauvre que ses sujets. Nous supposons ici, comme on le voit, qu’à Constantinople au moins, que chez le sultan, autour de lui, dans ses conseils, dans toutes les administrations générales d’où part l’impulsion, domine ce que nous appelons l’esprit de la réforme, c’est-à-dire la volonté de gouverner avec une probité sévère, sans exclusion de races ou de cultes, sans préjugés nationaux ou religieux, dans l’intérêt et jusqu’à un certain point avec le concours de tous les habit tans de l’empire. Malheureusement, s’il fallait, en croire un opuscule singulier que nous avons sous les yeux, et qui porte le titre ambitieux de Confidences sur la Turquie, un grand nombre des hommes que nous regardons comme destinés à régénérer leur pays ne mériteraient ni l’estime ni la confiance qu’ils ont réussi à surprendre. Leurs sentimens seraient égoïstes et sordides ; leur intelligence ne serait, pas plus que leur caractère, à la hauteur de la mission qu’ils s’attribuent ; vanité, cupidité, passions mesquines, immoralité profonde, voilà ce que couvrirait un vernis de civilisation exploité à grands frais, avec un talent consommé dans l’intrigue et le charlatanisme. Nous ne mettrons pas une légende au bas de ce tableau, dont les couleurs sont trop chargées, en tout état de cause, pour inspirer beaucoup de confiance, et qui est le manifeste d’une sorte de guerre civile dans la famille et les conseils du sultan ; mais on ne peut se défendre d’une impression douloureuse et d’un pressentiment fâcheux en voyant les sommités politiques d’une société — qui compte si peu d’hommes capables de la diriger et de relever leur nation — partagées en deux factions si acharnées l’une contre l’autre, qui s’accusent réciproquement des plus honteuses infamies, et qui aspirent à entraîner dans leurs querelles les représentais des alliés de leur souverain. Nous n’avons pas, on le pense bien, de parti à prendre dans cette ardente polémique qui s’adresse exclusivement au public euroi. Nous nous bornerons à la déplorer dans l’intérêt de la Turquie, car il en restera plus d’un soupçon déshonorant pour les premiers noms de Constantinople. Les esprits chagrins et méfians dont l’injuste agression de la Russie a momentanément fait taire les préventions contre les races orientales se reprendront, sur de pareilles révélations, à croire les Turcs tombés dans une irrémédiable décrépitude, et nous nous demandons nous-mêmes avec anxiété ce que deviendrait l’empire ottoman, dans la crise de rénovation intérieu qui se prépare pour lui, s’il ne pouvait pas compter sur plus de patriotisme, de lumières et de vertus dans la sphère la plus élevée de la nation que les deux factions rivales de Réchid-Pacha et de Méhémet-Ali n’en reconnaissent à leurs chefs, les seuls hommes dont l’Europe sache le nom.

L’état des principautés danubiennes continue à préoccuper La diplomatie. C’est un théâtre d’intrigues auxquelles L’établissement d’un ordre de choses définitif peut seul mettre un terme, et que la mauvaise santé du prince Stirbey, dont on a même cru la succession ouverte, a encore rendu plus actives dans ces derniers temps ; mais le bruit de sa mort, et de quelque chose de pire, car ses ennemis le disaient frappé d’aliénation mentale, a été démenti presque aussitôt que répandu, et après une courte absence, il est venu reprendre à Bucharest le fardeau du pouvoir, qu’il aime malgré les épines dont cette petite couronne est hérissée. Son retour a même été suivi d’un événement qui a fait grande sensation dans le monde politique moldo-valaque, l’acceptation du ministère de l’intérieur par M. Emmanuel Balliano, personnage considérable à plus d’un titre, qui, sous la douce administration du commissaire russe, M. de Budberg, avait été grand ban de Valachie, et qui ensuite n’en avait pas moins figure au premier rang du parti anglais dans l’opposition au prince Stirbey. C’est donc une espèce de conquête que celui-ci vient de faire, et qui met en désarroi les adversaires de son gouvernement, il serait à désirer que le consul-général d’Angleterre à Bucharest y vit pour lui-même une satisfaction et un moyen de rapprochement avec l’hospodar. La guerre entre ces deux puissances était très vive il y a quelque temps ; on n’était pas très scrupuleux sur les armes, et cet antagonisme aggravait les embarras de la situation.

Quelles que soient cependant les difficultés qui résultent dans les provinces danubiennes d’un régime transitoire et mal défini, l’état de la Grèce est bien plus inquiétant. Le cabinet qui a succédé au ministère Mavrocordato-Kalergi ne peut pas se compléter et inspire peu de confiance ; le gouvernement est sans force ; ses illusions tombent une à une, sans qu’il se persuade qu’il a fait fausse route, et le brigandage reparait dans le pays qui se sent abandonné. Faudrait-il donc renoncer à l’espoir de ramener ces cœurs aigris, et la nationalité hellénique se donnera-t-elle d’assez grands torts pour qu’on n’ose plus la défendre contre ses ennemis ? Nous serions les derniers à nous y résigner.

Si de l’Orient nous tournons nos regards vers l’Allemagne, nous y trouverons une agitation que les défauts de sa constitution politique rendent permanente, bien qu’elle change souvent de forme et d’objet. Depuis que la guerre a éclaté jusqu’à ces derniers temps, le mouvement des esprits, les intrigues des cabinets, la subtilité des hommes d’état se sont exercés sur le terrain diplomatique. Il s’agissait de savoir quel rôle jouerait, ou plutôt quelle attitude prendrait la confédération germanique, comme puissance européenne, dans la grande lutte de l’Occident contre la prépondérance ambitionnée par la Russie en Orient. La confédération germanique se renfermerait-elle dans une neutralité absolue ? serait-elle indifférente à la marche et aux résultats d’un pareil conflit ? — N’aurait-elle ni prévision, ni calculs, ni préférences ? ne préparerait-elle pas son action pour certaines éventualités, et dans quel sens ? — De quel côté enfin pencherait ce corps, plus considérable par sa masse que facile à mouvoir, et qui oscille sans cesse entre deux attractions rivales ? En un mot, serait-ce Vienne qui entraînerait Francfort vers les puissances occidentales, et qui puiserait dans l’adhésion de la diète une force de plus pour s’attacher à notre alliance, ou bien la diète obéirait-elle aux inspirations de Berlin, en prolongeant par là les illusions du cabinet de Saint-Pétersbourg et en ménageant son amour-propre ? Telle est la question qui s’est débattue pendant dix-huit mois dans toutes les cours allemandes du second et du troisième ordre, qui a épuisé la patience des observateurs sans fatiguer celle des chancelleries germaniques, et qui n’a reçu à chaque phase du débat que des solutions incomplètes par voie de transactions et d’atermoiements dont la faiblesse n’est que trop évidente. Maintenant on se repose de cette laborieuse logomachie ; mais à l’agitation diplomatique en a succédé une autre qui n’est cependant pas tout à fait étrangère à la première, et qui en est jusqu’à un certain point le contre-coup dans la politique intérieure de l’Allemagne.

Ce qui a surgi tout récemment de l’autre côté du Rhin, ce n’est rien moins que la pensée d’un remaniement de la constitution fédérale, une reprise timide des malheureux essais de 1848, une aspiration vague à relever une tribune allemande et à relier dans le cadre d’une organisation nouvelle des forces qui s’annulent par leur division. Ce mouvement se rattache à la question d’Orient, parce qu’un grand nombre d’esprits ardens et généreux ont souffert pour leur pays, pour l’honneur du nom allemand, de l’égoïste et impuissante neutralité qui a été le dernier mot du groupe d’états dont la diète de Francfort représente la vie extérieure et la politique collective. Ils croient que l’Allemagne ne devait pas abdiquer à ce point dans une affaire où il y va de l’équilibre général, de la sécurité de l’Europe, de l’affranchissement des bouches du Danube et de la liberté de la Mer-Noire. Ils s’indignent d’un pareil effacement, désavouent comme un outrage les sympathies qu’il laisse soupçonner, et cherchent un remède à cet abaissement dans l’introduction à la diète d’un élément national qui pourrait faire partager à cette assemblée de ministres liés par leurs instructions quelques-unes des émotions du patriotisme germanique. N’est-ce pas un rêve ? Peut-être. On rêve beaucoup à Munich, à Stuttgart, à Gotha ; on y caresse l’idéal trop souvent ; on y fait un monde, et surtout une Allemagne tout d’une pièce, au lieu de tirer le meilleur parti possible de celle qu’on a sous la main. Nous croyons donc que cette agitation, qui a cependant fait échanger quelques idées entre plusieurs cabinets, tombera d’elle-même, car elle à une origine parlementaire et une couleur libérale qui la rendra fort suspecte à Vienne ; d’un autre côté, quoique le cabinet de Berlin affecte toujours de ménager certaines tendances constitutionnelles dans les états allemands comme en Prusse, sa politique n’a plus un caractère assez aventureux pour favoriser un changement aussi sérieux dans l’organisation de la diète que celui auquel visent les chefs de l’opposition en Bavière et en Wurtemberg, surtout quand il se mêle à ces idées un mouvement vers l’alliance occidentale.

Au reste, l’assemblée fédérale, composée comme elle l’est, n’en a pas moins souvent à exercer en Allemagne une action modératrice, une espèce d’arbitrage élevé, qui témoignent de l’importance et de la vitalité de cette institution, tout imparfaite qu’elle soit. Les gouvernemens et les peuples des petits états se prêtent sans trop de répugnance à invoquer ou à reconnaître son intervention dans certaines difficultés qui surgissent entre le pouvoir et les sujets à propos de leurs droits ou de leurs prétentions respectives. Ainsi le collège du trésor de Hanovre vient de porter plainte à Francfort contre des dépenses ordonnées par le ministère qui a récemment modifié la constitution du pays, et sans la sanction des chambres et en dehors des prévisions du budget légalement voté. Ce sera une des affaires les plus importantes dont la diète aura à s’occuper lors de la reprise de ses travaux, et le cabinet hanovrien parait compter sur son approbation dans ce conflit, qui n’est qu’un des épisodes de la lutte où il s’est engagé contre le parti libéral, pour rétablir le régime de 1840 et satisfaire les prétentions de l’ordre équestre. Un autre incident de cette lutte a été un décret qui défend aux tribunaux de contester la validité des derniers changemens apportés à la constitution par la volonté du souverain, qui crée une haute cour de justice pour connaître des contraventions, et qui met par là en suspicion tout le corps judiciaire du royaume. Cependant ces actes d’autorité n’ont pas troublé jusqu’ici la tranquillité publique, et la soumission extérieure du pays est entière. Reste seulement à savoir quel résultat donneront les opérations électorales qui doivent prochainement renouveler la seconde chambre, et si la constitution pourra fonctionner sans trop de tiraillemens, mieux, par exemple qu’en Hesse-Cassel, où les chambres siégent en vertu d’une constitution qu’elles ne reconnaissent pas. Il y a en même temps à Cassel une crise ministérielle qui ne se rattache pas à l’affaire de la constitution, et qui à son origine dans l’éloignement de l’électeur pour la personne du docteur Vilmar, dont le cabinet voulait lui imposer la nomination à l’une des premières dignités ecclésiastiques du pays. C’est, il est vrai, une tempête dans un verre d’eau. Néanmoins la retraite d’hommes aussi compromis dans la réaction allemande que MM. de Hassenpflug et de Haynau n’est pas tout à fait sans importance, parce qu’il n’y a pas dans la Hesse électorale beaucoup de ministères de rechange, si l’on nous passe cette expression familière, et que les choix du prince seront renfermés dans un cercle très étroit, pour ne pas aller jusqu’aux nuances les plus affaiblies de l’opinion libérale. Aussi le ministère démissionnaire est-il représenté comme bien difficile à remplacer dans une brochure qu’il a au moins inspirée, pour ne rien dire de plus, où l’on rappelle avec emphase et avec un singulier mélange d’exaltation mystique les services qu’il croit avoir rendus, et où l’on met en quelque sorte l’électeur au défi de lui trouver des successeurs, M. de Hassenpflug et ses collègues y sont loués sans détour de leur opposition à la politique française et de leur attachement au système prussien ; le parti constitutionnel hessois est traité sans façon comme un troupeau de mais incapables et dupes de la démagogie ; en tout, ce petit écrit, d’une rédaction souvent obscure, représente assez bien les tendances du parti féodal, auquel les circonstances ont rendu, dans une grande partie de l’Allemagne, un ascendant dont il abuse.

Malgré toute la modération avec laquelle le gouvernement français a cherché à ramener la cour de Naples, on a pu se demander, presque jusqu’au moment où nous écrivons, si les griefs qu’a donnés le mauvais esprit de l’administration napolitaine recevraient à temps une satisfaction suffisante pour conjurer des mesures de rigueur que plusieurs indices semblaient présager ; mais une note du Moniteur annonce que le différend est terminé. Le gouvernement des Deux-Siciles, écoutant sans doute de sages conseils, n’a pas voulu pousser à bout notre patience, et a compris que l’alliance lointaine qu’il ménage avec tant de soin ne lui serait d’aucun secours, s’il continuait à braver deux puissances qui sont plus que jamais maîtresses de la Méditerranée. Il dépend maintenant de lui que cet incident n’ait pas d’autres suites. L’avenir nous dira si l’esprit qui l’animait s’est réellement modifié. Tout prouve que le maintien de la tranquillité de ses états est à ce prix, car la Sicile en particulier, souvent agitée par des causes diverses, lui donnera toujours de grands embarras quand on y verra les relations du cabinet avec la France et L’Angleterre incertaines et difficiles.

À L’autre extrémité de l’Italie, un gouvernement qui fait un heureux contraste avec celui de Naples n’a pu cependant éviter par la prudence et la correction de sa conduite une sorte de rupture diplomatique, qui d’ailleurs n’ira probablement pas plus loin, avec la cour de Florence. C’est un incident regrettable, moins en lui-même, il est vrai, qu’en ce qu’il montre le côté faible de la situation de la péninsule ; ni la marche du temps ni Les changemens qu’il amène n’effacent les souvenirs de 1848, et Le cabinet de Vienne continue à y faire sentir tout le poids de ses ressentimens ainsi que ses prétentions à une influence trop exclusive. En effet, si nous sommes bien informés, ce serait sur les conseils assez impérieux de l’Autriche que l’admission du jeune comte Casasi à Florence, en qualité d’attaché à la légation sarde, aurait été rétractée d’une manière insolite, alors que le cabinet de Turin ne prévoyait plus de difficulté à la cour grand-ducale, et quand il était disposé à prévenir bientôt tout embarras par une mesure vraiment conciliante qui n’aurait rien coûté à sa dignité. Il y a donc toujours là un point assez sombre que l’affermissement de notre alliance avec l’Autriche devrait éclaircir, en triomphant à Vienne de préventions trop opiniâtrement conservées.

La vie publique a de singuliers contrastes. À côté de la guerre, de ses péripéties et de ses succès, c’est ce triste et vulgaire complot qui vient de se dénouer devant la cour d’assises d’Angers. Là, l’entraînant héroïsme, la mâle abnégation d’une armée fière de combattre et de vaincre pour la France, ici une multitude ameutée qui tente de se jeter la nuit sur une ville paisible. Il y a dans une telle affaire toute une partie qui est naturellement du domaine de la justice ; il y en à une autre qui a un sens politique. Voici une affiliation qui étend son réseau sinistre sur une population tout entière, et qui parvient à discipliner toutes les passions, toutes les convoitises, tous les instincts de révolte. On lui donne le nom bizarre de la Marianne ; c’était le nom que les paysans de certaines contrées donnaient en 1848 à feu la république elle-même en signe de dérision. Qui tient les fils de l’association ? Là est le mystère. Toujours est-il que ces obscurs sectaires, liés par un serment, se séparent de leur foyer et de leur travail, c’est-à-dire de la vie réelle, de la vraie société, pour former une société à part et pour se tenir à la disposition du premier mot d’ordre parti on ne sait d’où. Le jour venu, le mot d’ordre donné, il faut qu’ils se trouvent prêts à répondre et qu’ils marchent. Beaucoup obéissent à la peur, d’autres cèdent à une sorte de funeste émulation, Que vont-ils faire cependant ? La plupart l’ignorent à coup sûr. Les habiles seuls le savent peut-être ; ce sont les personnages qui d’avance se distribuent les emplois et ont marqué leur place à la préfecture. Les natures perverses marchent à l’odeur du pillage, qui va devenir le droit commun. Le prétexte d’ailleurs ne saurait manquer : c’est la cherté des subsistances ou le taux des salaires, et la troupe, grossie de six ou sept cents hommes, se précipite vers Angers pour aller fonder le gouvernement de son choix, pour accomplir la grande révolution démocratique et sociale avec une bonne provision d’outils suspects. Puis au premier choc de quelques agens de police ou au simple aspect de quelques soldats tout s’ébranle, tout se disperse, et le drame va finir en cour d’assises. Ainsi se termine ce complot d’Angers, qui ressemble à une échauffourée de taverne encore plus qu’à une insurrection sérieuse.

Sans exagérer la portée de cette conspiration, ourdie par des mains vulgaires, il ne faut point méconnaître quelques indices révélateurs. L’existence des sociétés secrètes n’est point un fait nouveau sans doute. Jusqu’ici néanmoins cette lèpre s’était concentrée dans quelques foyers politiques, dans quelques villes d’industrie : elle n’avait point gagné les campagnes ; elle y arrive aujourd’hui. Et dans ces conciliabules secrets quels sont les instincts qui fermentent, quelles pensées sont entretenues ? Autrefois du moins on conspirait pour quelque idée ; dans l’égarement même des sectaires, il y avait parfois une certaine ardeur généreuse. Maintenant c’est pour les revendications les plus grossières que les affiliations s’organisent. On a pu voir la réponse qu’a obtenue le président des assises de Maine-et-Loire interrogeant l’une des fortes têtes parmi les insurgés de l’Anjou. « Nous sommes allés à Angers comme vous êtes allés à Sébastopol. » Voilà le dernier mot ! La citadelle ennemie pour ces obscurs fanatiques, c’est la société tout entière. Ils semblent ne plus vivre de la vie commune, ils abdiquent même le sentiment de la patrie, et feraient fléchir, s’ils le pouvaient, la main guerrière de la France. Or sait-on ce qui reste au bout de ces expéditions nocturnes ? Les pauvres dupes paient pour ceux qui les mènent. Toute une contrée est dans l’anxiété ; les familles perdent leurs chefs ou leurs enfans, sur qui vient peser l’expiation, et pour la société elle-même c’est une lumière de plus.

Pendant que ces déplorables complots se formaient loin de Paris, au sein d’une population dont les égaremens n’ont pas même l’excuse de la misère, le brillant foyer de la civilisation française recevait les illustres visiteurs qu’y ont appelés en quelques mois les combinaisons de la politique et l’attrait de l’exposition, qui touche à son terme. Aux souverains et aux princes ont succédé des hommes d’état qui, momentanément débarrassés du fardeau de leurs fonctions, n’ont cependant pas pu laisser à Francfort, à Munich et à Dresde les préoccupations habituelles de leur pensée, et dont le voyage à Paris est un événement en quelque sorte malgré eux : M. de Prokesch, par exemple, qui depuis a été nommé internonce d’Autriche à Constantinople ; M. de Beust, ministre des affaires étrangères du royaume de Saxe ; M. Von der Pfordten, chef du ministère bavarois. Ces deux derniers surtout, qui n’ont pas peu contribué à maintenir la confédération germanique dans une attitude insuffisante pour dissiper les illusions de la Russie, remporteront de ce qu’ils auront vu et entendu à Paris plus d’une impression salutaire. En même temps le général Canrobert se rend à Stockholm. Il y a dans cet ensemble de démarches significatives de quoi faire réfléchir le cabinet de Saint-Pétersbourg. C’est le vide qui s’opère de plus en plus en Europe autour de lui. Comprendra-t-il les conseils que lui donne son isolement ? L’hiver, qui va plus ou moins ralentir l’activité des opérations militaires, sera-t-il perdu pour un autre travail dont l’opinion publique interroge, avec une avide curiosité, quelques symptômes peut-être trompeurs ?

Ainsi les faits s’entremêlent, et notre temps marche, tantôt prodiguant sa force, tantôt laissant éclater ses faiblesses. Dans toutes les régions, dans toutes les sphères, il se poursuit un travail dont le dernier mot est un mystère. Chaque époque à son problème sans doute. Ce qui rend celui de notre siècle plus redoutable, c’est la dépression des sentimens, l’altération des idées, l’incohérence des esprits et des âmes. Aussi ceux-là seront les vrais penseurs, les guides salutaires et bien inspirés, qui contribueront à rétablir le bienfaisant empire des saines notions morales, du bon sens et même du goût, dont le dépérissement est un des signes des révolutions contemporaines. Si ces lois souveraines eussent régné au point d’être un frein suffisant, Mme Sand n’eût point écrit sans doute ce qu’elle a appelé l’Histoire de ma vie ; elle eût laissé dans une ombre discrète toutes ces confidences calculées et arrangées, qui ne sont ni de l’histoire, ni du roman, et qui restent une des plus tristes aberrations de notre littérature. Si le goût, un goût sévère et juste, parlait à son esprit, elle multiplierait moins ses œuvres dramatiques, et elle ne les commenterait pas surtout dans des préfaces où elle fait tout à la fois l’apothéose de l’auteur et du comédien qui personnifie ses inventions. Maître Favilla est le dernier venu des drames de Mme Sand, et il n’est point certes le plus heureux ; il a eu son jour au théâtre, c’est assez pour sa fortune. Ce maître Fa villa, que l’auteur a fait « simple et bon, » selon son propre langage, que le comédien a fait « grand et poétique, » et qui est comparé aux types saisis sans des plus belles légendes d’Hoffmann, — ce maître Favilla, disons-nous, est en réalité un pauvre musicien qui à la monomanie de se croire l’héritier d’un opulente succession et qui se réveille de sa folie au bon moment, lorsque la comédie est assez engagée pour que sa fille épouse le fils de l’héritier véritable. Ce n’est point, on le voit, la puissance des combinaisons qui fait L’intérêt du drame de Mme Sand ; ce n’est point non plus l’analyse intime et émouvante de quelque sentiment profond de l’âme humaine. Est-ce plutôt une étude de caractère ? Ici on aperçoit peut-être une idée que l’auteur a déjà semée dans bien des fictions romanesques:c’est la supériorité de l’artiste sur tous les autres hommes et l’excellence de l’artiste exécutant, du musicien, du chanteur, du comédien, parmi tous les autres artistes. Seulement les artistes, tels que les peint M me Sand, ressemblent un peu à ses paysans; ce sont des êtres de fantaisie, un composé étrange de simplicité affectée et de déclamation, un mélange d’idylle et de lyrisme prétentieux, et, s’il faut tout dire, c’est du Florian d’une nouvelle espèce. Mme Sand fait ses bergers dans le genre social et humanitaire, et à ses types de toutes les perfections elle oppose le bon sens sous la forme de quelque philistin honteux et conspué ; dans Favilla, c’est le bourgeois Keller.

Le drame de Mme Sand est moins curieux encore par lui-même peut-être que par sa préface. Il arrive fréquemment de nos jours que certains talens parviennent à combiner l’excès des prétentions et l’inanité des œuvres. 11 arrive souvent aussi que dans certains esprits il s’opère la plus étrange confusion de toutes les idées, de toutes les notions. Favilla et sa préface réalisent sous ce double rapport tout ce qu’on peut imaginer. Depuis qu’elle s’est posée en émule de Jean-Jacques en confessant les fautes des autres et en publiant ses vertus, Mme Sand croit être en butte à une véritable persécution. Oui sans doute, elle a entendu dire de tous côtés que les bonnes natures et les actions généreuses sont des fantaisies insupportables, qu’elle a créé dans sa vie d’artiste des personnages trop aimans, trop dévoués, trop vertueux, qu’elle est, en un mot, le don Quichotte de toutes ces grandes et douces choses de la vie, l’amitié, l’abnégation, le désintéressement. C’est là la persécution, et quoi qu’en dise le vulgaire, l’auteur de Lélia et de l’Histoire de ma vie continuera à s’enivrer des délices du bien, à se vouer au culte de l’idéal et à savourer les voluptés de la vertu. Pourquoi serait-il défendu à l’art de montrer le juste, qui est le seul être réel et vrai ? — Quel rapport peut-il y avoir exactement entre cette confession dithyrambique et Favilla ? C’est ce qu’il serait difficile de dire. Malheureusement Mme Sand s’est fait une habitude de ces grands mots qui représentent en effet les plus grandes choses de la vie humaine. C’est une sorte de rhétorique à l’aide de laquelle tout se transforme et se confond, et qui n’a pas même le mérite d’être inoffensive, car ce que l’auteur appelle l’idéal et la vertu n’est souvent que le culte de choses très réelles et l’émancipation de toute règle. Mme Sand a été assurément une imagination éloquente, un talent séduisant, même dans les peintures les plus périlleuses : on ne pouvait lui reprocher sans doute de créer des personnages trop vertueux ; mais elle avait la passion et cette puissance émouvante de la jeunesse dans ses inventions romanesques. Aujourd’hui elle fait des drames comme Favilla et des préfaces comme celle qu’elle vieut d’écrire. Il en est de ce talent comme de bien d’autres qui portent dans des conditions nouvelles des forces épuisées. L’inspiration d’autrefois est visiblement tarie ; elle a produit tout ce qu’elle pouvait produire, et elle est allée s’égarer dans tous les excès.

Il y a pour l’esprit une double école, celle des idées justes qui sont l’éternel patrimoine de la race humaine et celle des faits, des grands faits qui s’accomplissent incessamment dans le monde. La réalité corrige l’excès des illusions, tempère les entraîne mens chimériques, et offre le spectacle de tous les peuples se développant à la fois avec leurs conditions diverses, leurs tendances et leurs mœurs. Il y a une histoire permanente que les journaux écrivent chaque matin et qui se modifie sans cesse par sa nature : celle-ci est trop prompte et trop morcelée ; l’histoire qui attend que les événemens soient refroidis et qui vit du passé est lente à venir. Entre ces deux histoires n’en est-il point une autre qui marque des étapes pour ainsi dire, mesure périodiquement la carrière parcourue, résume les faits, les résultats accomplis, et crée comme un moyen de s’orienter dans le mouvement universel ? C’est à cela que tend un travail poursuivi avec persévérance, — l’Annuaire des Deux Mondes, qui paraît aujourd’hui pour la cinquième fois. Il n’a point cessé, ce nous semble, d’être fidèle à la pensée qui l’a fait naître. Politique générale, crises intérieures, relations internationales, finances, industrie, commerce, littérature, — l’Annuaire embrasse tous ces élémens de l’existence des nations contemporaines ; il les coordonne et montre ce qui s’est accompli dans cette année de 1854 à 1855, qui n’a point été certes la moins féconde parmi les années de notre siècle. Qu’un observe l’état du monde durant cette année : au premier rang, c’est la guerre qui se déroule avec ses péripéties militaires et diplomatiques. L’Angleterre et la France soutiennent la cause de la civilisation en Crimée et à Vienne. L’Autriche après avoir fait le grand pas du 2 décembre 1854, se réfugié dans ce système d’irrésolution ou de dextérité périlleuse qui la laissé jusqu’ici immobile, et pendant ce temps elle débrouille ses finances. L’Italie, toujours agitée, ressemble à une menace permanente. La Grèce est le jouet de ce triste rêve qui la jeta l’an dernier dans les insurrections de l’Épire contre le sultan. La Turquie, tenant l’épée d’une main, travaille péniblement de l’autre à réformer ses institutions intérieures. L’Espagne plie sous le poids d’une révolution impuissante à se régler et à se définir elle-même. Au-delà de l’Océan, ce sont d’autres événemens, les tentatives ambitieuses des États-Unis, les révolutions et les guerres civiles au sein desquelles se débattent les républiques sud-américaines. Partout c’est l’agitation et l’incertitude.

Un des pays les plus éprouvés dans cette période à peine achevée, c’est L’Espagne assurément, et ici l’histoire qui se clot n’est que Le commencement de l’histoire qui se continue. Il y a quelques mois, les cortès suspendaient leurs travaux à Madrid ; elles les ont repris il y a peu de temps. À quoi a servi cette interruption, qui pouvait exercer une influence favorable ? Kilo a une trêve, une halte. Aucune des difficultés de la situation de la Péninsule ne s’est trouvée résolue cependant, et il est venu s’y joindre un fléau terrible, le choléra, pour l’appeler par son nom, qui parait exercer son effet sur les législateurs comme sur le reste de la population à Madrid, car l’assemblée s’est réunie à peine depuis que la session s’est rouverte. Le gouvernement, de son côté, est peu pressé d’appeler les cortès sur le terrain des discussions politiques, par cette circonstance particulière que la plupart de ses partisans sont encore dans les provinces, tandis que ses adversaires sont à Madrid. L’opposition aujourd’hui parait se former du parti démocratique et de ce qu’on a nommé les progressistes purs. La tactique de cette opposition n’est point nouvelle ; c’est celle qui a été constamment employée depuis un an. On a voulu d’abord proposer un vote de défiance contre le ministère tout entier, puis on a essayé de détacher le duc de la Victoire de ses collègues en l’absolvant de toute censure. Le président du conseil semble avoir refusé d’accepter le bénéfice de cette amnistie. La force du gouvernement réside donc tout entière, comme par le passé, dans l’alliance des généraux Espartero et O’Donnell. Malheureusement, on le sait, cette alliance a pour ainsi dire un caractère négatif, en ce sens qu’elle protège le gouvernement contre toute crise, mais qu’elle ne lui donne pas l’autorité et l’union nécessaires pour agir, pour prendre vigoureusement en main les affaires du pays. Extérieurement, la grande question aujourd’hui est celle de l’accession éventuelle de l’Espagne à l’alliance occidentale. Cette question est peut-être résolue dans l’esprit du cabinet, ou du moins du général O’Donnell. On pourrait le présumer d’après les témoignages récemment donnés par le gouvernement de la reine aux généraux alliés, et encore plus d’après le projet présenté à l’assemblée sur le contingent de l’armée. Le général O’Donnell a laissé clairement entrevoir la possibilité de la coopération de FEspagne à la guerre ; mais il reste encore à transformer cette pensée en fait, à la soumettre aux cortès. Et ici quels adversaires rencontre l’alliance ? En Espagne comme partout, les premiers alliés de la Russie sont 1rs révolutionnaires. Déjà même l’un des chefs du parti démocratique a commencé le feu contre les puissances occidentales, tant ces fiers tribuns sont les jaloux défenseurs de la civilisation !

Rien n’est plus curieux du reste que d’observer le retentissement de cette grande crise dans les divers pays du monde, de voir quels auxiliaires ou quels amis inattendus trouve la Russie, quelles sympathies suivent les puissances de l’Occident. C’est là justement un des points mis en lumière dans l’Annuaire qui vient de paraître, c’est comme une pensée qui se développe dans l’œuvre tout entière. Ce sont surtout les partis violens et extrêmes, les absolutistes et les révolutionnaires de tous les pays qui viennent en aide à la Russie. Dans le Nouveau-Monde, par exemple, la cause de l’Occident rencontre des adversaires parfois assez étranges. Les premiers de ceux-ci certainement sont les Américains du Nord, soit prédilection pour la Russie, soit qu’ils se promettent de leur alliance avec elle des avantages, comme la cession de l’Amérique russe. Ce n’est pas tout : peu avant sa mort, au commencement de 1855, l’empereur Nicolas paraît avoir écrit une lettre au président Pierce pour proposer à l’Union américaine une alliance offensive et défensive, en insistant sur les dangers de l’alliance de la France et de l’Angleterre. Un grand conseil fut tenu à Washington, et les propositions du tsar trouvèrent des partisans. Un avis plus modéré prévalut cependant ; les dangers d’une telle lutte apparurent sans doute aux hommes d’état américains les plus prévoyans, et les États-Unis se sont réfugiés dans leur système de malveillance jalouse.

Est-ce donc dans la grande république seulement que la Russie compte des adhérens ? Elle a aussi ses amis et ses auxiliaires dans l’Amérique du Sud elle-même. Non pas que ce sentiment soit universel. Les partis éclairés et sagement libéraux, les gouvernemens intelligens et modérés suivent d’un regard sympathique les victoires de la cause occidentale. Il en est ainsi surtout au Chili, à Buenos-Ayres, dans un petit pays qui échappe à toutes les révolutions, Costa-Rica. Les amis de la Russie se composent de tous les dictateurs, de ce vieux parti absolutiste, qui n’est qu’un débris du régime colonial et des révolutionnaires. Quant aux Américains du Nord, s’ils ont tant de complaisance pour l’ambition de la Russie, c’est qu’ils ont à s’en faire pardonner une pareille. Voyez-les en effet ces Russes de l’Atlantique, s’avancer et serrer de toutes parts ce monde espagnol : chaque année atteste la marche de cette race audacieuse. Les États-Unis couvent du regard le Mexique, ils le démembrent lambeau par lambeau. À l’isthme de Panama, les Américains régnent, ils bâtissent des villes, ils possèdent le chemin de fer interocéanique, et il semble que la Nouvelle-Grenade prépare leur domination complète en faisant de Panama un état fédéral et séparé. Dans la Plata, un commodore américain parlait tout simplement, il y a quelques mois, de mettre la main sur l’îlot de Martin Garcia, qui commande la navigation du fleuve. Partout il en est ainsi. Que les États-Unis souhaitent le triomphe de la Russie, cela est assez simple peut-être ; ils y voient le triomphe de leur principe et la défaite de la seule force sérieuse qu’ils rencontrent partout dans leurs entreprises, — la force combinée ou séparée de la France et de l’Angleterre. C’est justement pour cela que la cause occidentale est la cause de l’Amérique du Sud elle-même menacée par l’ambition yankee. La guerre poursuivie en Orient et jusqu’ici victorieuse domine donc l’histoire contemporaine, exerce son influence sur toutes les politiques et touche à tous les intérêts. Ce n’est pas seulement une question européenne ; à la considérer dans son principe, dans son but, dans les conséquences qui s’y rattachent, c’est la question de la civilisation et de la sécurité du monde.

CH. DE MAZADE.

V. DE MARS.