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Chronique de la quinzaine - 31 octobre 1901

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Chronique n° 1669
31 octobre 1901


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 octobre.


La rentrée des Chambres, qui a eu lieu le 22 octobre, a été précédée et accompagnée de circonstances particulières, en partie nouvelles dans notre histoire politique. C’est une nouveauté, par exemple, de voir chez nous le budget en déficit. Nous ne voulons pas dire par là que l’équilibre en ait toujours été bien sincèrement établi ; mais enfin l’apparence était satisfaisante, et il y avait toujours, pour faire contrepoids à des augmentations de dépenses, peut-être inévitables, des augmentations de recettes correspondantes. Nous étions habitués à ce qu’on appelle, en langage technique, des plus-values sur les évaluations budgétaires. Mais ce sont là des souvenirs. Aujourd’hui, nous avons des moins-values. Les évaluations sont inexactes, comme autrefois, mais en sens inverse : au lieu d’être plus riches, nous sommes plus pauvres que nous ne l’avions cru. Cela étant, on comprend que l’œuvre de la commission du budget, du gouvernement et des Chambres soit plus difficile qu’à l’ordinaire : nous allons voir quels procédés ont été proposés pour y faire face. Mais, quelque grave que soit l’apparition du déficit dans le budget, notre horizon politique est obscurci par d’autres points noirs encore plus inquiétans. Un trouble profond règne dans le monde du travail. On a fait luire aux yeux fascinés des ouvriers des espérances très séduisantes, qui n’ont d’autre tort que d’être chimériques. Les ouvriers en attendent avec impatience, en demandent, en exigent la réalisation. Ils menacent de la grève générale, si la mauvaise volonté des pouvoirs publics s’oppose plus longtemps à l’ouverture de l’âge d’or qu’on leur a promis. L’exécution de cette menace a été ajournée déjà à plusieurs reprises, et elle vient de l’être une fois de plus ; mais le danger subsiste et va sans cesse en s’aggravant. Ainsi, embarras financiers, péril économique et social, tels sont les traits principaux de la situation présente : il faudrait un optimisme aveugle pour n’en être pas alarmé.

Le gouvernement dit et fait dire qu’en ce qui concerne le budget, le mal est superficiel. Nous sommes en déficit, soit ; mais ce déficit, qui dépassera cent millions à la fin de l’année, tient à des causes spéciales, d’une portée provisoire et restreinte, et non pas à des causes générales agissant d’une manière durable sur l’ensemble de nos finances. Il y a eu mécompte sur les boissons alcooliques, qui sont responsables de plus de la moitié du déficit, et sur les sucres, dont toute la législation a besoin d’être remaniée. Les moins-values sur les contributions directes sont beaucoup moins importantes, et on n’en parle guère que pour mémoire. Nous ne voulons pas entrer ici dans une discussion de détail ; elle n’y serait peut-être pas à sa place. Disons seulement que, si la loi sur les boissons est la grande coupable, elle est le fait du ministère actuel. Des voix nombreuses, pressantes, parfois éloquentes se sont élevées pour dire que la réforme était mal faite et qu’elle coûterait cher ; on ne les a pas écoutées. Le gouvernement se croyait sûr de ses calculs ; il en a répondu devant les Chambres, qui en ont répondu à leur tour devant le pays. L’expérience n’a pas tardé à montrer que cette confiance était trop optimiste. Il n’est d’ailleurs pas difficile d’indiquer la fissure par laquelle l’impôt fuit : c’est ce qu’on appelle le privilège des bouilleurs de cru. Il aurait fallu supprimer ce privilège, ou du moins le réduire à des limites très étroites : au lieu de cela, on l’a confirmé et développé. Les bouilleurs de cru sont légion aujourd’hui. La fabrication prétendue familiale de l’alcool donne lieu à des abus scandaleux. Tout le monde le sait, mais on y ferme obstinément les yeux dans les sphères ministérielles. On y présente même des chiffres d’où il semble résulter que les boissons dites hygiéniques ont pris presque partout la place des autres : la consommation de l’alcool aurait diminué dans une proportion considérable, grand bénéfice pour la santé publique. Si cela était vrai, on pourrait se consoler des moins-values budgétaires ; mais cela n’est pas vrai, et ceux qui sont au courant de ce qui se passe dans nos campagnes n’y ont pas constaté la moindre diminution dans la consommation de l’alcool. Seulement l’alcool se fabrique en fraude et il échappe à l’impôt. La santé publique n’y gagne rien, et le Trésor y perd beaucoup. On parle de remanier la législation sur les sucres, et on aura grandement raison de le faire, car une proportion toujours plus considérable de sucre raffiné est soustraite à l’impôt : pourquoi ne parle-t-on pas aussi de remanier la loi sur les boissons, qui aboutit exactement au même effet en ce qui concerne l’alcool ? Nous nous trompons, on en parle ; mais c’est toujours pour étendre le mal. On trouve mauvais que ceux-ci en profitent plus que ceux-là. On demande une sorte de péréquation, qui mettra l’abus à la portée de tous. Singulière façon de rétablir l’équilibre du budget ! Si nous avions à faire une étude complète de notre situation, il faudrait, après avoir indiqué les deux causes principales du déficit, remonter aux causes générales, lointaines, profondes, qui s’exercent sur nos finances à la fois pour augmenter les dépenses et pour diminuer les recettes. Ce serait alors toute notre politique qui serait en cause. Quoiqu’il soit devenu bien banal de citer le fameux mot du baron Louis : « Faites-moi de bonne politique et je vous ferai de bonnes finances, » le mot est si juste qu’il est sur toutes les lèvres. Nous faisons une politique de fantasmagorie à l’égard du suffrage universel, et encore plus à l’égard du monde particulier des travailleurs. On commence à voir ce que cela coûte. Ce début promet : hélas ! ce n’est qu’un début.

La commission du budget, qui s’est réunie quelques jours avant la Chambre, s’est trouvée en présence d’un déficit trop considérable pour qu’aucun artifice de comptabilité ait permis de le déguiser. Il a même fallu renoncer à répéter, comme on l’avait fait pendant les premiers mois de l’année, que la moins-value des boissons, tenant aux provisions faites pendant la discussion de la loi, irait en diminuant à mesure que ces provisions diminueraient elles-mêmes. L’argument paraissait admissible, mais il a été démenti par les faits : le déficit des boissons a augmenté et augmente encore de mois en mois. La commission a donc fait des économies. Rien de mieux, à la condition toutefois que ces économies ne soient pas seulement sur le papier, et c’est ce qu’on ne saura que par la suite. Mais les économies de la commission ne pouvaient s’élever qu’à quelques millions : elles restaient bien loin du déficit à combler. On a demandé au gouvernement ce qu’il comptait faire, et M. le ministre des Finances a exposé à la commission ses projets, qui consistent à s’adresser indirectement à l’emprunt, soit par la diminution de l’amortissement, soit par une émission de bons à court terme.

C’est alors que la commission a eu une idée de génie. Elle est composée, on le sait, d’une majorité de radicaux et de socialistes, qui se devait à elle-même de supprimer le budget des cultes, ou du moins d’en proposer la suppression ; elle l’a fait. Plus de budget des cultes : cela faisait d’un seul coup une économie d’une cinquantaine de millions. La commission, toutefois, ne pouvait avoir et n’avait effectivement aucun doute sur la manière dont la Chambre accueillerait cette nouvelle réforme ; elle savait bien que la Chambre la repousserait, et qu’elle ne faisait elle-même qu’une simple et vaine démonstration. Elle la faisait pour l’honneur des principes. Aussi, après avoir supprimé le crédit afférent au budget des cultes, elle en avait d’abord grossi le fonds d’amortissement, ce qui était une manière de le déposer dans une caisse réservée, où on le retrouverait intact au moment opportun. Cette conduite témoignait, de la part de la commission, de perspicacité et de loyauté. Donner une autre affectation au crédit du budget des cultes, alors qu’on était certain que la Chambre le rétablirait, aurait été présenter à celle-ci un budget virtuellement en déficit. C’est pourtant ce que la commission a finalement fait. Les journaux s’étaient, avouons-le, un peu moqués d’elle. Qu’est-ce que c’est, demandaient-ils, qu’une économie dont on ne fait pas emploi ? La commission, évidemment, ne prenait pas cette économie au sérieux. Les journaux conservateurs et modérés se sont amusés de ce scrupule ; les journaux radicaux et socialistes s’en sont indignés ; et la commission a fini par dire : « Eh bien ! nous allons supprimer, cette fois pour de bon, le budget des cultes. C’est fait : il n’y a plus de déficit. » On peut appeler cela sortir de la vérité et de la sincérité pour rentrer dans la logique : les étrangers prétendent, quand ils veulent nous être désagréables, que c’est un mal très français. Cette méchante comédie ne modifie en rien la situation. Le budget des cultes sera volé par la Chambre ; et, s’il ne l’était pas, le déficit ne serait pas supprimé pour cela ; il serait seulement diminué. Notre budget n’est pas plus en équilibre qu’auparavant.

Ce trompe-l’œil ne trompe pas le jugement. Mais la résolution prise par la commission du budget est un nouveau signe des temps qui, ajouté à quelques autres, montre où l’on veut nous conduire, et où peut-être on nous conduit en effet. Ce n’est pas la seule indication que la commission ait donnée à cet égard. Elle a voté encore une sorte d’invite adressée au gouvernement d’avoir à laïciser les écoles que nous subventionnons en Orient. Nous rougirions, en discutant ce vote, d’avoir l’air de le prendre au sérieux. Au surplus, c’est à peine si nous avons en ce moment trois ou quatre écoles laïques en Orient : on pourrait donc réduire le crédit à fort peu de chose, s’il devait leur être exclusivement attribué. En revanche, il faudrait, non pas le décupler, mais le centupler, pour entretenir, après les avoir laïcisées, non pas seulement la totalité, mais la moitié de nos écoles d’aujourd’hui. Il est vrai que, dans ce cas, le plus simple serait de les fermer, car elles seraient bientôt désertes. La commission du budget sait parfaitement à quoi s’en tenir sur la portée pratique et immédiate de ce second vote aussi bien que du premier. Une fois de plus, elle n’a voulu faire qu’une manifestation. Mais cette manifestation montre que, par préjugé sectaire, par haine de la religion et de tout ce qui s’y rattache, les radicaux et les socialistes, s’ils étaient un jour maîtres de la Chambre comme ils le sont de la commission du budget, ne respecteraient pas plus ce qui nous reste de la grandeur de la France au dehors que la tranquillité des esprits et la paix des consciences au dedans. Et, grâce au gouvernement actuel, le progrès des radicaux et des socialistes s’accentue de jour en jour.

Peut-être devrions-nous supprimer dès maintenant les radicaux dans la nomenclature des partis, comme ils se suppriment eux-mêmes au profit des socialistes. Il n’y aura bientôt plus de radicaux ; leur abdication est déjà presque complète. L’importance des questions purement politiques va sans cesse en diminuant. Si le monde continue d’évoluer dans le sens où il le fait depuis quelque temps, la situation future et prochaine sera des plus simples : il y aura d’un côté le parti socialiste qui s’intitule lui-même le parti de la Révolution, et de l’autre le parti de la conservation sociale, qui n’aurait pas trop de toutes ses forces pour résister à l’orage dont nous voyons les nuages s’amonceler sur nos têtes.

Pendant les jours qui ont précédé la rentrée des Chambres, ces nuages ont paru surchargés d’électricité. On ne parlait que de la grève générale, et dans un congrès récent tenu à Lyon les orateurs les plus compétens en pareille matière avaient pris soin de dire qu’à moins d’être une duperie pour les ouvriers, la grève générale devait être la Révolution. Ce qu’est la Révolution pour ces esprits violens, mais confus, il serait difficile de l’expliquer exactement ; mais on ne se tromperait pas de beaucoup en disant que c’est le recours à la force et au pillage. La mainmise des ouvriers sur tous les instrumens de travail ne peut évidemment pas s’accomplir par la seule persuasion, ni par la douceur : on ne recule pas devant d’autres moyens, on en proclame même la nécessité et l’urgence. Toutefois la grève générale devait, pour le moment, ne s’étendre qu’à l’industrie minière. Mais, une fois commencée, on se réservait, si l’occasion paraissait propice, de lui donner une plus grande extension, et même de la rendre complète et intégrale. Les projets des ouvriers, ou plutôt ceux qu’on forme pour eux et avec lesquels on exalte leur imagination, ont cela de particulièrement dangereux qu’on n’en aperçoit pas les limites. Les théoriciens du parti socialiste connaissent l’histoire : ils font volontiers remarquer que la Révolution a toujours commencé par un incident dont personne, pas même ceux qui l’avaient provoqué, n’avait prévu les conséquences. Le tout est de partir ; on aboutit ensuite où l’on peut. Le but immédiat que les meneurs assignaient à la grève générale de l’industrie minière était circonscrit à trois réformes qui, peu à peu, s’étaient fixées dans les esprits des ouvriers comme représentant le minimum de leurs revendications. Ces réformes avaient été élaborées dans plusieurs congrès : on les présentait en fin de compte comme un bloc irréductible. La Chambre devait les mettre à son ordre du jour et en faire des lois de l’État. Ces trois réformes sont les suivantes : minimum de salaires, réduction de la journée de travail à huit heures, retraite de 2 francs par jour pour tous les mineurs après vingt-cinq ans de travail, sans distinction de sexes ni de nationalités. Ce n’est pas la première fois qu’elles avaient été revendiquées par les ouvriers ; ce n’est pas la première fois non plus que ceux-ci menaçaient de se mettre en grève, si l’on ne les faisait pas tout de suite ; mais la situation n’en était ou n’en paraissait que plus grave. On se lasse en effet d’espérer et d’attendre : les ouvriers trouvaient qu’ils avaient assez attendu et espéré. Le jour des réalisations était venu pour eux : ce serait immuablement le 1er’novembre. Ils avaient rappelé cette date à diverses reprises, en prenant le ciel à témoin qu’ils ne consentiraient à aucun nouveau délai. La précision apparente qu’ils étaient parvenus à donner, soit à leurs revendications elles-mêmes, soit à la date où elles devaient être consenties, était pour eux une force, car tout ce qui réunit les esprits dans un même sens et les fait converger à un même point en est une. Mais les ouvriers avaient aussi leur faiblesse.

Elle venait des résultats toujours incomplets des consultations qu’ils s’étaient demandées à eux-mêmes, sur la question de savoir s’il faudrait faire la grève générale immédiate dans le cas où ils n’auraient pas obtenu satisfaction à la date fatidique. On a parlé quelquefois d’introduire le référendum dans nos mœurs politiques, et nous ne disconvenons pas de l’utilité qu’il pourrait présenter dans certains cas : mais l’expérience que les ouvriers viennent d’en faire n’est pas de nature à beaucoup encourager. On a eu beau leur poser la question, le plus grand nombre n’y a pas répondu. Sur 160 000 mineurs qu’il y a en France, près de 100 000 se sont abstenus : comment connaître dès lors l’opinion qui l’emporte parmi eux ? Le congrès de Lens a cru pouvoir résoudre la difficulté d’une manière prodigieusement simple : il a décidé que toutes les abstentions seraient portées au compte de la majorité et viendraient la grossir d’autant. Inutile de démontrer ce qu’il y a d’arbitraire dans cette manière de calculer. On fait des chiffres ce qu’on veut, mais non pas des hommes, et derrière les chiffres il y avait cette fois des hommes avec lesquels on n’était pas sûr de pouvoir jouer et jongler aussi aisément. Si encore le nombre des abstentionnistes avait été relativement faible, l’attraction d’une majorité considérable aurait pu les déterminer à s’y rallier. Mais c’est le contraire qui a eu lieu ; les votans ont été en minorité. Il était impossible de préjuger les dispositions de 100 000 abstentionnistes et de les enrôler sans leur consentement dans l’armée de la grève générale. On sentait bien, sans oser l’avouer, que tout ouvrier qui s’était abstenu n’était pas chaud pour la grève, et même qu’il y était discrètement opposé. S’il ne l’avait pas dit, c’était pour ne pas affaiblir l’action des camarades plus hardis et ne pas en diminuer l’efficacité. Le référendum tournait donc contre la grève, et cependant les meneurs, d’après les principes mêmes qu’ils avaient posés, étaient ou semblaient être obligés, de la proclamer. Grand embarras pour eux. Ils comprenaient fort bien que, s’ils proclamaient la grève au nom d’une majorité fictive et d’une minorité réelle, ils ne seraient pas suivis. Toute la région du Nord et du Pas-de-Calais était réfractaire, et ce n’était pas la seule. Au fond, l’idée de la grève immédiate n’était admise en toute sincérité qu’à Montceau-les-Mines, où les esprits sont encore très surexcités à la suite des épreuves cruelles et inutiles de l’hiver dernier. Et pourtant, même à Montceau, la grève générale aurait rencontré de sérieuses résistances ; l’opposition du syndicat jaune s’y serait exercée plus fortement qu’autrefois ; mais enfin, il aurait suffi d’un signal pour que la majorité des Montcelliens se jetât éperdument en pleine aventure. Partout ailleurs, on se serait abstenu. Les directeurs du mouvement le prévoyaient, et ils étaient fort perplexes. Les plus intelligens avaient encore une autre inquiétude. Ils n’ignoraient pas qu’en prévision d’une grève possible, toutes les industries qui se servent de charbon avaient pris leurs mesures pour y faire face, et qu’elles y feraient face en effet pendant longtemps, peut-être même indéfiniment, sans en éprouver une gêne bien sensible. Les ouvriers étrangers, belges et anglais, avaient refusé de se solidariser avec leurs camarades français ; et nous ne parlons pas des Américains. Rien n’était donc plus facile que de faire venir du charbon du dehors. Quant aux compagnies industrielles elles-mêmes, quelques-unes avaient des raisons de ne pas craindre la grève et se seraient vues condamnées sans beaucoup de regrets à une suspension de leurs travaux. Les meneurs du parti ouvrier, ou du moins, comme nous l’avons dit, les plus instruits et les plus intelligens savaient à quoi s’en tenir sur tous ces points. Aussi a-t-on pu surprendre chez eux un sentiment auquel on ne se serait pas attendu, à écouter seulement leur langage. Tout en menaçant le monde capitaliste de la grève générale comme de la foudre, ils étaient les premiers à en être effrayés. Ils ressemblaient un peu à ce nécromancien qui, après avoir évoqué un démon plein de maléfices, avait oublié la formule d’exorcisme et ne savait plus comment s’en débarrasser.

À ce point de vue, la situation était piquante ; mais, à tous les autres, elle restait inquiétante, et ce n’était pas sans anxiété qu’on en attendait le dénouement. Si la grève générale n’était, pour le moment du moins, qu’un vain épouvantail, des dangers plus pressans et plus réels étaient à redouter. A supposer qu’elle eût été proclamée, la grève générale ne se serait certainement pas faite ; mais des désordres partiels et locaux, surtout dans des milieux comme celui de Montceau-les-Mines, pouvaient toujours éclater, que la grève fût déclarée ou non. A défaut d’une grève véritable, on risquait d’avoir des émeutes, et cela était même d’autant plus à redouter que, par une négligence impardonnable, le gouvernement avait laissé tranquillement les mineurs se pourvoir d’armes et de munitions.

Lorsqu’on a appris par les journaux que les ouvriers disposaient d’un nombre considérable de fusils, l’émotion et aussi la surprise ont été très vives. D’où venaient ces fusils ? Les uns disaient de Saint-Étienne, les autres de Paris : au reste, la question de provenance importe peu. Mais de deux choses l’une : ou le gouvernement a longtemps ignoré les achats faits par les ouvriers, et alors on se demande comment il use des moyens d’information dont il dispose ; ou il les a connus, et alors on ne s’explique pas qu’il les ait tolérés. Les journaux qui ont l’habitude de chercher auprès de lui leurs inspirations ont dit d’abord qu’il était lui-même désarmé : la loi avait établi la liberté de fabrication, de vente et d’achat de toutes les armes qui n’étaient pas réglementaires, c’est-à-dire d’un modèle en usage dans l’armée ; or, les fusils dont il s’agissait étaient d’anciens fusils Gras transformés, et tombés par conséquent dans la circulation sans que personne pût y mettre obstacle. Le gouvernement le regrettait, mais il n’y pouvait rien. S’il a cru cela, on comprend la longue abstention du gouvernement ; mais cela n’était pas vrai, et il a découvert depuis, malheureusement un peu tard, un article de la loi de 1885 qui l’autorisait à prendre, par mesure de police, des précautions effectives contre l’accumulation d’armes quelconques sur un point donné. Il suffisait qu’il estimât lui-même le danger pressant et sérieux. Comment, puisque cet article de loi existait, le gouvernement avait-il pu se croire et se dire désarmé ? Au surplus, quand bien même l’article en question n’aurait pas existé, le gouvernement n’avait-il donc aucun moyen d’agir ? Non certes, il en avait ; seulement il ne voulait pas s’en servir. Pendant quelques jours, on a fait porter toute la discussion sur un seul point, à savoir si les armes accumulées à Montceau étaient ou n’étaient pas des armes réglementaires, et il semblait admis que, dans le second cas, on n’avait aucun droit de les saisir. Mais n’y a-t-il pas, dans le Code pénal, des articles contre le complot ? Ces articles, le gouvernement ne peut pas les ignorer, puisqu’il s’en est servi contre certains des accusés qu’il a traduits devant la Haute-Cour. La nature des armes, c’est-à-dire le modèle auquel elles appartiennent, n’a plus ici aucun intérêt : le débit ou le crime est dans l’intention de ceux qui le préparent, dans les dispositions qu’ils prennent pour le commettre, dans le but qu’ils poursuivent sans conteste. Notre ministère ne l’entend pas ainsi. Il fait des différences entre les actes, suivant les personnes qui les accomplissent. Si vous êtes un ennemi ou même un adversaire du gouvernement actuel, prenez garde ! Tout sera crime de votre part, et vous serez traduits devant la Haute-Cour, non seulement pour un attentat, mais pour un simple complot. En revanche, si vous êtes l’ami du gouvernement, ou si vous êtes protégé auprès de lui par des amis puissans, c’est-à-dire par des membres de sa majorité habituelle, radicaux ou socialistes, la question change de face, et ce qui est interdit aux autres vous est permis. Imagine-t-on un révisionniste à la façon de M. Guérin réunissant des armes et des munitions dans un nouveau Fort-Chabrol ? Le gouvernement s’inquiéterait fort peu de savoir si ces armes sont, ou non, des armes de guerre réglementaires. Une pareille distinction lui paraîtrait puérile, et il aurait mille fois raison de ne pas s’y arrêter. Il dénoncerait immédiatement un terrible complot contre la sûreté de l’État. Mais, si les mêmes actes sont accomplis par des collectivistes, c’est autre chose. Le gouvernement est assailli des scrupules les plus imprévus. De quel modèle sont les fusils en cause ? Ce problème l’embarrasse et le paralyse. Pendant ce temps, les armes arrivent de tous les côtés à Montceau-les-Mines, et on apprend un beau jour que tous les ouvriers qui ont voulu s’en procurer ont pu facilement le faire et l’ont fait. — Ce sont, disent-ils, des fusils de chasse : est-ce que nous n’avons pas le droit d’aller à la chasse comme les bourgeois, dans nos momens perdus ? — Par un phénomène bizarre, on ne chasse la caille et le lièvre à Montceau qu’avec des fusils à balle ; mais n’a-t-on pas le droit de chasser avec des fusils et des cartouches à balle ? Telles sont les questions qu’on a posées et agitées avec une merveilleuse subtilité. Lorsqu’un gouvernement en est là, autant dire qu’il n’y a pas de gouvernement du tout. Nous revenons à l’état de nature, à l’anarchie primitive, avec cette circonstance aggravante qu’à l’époque préhistorique, s’il n’y avait pas encore de gouvernement établi, il n’y avait pas non plus de fusils à la portée de tout le monde. Il y en a aujourd’hui : le gouvernement a su que les ouvriers s’en munissaient, et pendant longtemps il n’a rien fait pour les en empêcher. Si le danger n’était pas précisément dans la grève générale, il était certainement là, et l’exaltation des esprits le rendait très sérieux.

À la veille même de la réunion des Chambres, M. le président du Conseil a écrit à M. Cotte, secrétaire général de la Fédération nationale des mineurs de France, une lettre qui a été livrée aussitôt à la publicité et dans laquelle il lui faisait connaître son opinion sur le salaire minimum, la journée de huit heures et la retraite après vingt-cinq ans de travail. Quelques jours après, M. Basly reprenait les trois points devant la Chambre, et demandait à celle-ci de les discuter immédiatement. La grève générale était à la porte ; il n’y avait pas une minute à perdre. M. Waldeck-Rousseau a répété à M. Basly ce qu’il avait écrit à M. Cotte, et il a demandé à la Chambre de renvoyer la motion à la commission du travail, c’est-à-dire d’en écarter la discussion immédiate. Il affirmait d’ailleurs que personne n’était prêt pour cette discussion, ni le gouvernement, ni la commission, ni même M. Basly. Le gouvernement n’était pas prêt : de là sans doute ce qu’il y avait d’indécis et de flottant dans la réponse de M. Waldeck-Rousseau à MM. Cotte et Basly.

On a beaucoup répété que cette réponse était très précise, parce qu’elle était de forme un peu sèche et d’un ton assez raide. En réalité, M. le président du Conseil n’a repoussé que le premier point, à savoir la fixation d’un minimum de salaires. Encore n’a-t-il pas dit qu’il était impossible de fixer d’une manière absolue et ne varietur un minimum de ce genre ; il a seulement soutenu que c’était là l’œuvre des ouvriers eux-mêmes et des patrons. La loi de 1884 leur a donné la faculté d’avoir des syndicats, et ils en ont en effet ; qu’ils s’en servent. Les questions de salaires doivent être librement débattues et résolues par leur intermédiaire. Sur ce point, nous sommes tout à fait d’accord avec M. Waldeck-Rousseau, et, sans croire à la possibilité de fixer un minimum uniforme et immuable, nous sommes bien d’avis que le gouvernement et les Chambres n’ont ici rien à faire : ce n’est pas une loi qu’il faut, mais un contrat. Seulement, ce qui est vrai pour la fixation du salaire l’est aussi pour celle de la journée de travail, d’autant plus que, bien que les deux questions puissent à la rigueur être traitées indépendamment l’une de l’autre, elles ont beaucoup de points de contact et sont évidemment de même nature. Pourquoi mettre la première en dehors du domaine législatif, et y laisser la seconde ? Mystère et contradiction. Quoi qu’il en soit, M. le président du Conseil s’est réservé d’étudier la question de la journée de huit heures. Il a fait entendre que cette étude pourrait être longue, car la question était complexe et exigeait une enquête approfondie. Depuis, M. le ministre des Travaux publics, entendu par la commission compétente, a montré toutes les difficultés du problème, s’appliquant même plutôt à les mettre en relief qu’à les dissimuler. Il aurait fallu avoir le courage de dire que ces difficultés étaient actuellement insolubles. Le temps, les mœurs, la discussion entre les syndicats ouvriers et patronaux, la comparaison avec ce qui se passe à l’étranger, c’est-à-dire une connaissance sérieuse des conditions de la concurrence, peuvent amener la diminution graduelle de la journée de travail et ramèneront presque certainement. Mais une loi serait ici non moins déplacée que dans les questions de salaire. M. le président du Conseil ne l’a pas dit : il a mieux aimé laisser dans l’imagination des ouvriers une espérance chimérique et dangereuse avec laquelle nous aurons de nouveau à compter. Sur le troisième point, celui des retraites, le gouvernement s’est montré disposé à faire quelque chose : mais quoi ? on aurait voulu le savoir. Cette fois, nous ne disons pas que le législateur soit incompétent. Si l’on admet la participation de l’État à une caisse de retraites, ou même de secours, une loi est nécessaire pour fixer la proportion dans laquelle elle aura lieu. Mais nous venons précisément de voir combien cette loi est difficile à faire. Le gouvernement, en effet, à déjà déposé un projet sur les retraites ouvrières. Bien plus, la discussion en a été commencée avant les vacances parlementaires, et elle a déjà rempli plusieurs séances de la Chambre. A mesure qu’on avançait, on s’apercevait davantage que le projet ne tenait pas debout et qu’il avait besoin d’être remanié dans son ensemble. Le gouvernement annonce un nouveau projet : que sera-t-il ? Sera-t-il une réédition augmentée du premier ? En sera-t-il seulement un morceau détaché ? Cette dernière hypothèse est la plus vraisemblable. Autant que nous avons compris les communications assez sommaires et confuses que M. le ministre des Travaux publics a faites, soit aux journaux, soit à des délégations ouvrières venues pour l’interroger, il s’agirait beaucoup plus d’une caisse de secours que d’une caisse de retraites. Une caisse de secours a l’avantage de pouvoir fonctionner immédiatement ; seulement il faut la remplir, et, dans l’état actuel de nos finances, ce n’est pas aussi aisé que le gouvernement parait l’imaginer. Mais, sur ce point, il a pris un engagement ; nous n’avons plus qu’à en attendre l’exécution pour juger du mérite du projet.

On le voit, le gouvernement n’a pas dissipé les illusions qu’on a jusqu’ici fomentées dans l’esprit des ouvriers, ou du moins il ne l’a fait qu’en ce qui concerne le minimum de salaires. De même, il n’a pris une attitude un peu ferme qu’en ce qui concerne la discussion immédiate qu’il a repoussée. Il a eu la majorité ; mais cette majorité, plus faible qu’à l’ordinaire, a été due au centre de la Chambre. On a vu des hommes comme M. Méline, comme M. Ribot et tant d’autres, qui votent généralement contre le cabinet, voter cette fois dans le même sens que lui et remplacer dans sa majorité les radicaux et les socialistes dissidens. Cette conduite leur a même été très vivement reprochée, et on comprend qu’elle soit jugée de manières différentes suivant qu’on tient plus de compte des devoirs généraux d’une opposition, qui sont de voter contre le gouvernement, ou des circonstances spéciales qui ont amené le centre à s’en départir exceptionnellement. Nous avons dit que la situation était grave ; le péril semblait menaçant pour le lendemain même ; il pouvait se traduire par des échauffourées sanglantes. Céder aux injonctions impérieuses de M. Basly en votant la discussion immédiate pouvait paraître une faiblesse ; le gouvernement, en repoussant cette discussion, avait pris l’attitude qu’il devait prendre. Ces considérations ont agi sur le centre ; mais, soit qu’on l’approuve, soit qu’on le blâme, son vote avait besoin d’être expliqué. Pourquoi ne l’a-t-il pas été ? Quelques paroles énergiques et fermes qui auraient dégagé et fixé la responsabilité, la lourde responsabilité du gouvernement, en face d’un péril qu’il avait lui-même fait naître, étaient indispensables : elles n’ont pas été prononcées. On pouvait voter avec le ministère, mais il ne fallait pas que personne pût croire qu’on votait pour lui. Le vote silencieux du centre a fait naître une équivoque qui n’est certainement que dans les apparences, mais qu’il faut dissiper. Que n’a-t-on pas dit ! On a dit, par exemple, que le ministère actuel, un ministère dont fait partie M. Millerand, pourrait servir de point de ralliement à une nouvelle majorité de concentration républicaine à laquelle les collectivistes cesseraient d’appartenir. Que le ministère désire une concentration de ce genre, cela se comprend ; mais que le centre s’y prête, cela n’est pas admissible. Les auteurs de la politique qui sévit sur nous depuis deux ans ont perdu toute autorité, toute qualité pour se mettre à la tête des républicains libéraux, et ceux-ci ne pourraient se mettre à leur suite sans perdre eux-mêmes ce qu’après tant de fautes, ils conservent pourtant encore de la confiance du pays. Mais rien de pareil n’est à craindre, et nous espérons qu’on le reconnaîtra bientôt.

En attendant, le ministère Waldeck-Rousseau reste chargé de pourvoir à la situation dont nous venons de retracer les traits principaux : déficit dans le budget, danger de conflit dans la rue, anxiété dans tous les esprits en présence de l’avenir le plus incertain. Comme nous l’avions prévu, il n’y aura pas de grève générale : on y renonce partout, même à Montceau. Le comité fédéral, réuni à Saint-Étienne, a décidé qu’elle serait ajournée. C’est toujours par ajournement qu’on procède : la menace reste, et malheureusement aussi les espérances décevantes qu’on a mises dans l’esprit des ouvriers. Quant aux fusils, le gouvernement a décidé qu’ils devaient être déposés bénévolement par leurs détenteurs, faute de quoi ils seraient saisis à domicile. Cette seconde opération, qui sera certainement rendue nécessaire par l’insuffisance de la première, est plus facile à concevoir qu’à exécuter. On se contentera sans doute d’un simulacre de désarmement. On saisira quelques fusils, et on dira que l’opération est achevée : il serait téméraire de s’y fier ! Tout demeure donc en suspens, même le ministère. On dit qu’il fera les élections. S’il en est ainsi, la question sera clairement posée : le pays saura pour ou contre quelle politique il vote, et il prendra à son tour, s’il endosse la responsabilité d’un passé qu’il a eu le temps de juger, celle d’un avenir qui nous apparaît sous les plus sombres couleurs.


Francis Charmes.
Le Directeur-Gérant,
F. Brunetière.

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