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Chroniques (Buies)/Tome I/George-Étienne Cartier, l’homme de bronze

La bibliothèque libre.
Typographie C Darveau (1p. 214-228).

EN VILLE



MONTRÉAL, 6 SEPTEMBRE.


Enfin j’ai dû à mon tour quitter la campagne.

Ce n’est pas que j’eusse grande envie de revenir à Montréal où il n’y a aujourd’hui que des ingrats ; mais puisque tout le monde y revient, j’en fais autant. Un journaliste est toujours un peu singe ; à force de vouloir contenter toutes les gens, il finit par les imiter. À ce propos, j’élève une protestation, tardive, il est vrai, mais qui n’en est que plus motivée, contre cette théorie absurde, malsaine, inqualifiable, qui veut que l’homme soit un singe perfectionné.

L’homme est un singe non perfectionné.

Donc, en arrivant à Montréal, je suis devenu un ingrat, un vrai Athénien. Les Athéniens, rapporte l’histoire, à force d’entendre tous les jours, à tous les coins de rue, par tous les gamins venus, appeler Aristide le juste, Aristide par ici, Aristide par là, « As-tu vu Aristide ? As-tu vu le juste » ? en étaient devenus horriblement agacés.

De même, les Montréalais, à force d’entendre appeler Sir George Étienne l’homme de fer, l’homme de bronze, l’homme de castille, l’homme d’étain, l’homme de cuivre, l’homme d’antimoine, bardé, blindé, imperméable, water-proof, fire-proof, coffre-fort, en avaient déjà par-dessus les oreilles, même avant l’émission du writ électoral et le manifeste de Médéric Lanctot que je ne peux comparer qu’à une soupe au macaroni. Si le procédé Viger avait été connu plus tôt, on aurait coulé Sir George Étienne d’un seul jet. Il y a heureusement la mine de fer titanique de Saint-Urbain qui est inépuisable. La Minerve aussi est ingrate pour n’avoir pas ajouté à sa nomenclature de métaux : « Sir George, l’homme de fer titanique, ou l’homme titanique de fer, » peu importe ; pourvu que titanique y soit, c’est le principal.

Renverser un homme métallique, quelle épaisse ingratitude ! C’est là la grande noirceur, prédite par la Minerve. En effet, il faut avoir pour cela l’âme noire…, noire comme du vrai cirage. Si ce triste calembourg peut me valoir un sourire sur la lèvre impassible de l’élu de Jacques-Cartier, je demande qu’on m’élève une colonne d’argent massif. En fait de métaux, je ne suis pas difficile ; tous les hommes n’ont pas la chance de venir au monde en fer battu… ; et, puisque les colosses monopolisent le bronze, moi, petit, je me contente de l’argent.

Je m’explique enfin cette adhérence que rien ne pouvait entamer, cette cohésion, cette affinité de Sir George Étienne avec le Grand-Tronc : c’était un homme de fer ! S’il y a de l’ingratitude à trouver cette explication, je m’en décharge sur la Minerve qui me l’a inspirée ; mais cela n’empêche pas mes concitoyens d’être bien noirs pour avoir repoussé l’auteur du drill shed.[1]

Dans un article de la Minerve que j’ai lu et relu bien des fois depuis jeudi dernier, il est question de plusieurs grands hommes, victimes de l’ingratitude populaire, lesquels grands hommes, tels que Mirabeau, Wellington, etc,… ont toutes les ressemblances possibles avec Sir George Étienne. Après avoir fait ce rapprochement qui naît de lui-même sous la plume, la Minerve ajoutait avec un accent douloureux :

Sir George a été sifflé, hué à Montréal, alors qu’il se disposait à grossir encore la liste déjà considérable des bienfaits dont il a doté la ville.

Il a pu entendre, lui aussi, vociférer dans la rue : « la grande trahison de Cartier ! » On ne lui a épargné ni les injures, ni les violences, ni les menaces. Que cela ait chargé son cœur d’amertume, c’est dans l’ordre ; que cela l’ait étonné outre mesure, non, car tout homme public doit compter sur l’outrage de ceux qu’il a servis ; que cela l’ait dégoûté, découragé et éloigné à tout jamais de l’arène politique, non encore, car Sir George possède une âme de bronze, que l’ingratitude populaire ne fera pas dévier de sa route.

On ne manie pas le bronze comme on veut ; c’est un métal pesant ; on ne peut pas à discrétion le faire aller de droite ou de gauche. Il ne suffit pas d’être ingrat pour déplacer un baronet en métal ; il faut absolument qu’il y ait eu de plus des raisons d’une très-grande force et une impulsion formidable donnée à la répugnance publique.

On n’est pas ingrat pour le seul plaisir de l’être. S’il en était ainsi, il y a déjà longtemps que les Montréalais se seraient payé cette jouissance ; pour moi, voilà bien certainement douze ans que je suis ingrat envers Sir George, sans que cela m’ait donné toutes les joies de la terre. Malheureusement, nos concitoyens se sont prononcés sur le tard, et cela a donné le temps à Sir George de « grossir » la ville de ses bienfaits.

Je trouve, pour ma part, que d’avoir retardé pendant vingt ans l’explosion de son ingratitude, c’est encore montrer diablement de reconnaissance. Que Sir George, après cela, persiste encore à rester dans la vie publique, quand il en est si épouvantablement repoussé, et qu’il veuille encore nous « grossir » de ses bienfaits, lorsqu’évidemment la reconnaissance nous est à charge, qu’il ne soit pas encore éclairé par ce verdict foudroyant de toute notre grande ville, cela prouve qu’il a non seulement une âme de bronze, mais encore une tête de cyclope, et qu’il ne voit que d’un œil, de cet œil avec lequel il n’a fait que se contempler lui-même toute sa vie durant.

Maintenant, Sir George est prévenu ; nous sommes ingrats. S’il veut encore, malgré cet avertissement, se faire élire quand même, c’est donc qu’il y trouve son compte et qu’il a bien plus en vue sa propre personne que celle des Canadiens qui n’en veulent plus. Je crois, du reste, que c’est là tout le secret de la vie publique de Sir George et de ces énormes bienfaits dont il nous a surchargés.

Voyons un peu, faisons du raisonnement. Ne semblet-il pas, en somme, que le métier d’un homme public est de faire des actes publics et de travailler pour le comté ou la ville qui l’élit ? On ne l’envoie pas en chambre uniquement pour chanter « Vive Ottawa, la capitale des Canadas. » Dès lors que je vous élis et que vous me servez bien, nous sommes quittes. Mais que dire d’un homme qu’on élit malgré tout pendant vingt ans, qui vous sert très-mal, et qu’on ne renvoie qu’à la fin de sa carrière, lorsqu’il n’est plus capable de rien ? Il me semble que si quelqu’un doit avoir de la reconnaissance, c’est bien Sir George, et que si quelqu’un a montré une profonde ingratitude, c’est bien lui pour ses électeurs. Leur avoir donné un Drill-Shed et fait à peu près deux mille discours horribles, incompréhensibles, intraduisibles, irrépétables, et cela pour les remercier de l’avoir élu pendant un quart de siècle, c’est non-seulement la plus noire des ingratitudes, mais encore le plus odieux des forfaits !  !  !

Maintenant, qu’il soit pénible, douloureux même, de renvoyer de la scène politique, à la fin de sa carrière, le baronet malade, après trente ans de services publics et surtout privés, et surtout grand-tronqués,[2] je ne dis pas ; mais à qui la faute ? Pourquoi a-t-il persisté à être ingrat envers nous ? Après tout, que diable ! nous ne sommes pas pour nous sacrifier indéfiniment.

Le Parlement n’est ni un hôpital, ni un asile, et s’il fallait y envoyer tous les infirmes, tous les ramollis, sous prétexte qu’ils ont soixante ans et qu’il est difficile, à leur âge, de rompre avec de vieilles habitudes, nous en verrions de belles ! Ce ne serait pas une Législature que nous aurions, mais un musée de fossiles, une collection antédiluvienne, une exhibition vivante de toutes les infirmités humaines. Ce n’est pas avec cela qu’on fait des lois ni qu’on établit ses droits à l’admiration.

Je compatis de toutes mes forces à la douleur de Sir George, mais je ne puis oublier pour cela les vingt années de souffrances qu’il nous a imposées ; et ce n’est pas une raison, parce que nous avons trouvé aujourd’hui le remède, de faire comme si de rien n’était et de recommencer pour vingt années de plus, en supposant même que l’hydropisie[3] soit un « bienfait public. »

Le Courrier de Saint-Hyacinthe, organe des électeurs en fil de laiton, s’inspirant des articles métalliques de la Minerve, a publié ces jours derniers un écrit prodigieux, unique, labradorien, tout ce qu’il y a de plus boréal ; les mots me manquent, il faudrait en chercher dans la lune.

Ainsi débute l’écrit en question du Courrier de Saint-Hyacinthe :

AVEUGLEMENT ET INGRATITUDE

L’histoire rapporte qu’un jour, lorsque tous les Grecs s’étaient réunis pour proposer la peine de l’ostracisme ou du bannissement contre un de leurs plus célèbres compatriotes, Aristide, dont ils étaient jaloux de la gloire.……

Dont ils étaient jaloux de la gloire ! À cette phrase, l’ingratitude me prend ; je continue, parce que je serais capable de méconnaître toutes les jouissances dont j’ai été grossi par le Courrier en le lisant.

« Le lecteur voit sans doute où je veux en venir, » ajoute le Courrier (c’est bien clair). « L’antique terre des Hellènes n’a pas gardé le monopole de la jalousie »… « C’est cela ! » s’est dit le Courrier, dans un moment d’inspiration, « si j’introduis le monopole de la jalousie dans mon article, d’abord c’est très saisissant comme expression, et ensuite, au point de vue des manufactures canadiennes, ça me ménage une transition habile pour arriver à la protection et ensuite à Sir George. » En effet, le Courrier, ayant trouvé le joint, s’écrie : « Cette misérable passion est venue s’implanter sur le sol canadien… » La jalousie qui s’implante sur le sol ! hein ! Voyez-vous comme ça vient bien et comme chaque chose est à sa place ?

En signalant à mes concitoyens des articles de ce goût et de cette langue, je crois faire assez pour mon pays et mériter d’être élu jusqu’à la fin des siècles.

Quand je vous dirai maintenant que la lecture des journaux conservateurs est, depuis une quinzaine de jours surtout, la source des plus ineffables jouissances en même temps qu’une expérience à bon marché des profondeurs que peut atteindre la bêtise humaine, je ne pense pas m’avancer trop et je reste convaincu que l’ingratitude est, à côté de cela, encore une noble passion, qu’elle s’implante ou non sur le sol.

De tous les grands bienfaits dont Sir George nous a grossis, le plus important, à mon sens, est celui de nous avoir ramenés à l’âge de fer, qu’il ne faut pas confondre avec l’âge d’innocence, celui du Courrier de Saint-Hyacinthe. Tous les métaux ne se ressemblent pas, quoique Sir George les ait réunis tous dans sa seule personne, comme dans un immortel laboratoire pour l’instruction des chimistes reconnaissants. Si nous avons pu méconnaître un pareil homme, c’est que notre éducation a toujours été mal faite ; on n’enseigne pas la métallurgie dans les collèges et les écoles du Bas-Canada, ou du moins, on n’en enseigne pas assez pour rendre les élèves capables de mesurer tout ce qu’il peut y avoir de bronze dans une âme humaine ou d’aluminium dans les bienfaits dont on grossit une population.

Tout est à refaire en ce sens ; et tant que nous ne serons pas plus forts sur les métaux que nous le sommes, nous serons éternellement des ingrats.


16 Septembre.

Tantôt à Kamouraska, tantôt à la Malbaie, tantôt aux Éboulements, tantôt à Rimouski, puis à Montréal, aujourd’hui à Québec, j’ai rasé de mon aile toutes les plages, et maintenant, las, tirant la patte, avec des cors aux pieds, avec des mains et un visage brûlés par les vents et le soleil, je suis venu m’abattre de nouveau sur le glorieux rocher d’où Frontenac envoya ses boulets rouges à l’amiral Phipps, et d’où reste encore à « être tiré par une main canadienne le dernier coup de canon pour la domination anglaise en Amérique. »[4]

Mais partout, en quelque endroit que se portent mes pas, partout me poursuit le fantôme de l’homme de bronze ; il se dresse devant moi avec des yeux flamboyants comme des creusets et une haleine brûlante comme le souffle des forges. Dieu ! quel éternel cauchemar se sont préparé les électeurs de Montréal ! Ils ne savaient pas que chacun de leurs votes allait retentir dans les siècles comme le cri du remords et comme le glas funèbre de notre nationalité. Oui, sans Sir George, tout est fini, tout a sombré, peuple, institutions, histoire, avenir, dans le naufrage où il s’est englouti. Il n’y avait qu’un homme, un seul qui pût porter le poids un peu lourd des destinées de toute une race, et cet homme est tombé comme une grosse cloche sur la tête d’un bedeau.

« Chose étrange ! (dit l’Écho de Lévis) ce coup qui devait, dans le calcul (quel français) de ses ennemis, frapper Cartier à mort et lui enlever du coup son prestige et sa force, a créé en sa faveur un élan spontané d’irrésistibles sympathies et l’a consacré, pour le reste de ses jours, l’idole du peuple. Ils (Qui, ils ?) ont voulu l’humilier, et, pour le venger, on (Ils… on !… c’est à n’y rien comprendre) l’appelle et on l’appellera avec orgueil : « Le vaincu du 28 août. »

Oui, en effet, ce sera là une grande, superbe et terrible vengeance que de se faire appeler le « vaincu du 28 août. » Quand ce vaincu aura, quel que soit le métal qui le compose, payé, comme tous les hommes, son tribut à l’implacable nature, quand on aura mis l’idole du peuple dans un cercueil de bronze, il en frémira d’aise au fond de sa tombe ; ses os tressailleront d’une joie inconnue ; et lorsque, parfois, son spectre, agité d’un souvenir horrible, se dressera pâle, effaré, grelottant dans son suaire, appelant ses voteurs, et qu’il cherchera ses fidèles disparus, une voix, partant des rives de Lévis, lui criera pour le venger : « Sois tranquille, George Étienne, tu es le « vaincu du 28 août ! » ”

Il n’y a pas de mânes qui résistent à un nom pareil, et si, vraiment, la vengeance est le plaisir des dieux, il y a là de quoi rendre tout le monde fou de joie dans l’Olympe.

Mais si c’est un plaisir ineffable pour Sir George d’être appelé le vaincu du 28 août, qu’est-ce que cela doit donc être pour M. Jetté qui est le vainqueur de la même date ? Il faut reculer ici les bornes de la jouissance humaine et imaginer des raffinements qui ne peuvent se traduire dans aucune langue. Etre vaincu le 28 août, c’est tout ce qu’un homme peut désirer ; mais être vainqueur ce même jour-là, c’est se lancer à pieds joints dans le troisième ciel et s’ébaudir avec les Séraphins.

Malgré tout ce qu’il peut y avoir pour Sir George de délectable à se faire appeler le vaincu du 28 août, moi qui me contente de jouissances purement humaines, je trouve qu’il n’y a rien de comparable à celles que donne en ce moment la lecture des journaux conservateurs. Écoutons encore l’Écho de Lévis qui me fera mourir d’allégresse :

« Sans la défaite qu’il vient de subir à Montréal, Sir George É. Cartier n’eut peut-être jamais deviné la nature et la force du sentiment public à son égard. L’injustice de ses ennemis, l’ingratitude d’une portion trop considérable de ceux qui auraient dù mieux reconnaître ses services, hâteront le jugement de l’histoire sur le compte de cet homme, dont la renommée jettera dans l’ombre tous les noms les plus marquants de notre histoire. Sa grande figure apparaîtra maintenant à cette nouvelle auréole

Et Jacques Cartier, et Champlain, et d’Iberville, et Frontenac, et Montcalm, et Papineau, tout cela, c’est de la pâtée, des objets confus, jetés dans l’ombre Pardieu ! mes amis conservateurs, si vous nous trouvez ingrats pour méconnaître Sir George tout seul, qu’êtes-vous donc, vous autres, pour dédaigner de si grands noms ? À l’ingratitude ne joignez-vous pas quelque peu de bêtise, tout ce qu’il vous en reste encore, après en avoir tant consommé ? Mais, continuons à savourer l’Écho :

« Sir George, dit-il, malgré cet échec, malgré les brutalités dont on l’a assailli, alors qu’il ne pouvait lui-même descendre dans l’arène, malgré la trahison d’un certain nombre que le dépit poussa à faire cause commune avec ses ennemis, malgré les calomnies, les fausses représentations, est resté le grand homme d’état, le grand patriote, l’intrépide défenseur de nos droits religieux et politiques, l’homme enfin qui, depuis vingt ans, personnifie la véritable politique nationale, celle qui consiste à réunir en un faisceau les intérêts bas-canadiens pour résister à l’oppression étrangère. »

Je ne sais pas quels peuples étrangers peuvent vouloir nous opprimer à ce point, et j’ai beau chercher dans l’histoire, je ne vois que l’Angleterre, cette Angleterre dont sir George s’est fait le plus opiniâtre adorateur, l’Angleterre qui l’a siré,[5] compagnonné, baigné, que sais-je encore ? Ah ! une idée me vient. C’est de l’oppression haut-canadienne qu’il s’agit peut-être. Mais on nous avait tant assuré que la confédération avait surtout pour objet de détruire à tout jamais la prépondérance de la province-sœur, d’enlever à l’Ontario son droit à la représentation basée sur la population, que je ne vois pas qu’on puisse se plaindre d’être opprimé, quand sir George a vaincu toutes les oppressions ! Sans doute, c’est une belle profession que celle de défendre les opprimés, mais lorsqu’il n’y a pas d’oppresseurs, c’est exposer en pure perte sa grande figure apparaissant à une nouvelle auréole.

Le Constitutionnel de qui l’on pouvait attendre mieux, tourne la manivelle à son tour et se fait l’écho de l’Écho :

« Aux yeux des hommes, dit-il, qui veulent juger les choses sans passion, sans parti pris, la carrière politique de sir George est une des plus belles que l’on puisse rencontrer. L’histoire impartiale, ce juge froid et tardif, lui rendra justice un jour. L’histoire dira que cet homme d’une activité extraordinaire n’eut qu’une passion dans sa vie : servir son pays avec honneur. L’histoire dira surtout qu’il a passé quinze ans de sa vie à côté de la caisse gouvernementale et que jamais on n’a pu l’accuser de faire usage de sa position politique pour favoriser ses intérêts pécuniaires. »

Rencontrer une carrière n’est pas absolument de la plus pure linguistique. — Une carrière ne se rencontre pas sur le chemin comme un électeur décidé à faire acte d’ingratitude. Je voudrais, pour ma part, que les seuls hommes au monde qui aient du sentiment et de la reconnaissance sachent au moins l’exprimer, que ceux qui ont fait de sir George le pilier de la nationalité canadienne, ne le démolissent pas par leur style ; mais on ne peut pas tout avoir. La gratitude, paraît-il, est un sentiment exclusif, et, lorsqu’on est reconnaissant, on oublie la syntaxe.

Mais voyez où l’on en est réduit pour prôner l’homme de bronze ; on l’adule parce qu’il a passé quinze ans de sa vie à côté de la caisse gouvernementale sans qu’il ait profité de sa position pour favoriser ses intérêts pécuniaires. Cette louange ne laisse pas d’alternative. Ou l’on est un croquant, un fripon, ou l’on a tout simplement fait son devoir en ne prenant pas pour soi l’argent du public. Cette vertu me paraît facile, d’autant plus qu’elle est contrôlée.

Ce que j’admire, ce qui me gonfle d’étonnement, c’est qu’un homme qui a eu, pendant de si longues années, la direction d’un pays, ne soit entouré que de braillards et n’ait pas prévu qu’il était mortel. Est-il rien de plus humiliant que de se voir réduit à n’être plus rien parce qu’un homme disparaît de la scène politique ? Est-il une condamnation plus honteuse de la carrière d’un chef de parti et comment veut-on maintenant que nous ne soyons pas écrapoutis par le premier oppresseur venu, puisque vingt années de pouvoir n’ont produit que des impuissants et des pleurnicheurs ? Quoi, pas un homme, pas un seul pour remplacer le dieu d’argile qui, en un jour, a vu ses autels déserts et son temple écroulé sous un souffle ! Deux générations passives, obéissantes, avaient été formées dans l’adoration muette et dans un fétichisme aveugle qui ne laissait plus de ressource à l’intelligence ni d’espoir à la pensée. Tout s’était effacé, courbé, pour ne laisser debout qu’un fantôme revêtu de toutes les apparences de la force.

Autour de lui il avait fait le vide, repoussé toutes les capacités, découragé tous les talents, sans songer qu’il faut avoir à soi le lendemain et commander le temps, qui n’obéit à personne, pour se décréter immuable. Aussi, lorsque le glas funèbre a sonné, sir George s’est-il trouvé seul en présence de l’Écho de Lévis qui le venge en l’appelant vaincu, du Constitutionnel qui le loue de n’avoir rien volé, et de la Minerve qui le livre aux expériences des métallurgistes. Dressez des autels maintenant, élevez des colonnes à ces hommes-là, et asseyez-vous dessus.

Dès que sir George aura disparu entièrement, le silence, un silence de plomb se fera sur lui, et, pour ma part, je souscrirai volontiers pour qu’on lui élève un monument, n’importe où, n’importe de quoi. Mais tant qu’il restera sur la scène politique, je le poursuivrai sans relâche du souvenir du véritable grand homme d’état canadien dont il n’a pas craint de souiller le noble repos, qu’il a outragé et vilipendé sur tous les tons, de M. Papineau dont la gloire majestueuse et calme, bien différente du fracas du petit sir, ne faisait qu’irriter son envie et gonfler son venin.

C’est pour avoir jeté l’outrage à la plus pure, à la plus élevée de nos illustrations nationales, qu’il tombe aujourd’hui dans la boue si longtemps pétrie de ses propres mains, qu’il tombe honni, conspué, repoussé par ses propres compatriotes qu’il avait voulu, avant tout, faire anglais comme il l’était lui-même, et qu’il n’a jamais servis qu’au point de vue de la politique impériale.

On dit que sir George veut se chercher des électeurs dans le Manitoba ; c’est la dernière ressource d’une fortune politique à tout jamais détruite. Les Manitobains en seront probablement peu flattés et trouveront de mauvais goût qu’on leur fasse jouer le rôle de bouche-trous dans la Confédération, de cheville dans la charpente du puissant édifice.

Il y a dans le Manitoba quatre comtés dont l’un compte 21 voix. Concevez-vous l’ébahissement des braves gens de ce pays en voyant le grand chef, à qui ils croient le Canada appartenir tout entier, le grand, le vaste, l’incommensurable vaincu du 28 août, leur demander un asile dans leurs chétives retraites !

Et maintenant apprenez, sirs, métis, Montréalais et autres.

Nunc erudimini.


  1. Édifice ridicule qu’on avait construit à Montréal pour les exercices des volontaires.
  2. Allusion à la dépendance complète dans laquelle se trouvait Sir George vis-à-vis la compagnie du chemin de fer « Grand Tronc. »
  3. Sir George souffrait alors de l’hydropisie.
  4. Sir Étienne Pascal Taché avait déclaré en plein Conseil Législatif que « le dernier coup de canon tiré du haut de la citadelle de Québec le serait par un Canadien-Français pour le maintien de la domination anglaise en Canada. »
  5. Sir George avait été fait compagnon du « Bain, » une espèce d’ordre anglais.